J'ai raconté dans un texte paru dans Le Monde Libertaire et repris ici comment la prison de Guantánamo est logée sur une base militaire navale américaine située sur l’île de Cuba, où elle se trouve de manière aussi illégitime que les actions qui s’y déroulent sont illégales.
On apprend ce matin que Fidel Castro veut «récupérer Guantánamo».
Important et à suivre.
vendredi, janvier 30, 2009
jeudi, janvier 29, 2009
BERTRAND RUSSELL : LE SCEPTIQUE PASSIONNÉ 4/4
RUSSELL EN DIX TITRES
Autobiographie
The Autobiography of Bertrand Russell, 3 volumes, Allen & Unwin, London, 1967. Traduction française sous le titre : Autobiographie, Éditions Stock, Paris, 1970.
Logique et mathématiques
Introduction to Mathematical Philosophy, George Allen & Unwin London, 1919. Traduction française : Introduction à la philosophie mathématique, Bibliothèque philosophique, Paris, 1991.
Philosophie
The Problems of Philosophy, Williams and Norgate London, 1912. Traduction française : Problèmes de philosophie, Bibliothèque philosophique, Paris, 2005.
History of Western Philosophy, an its Connection with Political and Social Circumstances from the Earliest Times to the Present Day, Allen & Unwin, London, 1946. Traduction française : Histoire de la philosophie occidentale, en relation avec les événements politiques et sociaux de l’Antiquité jusqu’à nos jours, Éditions Gallimard, Paris, 1968.
Questions sociales et politiques
Principles of Social Reconstruction, Allen & Unwin, London,, 1916. Traduction française de E. de Clermont-Tonnerre (1924) revue et corrigée par Normand Baillargeon; introduction et notes de Normand Baillargeon, : Principes de reconstruction sociale, PUL, Québec, 2007.
Authority and the Individual, Allen & Unwin, London, 1949. Traduction française par Michel Parmentier: L’autorité et l’individu, Traduit de l’anglais par Michel Parmentier, collection Zêtêsis, Presses de l’Université Laval, Québec, 2005.
Scepticisme, éducation et libre-pensée
Sceptical Essays, New York, Norton, 1928. Traduction française par André Bernard : Essais sceptiques, Éditions Rieder, Paris, 1933 et Éditions Rombaldi, Guilde des Bibliophiles, s.d.
Education and the Social Order, Allen & Unwin, London, 1931.
Why I Am Not A Christian, Allen & Unwin, London, 1957. Traduction française : Pourquoi je ne suis pas chrétien. Et autres textes, Éd. Jean-Jacques Pauvert, Collection Libertés, Paris, 1968.
Anthologie
The Basic Writings of Bertrand Russell, 1903-1959, Allen and Unwin, London, 1961.
Autobiographie
The Autobiography of Bertrand Russell, 3 volumes, Allen & Unwin, London, 1967. Traduction française sous le titre : Autobiographie, Éditions Stock, Paris, 1970.
Logique et mathématiques
Introduction to Mathematical Philosophy, George Allen & Unwin London, 1919. Traduction française : Introduction à la philosophie mathématique, Bibliothèque philosophique, Paris, 1991.
Philosophie
The Problems of Philosophy, Williams and Norgate London, 1912. Traduction française : Problèmes de philosophie, Bibliothèque philosophique, Paris, 2005.
History of Western Philosophy, an its Connection with Political and Social Circumstances from the Earliest Times to the Present Day, Allen & Unwin, London, 1946. Traduction française : Histoire de la philosophie occidentale, en relation avec les événements politiques et sociaux de l’Antiquité jusqu’à nos jours, Éditions Gallimard, Paris, 1968.
Questions sociales et politiques
Principles of Social Reconstruction, Allen & Unwin, London,, 1916. Traduction française de E. de Clermont-Tonnerre (1924) revue et corrigée par Normand Baillargeon; introduction et notes de Normand Baillargeon, : Principes de reconstruction sociale, PUL, Québec, 2007.
Authority and the Individual, Allen & Unwin, London, 1949. Traduction française par Michel Parmentier: L’autorité et l’individu, Traduit de l’anglais par Michel Parmentier, collection Zêtêsis, Presses de l’Université Laval, Québec, 2005.
Scepticisme, éducation et libre-pensée
Sceptical Essays, New York, Norton, 1928. Traduction française par André Bernard : Essais sceptiques, Éditions Rieder, Paris, 1933 et Éditions Rombaldi, Guilde des Bibliophiles, s.d.
Education and the Social Order, Allen & Unwin, London, 1931.
Why I Am Not A Christian, Allen & Unwin, London, 1957. Traduction française : Pourquoi je ne suis pas chrétien. Et autres textes, Éd. Jean-Jacques Pauvert, Collection Libertés, Paris, 1968.
Anthologie
The Basic Writings of Bertrand Russell, 1903-1959, Allen and Unwin, London, 1961.
Libellés :
Bertrand Russell,
Normand Baillargeon,
pensée critique,
Québec sceptique
BERTRAND RUSSELL : LE SCEPTIQUE PASSIONNÉ 3/4
II. RUSSELL ET LA PENSÉE CRITIQUE
Je désire soumettre à l’examen bienveillant du lecteur une doctrine qui, je le crains, va paraître terriblement paradoxale et subversive. La doctrine en question est celle-ci : il n’est pas désirable d’admettre une proposition quand il n’y a aucune raison de supposer qu’elle est vraie. Je dois reconnaître, bien entendu, que si une telle opinion devenait commune, elle transformerait complètement notre vie sociale et notre système politique ..
B. Russell
Russell jouit d’un immense prestige auprès des communautés sceptiques, rationalistes et humanistes et je pense que dès que l’on connaît, ne serait-ce qu’un peu, sa vie et ses travaux, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi.
Ennemi des dogmes et des préjugés, toujours prêt, au nom de la vérité et de la justice, à affronter l’opinion publique et les institutions dominantes et à en payer le prix personnel, Russell apparaît comme l’archétype du penseur critique; et s’il est vrai que, comme tout le monde, il s’est trompé et a changé d’avis, son parcours reste remarquable de courage et d’intégrité.
Une question du plus grand intérêt se pose dès lors : quelle conception se faisait-il de la pensée critique? C’est justement là un (autre!) sujet sur lequel Russell a énormément écrit et sur lequel il y a tant à dire que je devrai me limiter ici à deux séries de questions qu’il aborde.
La première est la signification humaine et politique de la pensée critique; la deuxième, sa définition.
(Je dois souligner que Russell n’utilisera pas cette expression : «pensée critique», qui ne s’est massivement répandue dans le vocabulaire des philosophes et des pédagogues qu’à compter de 1962, date de la publication d’un célèbre article par R.H. Ennis . Mais les expressions qu’il emploie ne laissent aucun doute sur ce qu’il entend promouvoir. C’est ainsi qu’il parlera de développer : «un habitus critique de l’esprit»; une «attitude critique»; le «jugement critique»; ou encore, de manière plus précise et originale, une «réceptivité critique non dogmatique ».)
La place de la pensée critique
J’en viens à mon premier point, à savoir la conscience aiguë que Russell a eue de la signification humaine et politique de la pensée critique.
Il a d’abord clairement perçu qu’elle peut et doit contribuer à la formation de citoyens éclairés et qui seront, partant, susceptibles d’être plus autonomes et moins à la merci de la propagande — dont Russell a parfaitement mesuré l’importance et l’impact au sein des démocraties modernes. Mais l’originalité et la profondeur de son point de vue ne se comprennent bien qu’à la lumière du libéralisme bien particulier qu’il défend . Car Russell, comme ces libertaires dont il est à tant d’égards si proches, est bien un libéral, mais, et il faut le préciser, d’un libéralisme à la fois singulier et radical. Voyons pourquoi.
Une problématique centrale du libéralisme classique a été de penser les rapports de l’individuel et du collectif, plus précisément des éventuelles limites de l’intervention de l’État sur la liberté individuelle. J.S. Mill donne à ce problème une réponse restée exemplaire et selon laquelle, pour juger de ces problèmes, il nous faut prendre en compte un principe et une maxime pratique .
Le principe est qu’il faut considérer les conséquences de la satisfaction des désirs individuels et que là où seul l’individu ou les individus concernés par les actes qu’ils posent seront affectés, l’État n’a aucun droit de limiter la liberté individuelle.
Par contre, là où les autres sont concernés, l’État a, a priori, un droit d’intervenir : mais cette intervention doit encore se justifier par un calcul utilitariste : c’est la maxime pratique.
Russell, témoin de la folie de la guerre et lecteur de la psychologie de son temps, pense, dès ses premiers textes politiques majeurs, que cette analyse est incomplète parce qu’elle porte exclusivement sur les désirs mais néglige les instincts (ou les pulsions : il emploie le mot : impulse).
Les désirs portent sur des objets pouvant être mis à distance, supposent que l’on pense la concordance des moyens et des fins et, en un sens limité, peuvent être soumis à la raison. Les pulsions sont tout à fait différentes. Je ne peux entrer ici dans le détail des analyses de Russell, mais on aura compris qu’il est convaincu que la pensée politique a trop négligé les pulsions et que c’est un grand tort. Au total, il distinguera des désirs et des pulsions créateurs et possessifs et cherchera comment une société saine pourrait favoriser les désirs et les pulsions créateurs et tempérer les désirs et pulsions de possession.
Tout cela débouche sur un vaste programme éducatif et politique au sein duquel une place prépondérante (mais non toute la place : «Ce dont nous avons besoin n’est pas seulement intellectuel : il nous faut aussi promouvoir un élargissement de la sympathie, qui est tout aussi importante ») est assignée à la pensée critique.
Ici encore, je ne peux entrer dans le détail de son propos, mais disons que Russell voudra que l’éducation fasse émerger des êtres humains possédant quatre vertus : la vitalité, le courage, la sensibilité et l’intelligence, et qu’il misera sur elles pour qu’ils soient animés de désirs et de pulsions créateurs — plutôt que possessifs — et pensent de manière critique. Il voudrait encore que nos institutions sociales, économiques et politiques, favorisent le développement de ces vertus.
Comment définit-il la pensée critique? Les textes où Russell la décrit sont nombreux et épars; William Hare en a proposé une synthèse dont je m’inspirerai dans ce qui suit .
Définition de la pensée critique
On peut la concevoir comme une vertu à la fois intellectuelle et morale qui se manifeste par des habiletés, des dispositions et des habitudes et qui permet notamment, à l’abri du dogmatisme et des préjugés, de parvenir, sur des questions controversées, à un jugement raisonnable fondé sur les faits et les arguments présentés.
La pensée critique suppose l’habileté à se faire une opinion par soi-même, à demeurer impartial et à reconnaître et à se méfier de ses propres préjugés. Elle demande aussi une disposition à revoir ses propres jugements et à rejeter des hypothèses devenues inadéquates; elle se manifeste en outre par la pratique d’un doute constructif plutôt que d’une critique destructrice. Elle suppose encore qu’on reconnaisse la faillibilité humaine et la fragilité de notre savoir.
Enfin, elle est le lieu d’une sorte de tension entre d’une part le désir d’apprendre et l’ouverture aux idées nouvelles et, d’autre part, la ferme détermination à n’accepter aucune proposition avant de l’avoir soumise à un attentif examen critique : l’expression «réceptivité critique non dogmatique» qu’emploie Russell rend bien cette tension quelque peu paradoxale qu’il décèle au cœur de la pensée critique.
Au total, celle-ci est caractérisée par la manière dont sont atteintes les positions que l’on défend :
«L’essence de [cette position] ne tient pas aux idées qui sont adoptées, mais bien à la manière par laquelle on y est parvenu: au lieu d’être adoptées dogmatiquement, les idées sont acceptées de manière provisoire et avec la conscience que de nouvelles données pourraient à tout moment conduire à leur abandon. C’est de cette manière que les idées sont avancées et défendues en science — contrairement à ce qui se passe en théologie. La science est empirique, provisoire et non dogmatique : tout dogme immuable est non scientifique. ».
Hare, me semble-t-il, résume fort bien la position de Russell dans le passage suivant :
L’attitude critique que prône Russell s’inscrit dans une perspective épistémologique et éthique qui met de l’avant : 1. La manière dont les opinions sont adoptées — i.e. de manière non dogmatique; 2. le fait que nos opinions ne sont pas des certitudes; 3. le fait que le savoir n’est pas impossible à obtenir, même si cela est difficile; 4. la liberté d’opinion; 5 l’honnêteté; 6. la tolérance .
Avant de conclure, et au moment où bien des pédagogues sont, à tort, tentés par un enseignement formel de la pensée critique (sous le nom de «compétences transversales»), il est intéressant de noter que Russell a rappelé à de nombreuses reprises que la pensée critique ne se pratique pas dans le vide et suppose qu’on ait accès à un large bagage de connaissances aussi fiables que possible. En fait, Russell envisage la pensée critique comme l’indispensable complément aux savoirs que transmet l’éducation. En ce sens, il refuse de concevoir comme antinomiques le savoir et la compréhension, l’apprendre et le comprendre.
C’est ainsi que, dans le cadre d’une discussion des idées de John Stuart Mill parue en 1951, il écrit qu’idéalement:
[…] les élèves devraient être rendus aussi capables que faire se peut de parvenir à un jugement raisonnable sur des questions controversées face auxquelles ils devront vraisemblablement se situer et devront agir. Cela demande d’une part d’être entraîné à exercer son jugement critique; d’autre part, d’avoir accès à une source de savoirs impartiaux. De cette manière, l’élève serait préparé pour devenir un adulte réellement libre .
***
Avant d’en venir à ma suggestion de dix indispensables titres de Russell, je voudrais laisser le mot de la fin à l’historien Arnold Toynbee qui, avec raison, avait écrit à la mort du philosophe: «La propension à déranger liée à une passionnelle et généreuse capacité à tout renouveler sont les caractéristiques bien connues de la jeunesse : en ce sens, Russell est demeuré jeune jusqu’à la toute fin de sa vie .»
Je désire soumettre à l’examen bienveillant du lecteur une doctrine qui, je le crains, va paraître terriblement paradoxale et subversive. La doctrine en question est celle-ci : il n’est pas désirable d’admettre une proposition quand il n’y a aucune raison de supposer qu’elle est vraie. Je dois reconnaître, bien entendu, que si une telle opinion devenait commune, elle transformerait complètement notre vie sociale et notre système politique ..
B. Russell
Russell jouit d’un immense prestige auprès des communautés sceptiques, rationalistes et humanistes et je pense que dès que l’on connaît, ne serait-ce qu’un peu, sa vie et ses travaux, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi.
Ennemi des dogmes et des préjugés, toujours prêt, au nom de la vérité et de la justice, à affronter l’opinion publique et les institutions dominantes et à en payer le prix personnel, Russell apparaît comme l’archétype du penseur critique; et s’il est vrai que, comme tout le monde, il s’est trompé et a changé d’avis, son parcours reste remarquable de courage et d’intégrité.
Une question du plus grand intérêt se pose dès lors : quelle conception se faisait-il de la pensée critique? C’est justement là un (autre!) sujet sur lequel Russell a énormément écrit et sur lequel il y a tant à dire que je devrai me limiter ici à deux séries de questions qu’il aborde.
La première est la signification humaine et politique de la pensée critique; la deuxième, sa définition.
(Je dois souligner que Russell n’utilisera pas cette expression : «pensée critique», qui ne s’est massivement répandue dans le vocabulaire des philosophes et des pédagogues qu’à compter de 1962, date de la publication d’un célèbre article par R.H. Ennis . Mais les expressions qu’il emploie ne laissent aucun doute sur ce qu’il entend promouvoir. C’est ainsi qu’il parlera de développer : «un habitus critique de l’esprit»; une «attitude critique»; le «jugement critique»; ou encore, de manière plus précise et originale, une «réceptivité critique non dogmatique ».)
La place de la pensée critique
J’en viens à mon premier point, à savoir la conscience aiguë que Russell a eue de la signification humaine et politique de la pensée critique.
Il a d’abord clairement perçu qu’elle peut et doit contribuer à la formation de citoyens éclairés et qui seront, partant, susceptibles d’être plus autonomes et moins à la merci de la propagande — dont Russell a parfaitement mesuré l’importance et l’impact au sein des démocraties modernes. Mais l’originalité et la profondeur de son point de vue ne se comprennent bien qu’à la lumière du libéralisme bien particulier qu’il défend . Car Russell, comme ces libertaires dont il est à tant d’égards si proches, est bien un libéral, mais, et il faut le préciser, d’un libéralisme à la fois singulier et radical. Voyons pourquoi.
Une problématique centrale du libéralisme classique a été de penser les rapports de l’individuel et du collectif, plus précisément des éventuelles limites de l’intervention de l’État sur la liberté individuelle. J.S. Mill donne à ce problème une réponse restée exemplaire et selon laquelle, pour juger de ces problèmes, il nous faut prendre en compte un principe et une maxime pratique .
Le principe est qu’il faut considérer les conséquences de la satisfaction des désirs individuels et que là où seul l’individu ou les individus concernés par les actes qu’ils posent seront affectés, l’État n’a aucun droit de limiter la liberté individuelle.
Par contre, là où les autres sont concernés, l’État a, a priori, un droit d’intervenir : mais cette intervention doit encore se justifier par un calcul utilitariste : c’est la maxime pratique.
Russell, témoin de la folie de la guerre et lecteur de la psychologie de son temps, pense, dès ses premiers textes politiques majeurs, que cette analyse est incomplète parce qu’elle porte exclusivement sur les désirs mais néglige les instincts (ou les pulsions : il emploie le mot : impulse).
Les désirs portent sur des objets pouvant être mis à distance, supposent que l’on pense la concordance des moyens et des fins et, en un sens limité, peuvent être soumis à la raison. Les pulsions sont tout à fait différentes. Je ne peux entrer ici dans le détail des analyses de Russell, mais on aura compris qu’il est convaincu que la pensée politique a trop négligé les pulsions et que c’est un grand tort. Au total, il distinguera des désirs et des pulsions créateurs et possessifs et cherchera comment une société saine pourrait favoriser les désirs et les pulsions créateurs et tempérer les désirs et pulsions de possession.
Tout cela débouche sur un vaste programme éducatif et politique au sein duquel une place prépondérante (mais non toute la place : «Ce dont nous avons besoin n’est pas seulement intellectuel : il nous faut aussi promouvoir un élargissement de la sympathie, qui est tout aussi importante ») est assignée à la pensée critique.
Ici encore, je ne peux entrer dans le détail de son propos, mais disons que Russell voudra que l’éducation fasse émerger des êtres humains possédant quatre vertus : la vitalité, le courage, la sensibilité et l’intelligence, et qu’il misera sur elles pour qu’ils soient animés de désirs et de pulsions créateurs — plutôt que possessifs — et pensent de manière critique. Il voudrait encore que nos institutions sociales, économiques et politiques, favorisent le développement de ces vertus.
Comment définit-il la pensée critique? Les textes où Russell la décrit sont nombreux et épars; William Hare en a proposé une synthèse dont je m’inspirerai dans ce qui suit .
Définition de la pensée critique
On peut la concevoir comme une vertu à la fois intellectuelle et morale qui se manifeste par des habiletés, des dispositions et des habitudes et qui permet notamment, à l’abri du dogmatisme et des préjugés, de parvenir, sur des questions controversées, à un jugement raisonnable fondé sur les faits et les arguments présentés.
La pensée critique suppose l’habileté à se faire une opinion par soi-même, à demeurer impartial et à reconnaître et à se méfier de ses propres préjugés. Elle demande aussi une disposition à revoir ses propres jugements et à rejeter des hypothèses devenues inadéquates; elle se manifeste en outre par la pratique d’un doute constructif plutôt que d’une critique destructrice. Elle suppose encore qu’on reconnaisse la faillibilité humaine et la fragilité de notre savoir.
Enfin, elle est le lieu d’une sorte de tension entre d’une part le désir d’apprendre et l’ouverture aux idées nouvelles et, d’autre part, la ferme détermination à n’accepter aucune proposition avant de l’avoir soumise à un attentif examen critique : l’expression «réceptivité critique non dogmatique» qu’emploie Russell rend bien cette tension quelque peu paradoxale qu’il décèle au cœur de la pensée critique.
Au total, celle-ci est caractérisée par la manière dont sont atteintes les positions que l’on défend :
«L’essence de [cette position] ne tient pas aux idées qui sont adoptées, mais bien à la manière par laquelle on y est parvenu: au lieu d’être adoptées dogmatiquement, les idées sont acceptées de manière provisoire et avec la conscience que de nouvelles données pourraient à tout moment conduire à leur abandon. C’est de cette manière que les idées sont avancées et défendues en science — contrairement à ce qui se passe en théologie. La science est empirique, provisoire et non dogmatique : tout dogme immuable est non scientifique. ».
Hare, me semble-t-il, résume fort bien la position de Russell dans le passage suivant :
L’attitude critique que prône Russell s’inscrit dans une perspective épistémologique et éthique qui met de l’avant : 1. La manière dont les opinions sont adoptées — i.e. de manière non dogmatique; 2. le fait que nos opinions ne sont pas des certitudes; 3. le fait que le savoir n’est pas impossible à obtenir, même si cela est difficile; 4. la liberté d’opinion; 5 l’honnêteté; 6. la tolérance .
Avant de conclure, et au moment où bien des pédagogues sont, à tort, tentés par un enseignement formel de la pensée critique (sous le nom de «compétences transversales»), il est intéressant de noter que Russell a rappelé à de nombreuses reprises que la pensée critique ne se pratique pas dans le vide et suppose qu’on ait accès à un large bagage de connaissances aussi fiables que possible. En fait, Russell envisage la pensée critique comme l’indispensable complément aux savoirs que transmet l’éducation. En ce sens, il refuse de concevoir comme antinomiques le savoir et la compréhension, l’apprendre et le comprendre.
C’est ainsi que, dans le cadre d’une discussion des idées de John Stuart Mill parue en 1951, il écrit qu’idéalement:
[…] les élèves devraient être rendus aussi capables que faire se peut de parvenir à un jugement raisonnable sur des questions controversées face auxquelles ils devront vraisemblablement se situer et devront agir. Cela demande d’une part d’être entraîné à exercer son jugement critique; d’autre part, d’avoir accès à une source de savoirs impartiaux. De cette manière, l’élève serait préparé pour devenir un adulte réellement libre .
***
Avant d’en venir à ma suggestion de dix indispensables titres de Russell, je voudrais laisser le mot de la fin à l’historien Arnold Toynbee qui, avec raison, avait écrit à la mort du philosophe: «La propension à déranger liée à une passionnelle et généreuse capacité à tout renouveler sont les caractéristiques bien connues de la jeunesse : en ce sens, Russell est demeuré jeune jusqu’à la toute fin de sa vie .»
Libellés :
biologie,
Normand Baillargeon,
pensée critique,
Québec sceptique
mardi, janvier 27, 2009
BERTRAND RUSSELL : LE SCEPTIQUE PASSIONNÉ 2/4
Le logicisme
Sa passion pour les mathématiques va renaître au tournant du siècle, tout particulièrement en juillet 1900, alors que Russell se rend à Paris pour prendre part au Congrès International de Philosophie. C’est un point tournant de sa vie intellectuelle, notamment parce qu’il y fait la rencontre du mathématicien italien Giuseppe Peano (1858-1932) et de ses travaux .
