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lundi, juin 08, 2009

INTRODUCTION À L'ÉTHIQUE: LA SCIENCE ET L'ÉTHIQUE (SUITE, 3)

L’émergence de la moralité selon Darwin

Car c’est bien Darwin, cette fois encore, qui avait ouvert la voie.

Il suggérait dans son ouvrage de 1871 une généalogie naturaliste de la moralité proposant que les humains vont, grâce à leurs capacités mentales développées, être en mesure de complexifier ces instincts sociaux ce qui est déjà présents chez des animaux non-humains (nos prédécesseurs primates, notamment) et être ainsi capables de repenser à leurs actes, à leurs motivations et à ceux des autres, pour les approuver ou non.

Cette conception de la moralité, qui la fait évoluer à partir de dispositions primitives à la sociabilité qu’enrichissent progressivement le développement cognitif, le langage et l’apprentissage repose sur la reconnaissance d’une profonde continuité entre nous et les primates que Darwin affirme avec force: «Nous avons, je crois, démontré que l’homme et les animaux supérieurs, les primates surtout, ont quelques instincts communs. Tous possèdent les mêmes sens, les mêmes intuitions, éprouvent les mêmes sensations ; ils ont des passions, des affections et des émotions semblables, même les plus compliquées, telles que la jalousie, la méfiance, l’émulation, la reconnaissance et la magnanimité, ils aiment à tromper et à se venger ; ils redoutent le ridicule ; ils aiment la plaisanterie ; ils ressentent l’étonnement et la curiosité ; ils possèdent les mêmes facultés d’imitation, d’attention, de délibération, de choix, de mémoire, d’imagination, d’association des idées et de raisonnement, mais, bien entendu, à des degrés très différents. Les individus appartenant à une même espèce représentent toutes les phases intellectuelles, depuis l’imbécillité absolue jusqu’à la plus haute intelligence».
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Séance de toilettage chez des singes


Le primatologue néerlandais Frans de Waal (1948) s’est intéressé de près à l’émergence de la moralité chez les grands singes, chez lesquels il a décrit avec minutie les manifestations d’empathie, de réciprocité et de socialité.

Ses recherches l’ont conduit à penser que nous ne sommes que les derniers héritiers d’une très longue lignée d’animaux intensément sociables, dépendant les uns des autres et nouant entre eux toutes sortes de liens.

Il écrivait récemment : «Je ne prétends pas que les singes et les gorilles soient des êtres moraux, mais je pense bien que la morale humaine se situe sur un continuum qui commence avec la sociabilité animale». (New Scientist, 14 Octobre 2006, p. 60). Pour ces raisons, De Waal récuse aussi ce qu’il a appelé la «théorie du vernis», qui voudrait que la moralité soit un simple et commode vernis de respectabilité posé sur une nature humaine essentiellement égoïste, une thèse que résume mémorablement la maxime du biologiste Michael Ghiselin «Gratter un altuiste et vous verrez saigner un hypocrite».


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L’altruisme chez les singes verts (ou vervets)


Le singe vert utilise trois sortes de cris différents pour alerter de la présence d’un prédateur, selon qu’il s’agit d’un serpent, d’un aigle ou d’un léopard. Chacun de ces cris suscite, chez ses congénères qui l’entendent, le comportement de fuite approprié — par exemple, grimper aux arbres quand un serpent est signalé.

Par contre, le singe qui a alerté les autres attire de ce fait l’attention du reptile et court ainsi un plus grand risque d’être attaqué. Pourquoi l’évolution n’a–t-elle pas éliminé ce type de comportement appelé altruiste — en ce sens qu’il coûte quelque chose à un organisme qui le paie pour qu’un bénéfice soit acquis par un autre ?



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Darwin distinguait quatre étapes dans ce long processus de genèse de la moralité envisagée comme une caractéristique de notre espèce ayant, sur de très nombreuses années, émergé de sentiments pré moraux présents chez nos ancêtres pour lesquels l’association présentait un avantage sur une vie solitaire.