Peu après, pris d’une fièvre créatrice intense, Russell avance le programme de fondements des mathématiques appelé logiciste (dans Principles of Mathematics, 1903); puis, en collaboration avec son ancien professeur et ami A.N. Whitehead, il entreprend de le réaliser dans le détail dans le monumental Principia Mathematica — trois lourds tomes sur lesquels les deux hommes travaillent durant une décennie et qui paraissent entre 1910 et 1913. Ce programme logiciste ambitionne de montrer que «toutes les mathématiques pures peuvent être déduites de prémisses purement logiques et en n’utilisant que des concepts que l’on peut définir en termes de logique .» En termes simples — et quelque peu imprécis — voici comment Russell et Whitehead procèdent.
Les notions nécessaires à la définition des concepts des mathématiques sont, outre le concept d’identité (a=b), des propositions (disons p et q), sur lesquelles on définit des opérations, ainsi que des symboles permettant d’analyser leur structure interne.
Les opérations sont les suivantes :
La négation de p : ~p
La disjonction (p ou q) : p∨ q
La conjonction (p et q): p ∧ q
L’implication (si p, alors q): p→ q
Les notions permettant l’analyse des propositions sont:
Fx (lu: x est F), qui est une expression fonctionnelle où x est une variable et F un prédicat.
∀ x (lu: pour tout x), qui est un quantificateur universel.
∃ x (lu : il existe au moins un x), qui est un quantificateur existentiel.
La première tâche des auteurs sera de définir les entiers naturels à l’aide de termes logiques, ce qu’ils accomplissent avec la notion de classe; puis de montrer que les autres concepts des mathématiques ainsi que les théorèmes mathématiques peuvent être construits à partir d’eux et des principes logiques. La tâche est herculéenne. Mais il y a plus grave, puisque Russell découvre bientôt un terrible paradoxe, qui porte aujourd’hui son nom, et qui laisse présager le pire pour le programme logiciste puisqu’il concerne la notion de classe. En voici un exposé non technique.
Certaines classes ont la propriété d’être membres d’elles-mêmes; d’autres ne l’ont pas. Par exemple, la classe de toutes les idées est une idée tandis que la classe de toutes les tables n’est pas une table. Que dira-t-on alors de la classe de toutes les classes qui ne sont pas membres d’elles-mêmes? Je vous laisse vous amuser à y réfléchir. Plus simplement, imaginons une librairie qui décide de faire le catalogue C de tous les catalogues qui ne sont pas catalogués. C doit-il y figurer? Russell proposera diverses solutions techniques à ce paradoxe — en particulier la théorie des types et la théorie des types ramifiés.
La théorie des descriptions
Les techniques et les méthodes que Russell a déployées dans sa défense du logicisme vont se répercuter sur son travail en philosophie, où il privilégiera également l’analyse logique. La célèbre «théorie des descriptions», qu’il expose dans un article paru en 1905 , est un bon exemple de ce qu’il propose et elle est généralement reconnue comme le paradigme de la philosophie analytique du XX ème siècle.
En termes très simples, disons que Russell montre que nous sommes leurrés par le langage quand nous imaginons qu’il doit y avoir un référent à tout nom d’une phrase descriptive. Cette conviction, erronée, conduit à des absurdités manifestes dans le cas de propositions comme : «L’actuel roi de France est chauve». La France n’est pas une monarchie et n’a donc pas de roi. La proposition est-elle fausse? Si on le dit, alors, en vertu de la loi du tiers exclu, sa négation — l’actuel roi de France n’est pas chauve — devrait être vraie : ce qui ne semble pas avoir de sens. La solution de Russell est habile et met en œuvre la logique et l’analyse. Si on convient de désigner par R le prédicat «présent roi de France» et par C «être chauve», la proposition : «Le présent roi de France est chauve» sera réécrite de la manière suivante :
1. Il existe un x tel que Rx;
2. Pour tout y, si Ry, alors y=x;
3. Cx
Ce qui se notera comme suit en logique formelle :
∃x [(Rx ∧∀y(Ry → y=x)) ∧Cx]
L’impact de la Première Guerre Mondiale
Ma vie, dira Russell a été « radicalement scindée en deux par la Première Guerre Mondiale», laquelle l’a «amené à abandonner bien des préjugés et forcé à reconsidérer bon nombre de questions fondamentales .» Il dira même: «Cerné par une souffrance si immense, je trouvais minuscules et vaines toutes ces pensées de haut vol que j’avais entretenues à propos du monde abstrait des idées ».
Terrifié par l’arrivée d’une guerre qu’il sait être absurde, horrifié par l’enthousiasme martial avec lequel nombre de ses contemporains l’accueillent, Russell se lancera passionnément dans l’activisme politique.
Son pacifisme lui vaut d’abord, en 1916, d’être démis de ses fonctions à Trinity College, où il enseignait; puis, en 1918, il écope d’une peine de prison de six mois.
C’est durant la guerre qu’il publiera un de ses plus importants livres de théorie politique : Principles of Social Reconstruction (1916). Il y déploie notamment, d’une part des positions autogestionnaires, proches de celles des partisans du Guild Socialism anglo-saxon et de l’anarcho-syndicalisme, d’autre part un idéal de gouvernement mondial.
Russell restera toute sa vie, pour l’essentiel, fidèle à ces idéaux et à l’immense espoir qu’ils portent, un espoir que dans Political Ideals, paru en 1917, il formulait ainsi: «[…] nous pourrions, en 20 ans, abolir la pauvreté extrême, mettre un terme à la moitié des maladies du monde, à l’esclavage économique qui enchaîne les neuf dixièmes de la population; nous pourrions emplir le monde de beauté et de joie et faire advenir le règne de la paix universelle .»
Notons que Russell proposera et appuiera, tout au long de sa vie, un large éventail de réformes politiques compatibles avec ses idéaux : égalité de revenu; revenu de citoyenneté; vote des femmes (il est candidat des suffragettes en 1907); abolition de l’héritage; et de nombreuses autres.
À la sortie de la guerre, Russell est un intellectuel mondialement connu et une figure très en vue de la gauche. Il est alors invité par le gouvernement de l’URSS à visiter la nouvelle Russie bolchevique, qui s’attend à ce qu’il lui décerne un brevet de satisfaction. Russell revient cependant fortement désenchanté de sa visite et porte sur l’URSS un jugement sévère qu’il expose sans complaisance dans Théorie et pratique du bolchevisme.
Russell passe ensuite un an en Chine, pays pour lequel il développe une immense affection. Malade, il passe près d’y mourir et écrira plus tard à propos de cet épisode :
On me dira par la suite que [si j’étais mort en Chine] les Chinois projetaient de m’enterrer près d’un lac et de construire un autel à ma mémoire. J’ai un certain regret que cela ne se soit pas produit : j’aurais pu devenir un dieu, ce qui est du dernier chic pour un athée !
D’une guerre à l’autre
Marié à sa deuxième épouse, Dora Black, en 1921, il a avec elle deux enfants et s’intéresse d’assez près à l’éducation pour ouvrir une école où ceux-ci sont scolarisés avec d’autres enfants. L’école est essentiellement animée par Dora, Russell étant à cette époque quasi continuellement en tournée ou à écrire des livres qui assurent à l’institution les revenus indispensables à sa survie. L’éventail des sujets qu’il aborde dans ces ouvrages est immense : la Russie, la Chine, la relativité, les atomes, le mariage, la sexualité, la morale, l’éducation, le bonheur, le politique, les relations internationales, le pouvoir, la paresse et j’en passe.
À l’aube de la Deuxième Guerre Mondiale, Russell, qui s’est marié pour une troisième fois en 1936 et a un nouvel enfant, renoue avec la vie académique et une certaine stabilité matérielle. Il se trouve aux Etats-Unis quand la Guerre éclate (notons que le pacifiste de 1914 est cette fois en faveur de la guerre contre les Nazis) et occupe un poste à la University of California in Los Angeles (UCLA). Ayant accepté un poste de professeur de philosophie au City College of New York (CCNY), il s’apprête à partir pour cette ville quand, encouragée par l’Évêque Manning de New York, une mère de famille conteste l’octroi du poste à Russell. Les positions libérales de Russell sur le mariage et la sexualité pèsent lourd dans cette affaire. L’avocat qui plaide contre lui est Maître Joseph Goldstein, et lors du procès qui s’ensuit il décrira Russell par ces mots restés célèbres — en partie parce que le philosophe les répétera souvent avec jubilation : «[…] un homme lubrique, grivois, libidineux, lascif, vénéneux, érotomane, aphrodisiaque, athée, irrévérencieux, étroit d’esprit, bigot et menteur ». Le jugement est rendu le 30 mars : la nomination est décrite comme «une insulte à la population de New York» et sa révocation est ordonnée.
Russell se retrouve donc avec sa famille en pays étranger, ne pouvant revenir chez lui et sans emploi. C’est alors qu’un millionnaire américain, Albert Barnes, le tire d’affaire en l’embauchant comme conférencier pour sa Fondation, à Philadelphie. Leur union se terminera mal, mais elle permettra à Russell d’écrire son immensément populaire History of Western Philosophy, qui le mettra à l’abri du besoin.
Le militantisme des dernières années
Revenu en Angleterre en 1944, Russell enseigne au Trinity College et rédige son dernier grand ouvrage de philosophie : Human Knowledge (1948). En 1950, il obtient le Prix Nobel de littérature décerné «en reconnaissance de ses écrits variés et importants par lesquels il s’est fait le champion des idéaux humanistes et de la liberté de penser ».
Au début des années cinquante, Russell se marie pour une quatrième et dernière fois. Il continue d’écrire énormément durant cette décennie, qui voit en outre s’accentuer son engagement pacifiste et son combat contre la Guerre Froide et l’éventualité d’une guerre nucléaire. Dans une de ces formules choc dont il n’a jamais perdu le secret, il dira : «Ou l’humanité met fin à la guerre, ou la guerre met fin à l’humanité.»
En juillet 1955, est rendu public le célèbre Manifeste Russell-Einstein sur les périls de l’arme atomique. Un congrès demandé par ce manifeste sera financé par le philanthrope Cyrus S. Eaton et tenu en juillet 1957 à Pugwash, en Nouvelle-Écosse, lieu de naissance des Pugwash Conferences on Science and World Affairs. En 1995, le Prix Nobel de la Paix sera remis conjointement au Dr. Joseph Rotblat, un des onze signataires du manifeste 1955, et aux Pugwash Conferences.
En 1958, Russell participe à la fondation de la Campaign for Nuclear Disarmament, puis du Committee of 100. En 1961, à l’âge vénérable de 89 ans, il est brièvement incarcéré pour sa participation à un mouvement de désobéissance civile contre la prolifération nucléaire. Son militantisme ne faiblit pas et il est généralement reconnu que ses interventions auprès de Kroutchev et de Kennedy, en octobre 1962, ont joué un rôle important dans la résolution de la crise des missiles de Cuba.
À compter du début des années soixante et jusqu’à la fin de sa vie, Russell sera un féroce et infatigable critique de la politique étrangère des Etats-Unis et en particulier de l’invasion américaine du Vietnam. Le passage suivant de l’Appel à la conscience des Américains du 18 juin 1966 donne le ton des interventions des dernières années :
Du Vietnam à la République Dominicaine, du Moyen-Orient au Congo, les intérêts économiques de quelques corporations liées à l’industrie des armes et à l’armée elle-même définissent comment les Américains vivent leurs vies; et c’est sur leur ordre que les Etats-Unis envahissent et oppriment des peuples affamés et sans défense .
En 1967, et ce sera un de ses tout derniers gestes, Russell créera un tribunal international pour juger les actes des États-Unis au Vietnam et le complexe militaro-industriel qui en profite: ce tribunal, qui se réunit à Stockholm et Copenhague est communément connu sous le nom de Tribunal Russell. Il condamnera les États-Unis pour crimes de guerre.
Le dernier texte de Russell est rédigé deux jours avant sa mort et il porte sur la crise au Moyen Orient.
Bertrand Russell meurt le 3 février 1970. Il avait 97 ans.
Mais venons-en à présent aux idées de Russell sur le scepticisme.
Sa passion pour les mathématiques va renaître au tournant du siècle, tout particulièrement en juillet 1900, alors que Russell se rend à Paris pour prendre part au Congrès International de Philosophie. C’est un point tournant de sa vie intellectuelle, notamment parce qu’il y fait la rencontre du mathématicien italien Giuseppe Peano (1858-1932) et de ses travaux .
Peu après, pris d’une fièvre créatrice intense, Russell avance le programme de fondements des mathématiques appelé logiciste (dans Principles of Mathematics, 1903); puis, en collaboration avec son ancien professeur et ami A.N. Whitehead, il entreprend de le réaliser dans le détail dans le monumental Principia Mathematica — trois lourds tomes sur lesquels les deux hommes travaillent durant une décennie et qui paraissent entre 1910 et 1913. Ce programme logiciste ambitionne de montrer que «toutes les mathématiques pures peuvent être déduites de prémisses purement logiques et en n’utilisant que des concepts que l’on peut définir en termes de logique .» En termes simples — et quelque peu imprécis — voici comment Russell et Whitehead procèdent.
Les notions nécessaires à la définition des concepts des mathématiques sont, outre le concept d’identité (a=b), des propositions (disons p et q), sur lesquelles on définit des opérations, ainsi que des symboles permettant d’analyser leur structure interne.
Les opérations sont les suivantes :
La négation de p : ~p
La disjonction (p ou q) : p∨ q
La conjonction (p et q): p ∧ q
L’implication (si p, alors q): p→ q
Les notions permettant l’analyse des propositions sont:
Fx (lu: x est F), qui est une expression fonctionnelle où x est une variable et F un prédicat.
∀ x (lu: pour tout x), qui est un quantificateur universel.
∃ x (lu : il existe au moins un x), qui est un quantificateur existentiel.
La première tâche des auteurs sera de définir les entiers naturels à l’aide de termes logiques, ce qu’ils accomplissent avec la notion de classe; puis de montrer que les autres concepts des mathématiques ainsi que les théorèmes mathématiques peuvent être construits à partir d’eux et des principes logiques. La tâche est herculéenne. Mais il y a plus grave, puisque Russell découvre bientôt un terrible paradoxe, qui porte aujourd’hui son nom, et qui laisse présager le pire pour le programme logiciste puisqu’il concerne la notion de classe. En voici un exposé non technique.
Certaines classes ont la propriété d’être membres d’elles-mêmes; d’autres ne l’ont pas. Par exemple, la classe de toutes les idées est une idée tandis que la classe de toutes les tables n’est pas une table. Que dira-t-on alors de la classe de toutes les classes qui ne sont pas membres d’elles-mêmes? Je vous laisse vous amuser à y réfléchir. Plus simplement, imaginons une librairie qui décide de faire le catalogue C de tous les catalogues qui ne sont pas catalogués. C doit-il y figurer? Russell proposera diverses solutions techniques à ce paradoxe — en particulier la théorie des types et la théorie des types ramifiés.
La théorie des descriptions
Les techniques et les méthodes que Russell a déployées dans sa défense du logicisme vont se répercuter sur son travail en philosophie, où il privilégiera également l’analyse logique. La célèbre «théorie des descriptions», qu’il expose dans un article paru en 1905 , est un bon exemple de ce qu’il propose et elle est généralement reconnue comme le paradigme de la philosophie analytique du XX ème siècle.
En termes très simples, disons que Russell montre que nous sommes leurrés par le langage quand nous imaginons qu’il doit y avoir un référent à tout nom d’une phrase descriptive. Cette conviction, erronée, conduit à des absurdités manifestes dans le cas de propositions comme : «L’actuel roi de France est chauve». La France n’est pas une monarchie et n’a donc pas de roi. La proposition est-elle fausse? Si on le dit, alors, en vertu de la loi du tiers exclu, sa négation — l’actuel roi de France n’est pas chauve — devrait être vraie : ce qui ne semble pas avoir de sens. La solution de Russell est habile et met en œuvre la logique et l’analyse. Si on convient de désigner par R le prédicat «présent roi de France» et par C «être chauve», la proposition : «Le présent roi de France est chauve» sera réécrite de la manière suivante :
1. Il existe un x tel que Rx;
2. Pour tout y, si Ry, alors y=x;
3. Cx
Ce qui se notera comme suit en logique formelle :
∃x [(Rx ∧∀y(Ry → y=x)) ∧Cx]
L’impact de la Première Guerre Mondiale
Ma vie, dira Russell a été « radicalement scindée en deux par la Première Guerre Mondiale», laquelle l’a «amené à abandonner bien des préjugés et forcé à reconsidérer bon nombre de questions fondamentales .» Il dira même: «Cerné par une souffrance si immense, je trouvais minuscules et vaines toutes ces pensées de haut vol que j’avais entretenues à propos du monde abstrait des idées ».
Terrifié par l’arrivée d’une guerre qu’il sait être absurde, horrifié par l’enthousiasme martial avec lequel nombre de ses contemporains l’accueillent, Russell se lancera passionnément dans l’activisme politique.
Son pacifisme lui vaut d’abord, en 1916, d’être démis de ses fonctions à Trinity College, où il enseignait; puis, en 1918, il écope d’une peine de prison de six mois.
C’est durant la guerre qu’il publiera un de ses plus importants livres de théorie politique : Principles of Social Reconstruction (1916). Il y déploie notamment, d’une part des positions autogestionnaires, proches de celles des partisans du Guild Socialism anglo-saxon et de l’anarcho-syndicalisme, d’autre part un idéal de gouvernement mondial.
Russell restera toute sa vie, pour l’essentiel, fidèle à ces idéaux et à l’immense espoir qu’ils portent, un espoir que dans Political Ideals, paru en 1917, il formulait ainsi: «[…] nous pourrions, en 20 ans, abolir la pauvreté extrême, mettre un terme à la moitié des maladies du monde, à l’esclavage économique qui enchaîne les neuf dixièmes de la population; nous pourrions emplir le monde de beauté et de joie et faire advenir le règne de la paix universelle .»
Notons que Russell proposera et appuiera, tout au long de sa vie, un large éventail de réformes politiques compatibles avec ses idéaux : égalité de revenu; revenu de citoyenneté; vote des femmes (il est candidat des suffragettes en 1907); abolition de l’héritage; et de nombreuses autres.
À la sortie de la guerre, Russell est un intellectuel mondialement connu et une figure très en vue de la gauche. Il est alors invité par le gouvernement de l’URSS à visiter la nouvelle Russie bolchevique, qui s’attend à ce qu’il lui décerne un brevet de satisfaction. Russell revient cependant fortement désenchanté de sa visite et porte sur l’URSS un jugement sévère qu’il expose sans complaisance dans Théorie et pratique du bolchevisme.
Russell passe ensuite un an en Chine, pays pour lequel il développe une immense affection. Malade, il passe près d’y mourir et écrira plus tard à propos de cet épisode :
On me dira par la suite que [si j’étais mort en Chine] les Chinois projetaient de m’enterrer près d’un lac et de construire un autel à ma mémoire. J’ai un certain regret que cela ne se soit pas produit : j’aurais pu devenir un dieu, ce qui est du dernier chic pour un athée !
D’une guerre à l’autre
Marié à sa deuxième épouse, Dora Black, en 1921, il a avec elle deux enfants et s’intéresse d’assez près à l’éducation pour ouvrir une école où ceux-ci sont scolarisés avec d’autres enfants. L’école est essentiellement animée par Dora, Russell étant à cette époque quasi continuellement en tournée ou à écrire des livres qui assurent à l’institution les revenus indispensables à sa survie. L’éventail des sujets qu’il aborde dans ces ouvrages est immense : la Russie, la Chine, la relativité, les atomes, le mariage, la sexualité, la morale, l’éducation, le bonheur, le politique, les relations internationales, le pouvoir, la paresse et j’en passe.
À l’aube de la Deuxième Guerre Mondiale, Russell, qui s’est marié pour une troisième fois en 1936 et a un nouvel enfant, renoue avec la vie académique et une certaine stabilité matérielle. Il se trouve aux Etats-Unis quand la Guerre éclate (notons que le pacifiste de 1914 est cette fois en faveur de la guerre contre les Nazis) et occupe un poste à la University of California in Los Angeles (UCLA). Ayant accepté un poste de professeur de philosophie au City College of New York (CCNY), il s’apprête à partir pour cette ville quand, encouragée par l’Évêque Manning de New York, une mère de famille conteste l’octroi du poste à Russell. Les positions libérales de Russell sur le mariage et la sexualité pèsent lourd dans cette affaire. L’avocat qui plaide contre lui est Maître Joseph Goldstein, et lors du procès qui s’ensuit il décrira Russell par ces mots restés célèbres — en partie parce que le philosophe les répétera souvent avec jubilation : «[…] un homme lubrique, grivois, libidineux, lascif, vénéneux, érotomane, aphrodisiaque, athée, irrévérencieux, étroit d’esprit, bigot et menteur ». Le jugement est rendu le 30 mars : la nomination est décrite comme «une insulte à la population de New York» et sa révocation est ordonnée.
Russell se retrouve donc avec sa famille en pays étranger, ne pouvant revenir chez lui et sans emploi. C’est alors qu’un millionnaire américain, Albert Barnes, le tire d’affaire en l’embauchant comme conférencier pour sa Fondation, à Philadelphie. Leur union se terminera mal, mais elle permettra à Russell d’écrire son immensément populaire History of Western Philosophy, qui le mettra à l’abri du besoin.
Le militantisme des dernières années
Revenu en Angleterre en 1944, Russell enseigne au Trinity College et rédige son dernier grand ouvrage de philosophie : Human Knowledge (1948). En 1950, il obtient le Prix Nobel de littérature décerné «en reconnaissance de ses écrits variés et importants par lesquels il s’est fait le champion des idéaux humanistes et de la liberté de penser ».
Au début des années cinquante, Russell se marie pour une quatrième et dernière fois. Il continue d’écrire énormément durant cette décennie, qui voit en outre s’accentuer son engagement pacifiste et son combat contre la Guerre Froide et l’éventualité d’une guerre nucléaire. Dans une de ces formules choc dont il n’a jamais perdu le secret, il dira : «Ou l’humanité met fin à la guerre, ou la guerre met fin à l’humanité.»
En juillet 1955, est rendu public le célèbre Manifeste Russell-Einstein sur les périls de l’arme atomique. Un congrès demandé par ce manifeste sera financé par le philanthrope Cyrus S. Eaton et tenu en juillet 1957 à Pugwash, en Nouvelle-Écosse, lieu de naissance des Pugwash Conferences on Science and World Affairs. En 1995, le Prix Nobel de la Paix sera remis conjointement au Dr. Joseph Rotblat, un des onze signataires du manifeste 1955, et aux Pugwash Conferences.
En 1958, Russell participe à la fondation de la Campaign for Nuclear Disarmament, puis du Committee of 100. En 1961, à l’âge vénérable de 89 ans, il est brièvement incarcéré pour sa participation à un mouvement de désobéissance civile contre la prolifération nucléaire. Son militantisme ne faiblit pas et il est généralement reconnu que ses interventions auprès de Kroutchev et de Kennedy, en octobre 1962, ont joué un rôle important dans la résolution de la crise des missiles de Cuba.
À compter du début des années soixante et jusqu’à la fin de sa vie, Russell sera un féroce et infatigable critique de la politique étrangère des Etats-Unis et en particulier de l’invasion américaine du Vietnam. Le passage suivant de l’Appel à la conscience des Américains du 18 juin 1966 donne le ton des interventions des dernières années :
Du Vietnam à la République Dominicaine, du Moyen-Orient au Congo, les intérêts économiques de quelques corporations liées à l’industrie des armes et à l’armée elle-même définissent comment les Américains vivent leurs vies; et c’est sur leur ordre que les Etats-Unis envahissent et oppriment des peuples affamés et sans défense .
En 1967, et ce sera un de ses tout derniers gestes, Russell créera un tribunal international pour juger les actes des États-Unis au Vietnam et le complexe militaro-industriel qui en profite: ce tribunal, qui se réunit à Stockholm et Copenhague est communément connu sous le nom de Tribunal Russell. Il condamnera les États-Unis pour crimes de guerre.
Le dernier texte de Russell est rédigé deux jours avant sa mort et il porte sur la crise au Moyen Orient.
Bertrand Russell meurt le 3 février 1970. Il avait 97 ans.
Mais venons-en à présent aux idées de Russell sur le scepticisme.
Libellés :
Bertrand Russell,
logicisme,
mathématiques,
Normand Baillargeon,
pensée critique
BERTRAND RUSSELL : LE SCEPTIQUE PASSIONNÉ 1/4
[Ce texte est paru dans Québec Sceptique, dans le cadre d'une série de portraits de penseurs critiques que je compte réunir en ouvrage.]
Bertrand Russell, né le 18 mai 1872 à Trelleck (Wales), est mort, presque centenaire, le 2 février 1970.
Logicien, philosophe, réformateur social, pédagogue et libre-penseur, il a fait paraître quelque 70 ouvrages et des milliers d’articles, en plus d’avoir été au premier rang de multiples combats sociaux et politiques d’avant-garde.
Il est évidemment impossible de couvrir en quelques pages, même sommairement, une œuvre et une vie d’une telle richesse. Et c’est pourquoi, dans le texte qui suit, je vous propose plutôt, modestement, trois choses.
D’abord, un survol de la vie de Russell, qui me donnera l’occasion d’évoquer quelques-unes de ses contributions aux idées du XX ème siècle et quelques aspects de son militantisme.
Je m’attarderai ensuite à la conception de la pensée critique et du scepticisme qu’il a défendue. Comme on le verra, Russell, qui s’est résolument engagé en faveur de nombreuses causes et a passionnément cherché la vérité, était aussi doté d’une conscience aiguë des limites de notre savoir : en ce sens, il mérite pleinement l’épithète de «sceptique passionné» que lui a donné un de ses biographes .
Je terminerai cet article en suggérant dix titres qui me semblent incontournables pour commencer à explorer le «continent Russell».
I. UNE VIE, TROIS PASSIONS
«Trois passions, simples mais extraordinairement fortes, ont gouverné ma vie: la recherche passionnée de l’amour, la quête du savoir et une douloureuse pitié devant la souffrance de l’humanité ».
B. Russell, Autobiographie.
Bertrand Arthur William Russell est né au sein d’une famille appartenant, tant par son père que par sa mère, à la haute et ancienne noblesse britannique. Il héritera d’ailleurs, à la mort de son frère aîné, Frank, du titre de Lord. Ses parents étaient des libres-penseurs et John Stuart Mill était le parrain («en un sens non-religieux du terme») du petit Bertrand.
Orphelins très jeunes, les deux enfants sont adoptés par leurs très conventionnels grands-parents paternels et cela contre les désirs exprimés par leurs parents dans leurs testaments. Son grand-père étant mort peu après son arrivée et son frère ayant été placé dans un pensionnat, Bertrand sera élevé seul, surtout par sa grand-mère.
La découverte des mathématiques
C’est à la maison qu’il reçoit son éducation, le plus souvent de tuteurs. À l’été 1883, c’est toutefois Frank qui entreprend d’initier son cadet à la géométrie. Le petit Bertrand se découvre à cette occasion une brûlante passion pour les mathématiques et il décrira cette expérience comme «un des grands événements de ma vie, aussi éblouissant qu’un premier amour. Je n’aurais jamais pu imaginer qu’il pût y avoir au monde quoi que ce soit d’aussi délicieux ». Certaines des questions relatives aux fondements des mathématiques sur lesquelles il va tant travailler par la suite commencent à surgir à cette occasion. Il racontera :
[mon bonheur] n’était pas sans mélange. On m’avait assuré qu’Euclide prouvait des choses et je fus attristé de constater qu’il commençait par des axiomes. Au début, je refusai de les admettre, à moins que mon frère ne me donne des raisons de le faire. Mais il me dit : «Si tu ne les acceptes pas, nous ne pourrons pas continuer». Comme je désirais poursuivre, je les acceptai provisoirement. Mais le doute que je ressentis à ce moment quant aux prémisses des mathématiques resta en moi et détermina mon travail ultérieur .
À compter de l’âge de 14 ans, Russell va commencer à remettre en question la foi religieuse dans laquelle il est élevé. Tour à tour, il abandonne les doctrines théologiques du libre arbitre, de l’immortalité de l’âme et de l’existence de Dieu — la lecture de l’autobiographie de son «parrain» lui sera précieuse dans la critique puis l’abandon de ces dogmes. Ce sont là les prémisses de la forte critique rationaliste de la religion et de l’agnosticisme pour lesquels Russell sera bien connu des années plus tard, alors qu’il signera sur le sujet des passages à l’humour féroce et qui feront les délices des anthologistes. En voici trois :
Mon point de vue sur la religion est le même que Lucrèce. Je la tiens pour une maladie née de la peur et pour une indicible source de misère pour l’espèce humaine. Je ne peux cependant nier qu’elle a contribué à la civilisation. Elle a aidé, il y a longtemps, à établir le calendrier et elle a amené les prêtres égyptiens à rapporter les éclipses avec tant de soins qu’ils devinrent capables de les prédire. Je suis disposé à reconnaître ces deux contributions : mais je n’en connais pas d’autres .
Si mon souvenir est bon, il n’y a pas dans les Évangiles un seul mot qui vante les vertus de l’intelligence; sur ce sujet, plus encore que sur bien d’autres, les ministres du culte restent fidèles à l’enseignement des Évangiles .
On dit souvent que c’est un grand mal de s’attaquer aux religions parce que la religion rend l’homme vertueux. C’est ce qu’on dit; je ne l’ai jamais observé .
En octobre 1890, Russell entre au Trinity College de Cambridge où, trois ans durant, il étudie les mathématiques. La vie intellectuelle qu’il y découvre l’enchante et permet à la sienne de s’épanouir. Cependant, les importants et récents travaux menés par des mathématiciens continentaux et qui ont permis de donner rigueur et cohérence au calcul et à l’analyse, n’ont toujours pas atteint la Grande-Bretagne. L’exigeant Russell, lui dont toute la vie intellectuelle est une recherche d’un véritable savoir et qui pensait le trouver dans les mathématiques plus que partout ailleurs, est amèrement déçu de celles qu’on lui enseigne. Il se tourne alors vers la philosophie; il est un moment séduit par l’idéalisme hégélien, mais s’en éloigne bien vite.
Bertrand Russell, né le 18 mai 1872 à Trelleck (Wales), est mort, presque centenaire, le 2 février 1970.
Logicien, philosophe, réformateur social, pédagogue et libre-penseur, il a fait paraître quelque 70 ouvrages et des milliers d’articles, en plus d’avoir été au premier rang de multiples combats sociaux et politiques d’avant-garde.
Il est évidemment impossible de couvrir en quelques pages, même sommairement, une œuvre et une vie d’une telle richesse. Et c’est pourquoi, dans le texte qui suit, je vous propose plutôt, modestement, trois choses.
D’abord, un survol de la vie de Russell, qui me donnera l’occasion d’évoquer quelques-unes de ses contributions aux idées du XX ème siècle et quelques aspects de son militantisme.
Je m’attarderai ensuite à la conception de la pensée critique et du scepticisme qu’il a défendue. Comme on le verra, Russell, qui s’est résolument engagé en faveur de nombreuses causes et a passionnément cherché la vérité, était aussi doté d’une conscience aiguë des limites de notre savoir : en ce sens, il mérite pleinement l’épithète de «sceptique passionné» que lui a donné un de ses biographes .
Je terminerai cet article en suggérant dix titres qui me semblent incontournables pour commencer à explorer le «continent Russell».
I. UNE VIE, TROIS PASSIONS
«Trois passions, simples mais extraordinairement fortes, ont gouverné ma vie: la recherche passionnée de l’amour, la quête du savoir et une douloureuse pitié devant la souffrance de l’humanité ».
B. Russell, Autobiographie.
Bertrand Arthur William Russell est né au sein d’une famille appartenant, tant par son père que par sa mère, à la haute et ancienne noblesse britannique. Il héritera d’ailleurs, à la mort de son frère aîné, Frank, du titre de Lord. Ses parents étaient des libres-penseurs et John Stuart Mill était le parrain («en un sens non-religieux du terme») du petit Bertrand.
Orphelins très jeunes, les deux enfants sont adoptés par leurs très conventionnels grands-parents paternels et cela contre les désirs exprimés par leurs parents dans leurs testaments. Son grand-père étant mort peu après son arrivée et son frère ayant été placé dans un pensionnat, Bertrand sera élevé seul, surtout par sa grand-mère.
La découverte des mathématiques
C’est à la maison qu’il reçoit son éducation, le plus souvent de tuteurs. À l’été 1883, c’est toutefois Frank qui entreprend d’initier son cadet à la géométrie. Le petit Bertrand se découvre à cette occasion une brûlante passion pour les mathématiques et il décrira cette expérience comme «un des grands événements de ma vie, aussi éblouissant qu’un premier amour. Je n’aurais jamais pu imaginer qu’il pût y avoir au monde quoi que ce soit d’aussi délicieux ». Certaines des questions relatives aux fondements des mathématiques sur lesquelles il va tant travailler par la suite commencent à surgir à cette occasion. Il racontera :
[mon bonheur] n’était pas sans mélange. On m’avait assuré qu’Euclide prouvait des choses et je fus attristé de constater qu’il commençait par des axiomes. Au début, je refusai de les admettre, à moins que mon frère ne me donne des raisons de le faire. Mais il me dit : «Si tu ne les acceptes pas, nous ne pourrons pas continuer». Comme je désirais poursuivre, je les acceptai provisoirement. Mais le doute que je ressentis à ce moment quant aux prémisses des mathématiques resta en moi et détermina mon travail ultérieur .
À compter de l’âge de 14 ans, Russell va commencer à remettre en question la foi religieuse dans laquelle il est élevé. Tour à tour, il abandonne les doctrines théologiques du libre arbitre, de l’immortalité de l’âme et de l’existence de Dieu — la lecture de l’autobiographie de son «parrain» lui sera précieuse dans la critique puis l’abandon de ces dogmes. Ce sont là les prémisses de la forte critique rationaliste de la religion et de l’agnosticisme pour lesquels Russell sera bien connu des années plus tard, alors qu’il signera sur le sujet des passages à l’humour féroce et qui feront les délices des anthologistes. En voici trois :
Mon point de vue sur la religion est le même que Lucrèce. Je la tiens pour une maladie née de la peur et pour une indicible source de misère pour l’espèce humaine. Je ne peux cependant nier qu’elle a contribué à la civilisation. Elle a aidé, il y a longtemps, à établir le calendrier et elle a amené les prêtres égyptiens à rapporter les éclipses avec tant de soins qu’ils devinrent capables de les prédire. Je suis disposé à reconnaître ces deux contributions : mais je n’en connais pas d’autres .
Si mon souvenir est bon, il n’y a pas dans les Évangiles un seul mot qui vante les vertus de l’intelligence; sur ce sujet, plus encore que sur bien d’autres, les ministres du culte restent fidèles à l’enseignement des Évangiles .
On dit souvent que c’est un grand mal de s’attaquer aux religions parce que la religion rend l’homme vertueux. C’est ce qu’on dit; je ne l’ai jamais observé .
En octobre 1890, Russell entre au Trinity College de Cambridge où, trois ans durant, il étudie les mathématiques. La vie intellectuelle qu’il y découvre l’enchante et permet à la sienne de s’épanouir. Cependant, les importants et récents travaux menés par des mathématiciens continentaux et qui ont permis de donner rigueur et cohérence au calcul et à l’analyse, n’ont toujours pas atteint la Grande-Bretagne. L’exigeant Russell, lui dont toute la vie intellectuelle est une recherche d’un véritable savoir et qui pensait le trouver dans les mathématiques plus que partout ailleurs, est amèrement déçu de celles qu’on lui enseigne. Il se tourne alors vers la philosophie; il est un moment séduit par l’idéalisme hégélien, mais s’en éloigne bien vite.
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samedi, janvier 24, 2009
HUMOUR ET MATHÉMATIQUES?
Le Devoir de ce matin annonce la parution ce printemps du livre: La vraie dureté du mental. Hockey et Philosophie (il faut probablement vivre au Québec pour comprendre ce titre:-)), un collectif que mon ami Christian Boissinot et moi avons dirigé.
Le livre est le premier d'une collection (Quand la philo fait Pop!) que nous dirigeons lui et moi aux Presses de l'Université Laval et qui se consacrera à l'examen philosophique de la culture populaire. Prochain titre (il est déjà en préparation): Humour et philosophie. (Je pense donc je ris, serait un titre possible)
J'aimerais écrire pour ce livre un texte portant sur mathématiques et humour. Plus précisément, je voudrais tenter des rapprochements entre les mathématiques et l'humour et montrer qu'il y a des points communs entre ce qui caractérise certains modes de pensée en maths et en humour.
J'ai commencé à réunir des idées. Mais je me dis que le sujet inspirera peut-être des lecteurs ou lectrices de ce blogue...Si c'est le cas, et que vous avez envie de partager vos pistes de réflexion, ne vous gênez pas!
Le livre est le premier d'une collection (Quand la philo fait Pop!) que nous dirigeons lui et moi aux Presses de l'Université Laval et qui se consacrera à l'examen philosophique de la culture populaire. Prochain titre (il est déjà en préparation): Humour et philosophie. (Je pense donc je ris, serait un titre possible)
J'aimerais écrire pour ce livre un texte portant sur mathématiques et humour. Plus précisément, je voudrais tenter des rapprochements entre les mathématiques et l'humour et montrer qu'il y a des points communs entre ce qui caractérise certains modes de pensée en maths et en humour.
J'ai commencé à réunir des idées. Mais je me dis que le sujet inspirera peut-être des lecteurs ou lectrices de ce blogue...Si c'est le cas, et que vous avez envie de partager vos pistes de réflexion, ne vous gênez pas!
LE CHÈQUE
[Billet de la série Jeux mathématiques, à paraître dans le prochain À Bâbord. J'espère que mon explication est claire.]
Cet étonnant petit problème est rapporté par Martin Gardner, qui assure qu’il circulait parmi les mathématiciens américains durant les années 50.
On pense tout d’abord que les données fournies ne permettent absolument pas de le résoudre; puis, en y réfléchissant bien, on s’aperçoit qu’il est parfaitement solvable tel que formulé.
Le voici :
Deux frères ont hérité d’un troupeau de moutons, qu’ils vendent tous au marché. Ils obtiennent pour chaque mouton un montant égal au nombre total des moutons vendus. On leur remet tout l’argent en billets de 10$, à l’exception d’une somme excédentaire de moins de dix dollars, qui leur est remise en pièces de 1$.
Les deux frères se partagent la somme reçue en disposant un à un et en deux piles les billets de 10$.L’opération complétée, le cadet dit à l’aîné :
— «C’est injuste. Tu as commencé la distribution sur ta pile et tu l’as aussi terminée sur ta pile : tu as donc reçu 10$ de plus que moi!»
Pour corriger en partie cette situation, l’aîné donne à son frère toutes les pièces de 1$.
Mais le cadet lui dit :
— «Tu m’as donné moins de 10$: tu me dois donc encore de l’argent».
— «Exact, répond l’aîné. Je vais donc te faire un chèque qui égalisera les montants».
De combien est ce chèque?
Solution
Selon les données du problème, on sait que si le troupeau comprenait n moutons, le prix de vente total obtenu par les deux frères a été n2 . Par exemple, s’il y avait deux moutons (n), ils ont été vendus deux dollars chacun, soit 4 dollars au total (2 2 = 4). S’il y avait 8 moutons, ils ont été vendus huit dollars chacun, soit 64 dollars au total (8 2 = 64). Et ainsi de suite.
On sait aussi que cette somme a été reçue en un certain nombre de billets de 10$, plus un excédent, payé en pièces de 1$. Mais nous avons aussi une autre information, précieuse : la façon dont a été fait le partage nous permet en effet d’assurer qu’il y a un nombre impair de billets de 10$. (L’aîné a en effet commencé le partage sur sa pile et l’a terminé sur sa pile).
Considérons à présent les carrés des chiffres de 1 à 20. Ce sont :
1 au carré = 1
2 " = 4
3" = 9
4" = 16
5" = 25
6" = 36
7" = 49
8" = 64
9" = 81
10" = 100
11"=121
12"=144
13"=169
14"=196
15"=225
16"=256
18"=324
19"=361
20"=400
Ce patron se reproduit ensuite, à l’infini : les carrés de 21, de 31, de 41 et ainsi de suite se terminent par 1; ceux de 22, 32, 42 etc. se terminent par 4; etc.
De plus, on note que certaines des dizaines de ces carrés sont pairs (25, 49, 64, 81, 100). Ces possibilités, qui se répètent aussi à l’infini, ne peuvent correspondre au montant recherché, qui comprend un nombre impair de dizaines. Les seuls carrés ayant un nombre impair de dizaines sont ceux qui se terminent par 6 (16, 36, 196, 256, etc.)
Conclusion? Le montant reçu doit donc nécessairement se terminer par 6. On sait de la sorte qu’il y avait ou 6 ou 14, ou 16, ou 24, ou 26, etc. moutons dans le troupeau : mais cela est sans importance. Tout ce qu’il importe de savoir pour résoudre la question posée — qui ne concerne ni le nombre de moutons vendus, ni le montant total de la vente — c’est que le montant reçu se terminait pas 6 — autrement dit, que les deux frères ont reçu six pièces de 1$.
Après que le premier partage, celui des billets de 10$, a été fait, l’aîné a donc remis à son cadet qui s’était plaint ces 6 pièces de 1$. Le cadet s’est évidemment plaint de nouveau: il avait reçu quatre dollars de moins que son aîné.
Pour combler cet écart, l’aîné a donc fait à son cadet un chèque de….
Bien des gens répondent ici 4$. Mais, pensez-y bien : la réponse est 2$.
Cet étonnant petit problème est rapporté par Martin Gardner, qui assure qu’il circulait parmi les mathématiciens américains durant les années 50.
On pense tout d’abord que les données fournies ne permettent absolument pas de le résoudre; puis, en y réfléchissant bien, on s’aperçoit qu’il est parfaitement solvable tel que formulé.
Le voici :
Deux frères ont hérité d’un troupeau de moutons, qu’ils vendent tous au marché. Ils obtiennent pour chaque mouton un montant égal au nombre total des moutons vendus. On leur remet tout l’argent en billets de 10$, à l’exception d’une somme excédentaire de moins de dix dollars, qui leur est remise en pièces de 1$.
Les deux frères se partagent la somme reçue en disposant un à un et en deux piles les billets de 10$.L’opération complétée, le cadet dit à l’aîné :
— «C’est injuste. Tu as commencé la distribution sur ta pile et tu l’as aussi terminée sur ta pile : tu as donc reçu 10$ de plus que moi!»
Pour corriger en partie cette situation, l’aîné donne à son frère toutes les pièces de 1$.
Mais le cadet lui dit :
— «Tu m’as donné moins de 10$: tu me dois donc encore de l’argent».
— «Exact, répond l’aîné. Je vais donc te faire un chèque qui égalisera les montants».
De combien est ce chèque?
Solution
Selon les données du problème, on sait que si le troupeau comprenait n moutons, le prix de vente total obtenu par les deux frères a été n2 . Par exemple, s’il y avait deux moutons (n), ils ont été vendus deux dollars chacun, soit 4 dollars au total (2 2 = 4). S’il y avait 8 moutons, ils ont été vendus huit dollars chacun, soit 64 dollars au total (8 2 = 64). Et ainsi de suite.
On sait aussi que cette somme a été reçue en un certain nombre de billets de 10$, plus un excédent, payé en pièces de 1$. Mais nous avons aussi une autre information, précieuse : la façon dont a été fait le partage nous permet en effet d’assurer qu’il y a un nombre impair de billets de 10$. (L’aîné a en effet commencé le partage sur sa pile et l’a terminé sur sa pile).
Considérons à présent les carrés des chiffres de 1 à 20. Ce sont :
1 au carré = 1
2 " = 4
3" = 9
4" = 16
5" = 25
6" = 36
7" = 49
8" = 64
9" = 81
10" = 100
11"=121
12"=144
13"=169
14"=196
15"=225
16"=256
18"=324
19"=361
20"=400
Ce patron se reproduit ensuite, à l’infini : les carrés de 21, de 31, de 41 et ainsi de suite se terminent par 1; ceux de 22, 32, 42 etc. se terminent par 4; etc.
De plus, on note que certaines des dizaines de ces carrés sont pairs (25, 49, 64, 81, 100). Ces possibilités, qui se répètent aussi à l’infini, ne peuvent correspondre au montant recherché, qui comprend un nombre impair de dizaines. Les seuls carrés ayant un nombre impair de dizaines sont ceux qui se terminent par 6 (16, 36, 196, 256, etc.)
Conclusion? Le montant reçu doit donc nécessairement se terminer par 6. On sait de la sorte qu’il y avait ou 6 ou 14, ou 16, ou 24, ou 26, etc. moutons dans le troupeau : mais cela est sans importance. Tout ce qu’il importe de savoir pour résoudre la question posée — qui ne concerne ni le nombre de moutons vendus, ni le montant total de la vente — c’est que le montant reçu se terminait pas 6 — autrement dit, que les deux frères ont reçu six pièces de 1$.
Après que le premier partage, celui des billets de 10$, a été fait, l’aîné a donc remis à son cadet qui s’était plaint ces 6 pièces de 1$. Le cadet s’est évidemment plaint de nouveau: il avait reçu quatre dollars de moins que son aîné.
Pour combler cet écart, l’aîné a donc fait à son cadet un chèque de….
Bien des gens répondent ici 4$. Mais, pensez-y bien : la réponse est 2$.
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vendredi, janvier 23, 2009
LES CINQ CUBAINS
[Pour le prochain Siné Hebdo]
Deux manifestes faussetés, pour commencer.
La première, du Gouvernement américain : on a le droit de bombarder tout pays qui abrite des terroristes qui menacent notre territoire. On vomit.
La deuxième, de Ben Laden : les attentats du 11 septembre sont justifiés du fait que tous les américains sont responsables des actions de leur gouvernement. On vomit encore.
À présent, suivez bien.
La deuxième maxime est au fondement de la politique menée par le Gouvernement américain contre Cuba depuis la révolution de 1959. Celle-ci vise en effet explicitement à faire subir aux Cubains «toutes les plaies du monde» afin de leur faire renverser leur gouvernement. D’où l’interminable embargo maintenu contre l’Île, en même temps que les innombrables attentats et actes terroristes qui y ont été conduits, depuis l’Opération Mongoose en passant par la Baie des Cochons. Bilan : plus de 3 000 morts et d’innombrables blessés.
Or, ces actes terroristes proviennent pour l’essentiel des Etats-Unis : ils ont été menés par des exilés Cubains qui résident à Miami financés et entraînés par le Gouvernement américain, sur le territoire même des Etats-Unis.
Dès lors, selon la première maxime admise par le gouvernement américain, …
Cuba a procédé autrement.
Elle a infiltré les groupes terroristes de Miami, afin d’obtenir des informations sur les actions planifiées. En 1998, Cuba en a informé le Gouvernement américain, lui dévoilant au passage un très grande nombre d’informations recueillies, mais aussi les noms de cinq de ses agents.
Les terroristes n’ont pas été inquiétés. Mais les cinq ont été arrêtés et, au terme de procédures juridiques iniques, ils sont désormais en prison — depuis plus de dix ans déjà et à vie pour quatre d’entre eux. Leur procès s’est déroulé à Miami, ce qui est inconcevable.
L’un des cinq, Fernando González, surveillait notamment Orlando Bosch, un terroriste notoire impliqué dans l'attentat contre le vol Cubana 455 en 1976 qui a fait 73 morts.
González est en prison. Bosch est libre suite à un pardon présidentiel accordé par Bush le Premier. Il vit à Miami et se paie parfois le luxe de passer à la télé.
Tout cela suggère une dernière maxime à vomir : on peut tout à fait être en prison pour avoir combattu le terrorisme. Où ça? À Miami.
Obama vient d’annoncer qu’il va fermer Gitmo. Excellente nouvelle. Sur sa lancée, il devrait renvoyer chez eux les cinq Cubains. Appuyer la campagne internationale menée pour eux est une manière de l’y encourager. Vous pouvez le faire depuis:[http://freethefive.org/]
Si vous n’aviez jamais entendu parler des Cinq de Cuba, sachez que leur procès s’est déroulé au même moment où l’affaire Elian Gonzalez enflammait le quartier de la «Petite Havane» de Miami.
Elian Gonzalez? C’est ce petit garçon de 6 ans qui avait survécu au naufrage de l’embarcation où avait péri sa mère qui fuyait Cuba et que son père, resté là-bas, voulait récupérer.
Cette histoire-là, je soupçonne que vous vous en souvenez très bien.
Il y a là de quoi méditer sur les médias d’information, non?
Deux manifestes faussetés, pour commencer.
La première, du Gouvernement américain : on a le droit de bombarder tout pays qui abrite des terroristes qui menacent notre territoire. On vomit.
La deuxième, de Ben Laden : les attentats du 11 septembre sont justifiés du fait que tous les américains sont responsables des actions de leur gouvernement. On vomit encore.
À présent, suivez bien.
La deuxième maxime est au fondement de la politique menée par le Gouvernement américain contre Cuba depuis la révolution de 1959. Celle-ci vise en effet explicitement à faire subir aux Cubains «toutes les plaies du monde» afin de leur faire renverser leur gouvernement. D’où l’interminable embargo maintenu contre l’Île, en même temps que les innombrables attentats et actes terroristes qui y ont été conduits, depuis l’Opération Mongoose en passant par la Baie des Cochons. Bilan : plus de 3 000 morts et d’innombrables blessés.
Or, ces actes terroristes proviennent pour l’essentiel des Etats-Unis : ils ont été menés par des exilés Cubains qui résident à Miami financés et entraînés par le Gouvernement américain, sur le territoire même des Etats-Unis.
Dès lors, selon la première maxime admise par le gouvernement américain, …
Cuba a procédé autrement.
Elle a infiltré les groupes terroristes de Miami, afin d’obtenir des informations sur les actions planifiées. En 1998, Cuba en a informé le Gouvernement américain, lui dévoilant au passage un très grande nombre d’informations recueillies, mais aussi les noms de cinq de ses agents.
Les terroristes n’ont pas été inquiétés. Mais les cinq ont été arrêtés et, au terme de procédures juridiques iniques, ils sont désormais en prison — depuis plus de dix ans déjà et à vie pour quatre d’entre eux. Leur procès s’est déroulé à Miami, ce qui est inconcevable.
L’un des cinq, Fernando González, surveillait notamment Orlando Bosch, un terroriste notoire impliqué dans l'attentat contre le vol Cubana 455 en 1976 qui a fait 73 morts.
González est en prison. Bosch est libre suite à un pardon présidentiel accordé par Bush le Premier. Il vit à Miami et se paie parfois le luxe de passer à la télé.
Tout cela suggère une dernière maxime à vomir : on peut tout à fait être en prison pour avoir combattu le terrorisme. Où ça? À Miami.
Obama vient d’annoncer qu’il va fermer Gitmo. Excellente nouvelle. Sur sa lancée, il devrait renvoyer chez eux les cinq Cubains. Appuyer la campagne internationale menée pour eux est une manière de l’y encourager. Vous pouvez le faire depuis:[http://freethefive.org/]
Si vous n’aviez jamais entendu parler des Cinq de Cuba, sachez que leur procès s’est déroulé au même moment où l’affaire Elian Gonzalez enflammait le quartier de la «Petite Havane» de Miami.
Elian Gonzalez? C’est ce petit garçon de 6 ans qui avait survécu au naufrage de l’embarcation où avait péri sa mère qui fuyait Cuba et que son père, resté là-bas, voulait récupérer.
Cette histoire-là, je soupçonne que vous vous en souvenez très bien.
Il y a là de quoi méditer sur les médias d’information, non?
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jeudi, janvier 22, 2009
mercredi, janvier 21, 2009
RICK WARREN PARLE ...
... et c'est franchement débile autant que terrifiant.
Il s'agit bien entendu du pasteur qui a prononcé le «sermon» lors de l'investiture d'Obama.
Il s'agit bien entendu du pasteur qui a prononcé le «sermon» lors de l'investiture d'Obama.
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mardi, janvier 20, 2009
HASBARA; ET QUELQUES CONTRE-POISONS
[Chronique pour le prochain Monde Libertaire]
Dans un récent et fort intéressant ouvrage, le philosophe britannique Stephen Law réunit une quinzaine de collaborateurs qui discutent de l’éventuelle légitimité du recours au terrorisme par les Palestiniens au Moyen-Orient (1) .
Le texte pivot de cet ouvrage est celui de Ted Honderich, qui l’ouvre. Honderich est bien connu pour défendre la thèse controversée qu’il avance cette fois encore, à savoir que les Palestiniens ont un droit légitime de recourir à des actes terroristes. Les justifications qu’il avance en faveur de cette conclusion — et d’autres sujets encore — sont ensuite examinées par les autres auteurs et Honderich leur répond dans le Postscript qui clôt l’ouvrage.
C’est une lecture d’un très grand intérêt, et quelle que soit la position qu’on peut avoir sur la question débattue, il est hautement instructif de la confronter aux arguments et contre-arguments des uns et des autres.
Noam Chomsky a participé à ce livre et sa contribution s’intitule : «Terrorisme et justice : quelques truismes utiles». Elle a le mérite de rappeler à quel point, loin de ces par ailleurs indispensables débats philosophiques, les habituelles discussions de tout ce qui concerne Israël et la Palestine, au sein des médias et dans l’opinion, aux Etats-Unis, se conduisent trop souvent dans un oubli des plus élémentaires truismes moraux joint à une méconnaissance de faits qui est parfois stupéfiante.
Operation Cast lead
Les événements en cours à Gaza (d’où, au moment où j’écris ceci, Israël annonce un retrait progressif de son armée) l’ont, une fois de plus, amplement montré.
Tout commence le 27 décembre 2008, alors qu’Israël lance l’Opération Cast Lead, un assaut d’une extraordinaire violence et hors de toute proportion contre Gaza et les tirs de roquette criminels et politiquement contre-productifs du Hamas. La date et l’heure précise du déclenchement de cette opération longuement planifiée ont été soigneusement pensées : on a voulu la commencer avant que le nouveau Président américain n’entre en fonction, de manière à bénéficier de l’indéfectible support qu’on était certain d’avoir de l’administration Bush; on a choisi de la débuter à 11h30, heure à laquelle les enfants sortent de l’école pour aller manger et où commence pour les civils l’importante activité du midi.
Ce qu’on a pu observer à partir de ce moment-là, dans la plupart des grands médias nord-américains comme ailleurs, c’est au déploiement d’une minutieuse opération de relations publiques menée dans le cadre de ce que le Gouvernement d’Israël appelle hasbara.
Il va de soi que le premier souci de la propagande est de ne pas être perçue comme telle et donc, a fortiori, de ne pas être nommée comme telle.
Le Gouvernement d’Israël l’a parfaitement compris et c’est pourquoi son énorme machine qui, depuis des années, mène en parallèle et sur les esprits, la guerre que son armée mène sur le terrain, est une machine à expliquer — ce qui est la traduction du mot hébreu hasbara. La prémisse de cette pratique est que ce que fait l’État d’Israël étant toujours et par définition raisonnable et vertueux, il suffira de l’expliquer aux personnes confuses qui n’en sont pas d’accord pour qu’elles le comprennent enfin. Sinon, cela va sans dire, ce sont des anti-sémites.
Cette entreprise d’explication est particulièrement rodée et déployée de manière systématique depuis l’invasion du Liban en 1982 (appelée par Israël «Opération Paix en Galilée» (sic)), qui avait été très sévèrement jugée par la communauté internationale.
Les autorités politiques et militaires d’Israël ont alors pleinement compris l’importance d’«expliquer» et élaboré diverses stratégies pour ce faire. Le succès de cette entreprise a été considérable, tout particulièrement aux Etats-Unis, et on peut aujourd’hui sans risque affirmer que les grands médias américains sont, eux aussi, dans une très substantielle mesure, des territoires occupés : au point où il arrive même que des informations et points de vue pourtant exposés dans la presse israélienne ne sauraient l’être aux États-Unis.
Comment procède «l’explication»
Une première ligne d’intervention a consisté à former diplomates et autres porte-paroles et à les préparer à affronter les médias.
Une deuxième, à créer et maintenir des contacts avec les journalistes, à leur fournir quantité de documents, communiqués de presse, images, textes et informations, sans oublier des repas, voyages, séminaires et autres cadeaux.
Une autre stratégie déployée a consisté à carrément embaucher des firmes de relations publiques américaines.
On a également mis sur pieds de nombreuses organisations privées, juives ou chrétiennes, qui sont en mesure de diffuser la ligne officielle. Parmi les plus connues et les plus influentes de ces organisations on pourra nommer l’AIPAC, l’American Israel Public Affairs Committee, dont on peut suivre les activités ici : [http://www.aipac.org/] et The Israel Project [http://www.theisraelproject.org/site/]. Ce dernier organisme assurait le 2 janvier que «les organismes d’aide internationale assurent que entrepôts [de nourriture] à Gaza sont remplis à pleine capacité» et permettront de tenir deux semaines sans ravitaillement, reprenant ainsi un communiqué du Ministère des affaires étrangères d’Israël (2).
Ces diverses mesures ayant été solidement implantées, le point de vue officiel et la perspective à partir de laquelle on souhaite que les événements soient décrits tendent, de manière très prépondérante, à être celui qui est présenté dans les grands médias américains.
Lorsque des points de vue qui déplaisent ou qui sont trop hostiles à la position officielle y apparaissent néanmoins, divers autres groupes entrent en jeu pour accomplir leur rôle de chiens de garde.
Parmi les plus efficaces, on retrouve l’Anti-Defamation League [http://www.adl.org/]; Palestinian Media Watch [http://www.pmw.org.il/]; et CAMERA, soit le Committee for Accuracy in Middle East Reporting in America [http://www.camera.org/].
Les personnes ou institutions trouvées coupables sont sommées de s’amender; on pourra utiliser pour cela diverses tactiques de harcèlement, notamment des demandes de renvoi, des campagnes de lettres aux éditeurs, et ainsi de suite, toutes choses auxquelles les médias et journalistes américains se sont montrés extrêmement sensibles.
On ne peut s’empêcher de rapprocher de tout cela ce qui est arrivé récemment à Richard Falk, qui est pourtant le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits de l’homme : alors qu’il se trouvait en Israël, Falk a été détenu, fouillé, puis déporté.
Choisir ses mots
Comme on pouvait s’y attendre, le choix des mots utilisés pour décrire les événements est de toute première importance pour une hasbara réussie : «[…] appeler des manifestants des «jeunes» crée une tout autre impression que les appeler des enfants. Il est important que les activistes oeuvrant pour Israël soient sensibles aux subtiles différences de signification que peuvent donner des mots bien choisis. Nommez des ‘manifestations’ des ‘émeutes’, appelez les ‘organisations politiques palestiniennes ‘ des ‘organisations terroristes’; et ainsi de suite. Il est bien difficile de gagner contre des insultes (3) ». L’accusation d’antisémitisme permet elle aussi de marquer des points.
Et c’est ainsi que ce qui se déroule en ce moment à Gaza est appelé crise par CAMERA. Ou que dans les médias américains, les porte-parole d’Israël ont volontiers droit à leurs titres, tandis que ceux des Palestiniens sont souvent appelés des Barbus ou des terroristes, des hommes forts (strongmen), ou, au mieux, des chefs, comme dans «chef de bande».
Un autre exemple montrera l’importance du choix des mots. Un récent article d’un media canadien portait en effet en titre : «World leaders call for a ceasefire as more civilians die(4) ». Ces civils meurent. Seuls et sans l’aide de personne.
Pour la même raison, la hasbara a réussi à faire appeler guerre ce qui ne mérite pas ce nom et, avec les années, à faire en sorte que des attaques contre les palestiniens soient appelées des «incursions».
Occulter l’histoire pour masquer le présent
Mais c’est surtout en réussissant à largement occulter tout le contexte des événements en cours et toute l’histoire qui y conduit — l’occupation illégale de territoires, l’embargo qui y rend la vie impossible et la colonisation qui se poursuit — que la hasbara est efficace . En 2001, FAIR établissait que 4% seulement des reportages à la télévision américaine portant sur la région parlaient de l’occupation!
Il faut ainsi chercher attentivement pour retrouver dans le tableau qui est proposé aux Nord-Américains les efforts incessants de l’État d’Israël pour annexer et coloniser des territoires ou son refus de se conformer au droit International ainsi qu’aux aux résolutions du Conseil de Sécurité de l’ONU (notamment à la résolution 242). De sorte qu’Israël, qui est l’occupant, qui maintient, contre la ferme résolution des Nations Unies, des milliers d’hommes en armes sur un territoire étranger, est typiquement donné comme réagissant à des attaques et se trouvant en état de légitime défense contre des fauteurs de troubles haineux.
Quant aux destructions de domiciles, aux mauvais traitements, à la torture, aux check points qui rendent interminables les déplacements, aux humiliations, aux ambulances bloquées, aux dénis d’assistance humanitaire, d’éducation ou d’eau, hasbara assure qu’ils n’existent pas ou si peu.
Pour finir, les Etats-Unis sont typiquement présentés comme un arbitre neutre, cherchant à rapprocher les deux parties — et pas comme le pays qui, à coups de milliards, a fait d’Israël une des premières puissances militaires au monde, une base pour le contrôle du pétrole de la région et qui a mis des dizaines de fois son véto sur des résolutions des Nations Unies qui pouvaient mettre fin à des décennies de carnage.
Rappelons donc qu’en ce moment, les avions qui bombardent Gaza sont des F-16 américains, tout comme les hélicoptères d’attaque sont des Apache, eux aussi américains, tout cela faisant partie des largesses des contribuables américains qui donnent bien malgré eux quelque 3 milliards $ par an en aide militaire à Israël.
J’ignore si sont aussi américaines ces bombes à phosphore que des organisations humanitaires accusent Israël d’utiliser ces jours-ci, illégalement parce que contre des civils, dans le but, assurent ces organisations, de causer le plus de mutilations possible parmi la population de Gaza, espérant ainsi la retourner contre le Hamas .
Tous ces efforts d’explication se déroulent donc de nouveau en ce moment, pendant cet horrible carnage à Gaza, et la hasbara a rendu extrêmement difficile, en Amérique du Nord, l’accès à certains faits sur lesquels pourraient s’appliquer ces élémentaires «truismes moraux» dont parle Chomsky.
Il est en ce sens remarquable que des gens résistent malgré tout à ce barrage propagandiste et descendent dans la rue pour crier leur opposition. Dans bien des cas c’est pour s’être informé ailleurs, et mieux.
Voici à ce propos quelques suggestions de ressources qui aident selon moi à avoir une perspective plus juste sur les événements en cours et plus largement sur la situation au Moyen Orient.
Quelques ressources
Le film Peace, Propaganda and the Promised Land démontre bien les mécanismes de propagande mis en place dans le cadre de la habara. On peut le visionner sur You Tube.
Stephen Shalom a rédigé un excellent FAQ sur Gaza. On peut le lire à : [http://www.zcommunications.org/znet/viewArticle/20269 ]. Shalom renvoie à plusieurs sites et documents.
À mon avis, l’ouvrage le plus clair sur le sujet est celui de Chomsky, traduit en français dans sa version récemment mise à jour: Israël, Palestine, Etats-Unis : le triangle fatidique, Écosociété, Montréal, 2006.
Z Net reste une ressource très riche et fiable. On y accède via : [http://www.zcommunications.org/]Vous trouverez là énormément de choses, dont un forum pour échanger avec plein de gens dont Shalom et Chomsky.
The Guardian, de Londres, fait un travail bien meilleur que la plupart des grands journaux que je connais. Sa section Comment is free est particulièrement intéressante.
Je suis moins familier avec les médias français, mais Acrimed fait sur eux un excellent travail critique qui donne à penser qu’ils ne sont souvent pas meilleurs que ceux d’Amérique du Nord.[ http://www.acrimed.org/article3042.html] et [http://www.acrimed.org/article3044.html]
NOTES
(1) LAW, Stephen, (Ed.), Israel, Palestine and Terror, Continuum, London, 2008.
(2) The Israel Project, "Fiction vs. Fact: Israel and the Situation in Gaza: 6 Common Fabrications." Cité par S. Shalom, qui rappelle que le Comité Aviseur du Israel Project comprend 22 membres du Congrès des Etats-Unis appartenant aux deux partis.[ http://www.zcommunications.org/znet/viewArticle/20269]
(3) Recherche sur nexislexis au mot-clé “Hasbara” dans les Major U.S. and World Publications, cité sur wikipedia à : [http://en.wikipedia.org/wiki/Hasbara]
(4) http://www.cbc.ca/world/story/2009/01/05/gaza-attacks.html
(5) Ces bombes et d’autres armes semblables sont évoquées par Jonathan Cook : «Is Gaza a testing ground for expérimental weapons?», Golbal research, 13 janvier 2009. [http://www.globalresearch.ca/index.php?context=va&aid=11770]
Dans un récent et fort intéressant ouvrage, le philosophe britannique Stephen Law réunit une quinzaine de collaborateurs qui discutent de l’éventuelle légitimité du recours au terrorisme par les Palestiniens au Moyen-Orient (1) .
Le texte pivot de cet ouvrage est celui de Ted Honderich, qui l’ouvre. Honderich est bien connu pour défendre la thèse controversée qu’il avance cette fois encore, à savoir que les Palestiniens ont un droit légitime de recourir à des actes terroristes. Les justifications qu’il avance en faveur de cette conclusion — et d’autres sujets encore — sont ensuite examinées par les autres auteurs et Honderich leur répond dans le Postscript qui clôt l’ouvrage.
C’est une lecture d’un très grand intérêt, et quelle que soit la position qu’on peut avoir sur la question débattue, il est hautement instructif de la confronter aux arguments et contre-arguments des uns et des autres.
Noam Chomsky a participé à ce livre et sa contribution s’intitule : «Terrorisme et justice : quelques truismes utiles». Elle a le mérite de rappeler à quel point, loin de ces par ailleurs indispensables débats philosophiques, les habituelles discussions de tout ce qui concerne Israël et la Palestine, au sein des médias et dans l’opinion, aux Etats-Unis, se conduisent trop souvent dans un oubli des plus élémentaires truismes moraux joint à une méconnaissance de faits qui est parfois stupéfiante.
Operation Cast lead
Les événements en cours à Gaza (d’où, au moment où j’écris ceci, Israël annonce un retrait progressif de son armée) l’ont, une fois de plus, amplement montré.
Tout commence le 27 décembre 2008, alors qu’Israël lance l’Opération Cast Lead, un assaut d’une extraordinaire violence et hors de toute proportion contre Gaza et les tirs de roquette criminels et politiquement contre-productifs du Hamas. La date et l’heure précise du déclenchement de cette opération longuement planifiée ont été soigneusement pensées : on a voulu la commencer avant que le nouveau Président américain n’entre en fonction, de manière à bénéficier de l’indéfectible support qu’on était certain d’avoir de l’administration Bush; on a choisi de la débuter à 11h30, heure à laquelle les enfants sortent de l’école pour aller manger et où commence pour les civils l’importante activité du midi.
Ce qu’on a pu observer à partir de ce moment-là, dans la plupart des grands médias nord-américains comme ailleurs, c’est au déploiement d’une minutieuse opération de relations publiques menée dans le cadre de ce que le Gouvernement d’Israël appelle hasbara.
Il va de soi que le premier souci de la propagande est de ne pas être perçue comme telle et donc, a fortiori, de ne pas être nommée comme telle.
Le Gouvernement d’Israël l’a parfaitement compris et c’est pourquoi son énorme machine qui, depuis des années, mène en parallèle et sur les esprits, la guerre que son armée mène sur le terrain, est une machine à expliquer — ce qui est la traduction du mot hébreu hasbara. La prémisse de cette pratique est que ce que fait l’État d’Israël étant toujours et par définition raisonnable et vertueux, il suffira de l’expliquer aux personnes confuses qui n’en sont pas d’accord pour qu’elles le comprennent enfin. Sinon, cela va sans dire, ce sont des anti-sémites.
Cette entreprise d’explication est particulièrement rodée et déployée de manière systématique depuis l’invasion du Liban en 1982 (appelée par Israël «Opération Paix en Galilée» (sic)), qui avait été très sévèrement jugée par la communauté internationale.
Les autorités politiques et militaires d’Israël ont alors pleinement compris l’importance d’«expliquer» et élaboré diverses stratégies pour ce faire. Le succès de cette entreprise a été considérable, tout particulièrement aux Etats-Unis, et on peut aujourd’hui sans risque affirmer que les grands médias américains sont, eux aussi, dans une très substantielle mesure, des territoires occupés : au point où il arrive même que des informations et points de vue pourtant exposés dans la presse israélienne ne sauraient l’être aux États-Unis.
Comment procède «l’explication»
Une première ligne d’intervention a consisté à former diplomates et autres porte-paroles et à les préparer à affronter les médias.
Une deuxième, à créer et maintenir des contacts avec les journalistes, à leur fournir quantité de documents, communiqués de presse, images, textes et informations, sans oublier des repas, voyages, séminaires et autres cadeaux.
Une autre stratégie déployée a consisté à carrément embaucher des firmes de relations publiques américaines.
On a également mis sur pieds de nombreuses organisations privées, juives ou chrétiennes, qui sont en mesure de diffuser la ligne officielle. Parmi les plus connues et les plus influentes de ces organisations on pourra nommer l’AIPAC, l’American Israel Public Affairs Committee, dont on peut suivre les activités ici : [http://www.aipac.org/] et The Israel Project [http://www.theisraelproject.org/site/]. Ce dernier organisme assurait le 2 janvier que «les organismes d’aide internationale assurent que entrepôts [de nourriture] à Gaza sont remplis à pleine capacité» et permettront de tenir deux semaines sans ravitaillement, reprenant ainsi un communiqué du Ministère des affaires étrangères d’Israël (2).
Ces diverses mesures ayant été solidement implantées, le point de vue officiel et la perspective à partir de laquelle on souhaite que les événements soient décrits tendent, de manière très prépondérante, à être celui qui est présenté dans les grands médias américains.
Lorsque des points de vue qui déplaisent ou qui sont trop hostiles à la position officielle y apparaissent néanmoins, divers autres groupes entrent en jeu pour accomplir leur rôle de chiens de garde.
Parmi les plus efficaces, on retrouve l’Anti-Defamation League [http://www.adl.org/]; Palestinian Media Watch [http://www.pmw.org.il/]; et CAMERA, soit le Committee for Accuracy in Middle East Reporting in America [http://www.camera.org/].
Les personnes ou institutions trouvées coupables sont sommées de s’amender; on pourra utiliser pour cela diverses tactiques de harcèlement, notamment des demandes de renvoi, des campagnes de lettres aux éditeurs, et ainsi de suite, toutes choses auxquelles les médias et journalistes américains se sont montrés extrêmement sensibles.
On ne peut s’empêcher de rapprocher de tout cela ce qui est arrivé récemment à Richard Falk, qui est pourtant le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits de l’homme : alors qu’il se trouvait en Israël, Falk a été détenu, fouillé, puis déporté.
Choisir ses mots
Comme on pouvait s’y attendre, le choix des mots utilisés pour décrire les événements est de toute première importance pour une hasbara réussie : «[…] appeler des manifestants des «jeunes» crée une tout autre impression que les appeler des enfants. Il est important que les activistes oeuvrant pour Israël soient sensibles aux subtiles différences de signification que peuvent donner des mots bien choisis. Nommez des ‘manifestations’ des ‘émeutes’, appelez les ‘organisations politiques palestiniennes ‘ des ‘organisations terroristes’; et ainsi de suite. Il est bien difficile de gagner contre des insultes (3) ». L’accusation d’antisémitisme permet elle aussi de marquer des points.
Et c’est ainsi que ce qui se déroule en ce moment à Gaza est appelé crise par CAMERA. Ou que dans les médias américains, les porte-parole d’Israël ont volontiers droit à leurs titres, tandis que ceux des Palestiniens sont souvent appelés des Barbus ou des terroristes, des hommes forts (strongmen), ou, au mieux, des chefs, comme dans «chef de bande».
Un autre exemple montrera l’importance du choix des mots. Un récent article d’un media canadien portait en effet en titre : «World leaders call for a ceasefire as more civilians die(4) ». Ces civils meurent. Seuls et sans l’aide de personne.
Pour la même raison, la hasbara a réussi à faire appeler guerre ce qui ne mérite pas ce nom et, avec les années, à faire en sorte que des attaques contre les palestiniens soient appelées des «incursions».
Occulter l’histoire pour masquer le présent
Mais c’est surtout en réussissant à largement occulter tout le contexte des événements en cours et toute l’histoire qui y conduit — l’occupation illégale de territoires, l’embargo qui y rend la vie impossible et la colonisation qui se poursuit — que la hasbara est efficace . En 2001, FAIR établissait que 4% seulement des reportages à la télévision américaine portant sur la région parlaient de l’occupation!
Il faut ainsi chercher attentivement pour retrouver dans le tableau qui est proposé aux Nord-Américains les efforts incessants de l’État d’Israël pour annexer et coloniser des territoires ou son refus de se conformer au droit International ainsi qu’aux aux résolutions du Conseil de Sécurité de l’ONU (notamment à la résolution 242). De sorte qu’Israël, qui est l’occupant, qui maintient, contre la ferme résolution des Nations Unies, des milliers d’hommes en armes sur un territoire étranger, est typiquement donné comme réagissant à des attaques et se trouvant en état de légitime défense contre des fauteurs de troubles haineux.
Quant aux destructions de domiciles, aux mauvais traitements, à la torture, aux check points qui rendent interminables les déplacements, aux humiliations, aux ambulances bloquées, aux dénis d’assistance humanitaire, d’éducation ou d’eau, hasbara assure qu’ils n’existent pas ou si peu.
Pour finir, les Etats-Unis sont typiquement présentés comme un arbitre neutre, cherchant à rapprocher les deux parties — et pas comme le pays qui, à coups de milliards, a fait d’Israël une des premières puissances militaires au monde, une base pour le contrôle du pétrole de la région et qui a mis des dizaines de fois son véto sur des résolutions des Nations Unies qui pouvaient mettre fin à des décennies de carnage.
Rappelons donc qu’en ce moment, les avions qui bombardent Gaza sont des F-16 américains, tout comme les hélicoptères d’attaque sont des Apache, eux aussi américains, tout cela faisant partie des largesses des contribuables américains qui donnent bien malgré eux quelque 3 milliards $ par an en aide militaire à Israël.
J’ignore si sont aussi américaines ces bombes à phosphore que des organisations humanitaires accusent Israël d’utiliser ces jours-ci, illégalement parce que contre des civils, dans le but, assurent ces organisations, de causer le plus de mutilations possible parmi la population de Gaza, espérant ainsi la retourner contre le Hamas .
Tous ces efforts d’explication se déroulent donc de nouveau en ce moment, pendant cet horrible carnage à Gaza, et la hasbara a rendu extrêmement difficile, en Amérique du Nord, l’accès à certains faits sur lesquels pourraient s’appliquer ces élémentaires «truismes moraux» dont parle Chomsky.
Il est en ce sens remarquable que des gens résistent malgré tout à ce barrage propagandiste et descendent dans la rue pour crier leur opposition. Dans bien des cas c’est pour s’être informé ailleurs, et mieux.
Voici à ce propos quelques suggestions de ressources qui aident selon moi à avoir une perspective plus juste sur les événements en cours et plus largement sur la situation au Moyen Orient.
Quelques ressources
Le film Peace, Propaganda and the Promised Land démontre bien les mécanismes de propagande mis en place dans le cadre de la habara. On peut le visionner sur You Tube.
Stephen Shalom a rédigé un excellent FAQ sur Gaza. On peut le lire à : [http://www.zcommunications.org/znet/viewArticle/20269 ]. Shalom renvoie à plusieurs sites et documents.
À mon avis, l’ouvrage le plus clair sur le sujet est celui de Chomsky, traduit en français dans sa version récemment mise à jour: Israël, Palestine, Etats-Unis : le triangle fatidique, Écosociété, Montréal, 2006.
Z Net reste une ressource très riche et fiable. On y accède via : [http://www.zcommunications.org/]Vous trouverez là énormément de choses, dont un forum pour échanger avec plein de gens dont Shalom et Chomsky.
The Guardian, de Londres, fait un travail bien meilleur que la plupart des grands journaux que je connais. Sa section Comment is free est particulièrement intéressante.
Je suis moins familier avec les médias français, mais Acrimed fait sur eux un excellent travail critique qui donne à penser qu’ils ne sont souvent pas meilleurs que ceux d’Amérique du Nord.[ http://www.acrimed.org/article3042.html] et [http://www.acrimed.org/article3044.html]
NOTES
(1) LAW, Stephen, (Ed.), Israel, Palestine and Terror, Continuum, London, 2008.
(2) The Israel Project, "Fiction vs. Fact: Israel and the Situation in Gaza: 6 Common Fabrications." Cité par S. Shalom, qui rappelle que le Comité Aviseur du Israel Project comprend 22 membres du Congrès des Etats-Unis appartenant aux deux partis.[ http://www.zcommunications.org/znet/viewArticle/20269]
(3) Recherche sur nexislexis au mot-clé “Hasbara” dans les Major U.S. and World Publications, cité sur wikipedia à : [http://en.wikipedia.org/wiki/Hasbara]
(4) http://www.cbc.ca/world/story/2009/01/05/gaza-attacks.html
(5) Ces bombes et d’autres armes semblables sont évoquées par Jonathan Cook : «Is Gaza a testing ground for expérimental weapons?», Golbal research, 13 janvier 2009. [http://www.globalresearch.ca/index.php?context=va&aid=11770]
Libellés :
gaza,
Hamas,
Monde Libertaire,
Normand Baillageon
OBAMA : L’HEURE DE VÉRITÉ APROCHE
[Billet pour Alternatives]
L’euphorique investiture d’Obama a porté à son comble les espoirs suscités par sa campagne.
On se félicite, avec raison et moi le premier, de l’élection d’un Noir qui défend quelques idées progressistes à la Maison Blanche — même si cette élection a été l’occasion pour une certaine intelligentsia de promouvoir une bien niaise américanophilie.
Que fera à présent Obama?
Pour éviter de trop amères désillusions, je recommande de plonger un instant la tête dans les eaux glacées d’une minimale lucidité.
Sans nier l’importance de cette base militante qui a travaillé très fort pour lui — j’y reviendrai —, il faut d’abord se rappeler qu’Obama occupe des fonctions que personne ne peut occuper sans avoir gagné à ce jeu de relations publiques largement coordonné et mis en scène par les institutions dominantes et obtenu leur assentiment.
Par ailleurs, son gain, minimal (près de la moitié des votards (46%) ont choisi le tandem McCain-Palin), il le doit en partie au fait d’avoir su se présenter comme une sorte de tableau vierge sur lequel chacun a été invité à écrire ce qu’il voulait. À ces mots pouvant recouvrir à peu près tout ce qu’on voudra (par exemple : «espoir», «changement», «on le peut»), chacun a entendu ce qu’il voulait bien entendre. Des interprétations bien divergentes ont d’ailleurs déjà été données de ce que ces mots signifient en matière de relations internationales, d’économie, de justice sociale, de droits humains et de politiques environnementales, qui sont parmi les plus importants chantiers qui attendent Obama.
Le moment des gestes est arrivé. C’est celui sur lequel on juge un politicien. En fait, il a commencé avec les nominations faites par Obama.
Considérons l’économie.
L’ex-professeur de l’Université de Chicago, a annoncé dès novembre dernier des choix que ne renieraient pas les curés fanatiques du tout-au-marché qui y prêchent. Qu’on en juge.
Thimothy Geitner, principal architecte des récents renflouements d’innombrables institutions financières, sera Secrétaire du Trésor.
Lawrence Summer, ex-conseiller de Reagan, sera le principal conseiller économique d’Obama, qui l’a aussi mis à la tête du National Economic Council. On lui doit la déréglementation des marchés des années 90. Lors de son passage comme économiste en chef à la Banque Mondiale, il a déclaré qu’il était raisonnable de déverser nos déchets toxiques dans les pays pauvres.
Paul Volker, trilatéraliste, anti-travailleurs, ex-conseiller de Carter et de Reagan, est à la tête de l’unité spéciale qui supervisera la stabilisation des marchés financiers. On lui doit, alors qu’il présidait la Fed, la récession de 81-82 et les taux d’intérêts (jusqu’à 20%) de cette époque.
Arrêtons-là. Les institutions dominantes se sont dit rassurées par ces nominations. On les comprend: la banque de sang est confiée à Dracula.
L’économie américaine est pourtant dans une situation «pire que quiconque ne l’aurait imaginé», assurait récemment Paul Krugman. Obama semble conscient de la dure partie qui s’annonce: «Tout le monde devra y laisser de la peau», déclarait-il à ABC. Avec de tels conseillers économiques, on soupçonne d’où elle proviendra.
***
A contrario de ce romantisme qu’on nous serine ces jours-ci, le changement social ne s’effectue pas par des héros charismatiques. Il s’effectue par des mouvements sociaux luttant dans la durée et qui arrachent des victoires aux institutions dominantes. Il arrive certes que de tels mouvements portent un héros charismatique : mais lui n’est rien sans elles.
L’assurance santé universelle, des salaires décents, un impôt progressiste, l’assainissement et le contrôle des institutions financières, la lutte contre le réchauffement planétaire : ces promesses d’Obama sont bien minimales pour le pays le plus riche du monde. Elles ne se concrétiseront que si, dans les cruciales semaines à venir, progressistes, pacifistes mobilisés contre les guerres en cours, syndicats et mouvements communautaires maintiennent vivante la mobilisation populaire qui a contribué à faire élire Obama et exercent sur lui une pression qui contre-balance celle qu’exercent les Maîtres.
Loin d’être l’aboutissement de la lutte politique, l’élection d’Obama doit en marquer la poursuite et l’intensification.
L’euphorique investiture d’Obama a porté à son comble les espoirs suscités par sa campagne.
On se félicite, avec raison et moi le premier, de l’élection d’un Noir qui défend quelques idées progressistes à la Maison Blanche — même si cette élection a été l’occasion pour une certaine intelligentsia de promouvoir une bien niaise américanophilie.
Que fera à présent Obama?
Pour éviter de trop amères désillusions, je recommande de plonger un instant la tête dans les eaux glacées d’une minimale lucidité.
Sans nier l’importance de cette base militante qui a travaillé très fort pour lui — j’y reviendrai —, il faut d’abord se rappeler qu’Obama occupe des fonctions que personne ne peut occuper sans avoir gagné à ce jeu de relations publiques largement coordonné et mis en scène par les institutions dominantes et obtenu leur assentiment.
Par ailleurs, son gain, minimal (près de la moitié des votards (46%) ont choisi le tandem McCain-Palin), il le doit en partie au fait d’avoir su se présenter comme une sorte de tableau vierge sur lequel chacun a été invité à écrire ce qu’il voulait. À ces mots pouvant recouvrir à peu près tout ce qu’on voudra (par exemple : «espoir», «changement», «on le peut»), chacun a entendu ce qu’il voulait bien entendre. Des interprétations bien divergentes ont d’ailleurs déjà été données de ce que ces mots signifient en matière de relations internationales, d’économie, de justice sociale, de droits humains et de politiques environnementales, qui sont parmi les plus importants chantiers qui attendent Obama.
Le moment des gestes est arrivé. C’est celui sur lequel on juge un politicien. En fait, il a commencé avec les nominations faites par Obama.
Considérons l’économie.
L’ex-professeur de l’Université de Chicago, a annoncé dès novembre dernier des choix que ne renieraient pas les curés fanatiques du tout-au-marché qui y prêchent. Qu’on en juge.
Thimothy Geitner, principal architecte des récents renflouements d’innombrables institutions financières, sera Secrétaire du Trésor.
Lawrence Summer, ex-conseiller de Reagan, sera le principal conseiller économique d’Obama, qui l’a aussi mis à la tête du National Economic Council. On lui doit la déréglementation des marchés des années 90. Lors de son passage comme économiste en chef à la Banque Mondiale, il a déclaré qu’il était raisonnable de déverser nos déchets toxiques dans les pays pauvres.
Paul Volker, trilatéraliste, anti-travailleurs, ex-conseiller de Carter et de Reagan, est à la tête de l’unité spéciale qui supervisera la stabilisation des marchés financiers. On lui doit, alors qu’il présidait la Fed, la récession de 81-82 et les taux d’intérêts (jusqu’à 20%) de cette époque.
Arrêtons-là. Les institutions dominantes se sont dit rassurées par ces nominations. On les comprend: la banque de sang est confiée à Dracula.
L’économie américaine est pourtant dans une situation «pire que quiconque ne l’aurait imaginé», assurait récemment Paul Krugman. Obama semble conscient de la dure partie qui s’annonce: «Tout le monde devra y laisser de la peau», déclarait-il à ABC. Avec de tels conseillers économiques, on soupçonne d’où elle proviendra.
***
A contrario de ce romantisme qu’on nous serine ces jours-ci, le changement social ne s’effectue pas par des héros charismatiques. Il s’effectue par des mouvements sociaux luttant dans la durée et qui arrachent des victoires aux institutions dominantes. Il arrive certes que de tels mouvements portent un héros charismatique : mais lui n’est rien sans elles.
L’assurance santé universelle, des salaires décents, un impôt progressiste, l’assainissement et le contrôle des institutions financières, la lutte contre le réchauffement planétaire : ces promesses d’Obama sont bien minimales pour le pays le plus riche du monde. Elles ne se concrétiseront que si, dans les cruciales semaines à venir, progressistes, pacifistes mobilisés contre les guerres en cours, syndicats et mouvements communautaires maintiennent vivante la mobilisation populaire qui a contribué à faire élire Obama et exercent sur lui une pression qui contre-balance celle qu’exercent les Maîtres.
Loin d’être l’aboutissement de la lutte politique, l’élection d’Obama doit en marquer la poursuite et l’intensification.
vendredi, janvier 16, 2009
L'ENSEIGNANT, UN PROFESSIONNEL?
[Billet pour le prochain numéro de Vivre le primaire, qui est justement consacré à cette question — si j'ai bien compris.]
La question de l’éventuelle professionnalisation des enseignantes et enseignants revient périodiquement dans l’actualité et elle suscite immanquablement des débats enflammés. Quel statut a ou devrait avoir le fait d’enseigner? Est-ce une vocation, un art, un métier, une profession? Un peu de tout cela? Autre chose encore? Le présent numéro revenant une fois de plus sur le sujet, je souhaite profiter de l’occasion pour montrer ce que la philosophie de l’éducation peut apporter à ce genre de débats.
Avant toute chose, à observer les discussions en cours, on remarque rapidement que les intervenants dans ce dossier ont souvent des conceptions bien différentes — et en certains cas radicalement opposées — de ce que signifie pour un métier donné d’être une profession et de ce que cela signifierait pour l’enseignement d’en être une.
D’autres intervenants, qui partagent globalement la même conception de ces choses, divergent néanmoins d’opinion sur l’opportunité de créer un ordre professionnel des enseignantes et enseignants.
Quant à ceux et celles qui pensent que l’heure de créer cet ordre est venue, ils ne s’entendent pas toujours sur ce qu’il conviendrait d’en attendre.
On mesure la distance qui sépare tous ces gens quand on examine certaines des motivations qui sont, sinon données, du moins décelables, pour accepter ou refuser un ordre professionnel pour les enseignantes et enseignants.
Certains par exemple y voient une occasion de nettoyer les écuries d’Augias et souscrivent, ou non, pour cette raison, à la création d’un ordre professionnel, qui ferait le ménage dans une profession où on trouverait trop de pommes pourries.
D’autres, remarquant que le mot profession est prestigieux, pensent et espèrent que la création d’un ordre professionnel redorera le blason des enseignantes, notamment auprès du grand public, auquel les enseignantes pourraient s’adresser avec une plus grande autorité quand des enjeux sociaux, politiques ou autres touchant l’enseignement et l’éducation seraient abordés.
La philosophie de l’éducation, qui est le lieu d’où je parle, n’offre aucune expertise particulière pour discuter bon nombre de ces questions. Par contre, elle peut, et c’est son rôle, aider à clarifier les concepts qui sont mis en jeu, leurs possibles relations, ainsi que les dimensions normatives des diverses options envisagées.
Je voudrais le montrer en m’intéressant ici au concept d’«enseigner».
Après avoir rappelé une très célèbre définition qui en a été récemment donnée dans le cadre de la philosophie analytique de l’éducation, j’indiquerai le lien que son adoption suggère de faire avec une certaine conception de la professionnalisation.
Enseigner
Enseigner est un de ces mots que chacun, à commencer par les enseignants, croit maîtriser parfaitement, mais qui offre de singulières résistances à qui tente de le définir précisément. Quand on se livre à l’exercice, on ressent très vite un singulier malaise, justement celui que provoquait Socrate chez ces experts supposés auxquels il demandait d’identifier l’objet de leur expertise (le courage pour le soldat, la beauté pour l’artiste, et ainsi de suite).
C’est qu’on ne peut définir enseigner en disant simplement ce qu’on enseigne (les mathématiques, l’anglais, etc.), le lieu où on enseigne (une école primaire, un collège, etc.) ou encore le niveau académique auquel on enseigne. La demande d’une définition nous enjoint de dire ce qu’ont en commun toutes ces variétés d’enseignement et qui fait qu’à chaque fois, éventuellement, on se retrouve devant une instance où on peut parler d’enseigner.
La difficulté de donner une telle définition est d’autant plus grande que le nombre des activités qui peuvent avec raison être considérées comme pouvant faire partie de l’acte d’enseigner est presqu’infini : parler, donner un exemple, répondre à une question, organiser une activité en laboratoire, monter une pièce de théâtre, se tenir debout sur une jambe en jonglant avec des bouteilles : dans ces cas et dans une infinité d’autres, la personne qui pose ces gestes pourra dire qu’elle enseigne — dans le dernier cas, dans une école de cirque. Le mot enseigner est pour cela dit «polymorphe» par les philosophes.
Enseigner, enfin, est un des ces mots qui désignent une activité ou un ensemble d’activités plutôt que le succès obtenu dans l’accomplissement d’une tâche et ne peut donc être défini par ce succès. Trouver, au contraire, est un mot-succès et qui se définit par la réussite d’une activité. Enseigner, à l’évidence, ne l’est pas, puisqu’on peut enseigner sans connaître le succès que vise cette activité.
Cette dernière observation nous met sur la piste de la définition désormais classique d’enseigner proposée par Israel Scheffler en philosophie de l’éducation et dont je vais librement m’inspirer ici.
Si on ne peut définir enseigner par le succès des activités nombreuses et variées que recouvre ce concept polymorphe, on peut néanmoins tenter de cerner l’intention qu’elles visent toutes.
Quelle est cette intention? Scheffler suggère, et je lui donne raison, que c’est de faire apprendre — la littérature, la chimie, la jonglerie et mille autres choses. Enseigner, c’est donc se livrer à un grand nombre d’activités variées avec l’intention de faire apprendre.
Est-ce suffisant? Sheffler a suggéré que non. Pour comprendre pourquoi, imaginez un enseignant qui couvrirait son tableau d’équations quadratiques devant des élèves n’ayant jamais fait d’algèbre et qui assurerait qu’il enseigne bel et bien, puisqu’il a l’intention de leur faire apprendre cette branche des mathématiques.
On voit tout de suite que le problème, ici, serait que les moyens employés sont tout à fait déraisonnables et ne tiennent aucun compte de ce que sont ces élèves et de ce qu’ils peuvent actuellement apprendre. Il faut donc compléter notre définition.
Scheffler propose en gros ceci: enseigner, c’est se livrer à un grand nombre d’activités variées avec l’intention de faire apprendre et en utilisant pour ce faire des moyens dont il est raisonnable de penser qu’ils permettront de faire apprendre.
Le nouveau critère que nous venons d’ajouter est volontairement souple et on aura deviné pourquoi : on ne peut — ni ne veut — exiger, parce que ce serait déraisonnable pour un mot-activité, que les moyens utilisés garantiront que les élèves apprendront. Mais on peut, raisonnablement, demander qu’il soit plausible de l’anticiper : d’où ce deuxième critère.
En avons-nous fini? Scheffler pense que non et il a proposé un troisième et dernier critère qui complète sa définition de ce que signifie enseigner. Pour le comprendre, imaginons un nouvel exemple de non-enseignement.
Cette fois, l’enseignant disposerait de données à ses yeux crédibles qui lui font penser que des choses comme des menaces ou des coups favorisent l’apprentissage des tables de multiplication. Menaçant ses élèves (ou pire : les frappant) il arguerait qu’il enseigne bien puisqu’il a l’intention de les leur faire apprendre et qu’il prend des moyens dont il est raisonnable d’attendre qu’ils atteindront ce but.
Il faut en convenir : tout le monde refuserait malgré tout d’appeler enseigner ce qui se passerait dans cette classe.
C’est que ce qui est acceptable en enseignement est limité par des frontières de faisabilité et de plausibilité, certes, mais aussi par des frontières éthiques.
Celles-ci, il est vrai, varient dans le temps et l’espace (la gifle était tolérée ici ou là, il n’y a pas si longtemps encore) et sont informées par nos conceptions idéologiques, sociales, politiques et philosophiques. Mais ces contraintes éthiques existent bien et elles sont portées par des institutions dans lesquelles l’enseignement prend typiquement place. C’est par elle et en leur nom que nous refusons désormais la violence faite aux enfants à l’école, mais aussi l’endoctrinement, le bourrage de crâne et ainsi de suite, qui nous apparaissent ne pas constituer des formes d’enseignement. Enfin, les actions posées quand on enseigne supposent une conception, nécessairement normative, de ce qu’éduquer veut dire et des savoirs qui méritent d’être appris.
Voici donc la définition à laquelle nous aboutissons: enseigner, c’est se livrer à un grand nombre d’activités variées avec l’intention de faire apprendre, en utilisant pour ce faire des moyens dont il est raisonnable de penser qu’il permettront de faire apprendre et cela dans le respect de limites définies par des normes et des valeurs portées par la société et (typiquement mais non nécessairement) incarnées dans des institutions où se déroulent ces activités, institutions dans lesquelles s’incarnent une vision de l’éducation ainsi qu’une détermination des savoirs que l’on acquiert pour être éduqué.
Le statut professionnel de l’enseignement
Si on accorde cette définition, l’enseignement peut-il être considéré comme une profession?
Tout dépend de ce qu’on entend par profession, bien entendu, et le fait qu’il peut l’être ne signifie pas qu’il doive l’être.
Ces restrictions posées, je pense néanmoins que la définition de Scheffler incite à suggérer un certain type de lien qui existe bien entre l’enseignement ainsi compris et divers aspects généralement reconnus des professions.
Voici comment.
Il y a, je le sais bien, d’interminables discussions sur la question de savoir ce que signifie précisément le mot profession. Mais admettons, ce qui est assez généralement reconnu, que les professions se caractérisent notamment par les traits suivants : la riche et vaste formation théorique de leurs praticiens; la complexité des situations où ceux-ci mettent en œuvre leur savoir; la présence dans leur pratique d’une très forte dimension normative intrinsèque (par exemple : le juste pour le droit, la santé pour la médecine, le vrai pour la science, la sécurité pour l’ingénierie); l’autonomie qui est conférée à ces professionnels; enfin, l’expertise qui leur est reconnue.
Je soumets que la définition de l’enseignement que j’ai proposée invite fortement à admettre que les enseignants sont et devraient être reconnus comme des professionnels.
En effet, leur formation leur transmet (ou devrait leur transmettre) un savoir théorique riche et complexe, leur permettant d’agir, avec une grande d’autonomie, dans des situations complexes où est présente une incontournable et très forte dimension normative. Enseigner, en fait, demande constamment de prendre des décisions prudentes et informées dans de telles complexes situations. En ce sens, enseigner est un geste professionnel et l’enseignement une profession.
Devait-il exister un ordre des enseignants pour le faire reconnaître? C’est là une autre question. Mais je pense que cette reconnaissance, sous une forme ou une autre, aiderait non seulement à revaloriser ce métier, qui en a besoin, mais aussi à rendre l’enseignement aux enseignantes, en retirant un peu de leur pouvoir aux bureaucrates, aux fonctionnaires, aux experts réels ou allégués et aux universitaires.
Cette reconnaissance devrait enfin s’accompagner, à mon sens, d’une exigence, de la part des enseignantes et enseignants, d’un net renforcement de leur formation théorique : je ne pense pas trahir de grand secret en disant que plusieurs d’entre elles et eux la jugent insuffisante.
Normand Baillargeon
[baillargeon.normand@uqam.ca]
La question de l’éventuelle professionnalisation des enseignantes et enseignants revient périodiquement dans l’actualité et elle suscite immanquablement des débats enflammés. Quel statut a ou devrait avoir le fait d’enseigner? Est-ce une vocation, un art, un métier, une profession? Un peu de tout cela? Autre chose encore? Le présent numéro revenant une fois de plus sur le sujet, je souhaite profiter de l’occasion pour montrer ce que la philosophie de l’éducation peut apporter à ce genre de débats.
Avant toute chose, à observer les discussions en cours, on remarque rapidement que les intervenants dans ce dossier ont souvent des conceptions bien différentes — et en certains cas radicalement opposées — de ce que signifie pour un métier donné d’être une profession et de ce que cela signifierait pour l’enseignement d’en être une.
D’autres intervenants, qui partagent globalement la même conception de ces choses, divergent néanmoins d’opinion sur l’opportunité de créer un ordre professionnel des enseignantes et enseignants.
Quant à ceux et celles qui pensent que l’heure de créer cet ordre est venue, ils ne s’entendent pas toujours sur ce qu’il conviendrait d’en attendre.
On mesure la distance qui sépare tous ces gens quand on examine certaines des motivations qui sont, sinon données, du moins décelables, pour accepter ou refuser un ordre professionnel pour les enseignantes et enseignants.
Certains par exemple y voient une occasion de nettoyer les écuries d’Augias et souscrivent, ou non, pour cette raison, à la création d’un ordre professionnel, qui ferait le ménage dans une profession où on trouverait trop de pommes pourries.
D’autres, remarquant que le mot profession est prestigieux, pensent et espèrent que la création d’un ordre professionnel redorera le blason des enseignantes, notamment auprès du grand public, auquel les enseignantes pourraient s’adresser avec une plus grande autorité quand des enjeux sociaux, politiques ou autres touchant l’enseignement et l’éducation seraient abordés.
La philosophie de l’éducation, qui est le lieu d’où je parle, n’offre aucune expertise particulière pour discuter bon nombre de ces questions. Par contre, elle peut, et c’est son rôle, aider à clarifier les concepts qui sont mis en jeu, leurs possibles relations, ainsi que les dimensions normatives des diverses options envisagées.
Je voudrais le montrer en m’intéressant ici au concept d’«enseigner».
Après avoir rappelé une très célèbre définition qui en a été récemment donnée dans le cadre de la philosophie analytique de l’éducation, j’indiquerai le lien que son adoption suggère de faire avec une certaine conception de la professionnalisation.
Enseigner
Enseigner est un de ces mots que chacun, à commencer par les enseignants, croit maîtriser parfaitement, mais qui offre de singulières résistances à qui tente de le définir précisément. Quand on se livre à l’exercice, on ressent très vite un singulier malaise, justement celui que provoquait Socrate chez ces experts supposés auxquels il demandait d’identifier l’objet de leur expertise (le courage pour le soldat, la beauté pour l’artiste, et ainsi de suite).
C’est qu’on ne peut définir enseigner en disant simplement ce qu’on enseigne (les mathématiques, l’anglais, etc.), le lieu où on enseigne (une école primaire, un collège, etc.) ou encore le niveau académique auquel on enseigne. La demande d’une définition nous enjoint de dire ce qu’ont en commun toutes ces variétés d’enseignement et qui fait qu’à chaque fois, éventuellement, on se retrouve devant une instance où on peut parler d’enseigner.
La difficulté de donner une telle définition est d’autant plus grande que le nombre des activités qui peuvent avec raison être considérées comme pouvant faire partie de l’acte d’enseigner est presqu’infini : parler, donner un exemple, répondre à une question, organiser une activité en laboratoire, monter une pièce de théâtre, se tenir debout sur une jambe en jonglant avec des bouteilles : dans ces cas et dans une infinité d’autres, la personne qui pose ces gestes pourra dire qu’elle enseigne — dans le dernier cas, dans une école de cirque. Le mot enseigner est pour cela dit «polymorphe» par les philosophes.
Enseigner, enfin, est un des ces mots qui désignent une activité ou un ensemble d’activités plutôt que le succès obtenu dans l’accomplissement d’une tâche et ne peut donc être défini par ce succès. Trouver, au contraire, est un mot-succès et qui se définit par la réussite d’une activité. Enseigner, à l’évidence, ne l’est pas, puisqu’on peut enseigner sans connaître le succès que vise cette activité.
Cette dernière observation nous met sur la piste de la définition désormais classique d’enseigner proposée par Israel Scheffler en philosophie de l’éducation et dont je vais librement m’inspirer ici.
Si on ne peut définir enseigner par le succès des activités nombreuses et variées que recouvre ce concept polymorphe, on peut néanmoins tenter de cerner l’intention qu’elles visent toutes.
Quelle est cette intention? Scheffler suggère, et je lui donne raison, que c’est de faire apprendre — la littérature, la chimie, la jonglerie et mille autres choses. Enseigner, c’est donc se livrer à un grand nombre d’activités variées avec l’intention de faire apprendre.
Est-ce suffisant? Sheffler a suggéré que non. Pour comprendre pourquoi, imaginez un enseignant qui couvrirait son tableau d’équations quadratiques devant des élèves n’ayant jamais fait d’algèbre et qui assurerait qu’il enseigne bel et bien, puisqu’il a l’intention de leur faire apprendre cette branche des mathématiques.
On voit tout de suite que le problème, ici, serait que les moyens employés sont tout à fait déraisonnables et ne tiennent aucun compte de ce que sont ces élèves et de ce qu’ils peuvent actuellement apprendre. Il faut donc compléter notre définition.
Scheffler propose en gros ceci: enseigner, c’est se livrer à un grand nombre d’activités variées avec l’intention de faire apprendre et en utilisant pour ce faire des moyens dont il est raisonnable de penser qu’ils permettront de faire apprendre.
Le nouveau critère que nous venons d’ajouter est volontairement souple et on aura deviné pourquoi : on ne peut — ni ne veut — exiger, parce que ce serait déraisonnable pour un mot-activité, que les moyens utilisés garantiront que les élèves apprendront. Mais on peut, raisonnablement, demander qu’il soit plausible de l’anticiper : d’où ce deuxième critère.
En avons-nous fini? Scheffler pense que non et il a proposé un troisième et dernier critère qui complète sa définition de ce que signifie enseigner. Pour le comprendre, imaginons un nouvel exemple de non-enseignement.
Cette fois, l’enseignant disposerait de données à ses yeux crédibles qui lui font penser que des choses comme des menaces ou des coups favorisent l’apprentissage des tables de multiplication. Menaçant ses élèves (ou pire : les frappant) il arguerait qu’il enseigne bien puisqu’il a l’intention de les leur faire apprendre et qu’il prend des moyens dont il est raisonnable d’attendre qu’ils atteindront ce but.
Il faut en convenir : tout le monde refuserait malgré tout d’appeler enseigner ce qui se passerait dans cette classe.
C’est que ce qui est acceptable en enseignement est limité par des frontières de faisabilité et de plausibilité, certes, mais aussi par des frontières éthiques.
Celles-ci, il est vrai, varient dans le temps et l’espace (la gifle était tolérée ici ou là, il n’y a pas si longtemps encore) et sont informées par nos conceptions idéologiques, sociales, politiques et philosophiques. Mais ces contraintes éthiques existent bien et elles sont portées par des institutions dans lesquelles l’enseignement prend typiquement place. C’est par elle et en leur nom que nous refusons désormais la violence faite aux enfants à l’école, mais aussi l’endoctrinement, le bourrage de crâne et ainsi de suite, qui nous apparaissent ne pas constituer des formes d’enseignement. Enfin, les actions posées quand on enseigne supposent une conception, nécessairement normative, de ce qu’éduquer veut dire et des savoirs qui méritent d’être appris.
Voici donc la définition à laquelle nous aboutissons: enseigner, c’est se livrer à un grand nombre d’activités variées avec l’intention de faire apprendre, en utilisant pour ce faire des moyens dont il est raisonnable de penser qu’il permettront de faire apprendre et cela dans le respect de limites définies par des normes et des valeurs portées par la société et (typiquement mais non nécessairement) incarnées dans des institutions où se déroulent ces activités, institutions dans lesquelles s’incarnent une vision de l’éducation ainsi qu’une détermination des savoirs que l’on acquiert pour être éduqué.
Le statut professionnel de l’enseignement
Si on accorde cette définition, l’enseignement peut-il être considéré comme une profession?
Tout dépend de ce qu’on entend par profession, bien entendu, et le fait qu’il peut l’être ne signifie pas qu’il doive l’être.
Ces restrictions posées, je pense néanmoins que la définition de Scheffler incite à suggérer un certain type de lien qui existe bien entre l’enseignement ainsi compris et divers aspects généralement reconnus des professions.
Voici comment.
Il y a, je le sais bien, d’interminables discussions sur la question de savoir ce que signifie précisément le mot profession. Mais admettons, ce qui est assez généralement reconnu, que les professions se caractérisent notamment par les traits suivants : la riche et vaste formation théorique de leurs praticiens; la complexité des situations où ceux-ci mettent en œuvre leur savoir; la présence dans leur pratique d’une très forte dimension normative intrinsèque (par exemple : le juste pour le droit, la santé pour la médecine, le vrai pour la science, la sécurité pour l’ingénierie); l’autonomie qui est conférée à ces professionnels; enfin, l’expertise qui leur est reconnue.
Je soumets que la définition de l’enseignement que j’ai proposée invite fortement à admettre que les enseignants sont et devraient être reconnus comme des professionnels.
En effet, leur formation leur transmet (ou devrait leur transmettre) un savoir théorique riche et complexe, leur permettant d’agir, avec une grande d’autonomie, dans des situations complexes où est présente une incontournable et très forte dimension normative. Enseigner, en fait, demande constamment de prendre des décisions prudentes et informées dans de telles complexes situations. En ce sens, enseigner est un geste professionnel et l’enseignement une profession.
Devait-il exister un ordre des enseignants pour le faire reconnaître? C’est là une autre question. Mais je pense que cette reconnaissance, sous une forme ou une autre, aiderait non seulement à revaloriser ce métier, qui en a besoin, mais aussi à rendre l’enseignement aux enseignantes, en retirant un peu de leur pouvoir aux bureaucrates, aux fonctionnaires, aux experts réels ou allégués et aux universitaires.
Cette reconnaissance devrait enfin s’accompagner, à mon sens, d’une exigence, de la part des enseignantes et enseignants, d’un net renforcement de leur formation théorique : je ne pense pas trahir de grand secret en disant que plusieurs d’entre elles et eux la jugent insuffisante.
Normand Baillargeon
[baillargeon.normand@uqam.ca]
mercredi, janvier 14, 2009
ENTRETIEN AVEC PUTNAM (2/2)
[Ceci est un work in progress, merci de ne pas citer — d'autant que je ne l'ai pas encore envoyé à M. Putnam. Voici la suite et fin de l'entretien avec Hilary Putam, qui paraîtra dans le prochain numéro de Médiane. Si vous pouvez l'améliorer, ne vous gênez pas. Je n'ai pas reproduit ici les notes de bas de page.]
Présentation
Nous poursuivons ici la publication de l’entretien que Hilary Putnam (né en 1926), professeur émérite à la Harvard University, de Boston, a accordé à Normand Baillargeon le 3 janvier 2008. La première partie de cet entretien a paru dans le précédent numéro de Médiane.
À la fois mathématicien et philosophe, Hilary Putnam est l’auteur d’une œuvre considérable, où il aborde tour à tour la métaphysique, la philosophie de l’esprit, la philosophie des mathématiques, la philosophie du langage et la philosophie des sciences, mais aussi les mathématiques et l’informatique. Cette œuvre majeure et incontournable a eu de profondes répercussions dans de nombreuses disciplines philosophiques et scientifiques.
Nous reprenons la conversation sur le thème du fonctionnalisme.
Le fonctionnalisme
— Je voudrais maintenant aborder certaines de vos théories philosophiques par lesquelles vous avez fait de si importantes contributions à la discipline. Commençons, si vous le voulez bien, par ce fonctionnalisme, cette immensément célèbre et influente théorie de l’esprit que vous avez mise de l’avant, et dont vous êtes cependant devenu vous-même critique. De quoi s’agit-il exactement?
— J’ai raconté précédemment comment mon parcours m’a doté d’une double formation, l’une en mathématiques et l’autre en philosophie. Le domaine des mathématiques dans lequel je travaillais dans les années cinquante et soixante était celui de la récursivité et de la calculabilité. En tant que mathématicien je connaissais donc fort bien le travail de Turing, ainsi que les machines de Turing . Ce que le fonctionnalisme va mettre de l’avant se comprend très bien depuis cette perspective. Pour l’essentiel, il s’agit de l’idée que l’on ne devrait pas concevoir les états mentaux — croire telle ou telle proposition, douter de quelque chose, vouloir quelque chose et ainsi de suite — comme des états du cerveau (ce que suggérait par exemple J. J. C. Smart ), mais plutôt comme la réalisation (implantation) d’états d’un programme (software). Ceci dit, ma critique du fonctionnalisme ne signifie pas que je le répudie. Je pense toujours que le fonctionnalisme constitue une intéressante porte d’entrée dans les problèmes de la philosophie de l’esprit en cette ère post-informatique en laquelle nous vivons. Mais c’est aussi une position trop simple et trop réductionniste.
— Pouvez-vous nous donner une idée des raisons pour lesquelles vous soutenez à présent ce point de vue critique contre votre théorie fonctionnaliste, laquelle a pourtant suscité énormément d’intérêt et qui semble encore très prometteuse à plusieurs philosophes et chercheurs en science cognitives?
— Je donnerai deux arguments. Le premier reprend un argument qui était soulevé contre l’ancienne théorie de l’identité du cerveau et de l’esprit, qui soutenait que les états mentaux sont des états du cerveau, concernait leur possible multiple réalisation (multiple realisability). Prenez par exemple la croyance qu’il y a plusieurs églises à Vienne. On a toutes les raisons de penser qu’elle peut être réalisée par plusieurs états cérébraux différents, par différents états physiques, neuronaux, par différentes configurations neuronales. Mais le fait est que cet argument peut être retourné contre le fonctionnalisme. Puisqu’il n’y a pas de raison de croire qu’il n’y a qu’un seul programme impliqué, on retrouve donc cette possible multiple réalisation (mutiple realisability) au niveau computationnel. Et c’est là une des raisons pour lesquelles je pense qu’un fonctionnalisme inspiré de la machine de Turing constitue une trop grande simplification. Une deuxième raison importante concerne une autre de mes théories qui a recueilli bien des suffrages mais que plusieurs pensent incompatible avec le fonctionnalisme. Il s’agit de ce qu’on appelle l’externalisme sémantique.
— On le voit sur ces exemples et le reste de vos travaux et de votre parcours le confirme parfaitement: vous êtes un penseur qui n’a jamais hésité à revenir sur ses propres idées pour en faire la critique (parfois très sévère), critique a en certains cas conduit à abandonner vos propres théories et à leur remplacement par de nouvelles idées. Daniel C. Dennett, vous le savez, a d’ailleurs malicieusement fait de votre prénom un nom ainsi défini : «Hilary : Un bref mais significatif moment du parcours intellectuel d’un éminent philosophe. ‘Ah, voilà ce que je pensais il y a trois ou quatre hilaries’ ». Vous êtes également un philosophe qui est très à l’écoute des critiques que l’on adresse à son travail. Justement : je serais curieux de savoir si la célèbre expérience de pensée de la Chambre chinoise [voir encadré], imaginée par John Searle, a joué un rôle dans votre retour critique sur les thèses fonctionnalistes?
***
La chambre chinoise
Cette expérience a été imaginée par John Searle (1932) et vise à prouver que la version dite forte de la théorie de l’esprit, défendue dans le cadre des travaux menée en Intelligence Artificielle, est fausse.
Searle nous demande d’imaginer une personne enfermée dans une pièce hermétiquement close, à l’exception d’une fente pratiquée dans un des murs : cette pièce, c’est la chambre chinoise.
Par la fente, de l’extérieur, sont introduits des bouts de papier couverts de signes qui sont incompréhensibles à la personne se trouvant dans la chambre chinoise. Quand elle en reçoit un, cette personne consulte un immense registre dans lequel elle repère les signes se trouvant sur la feuille : y correspondent d’autres signes, qu’elle recopie sur une nouvelle feuille de papier, qu’elle envoie, toujours par la fente, à l’extérieur de la chambre chinoise.
Pourquoi cette chambre s’appelle-t-elle chinoise? C’est que les signes reçus et envoyés sont du chinois, une langue qu’ignore totalement la personne dans la chambre. Mais à l’extérieur, une personne parlant cette langue a posé une question en chinois et a reçu, après un délai plus ou moins long, une réponse pleinement satisfaisante. La questionneuse pourrait donc croire que la chambre (ou quoi que ce soit qui s’y trouve ou la constitue) parle chinois. Et pourtant non, comme on vient de le voir.
Vous aurez compris la signification de cette analogie. La personne dans la pièce représente l’unité centrale de l’ordinateur; les instructions qu’elle consulte dans le registre représentent le programme; les bouts de papier qui entrent et sortent sont respectivement les inputs et les outputs. La chambre chinoise fait exactement ce que ferait un ordinateur programmé pour parler chinois et elle le fait comme lui. Mais c’est sans les comprendre qu’elle manipule des symboles.
N.B.
***
— Je dois avouer que non; mais je dois aussi ajouter que je suis probablement moins hostile à cette expérience de pensée que bien d’autres. D’autant que j’avais moi-même déployé un argument similaire quelques années auparavant, dans un mes articles sur le fonctionnalisme. Mon désaccord avec Searle, que je respecte énormément par ailleurs, est qu’il pense que son expérience de pensée montre que le programme est sans importance (irrelevant), alors que je soutiens que cette conclusion ne s’ensuit pas. Ce qui s’ensuit est que le hardware est lui aussi important (relevant) — ce dont Searle convient — mais aussi que les gens eux-mêmes peuvent être indispensables, que ce qui est nécessaire pour produire de la conscience pourrait bien être un certain type de programme réalisé dans un certain type de hardware ou de matériau.
Philosophie du langage, réalisme et sémantique
— Si vous le permettez, abordons maintenant d’autres aspects de vos travaux. Je voudrais d’abord revenir sur votre philosophie du langage et sur certaines de vos théories en ce domaine, qui nous conduisent à la frontière de l’épistémologie et de la sémantique. Ici encore, vous avez passablement modifié vos positions. Commençons donc par le commencement. Quel a été ici votre point de départ?
— Ma première position est exposée dans un article d’épistémologie intitulé : What théories are not (Ce que les théories ne sont pas), qui a exercé un très grande influence à l’époque dans l’amorce du déclin de l’influence du positivisme logique en philosophie des sciences, et dans un texte de la fin des années cinquante intitulé The Analytic and the Synthetic . Dans ces textes et d’autres qui ont suivi, prend forme ce qui deviendra une sémantique réaliste des termes théoriques, c’est-à-dire de concepts comme gène, électron, ou atome. Je soutenais que ces termes ont cette propriété en vertu de laquelle leur référence est préservée à travers les changements de théories. En d’autres termes, que même si Bohr avait une théorie de l’atome bien différente en 1904 et en 1934, on ne peut néanmoins dire qu’il parlait de quelque chose d’entièrement différent à ces deux dates. Une sémantique positiviste, au contraire, identifie signification et mode de vérification : et puisque les modes de vérification en physique changent, parfois même radicalement, avec les théories, il s’ensuit que, pour quelqu’un comme Carnap , il n’est pas possible de dire que le Bohr de 1904 et celui de 1934 réfèrent à la même chose quand ils parlent d’électrons.
— On serait ici tenté de conclure, et cela pourra sembler très étrange à certains, que l’épistémologie positiviste peut conduire à Thomas Kuhn et à cette idée de paradigme, où les concepts deviennent incommensurables, justement, quand on passe d’un paradigme à un autre.
— Cette filiation est juste. Kuhn donnait à entendre que Carnap était à l’opposé de lui, qu’il était en quelque sorte son ennemi intellectuel: mais en fait, c’est Carnap lui-même qui a choisi The Structure of Scientific Revolutions pour parution dans The International Encyclopaedia of Unified Science . L’ouvrage l’enthousiasmait. Cela se comprend et tient notamment à cette non-préservation de la référence des termes théoriques que Kuhn et lui ont en commun. Mes premiers efforts ont donc, on le voit, cherché à définir non certes une sémantique complète, mais à tout le moins une sémantique qui soit compatible avec le réalisme.
— L’étape suivante, si je ne m’abuse, se produit au MIT, autour notamment de Chomsky .
— En effet. Quelques années plus tard, j’étais donc au MIT, où se trouvait Chomsky, de même que deux de mes anciens étudiants, Jerry Fodor et Jerrold Katz . Nous discutions constamment et c’est à ce moment-là que j’ai travaillé à une sémantique des langues naturelles. Katz et Fodor la voulaient intimement liée à la linguistique de Chomsky, mais je pensais pour ma part que cela ne fonctionnerait pas. J’ai résumé leur position, à laquelle j’ai brièvement adhéré, par le slogan : « Connaître la signification d’un mot, c’est connaître un ensemble de règles sémantiques. » Je me suis alors demandé quelles étaient les règles sémantiques qui fixeraient la signification d’un mot comme « or ».
— Puis, plus tard, « eau »!
— (rires) En effet. Et je me suis alors rendu compte que l’environnement a énormément à voir avec la signification des mots que j’emploie. Cela a été le début de mon travail en vue d’une sémantique générale, lequel aboutira à The meaning of meaning , quelques années plus tard. Je suggère que la signification est un phénomène transactionnel (meaning is transactionnal). Posséder un concept, à tout le moins pour ce qui est de ceux qu’on exprime par des noms, des noms d’espèces naturelles, — les concepts logiques sont autre chose — c’est avoir une capacité à renvoyer au monde (a world involving capacity). La signification du nom est en partie déterminée par ce qui lui correspond dans le monde et pas uniquement par ce qui se passe dans ma tête. Sur ce point, qui est ce qu’on appelle l’externalisme, je n’ai pas changé d’avis. De même, j’ai toujours défendu un réalisme scientifique, même durant les douze ans (au cours des années 70 et 80) durant lesquelles j’ai défendu un réalisme interne, que j’ai abandonné depuis. Cela m’embête d’ailleurs d’être encore parfois décrit comme un réalisme interne.
— À certains égards, les idées auxquelles vous aboutissez alors, par la place qu’elles font à ce qu’on pourrait appeler la dimension sociale du langage, peuvent être rapprochées de celles de Dewey voire de Wittgenstein. Ces rapprochements vous semblent-ils plausibles?
— En partie. Les philosophes tendent à parler du langage comme d’un outil, disons un marteau, dont une personne peut se servir. Dans The meaning of meaning, je suggérais qu’il est peut être plutôt comme un bateau à vapeur dont le fonctionnement suppose le concours de plusieurs personnes.
— Et si je peux insister à propos de Wittgenstein : quelle influence a-t-il eu sur vous?
— Je l’ai lu très tôt. J’admirais sa volonté d’aborder des questions que d’autres ne traitaient pas, mais j’ai d’abord été plutôt hostile à ses idées. Ce n’est que dans les années 80 que j’ai développé plus de sympathie pour elles.
— Pourriez-vous résumer votre position actuelle sur ces questions dont nous venons de discuter?
— Pour aller à l’essentiel, je soutiens que le réalisme, c’est-à-dire l’idée que nos concepts renvoient à quelque chose de réel et cernent (pick up) des aspects réels du monde, d’une part, et la reconnaissance de l’activité conceptuelle de l’autre, et donc de l’idée que, parfois, exactement les mêmes aspects de la nature peuvent être décrits en des mots qui semblent absolument incompatibles, que ces deux idées, elles, ne sont pas incompatibles. En d’autres termes, un réaliste n’est pas contraint d’adhérer à l’idée que les « unités », pour ainsi dire, en lesquelles se découpe le réel, correspondent à des noms et à des verbes. La Mécanique Quantique — plus exactement : la dualité invoqué dans la théorie des cordes— en fournit un exemple quand elle suggère que le même système peut être décrit comme étant composé d’un type de particules ou d’un autre type de particules, comme étant composé de x dimensions spatiales ou d’un nombre différent de ces dimensions, ces deux descriptions étant traduisibles l’une dans l’autre. Il existe par ailleurs un type de réalisme métaphysique que je pense erroné et pour lequel, semble-t-il, les structures des langues indo-européennes correspondent à la structure du réel. C’est une erreur, mais le fait que je le reconnaisse ne fait pas de moi un anti-réaliste.
Le pragmatisme
— Devant le parcours qui a été le vôtre, certains seront tentés de suggérer que vous aboutissez à des positions qui sont à certains égards proches des pragmatistes en général et de Dewey en particulier . Que pensez-vous de ce jugement?
— Tout d’abord, je dois rappeler mon désaccord avec la théorie de la vérité avancée par les pragmatistes, qui est une forme d’antiréalisme. J’ai cependant diverses affinités avec certains pragmatistes. Depuis mes Dewey Lectures de 1994, je travaille sur la philosophie de la perception et c’est chez William James que j’ai d’abord trouvé cette suggestion que le réalisme naïf n’est pas réfuté par la science ou la philosophie ou incompatible avec elles. Mais je ne peux adhérer à la position métaphysique du monisme neutre — cette expression est de Bertrand Russell et non de James lui-même. Dewey adhérait lui aussi à cette idée de James et il l’a défendue dans un bref article de The Encyclopedia of Unified Science. Voilà donc une idée — la défense du réalisme naïf et le refus des sense-data que je partage avec certains pragmatistes, la tâche de la philosophie étant alors de défendre le réalisme naïf de l’homme ou de la femme ordinaire qui, lui, est pré-philosophique. Une autre idée concerne l’éthique, un sujet auquel je me suis sérieusement intéressé. À Harvard, où j’enseigne, l’éthique a longtemps été restreinte au kantisme et à l’utilitarisme et j’étais très mal à l’aise avec l’idée que le menu, en éthique, puisse se réduire à cela. Dewey a selon moi une vision bien plus ouverte et pluraliste.
— L’éthique est justement le sujet de certains de vos récents ouvrages . J’aimerais, si vous le voulez, revenir sur un thème au fond très deweyen qu’on retrouve dans ces ouvrages, à savoir l’effondrement (collapse) de la distinction fait/valeur, en d’autres termes de la guillotine de Hume.
***
La Guillotine de Hume
David Hume (1711 –1776) a écrit un court passage qui compte parmi les plus célèbres et influents de toute l’histoire de l’éthique. Il y décrit un sophisme selon lui courant et qui nous fait illusoirement passer de ce qui est à ce qui doit être.
Voici ce passage (Traité de la nature humaine, L. III, section 1):
« Dans chacun des systèmes de moralité que j'ai rencontrés jusqu'ici, j'ai toujours remarqué que l'auteur procède pendant un certain temps selon la manière ordinaire de raisonner, établit l'existence d'un Dieu ou fait des observations sur les affaires humaines, quand, tout à coup, j'ai la surprise de constater qu'au lieu des copules habituelles, «est» et «n'est pas», je ne rencontre pas de proposition qui ne soit liée par un «doit» ou un «ne doit pas». C'est un changement imperceptible, mais il est néanmoins de la plus grande importance. Car, puisque ce «doit» ou ce «ne doit pas» expriment une certaine relation ou affirmation nouvelle, il est nécessaire qu'elle soit soulignée et expliquée, et qu'en même temps soit donnée une raison de ce qui semble tout à fait inconcevable, à savoir, de quelle manière cette relation nouvelle peut être déduite d'autres relations qui en découlent du tout au tout. Mais comme les auteurs ne prennent habituellement pas cette précaution, je me permettrai de la recommander aux lecteurs et je suis convaincu que cette petite attention renversera tous les systèmes courants de moralité et nous fera voir que la distinction du vice et de la vertu n'est pas fondée sur les seules relations entre objets et qu'elle n'est pas perçue par la raison. »
Traduction : Normand Baillargeon
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— Certains ont suggéré que Hume est un objectiviste ou encore un cognitiviste en éthique : mais je le tiens pour un non-cognitiviste. La distinction être/devoir être (is/ought) est problématique même pour l’époque à laquelle Hume écrit. S’il n’y avait littéralement aucune influence de l’être sur le devoir être, alors, en ce cas, l’inférence : faire x est bien; faire toute autre chose que x est mal; vous devez donc faire x; serait invalide. Hume lui-même ne soutiendrait pas que cette déduction est invalide. Dans son célèbre passage, Hume ne pouvait faire simplement une remarque grammaticale; mais après le tournant linguistique de la philosophie, il est devenu très difficile de voir ce qu’il voulait dire et on a tenté de faire entrer de force dans le langage des propositions ce qu’il exprimait dans le langage psychologiste de son époque. On en arrive ainsi à penser qu’il a voulu dire qu’on ne peut dériver de phrase normative d’une ou de phrases déclaratives ne contenant que des termes factuels : mais cela présuppose qu’il existe une distinction nette et précise entre termes factuels et termes évaluatifs — ou entre termes d’observation, pour parler comme les positivistes, et termes évaluatifs. Mais que dire alors de : « J’ai vu John voler un sac à main. »? Quels termes sont observationnels? Je ne suis pas ici en train de soutenir que les jugements de valeur sont simplement des faits; mais je pense qu’évaluer et décrire sont des actes de langage bien différents, que les mêmes mots peuvent souvent être utilisés pour accomplir les deux et que l’idée même que tout se ramène à des types de mots ou des types de propositions est extrêmement artificielle.
— Un exemple serait ici le bienvenu.
— Quand un historien dit : « Vlad l’Empaleur était très cruel », il se peut fort bien qu’ils écrivent alors un fait historique plus qu’il ne juge Vlad l’empaleur. Mais, d’un autre côté, quand un homme politique contemporain adversaire de Vlad disait la même chose, il l’évaluait et le jugeait. Plusieurs de nos mots sont ainsi enchevêtrés (entangled), en ce sens que l’on peut les utiliser de ces deux manières. D’autres ne peuvent être utilisés de manière sensée que d’un point de vue éthique — ce qui était déjà reconnu par Socrate : utiliser correctement le mot « courageux », qui ne peut pas simplement signifier « Qui ne connaît pas la peur », puisque ce peut être le cas d’un fou qu’on ne dirait pas courageux, suppose que le mot soit appréhendé d’un point de vue éthique.
— Voilà donc un premier lieu d’enchevêtrement où se joue l’effondrement de la distinction fait/valeur. Je suppose qu’il y en a d’autres.
— Un autre concerne la science, la physique par exemple : elle ne présuppose certes pas des valeurs éthiques, mais elle présuppose bien des valeurs épistémiques — comme la cohérence ou la simplicité, qui sont des termes d’évaluation. En ce sens, la physique elle-même est un lieu d’enchevêtrement de faits et de valeurs et non pas cette science dont serait totalement absentes les valeurs et dont Carnap rêvait en imaginant une physique pratiquée algorithmiquement sur le modèle de l’exécution d’un programme informatique.
— Quelle vision de l’éthique a-t-on dès lors que l’on se place dans cette perspective?
— L’éthique présuppose des intérêts et leur déploiement dans l’histoire. Ce que nous appelons aujourd’hui l’éthique, a contrario d’une position réaliste qui pose son a-historicité, n’est ni inscrit dans nos gênes et n’a pas non plus toujours existé. Les plus anciennes éthiques que nous connaissons sont d’ailleurs ce que j’aime à appeler des éthiques machistes, celles qui posent que ce qui est bien est ce que ferait un guerrier gorgé de testostérone (rires). Depuis trois millénaires, nous nous sommes progressivement éloignés de ce point de vue et avons reconnu d’autres idéaux, qui sont autant d’intérêts, l’éthique pouvant reposer sur un grand nombre d’entre eux. L’intérêt kantien pour des principes universalisables est l’un d’entre eux, mais ce n’est pas le seul; l’intérêt aristotélicien pour l’accomplissement humain (human florishing) avec sa reconnaissance de ce qu’il peut se réaliser de diverses manières — et donc qu’il existe diverses formes d’accomplissement humain — en est un autre; et il y en a bien d’autres, centrées sur la compassion, l’égalité, etc. Il est hélas caractéristique des éthiciens de prendre l’un de ces intérêts et de faire comme s’il était l’unique intérêt. Je pense plutôt que l’éthique repose sur plusieurs intérêts qui sont parfois en conflit les uns avec les autres, mais qui dans l’ensemble concordent.
La philosophie et la culture populaire
— Aussi bien dans le monde francophone que dans le monde anglophone, on semble assister ces dernières années à un accroissement de l’intérêt du grand public pour la philosophie. En témoigne le grand nombre d’ouvrages et de revues qui lui sont destinés. Sentez-vous cela vous aussi? Qu’en pensez-vous?
— J’espère que cet intérêt pour la bonne philosophie est réel. Il faut se souvenir que des gens avec lesquels je suis en profond désaccord, comme G. W. Bush, en appellent eux aussi à la philosophie, mais à de la philosophie d’un genre terrifiant. Les néo-conservateurs sont par exemple très influencés par Ayn Rand et brandissent Atlas Shrugged comme une espèce de bible. C’était d’ailleurs le cas d’Alan Greenspan . La philosophie ne disparaîtra pas et si la bonne philosophie disparaît, la mauvaise prendra la place devenue libre.
— Vous êtes vous-même présent dans ce mouvement de pénétration de la philosophie dans la culture populaire, notamment avec votre célèbre expérience de pensée du cerveau dans une cuve qui a influencé le scénario de The Matrix.
— J’en suis content. Je connais même une personne qui possède dans son bureau une reproduction en plastique d’un cerveau dans une cuve. (rires)
***
ET SI VOUS ÉTIEZ UN CERVEAU DANS UNE CUVE?
Imaginée par Putnam, cette expérience de pensée est une manière de version contemporaine du Malin Génie du doute hyperbolique cartésien. Voici comment il la présente :
«Imaginez qu’un être humain (vous pouvez supposer qu’il s’agit de vous) a subi une opération réalisée par un savant maléfique. Le cerveau de cette personne (votre cerveau) a été retiré de son corps (le vôtre) et placé dans une cuve contenant des éléments nutritifs qui le maintiennent en vie. Les terminaisons neuronales ont été reliées à un ordinateur super puissant qui fait croire à la personne dont c’est le cerveau que tout est parfaitement normal. Il lui semble qu’elle croise des gens, qu’il y a des objets, un ciel et ainsi de suite; mais en réalité tout ce dont cette personne (vous) a l’expérience est le résultat d’impulsions électroniques qui vont de l’ordinateur aux terminaisons nerveuses. L’ordinateur est si adroit que si la personne essaie de soulever sa main, le feedback qu’il envoie fera en sorte que la personne «verra» et «sentira» que sa main est levée. De plus, en modifiant le programme, le savant maléfique peut faire en sorte que sa victime aura l’expérience (ou l’hallucination) de n’importe quelle situation ou de n’importe quel environnement. Il peut encore effacer la mémoire du cerveau de sorte que la personne croira avoir toujours été dans tel environnement. Il pourra même faire en sorte que la victime croie être assise et être en train de lire ces mots qui évoquent cette amusante mais profondément absurde suggestion qu’il existe une savant maléfique qui retire les cerveaux des corps et les place dans une cuve contenant des éléments nutritifs où ils sont maintenus en vie. […]»
PUTNAM, Hilary, «Brains in a Vat», dans : Reason, Truth and History, Cambridge University Press.
Traduction : Normand Baillargeon
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Le judaïsme et la foi
— Depuis quelques années déjà, vous vous êtes rapprochés du judaïsme. Comment cela s’est-il fait?
— Le judaïsme est un héritage qui me vient de ma mère. Quand mes enfants ont souhaité,— c’était en 1975 pour le premier d’entre eux — avoir une Bar Mitzvah, j’ai joint une congrégation et c’est devenu une dimension importante de ma vie. Une chose que je trouve remarquable dans le judaïsme est cette emphase mise sur l’étude; une autre est cette littérature qui remonte à trois millénaires et qui continue de me fasciner.
— On ne peut donc s’empêcher de vous demander votre point de vue sur la religion.
— Je dirais que je suis religieux mais sans adhérer au surnaturalisme. Je viens tout juste de faire paraître un livre qui porte notamment sur des juifs existentialistes du XXème siècle : Martin Buber, Emmanuel Lévinas, et d’autres . Même si ce n’est pas le sujet du livre, j’y décris ma propre position. Je dirais que je me situe quelque part entre John Dewey et Martin Buber. Je ne pense pas que la croyance en Dieu en tant qu’être surnaturel soit nécessaire à la religion — ce qui est bien sûr une position avec laquelle nombre de croyants seront en profond désaccord. Par contre, ce à quoi j’accorde de l’importance dans les traditions théistiques, c’est à l’idée de Dieu comme idéal — ce que Dewey décrivait comme la foi commune (the common faith ). Cela me paraît compatible avec la conception dialogique de Dieu que développe Buber, dans la mesure où le fait de concevoir Dieu comme personnalité idéale permet d’imaginer l’entretien d’un dialogue avec Lui. Bien des philosophes jugent cela trop anthropocentrique et préfèrent donc une position transcendentaliste, qui fait de Dieu un principe métaphysique. Mais on ne tire guère de réconfort d’un principe métaphysique (rires). Comme Dewey, je préfère une manière d’interpréter la religion qui préserve le naturalisme.
— Professeur Putnam je vous remercie chaleureusemnt d’avoir accordé et entretien à Médiane et de votre grande générosité tout au long de ces échanges.
— Cela m’a fait plaisir.
Bibliographie
Quelques ouvrages de Putnam en français
Raison, vérité et histoire, Éditions de Minuit, Paris, 1984.
Représentation et réalité, Gallimard, NRF-Essais, Paris, 1990.
Le Réalisme à visage humain, Paris, Seuil, 1994.
Fait/Valeur : la fin d'un dogme - et autres essais, Éditions de l'Éclat, Combas, 2004.
Quelques autres écrits majeurs
Mathematics, Matter and Method. Philosophical Papers, vol. 1, Cambridge, Cambridge University Press, 1975.
Mind, Language and Reality. Philosophical Papers, vol. 2, Cambridge, Cambridge University Press, 1975.
Realism and Reason. Philosophical Papers, vol. 3, Cambridge University Press, Cambridge, 1983.
Pragmatism: An Open Question, Blackwell, Oxford, 1995.
Ethics Without Ontology, Harvard University Press, Cambridge, 2004.
Jewish Philosophy as a Guide to Life: Rosenzweig, Buber, Levinas, Wittgenstein, Indiana University Press, Bloomington, 2008.
Quelques écrits consacrés à Putnam
BEN-MENAHEM, Yemina, Hilary Putnam, Contemporary Philosophy In Focus, CUP, Cambridge, 2005.
CLARCK, Peter, & HALE, Bob, (Éds.), Reading Putnam, Blackwell, Oxford, 1994.
PESSIN, Andrew & SANFORD C., Goldberg, (Éds.), The Twin Earth Chronicles, New York, Paragon House, 1995.
TIERCELIN, Claudine, Hilary Putnam, L’héritage pragmatiste, Philosophies, PUF, Paris,2002.
Présentation
Nous poursuivons ici la publication de l’entretien que Hilary Putnam (né en 1926), professeur émérite à la Harvard University, de Boston, a accordé à Normand Baillargeon le 3 janvier 2008. La première partie de cet entretien a paru dans le précédent numéro de Médiane.
À la fois mathématicien et philosophe, Hilary Putnam est l’auteur d’une œuvre considérable, où il aborde tour à tour la métaphysique, la philosophie de l’esprit, la philosophie des mathématiques, la philosophie du langage et la philosophie des sciences, mais aussi les mathématiques et l’informatique. Cette œuvre majeure et incontournable a eu de profondes répercussions dans de nombreuses disciplines philosophiques et scientifiques.
Nous reprenons la conversation sur le thème du fonctionnalisme.
Le fonctionnalisme
— Je voudrais maintenant aborder certaines de vos théories philosophiques par lesquelles vous avez fait de si importantes contributions à la discipline. Commençons, si vous le voulez bien, par ce fonctionnalisme, cette immensément célèbre et influente théorie de l’esprit que vous avez mise de l’avant, et dont vous êtes cependant devenu vous-même critique. De quoi s’agit-il exactement?
— J’ai raconté précédemment comment mon parcours m’a doté d’une double formation, l’une en mathématiques et l’autre en philosophie. Le domaine des mathématiques dans lequel je travaillais dans les années cinquante et soixante était celui de la récursivité et de la calculabilité. En tant que mathématicien je connaissais donc fort bien le travail de Turing, ainsi que les machines de Turing . Ce que le fonctionnalisme va mettre de l’avant se comprend très bien depuis cette perspective. Pour l’essentiel, il s’agit de l’idée que l’on ne devrait pas concevoir les états mentaux — croire telle ou telle proposition, douter de quelque chose, vouloir quelque chose et ainsi de suite — comme des états du cerveau (ce que suggérait par exemple J. J. C. Smart ), mais plutôt comme la réalisation (implantation) d’états d’un programme (software). Ceci dit, ma critique du fonctionnalisme ne signifie pas que je le répudie. Je pense toujours que le fonctionnalisme constitue une intéressante porte d’entrée dans les problèmes de la philosophie de l’esprit en cette ère post-informatique en laquelle nous vivons. Mais c’est aussi une position trop simple et trop réductionniste.
— Pouvez-vous nous donner une idée des raisons pour lesquelles vous soutenez à présent ce point de vue critique contre votre théorie fonctionnaliste, laquelle a pourtant suscité énormément d’intérêt et qui semble encore très prometteuse à plusieurs philosophes et chercheurs en science cognitives?
— Je donnerai deux arguments. Le premier reprend un argument qui était soulevé contre l’ancienne théorie de l’identité du cerveau et de l’esprit, qui soutenait que les états mentaux sont des états du cerveau, concernait leur possible multiple réalisation (multiple realisability). Prenez par exemple la croyance qu’il y a plusieurs églises à Vienne. On a toutes les raisons de penser qu’elle peut être réalisée par plusieurs états cérébraux différents, par différents états physiques, neuronaux, par différentes configurations neuronales. Mais le fait est que cet argument peut être retourné contre le fonctionnalisme. Puisqu’il n’y a pas de raison de croire qu’il n’y a qu’un seul programme impliqué, on retrouve donc cette possible multiple réalisation (mutiple realisability) au niveau computationnel. Et c’est là une des raisons pour lesquelles je pense qu’un fonctionnalisme inspiré de la machine de Turing constitue une trop grande simplification. Une deuxième raison importante concerne une autre de mes théories qui a recueilli bien des suffrages mais que plusieurs pensent incompatible avec le fonctionnalisme. Il s’agit de ce qu’on appelle l’externalisme sémantique.
— On le voit sur ces exemples et le reste de vos travaux et de votre parcours le confirme parfaitement: vous êtes un penseur qui n’a jamais hésité à revenir sur ses propres idées pour en faire la critique (parfois très sévère), critique a en certains cas conduit à abandonner vos propres théories et à leur remplacement par de nouvelles idées. Daniel C. Dennett, vous le savez, a d’ailleurs malicieusement fait de votre prénom un nom ainsi défini : «Hilary : Un bref mais significatif moment du parcours intellectuel d’un éminent philosophe. ‘Ah, voilà ce que je pensais il y a trois ou quatre hilaries’ ». Vous êtes également un philosophe qui est très à l’écoute des critiques que l’on adresse à son travail. Justement : je serais curieux de savoir si la célèbre expérience de pensée de la Chambre chinoise [voir encadré], imaginée par John Searle, a joué un rôle dans votre retour critique sur les thèses fonctionnalistes?
***
La chambre chinoise
Cette expérience a été imaginée par John Searle (1932) et vise à prouver que la version dite forte de la théorie de l’esprit, défendue dans le cadre des travaux menée en Intelligence Artificielle, est fausse.
Searle nous demande d’imaginer une personne enfermée dans une pièce hermétiquement close, à l’exception d’une fente pratiquée dans un des murs : cette pièce, c’est la chambre chinoise.
Par la fente, de l’extérieur, sont introduits des bouts de papier couverts de signes qui sont incompréhensibles à la personne se trouvant dans la chambre chinoise. Quand elle en reçoit un, cette personne consulte un immense registre dans lequel elle repère les signes se trouvant sur la feuille : y correspondent d’autres signes, qu’elle recopie sur une nouvelle feuille de papier, qu’elle envoie, toujours par la fente, à l’extérieur de la chambre chinoise.
Pourquoi cette chambre s’appelle-t-elle chinoise? C’est que les signes reçus et envoyés sont du chinois, une langue qu’ignore totalement la personne dans la chambre. Mais à l’extérieur, une personne parlant cette langue a posé une question en chinois et a reçu, après un délai plus ou moins long, une réponse pleinement satisfaisante. La questionneuse pourrait donc croire que la chambre (ou quoi que ce soit qui s’y trouve ou la constitue) parle chinois. Et pourtant non, comme on vient de le voir.
Vous aurez compris la signification de cette analogie. La personne dans la pièce représente l’unité centrale de l’ordinateur; les instructions qu’elle consulte dans le registre représentent le programme; les bouts de papier qui entrent et sortent sont respectivement les inputs et les outputs. La chambre chinoise fait exactement ce que ferait un ordinateur programmé pour parler chinois et elle le fait comme lui. Mais c’est sans les comprendre qu’elle manipule des symboles.
N.B.
***
— Je dois avouer que non; mais je dois aussi ajouter que je suis probablement moins hostile à cette expérience de pensée que bien d’autres. D’autant que j’avais moi-même déployé un argument similaire quelques années auparavant, dans un mes articles sur le fonctionnalisme. Mon désaccord avec Searle, que je respecte énormément par ailleurs, est qu’il pense que son expérience de pensée montre que le programme est sans importance (irrelevant), alors que je soutiens que cette conclusion ne s’ensuit pas. Ce qui s’ensuit est que le hardware est lui aussi important (relevant) — ce dont Searle convient — mais aussi que les gens eux-mêmes peuvent être indispensables, que ce qui est nécessaire pour produire de la conscience pourrait bien être un certain type de programme réalisé dans un certain type de hardware ou de matériau.
Philosophie du langage, réalisme et sémantique
— Si vous le permettez, abordons maintenant d’autres aspects de vos travaux. Je voudrais d’abord revenir sur votre philosophie du langage et sur certaines de vos théories en ce domaine, qui nous conduisent à la frontière de l’épistémologie et de la sémantique. Ici encore, vous avez passablement modifié vos positions. Commençons donc par le commencement. Quel a été ici votre point de départ?
— Ma première position est exposée dans un article d’épistémologie intitulé : What théories are not (Ce que les théories ne sont pas), qui a exercé un très grande influence à l’époque dans l’amorce du déclin de l’influence du positivisme logique en philosophie des sciences, et dans un texte de la fin des années cinquante intitulé The Analytic and the Synthetic . Dans ces textes et d’autres qui ont suivi, prend forme ce qui deviendra une sémantique réaliste des termes théoriques, c’est-à-dire de concepts comme gène, électron, ou atome. Je soutenais que ces termes ont cette propriété en vertu de laquelle leur référence est préservée à travers les changements de théories. En d’autres termes, que même si Bohr avait une théorie de l’atome bien différente en 1904 et en 1934, on ne peut néanmoins dire qu’il parlait de quelque chose d’entièrement différent à ces deux dates. Une sémantique positiviste, au contraire, identifie signification et mode de vérification : et puisque les modes de vérification en physique changent, parfois même radicalement, avec les théories, il s’ensuit que, pour quelqu’un comme Carnap , il n’est pas possible de dire que le Bohr de 1904 et celui de 1934 réfèrent à la même chose quand ils parlent d’électrons.
— On serait ici tenté de conclure, et cela pourra sembler très étrange à certains, que l’épistémologie positiviste peut conduire à Thomas Kuhn et à cette idée de paradigme, où les concepts deviennent incommensurables, justement, quand on passe d’un paradigme à un autre.
— Cette filiation est juste. Kuhn donnait à entendre que Carnap était à l’opposé de lui, qu’il était en quelque sorte son ennemi intellectuel: mais en fait, c’est Carnap lui-même qui a choisi The Structure of Scientific Revolutions pour parution dans The International Encyclopaedia of Unified Science . L’ouvrage l’enthousiasmait. Cela se comprend et tient notamment à cette non-préservation de la référence des termes théoriques que Kuhn et lui ont en commun. Mes premiers efforts ont donc, on le voit, cherché à définir non certes une sémantique complète, mais à tout le moins une sémantique qui soit compatible avec le réalisme.
— L’étape suivante, si je ne m’abuse, se produit au MIT, autour notamment de Chomsky .
— En effet. Quelques années plus tard, j’étais donc au MIT, où se trouvait Chomsky, de même que deux de mes anciens étudiants, Jerry Fodor et Jerrold Katz . Nous discutions constamment et c’est à ce moment-là que j’ai travaillé à une sémantique des langues naturelles. Katz et Fodor la voulaient intimement liée à la linguistique de Chomsky, mais je pensais pour ma part que cela ne fonctionnerait pas. J’ai résumé leur position, à laquelle j’ai brièvement adhéré, par le slogan : « Connaître la signification d’un mot, c’est connaître un ensemble de règles sémantiques. » Je me suis alors demandé quelles étaient les règles sémantiques qui fixeraient la signification d’un mot comme « or ».
— Puis, plus tard, « eau »!
— (rires) En effet. Et je me suis alors rendu compte que l’environnement a énormément à voir avec la signification des mots que j’emploie. Cela a été le début de mon travail en vue d’une sémantique générale, lequel aboutira à The meaning of meaning , quelques années plus tard. Je suggère que la signification est un phénomène transactionnel (meaning is transactionnal). Posséder un concept, à tout le moins pour ce qui est de ceux qu’on exprime par des noms, des noms d’espèces naturelles, — les concepts logiques sont autre chose — c’est avoir une capacité à renvoyer au monde (a world involving capacity). La signification du nom est en partie déterminée par ce qui lui correspond dans le monde et pas uniquement par ce qui se passe dans ma tête. Sur ce point, qui est ce qu’on appelle l’externalisme, je n’ai pas changé d’avis. De même, j’ai toujours défendu un réalisme scientifique, même durant les douze ans (au cours des années 70 et 80) durant lesquelles j’ai défendu un réalisme interne, que j’ai abandonné depuis. Cela m’embête d’ailleurs d’être encore parfois décrit comme un réalisme interne.
— À certains égards, les idées auxquelles vous aboutissez alors, par la place qu’elles font à ce qu’on pourrait appeler la dimension sociale du langage, peuvent être rapprochées de celles de Dewey voire de Wittgenstein. Ces rapprochements vous semblent-ils plausibles?
— En partie. Les philosophes tendent à parler du langage comme d’un outil, disons un marteau, dont une personne peut se servir. Dans The meaning of meaning, je suggérais qu’il est peut être plutôt comme un bateau à vapeur dont le fonctionnement suppose le concours de plusieurs personnes.
— Et si je peux insister à propos de Wittgenstein : quelle influence a-t-il eu sur vous?
— Je l’ai lu très tôt. J’admirais sa volonté d’aborder des questions que d’autres ne traitaient pas, mais j’ai d’abord été plutôt hostile à ses idées. Ce n’est que dans les années 80 que j’ai développé plus de sympathie pour elles.
— Pourriez-vous résumer votre position actuelle sur ces questions dont nous venons de discuter?
— Pour aller à l’essentiel, je soutiens que le réalisme, c’est-à-dire l’idée que nos concepts renvoient à quelque chose de réel et cernent (pick up) des aspects réels du monde, d’une part, et la reconnaissance de l’activité conceptuelle de l’autre, et donc de l’idée que, parfois, exactement les mêmes aspects de la nature peuvent être décrits en des mots qui semblent absolument incompatibles, que ces deux idées, elles, ne sont pas incompatibles. En d’autres termes, un réaliste n’est pas contraint d’adhérer à l’idée que les « unités », pour ainsi dire, en lesquelles se découpe le réel, correspondent à des noms et à des verbes. La Mécanique Quantique — plus exactement : la dualité invoqué dans la théorie des cordes— en fournit un exemple quand elle suggère que le même système peut être décrit comme étant composé d’un type de particules ou d’un autre type de particules, comme étant composé de x dimensions spatiales ou d’un nombre différent de ces dimensions, ces deux descriptions étant traduisibles l’une dans l’autre. Il existe par ailleurs un type de réalisme métaphysique que je pense erroné et pour lequel, semble-t-il, les structures des langues indo-européennes correspondent à la structure du réel. C’est une erreur, mais le fait que je le reconnaisse ne fait pas de moi un anti-réaliste.
Le pragmatisme
— Devant le parcours qui a été le vôtre, certains seront tentés de suggérer que vous aboutissez à des positions qui sont à certains égards proches des pragmatistes en général et de Dewey en particulier . Que pensez-vous de ce jugement?
— Tout d’abord, je dois rappeler mon désaccord avec la théorie de la vérité avancée par les pragmatistes, qui est une forme d’antiréalisme. J’ai cependant diverses affinités avec certains pragmatistes. Depuis mes Dewey Lectures de 1994, je travaille sur la philosophie de la perception et c’est chez William James que j’ai d’abord trouvé cette suggestion que le réalisme naïf n’est pas réfuté par la science ou la philosophie ou incompatible avec elles. Mais je ne peux adhérer à la position métaphysique du monisme neutre — cette expression est de Bertrand Russell et non de James lui-même. Dewey adhérait lui aussi à cette idée de James et il l’a défendue dans un bref article de The Encyclopedia of Unified Science. Voilà donc une idée — la défense du réalisme naïf et le refus des sense-data que je partage avec certains pragmatistes, la tâche de la philosophie étant alors de défendre le réalisme naïf de l’homme ou de la femme ordinaire qui, lui, est pré-philosophique. Une autre idée concerne l’éthique, un sujet auquel je me suis sérieusement intéressé. À Harvard, où j’enseigne, l’éthique a longtemps été restreinte au kantisme et à l’utilitarisme et j’étais très mal à l’aise avec l’idée que le menu, en éthique, puisse se réduire à cela. Dewey a selon moi une vision bien plus ouverte et pluraliste.
— L’éthique est justement le sujet de certains de vos récents ouvrages . J’aimerais, si vous le voulez, revenir sur un thème au fond très deweyen qu’on retrouve dans ces ouvrages, à savoir l’effondrement (collapse) de la distinction fait/valeur, en d’autres termes de la guillotine de Hume.
***
La Guillotine de Hume
David Hume (1711 –1776) a écrit un court passage qui compte parmi les plus célèbres et influents de toute l’histoire de l’éthique. Il y décrit un sophisme selon lui courant et qui nous fait illusoirement passer de ce qui est à ce qui doit être.
Voici ce passage (Traité de la nature humaine, L. III, section 1):
« Dans chacun des systèmes de moralité que j'ai rencontrés jusqu'ici, j'ai toujours remarqué que l'auteur procède pendant un certain temps selon la manière ordinaire de raisonner, établit l'existence d'un Dieu ou fait des observations sur les affaires humaines, quand, tout à coup, j'ai la surprise de constater qu'au lieu des copules habituelles, «est» et «n'est pas», je ne rencontre pas de proposition qui ne soit liée par un «doit» ou un «ne doit pas». C'est un changement imperceptible, mais il est néanmoins de la plus grande importance. Car, puisque ce «doit» ou ce «ne doit pas» expriment une certaine relation ou affirmation nouvelle, il est nécessaire qu'elle soit soulignée et expliquée, et qu'en même temps soit donnée une raison de ce qui semble tout à fait inconcevable, à savoir, de quelle manière cette relation nouvelle peut être déduite d'autres relations qui en découlent du tout au tout. Mais comme les auteurs ne prennent habituellement pas cette précaution, je me permettrai de la recommander aux lecteurs et je suis convaincu que cette petite attention renversera tous les systèmes courants de moralité et nous fera voir que la distinction du vice et de la vertu n'est pas fondée sur les seules relations entre objets et qu'elle n'est pas perçue par la raison. »
Traduction : Normand Baillargeon
***
— Certains ont suggéré que Hume est un objectiviste ou encore un cognitiviste en éthique : mais je le tiens pour un non-cognitiviste. La distinction être/devoir être (is/ought) est problématique même pour l’époque à laquelle Hume écrit. S’il n’y avait littéralement aucune influence de l’être sur le devoir être, alors, en ce cas, l’inférence : faire x est bien; faire toute autre chose que x est mal; vous devez donc faire x; serait invalide. Hume lui-même ne soutiendrait pas que cette déduction est invalide. Dans son célèbre passage, Hume ne pouvait faire simplement une remarque grammaticale; mais après le tournant linguistique de la philosophie, il est devenu très difficile de voir ce qu’il voulait dire et on a tenté de faire entrer de force dans le langage des propositions ce qu’il exprimait dans le langage psychologiste de son époque. On en arrive ainsi à penser qu’il a voulu dire qu’on ne peut dériver de phrase normative d’une ou de phrases déclaratives ne contenant que des termes factuels : mais cela présuppose qu’il existe une distinction nette et précise entre termes factuels et termes évaluatifs — ou entre termes d’observation, pour parler comme les positivistes, et termes évaluatifs. Mais que dire alors de : « J’ai vu John voler un sac à main. »? Quels termes sont observationnels? Je ne suis pas ici en train de soutenir que les jugements de valeur sont simplement des faits; mais je pense qu’évaluer et décrire sont des actes de langage bien différents, que les mêmes mots peuvent souvent être utilisés pour accomplir les deux et que l’idée même que tout se ramène à des types de mots ou des types de propositions est extrêmement artificielle.
— Un exemple serait ici le bienvenu.
— Quand un historien dit : « Vlad l’Empaleur était très cruel », il se peut fort bien qu’ils écrivent alors un fait historique plus qu’il ne juge Vlad l’empaleur. Mais, d’un autre côté, quand un homme politique contemporain adversaire de Vlad disait la même chose, il l’évaluait et le jugeait. Plusieurs de nos mots sont ainsi enchevêtrés (entangled), en ce sens que l’on peut les utiliser de ces deux manières. D’autres ne peuvent être utilisés de manière sensée que d’un point de vue éthique — ce qui était déjà reconnu par Socrate : utiliser correctement le mot « courageux », qui ne peut pas simplement signifier « Qui ne connaît pas la peur », puisque ce peut être le cas d’un fou qu’on ne dirait pas courageux, suppose que le mot soit appréhendé d’un point de vue éthique.
— Voilà donc un premier lieu d’enchevêtrement où se joue l’effondrement de la distinction fait/valeur. Je suppose qu’il y en a d’autres.
— Un autre concerne la science, la physique par exemple : elle ne présuppose certes pas des valeurs éthiques, mais elle présuppose bien des valeurs épistémiques — comme la cohérence ou la simplicité, qui sont des termes d’évaluation. En ce sens, la physique elle-même est un lieu d’enchevêtrement de faits et de valeurs et non pas cette science dont serait totalement absentes les valeurs et dont Carnap rêvait en imaginant une physique pratiquée algorithmiquement sur le modèle de l’exécution d’un programme informatique.
— Quelle vision de l’éthique a-t-on dès lors que l’on se place dans cette perspective?
— L’éthique présuppose des intérêts et leur déploiement dans l’histoire. Ce que nous appelons aujourd’hui l’éthique, a contrario d’une position réaliste qui pose son a-historicité, n’est ni inscrit dans nos gênes et n’a pas non plus toujours existé. Les plus anciennes éthiques que nous connaissons sont d’ailleurs ce que j’aime à appeler des éthiques machistes, celles qui posent que ce qui est bien est ce que ferait un guerrier gorgé de testostérone (rires). Depuis trois millénaires, nous nous sommes progressivement éloignés de ce point de vue et avons reconnu d’autres idéaux, qui sont autant d’intérêts, l’éthique pouvant reposer sur un grand nombre d’entre eux. L’intérêt kantien pour des principes universalisables est l’un d’entre eux, mais ce n’est pas le seul; l’intérêt aristotélicien pour l’accomplissement humain (human florishing) avec sa reconnaissance de ce qu’il peut se réaliser de diverses manières — et donc qu’il existe diverses formes d’accomplissement humain — en est un autre; et il y en a bien d’autres, centrées sur la compassion, l’égalité, etc. Il est hélas caractéristique des éthiciens de prendre l’un de ces intérêts et de faire comme s’il était l’unique intérêt. Je pense plutôt que l’éthique repose sur plusieurs intérêts qui sont parfois en conflit les uns avec les autres, mais qui dans l’ensemble concordent.
La philosophie et la culture populaire
— Aussi bien dans le monde francophone que dans le monde anglophone, on semble assister ces dernières années à un accroissement de l’intérêt du grand public pour la philosophie. En témoigne le grand nombre d’ouvrages et de revues qui lui sont destinés. Sentez-vous cela vous aussi? Qu’en pensez-vous?
— J’espère que cet intérêt pour la bonne philosophie est réel. Il faut se souvenir que des gens avec lesquels je suis en profond désaccord, comme G. W. Bush, en appellent eux aussi à la philosophie, mais à de la philosophie d’un genre terrifiant. Les néo-conservateurs sont par exemple très influencés par Ayn Rand et brandissent Atlas Shrugged comme une espèce de bible. C’était d’ailleurs le cas d’Alan Greenspan . La philosophie ne disparaîtra pas et si la bonne philosophie disparaît, la mauvaise prendra la place devenue libre.
— Vous êtes vous-même présent dans ce mouvement de pénétration de la philosophie dans la culture populaire, notamment avec votre célèbre expérience de pensée du cerveau dans une cuve qui a influencé le scénario de The Matrix.
— J’en suis content. Je connais même une personne qui possède dans son bureau une reproduction en plastique d’un cerveau dans une cuve. (rires)
***
ET SI VOUS ÉTIEZ UN CERVEAU DANS UNE CUVE?
Imaginée par Putnam, cette expérience de pensée est une manière de version contemporaine du Malin Génie du doute hyperbolique cartésien. Voici comment il la présente :
«Imaginez qu’un être humain (vous pouvez supposer qu’il s’agit de vous) a subi une opération réalisée par un savant maléfique. Le cerveau de cette personne (votre cerveau) a été retiré de son corps (le vôtre) et placé dans une cuve contenant des éléments nutritifs qui le maintiennent en vie. Les terminaisons neuronales ont été reliées à un ordinateur super puissant qui fait croire à la personne dont c’est le cerveau que tout est parfaitement normal. Il lui semble qu’elle croise des gens, qu’il y a des objets, un ciel et ainsi de suite; mais en réalité tout ce dont cette personne (vous) a l’expérience est le résultat d’impulsions électroniques qui vont de l’ordinateur aux terminaisons nerveuses. L’ordinateur est si adroit que si la personne essaie de soulever sa main, le feedback qu’il envoie fera en sorte que la personne «verra» et «sentira» que sa main est levée. De plus, en modifiant le programme, le savant maléfique peut faire en sorte que sa victime aura l’expérience (ou l’hallucination) de n’importe quelle situation ou de n’importe quel environnement. Il peut encore effacer la mémoire du cerveau de sorte que la personne croira avoir toujours été dans tel environnement. Il pourra même faire en sorte que la victime croie être assise et être en train de lire ces mots qui évoquent cette amusante mais profondément absurde suggestion qu’il existe une savant maléfique qui retire les cerveaux des corps et les place dans une cuve contenant des éléments nutritifs où ils sont maintenus en vie. […]»
PUTNAM, Hilary, «Brains in a Vat», dans : Reason, Truth and History, Cambridge University Press.
Traduction : Normand Baillargeon
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Le judaïsme et la foi
— Depuis quelques années déjà, vous vous êtes rapprochés du judaïsme. Comment cela s’est-il fait?
— Le judaïsme est un héritage qui me vient de ma mère. Quand mes enfants ont souhaité,— c’était en 1975 pour le premier d’entre eux — avoir une Bar Mitzvah, j’ai joint une congrégation et c’est devenu une dimension importante de ma vie. Une chose que je trouve remarquable dans le judaïsme est cette emphase mise sur l’étude; une autre est cette littérature qui remonte à trois millénaires et qui continue de me fasciner.
— On ne peut donc s’empêcher de vous demander votre point de vue sur la religion.
— Je dirais que je suis religieux mais sans adhérer au surnaturalisme. Je viens tout juste de faire paraître un livre qui porte notamment sur des juifs existentialistes du XXème siècle : Martin Buber, Emmanuel Lévinas, et d’autres . Même si ce n’est pas le sujet du livre, j’y décris ma propre position. Je dirais que je me situe quelque part entre John Dewey et Martin Buber. Je ne pense pas que la croyance en Dieu en tant qu’être surnaturel soit nécessaire à la religion — ce qui est bien sûr une position avec laquelle nombre de croyants seront en profond désaccord. Par contre, ce à quoi j’accorde de l’importance dans les traditions théistiques, c’est à l’idée de Dieu comme idéal — ce que Dewey décrivait comme la foi commune (the common faith ). Cela me paraît compatible avec la conception dialogique de Dieu que développe Buber, dans la mesure où le fait de concevoir Dieu comme personnalité idéale permet d’imaginer l’entretien d’un dialogue avec Lui. Bien des philosophes jugent cela trop anthropocentrique et préfèrent donc une position transcendentaliste, qui fait de Dieu un principe métaphysique. Mais on ne tire guère de réconfort d’un principe métaphysique (rires). Comme Dewey, je préfère une manière d’interpréter la religion qui préserve le naturalisme.
— Professeur Putnam je vous remercie chaleureusemnt d’avoir accordé et entretien à Médiane et de votre grande générosité tout au long de ces échanges.
— Cela m’a fait plaisir.
Bibliographie
Quelques ouvrages de Putnam en français
Raison, vérité et histoire, Éditions de Minuit, Paris, 1984.
Représentation et réalité, Gallimard, NRF-Essais, Paris, 1990.
Le Réalisme à visage humain, Paris, Seuil, 1994.
Fait/Valeur : la fin d'un dogme - et autres essais, Éditions de l'Éclat, Combas, 2004.
Quelques autres écrits majeurs
Mathematics, Matter and Method. Philosophical Papers, vol. 1, Cambridge, Cambridge University Press, 1975.
Mind, Language and Reality. Philosophical Papers, vol. 2, Cambridge, Cambridge University Press, 1975.
Realism and Reason. Philosophical Papers, vol. 3, Cambridge University Press, Cambridge, 1983.
Pragmatism: An Open Question, Blackwell, Oxford, 1995.
Ethics Without Ontology, Harvard University Press, Cambridge, 2004.
Jewish Philosophy as a Guide to Life: Rosenzweig, Buber, Levinas, Wittgenstein, Indiana University Press, Bloomington, 2008.
Quelques écrits consacrés à Putnam
BEN-MENAHEM, Yemina, Hilary Putnam, Contemporary Philosophy In Focus, CUP, Cambridge, 2005.
CLARCK, Peter, & HALE, Bob, (Éds.), Reading Putnam, Blackwell, Oxford, 1994.
PESSIN, Andrew & SANFORD C., Goldberg, (Éds.), The Twin Earth Chronicles, New York, Paragon House, 1995.
TIERCELIN, Claudine, Hilary Putnam, L’héritage pragmatiste, Philosophies, PUF, Paris,2002.
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