Pour commencer, les premiers humains héritaient d’instincts sociaux qui incitent à « trouver du plaisir dans la société de ses semblables, à éprouver une certaine sympathie pour eux, et à leur rendre divers services ».

Ensuite, avec des facultés intellectuelles plus développées, émerge la conscience : « le cerveau de chaque individu est [alors] constamment rempli par l’image de toutes ses actions passées et par les motifs qui l’ont poussé à agir comme il l’a fait ; or il doit éprouver ce sentiment de regret qui résulte invariablement d’un instinct auquel il n’a pas été satisfait […] chaque fois qu’il s’aperçoit que l’instinct social actuel et persistant a cédé chez lui à quelque autre instinct, plus puissant sur le moment, mais qui n’est ni permanent par sa nature, ni susceptible de laisser une impression bien vive . »

Troisièmement, avec l’apparition du langage, les membres d’une même association peuvent clairement exprimer leurs désirs : dès lors, «l’opinion commune, sur le mode suivant lequel chaque membre doit concourir au bien public, devient naturellement le principal guide d’action». Darwin précise : «Mais il faut toujours se rappeler que, quelque poids qu’on attribue à l’opinion publique, le respect que nous avons pour l’approbation ou le blâme exprimé par nos semblables dépend de la sympathie, qui, comme nous le verrons, constitue une partie essentielle de l’instinct social et en est même la base .»

Darwin invoque enfin le rôle de l’habitude et de l’apprentissage social. Car, écrit-il,«l’habitude, chez l’individu, joue un rôle fort important dans la direction de la conduite de chaque membre d’une association ; car la sympathie et l’instinct social, comme tous les autres instincts, de même que l’obéissance aux désirs et aux jugements de la communauté, se fortifient considérablement par l’habitude . »

Darwin lui-même ne reculait pas devant le problème méta-éthique que présente une telle généalogie de la morale. Selon lui, elle conduisait à retrouver et à refonder les grands principes éthiques classiques.

Elle débouchait ainsi sur une redécouverte de la grande idée mise de l’avant par la morale déontologique. Darwin s’en expliquait comme suit: «[…] à mesure que les sentiments d’affection et de sympathie et que la faculté de l’empire sur soi-même, se fortifient par l’habitude ; à mesure que la puissance du raisonnement devient plus lucide et lui permet d’apprécier plus sainement la justice des jugements de ses semblables, il se sent poussé, indépendamment du plaisir ou de la peine qu’il en éprouve dans le moment, à adopter certaines règles de conduite. Il peut dire alors, ce que ne saurait faire le sauvage ou le barbare : « Je suis le juge suprême de ma propre conduite », et, pour employer l’expression de Kant : « Je ne veux point violer dans ma personne la dignité de l’humanité . »

Elle débouchait aussi sur la règle d’or: «C’est le sens moral qui constitue peut-être la ligne de démarcation la plus nette entre l’homme et les autres animaux, mais je n’ai rien à ajouter sur ce point, puisque j’ai essayé de prouver que les instincts sociaux, – base fondamentale de la morale humaine , – auxquels viennent s’adjoindre les facultés intellectuelles actives et les effets de l’habitude, conduisent naturellement à la règle : « Fais aux hommes ce que tu voudrais qu’ils te fissent à toi-même ; » principe sur lequel repose toute la morale .»

Quant à la morale utilitariste, Darwin suggère que toutes les actions ne sont pas motivées par ce désir de plaisir dont partent les utilitaristes («[…] il me semble, écrit-il que l’homme agit souvent par impulsion, c’est-à-dire en vertu de l’instinct ou d’une longue habitude, sans avoir conscience d’un plaisir, probablement de la même façon qu’une abeille ou une fourmi quand elle obéit aveuglément à ses instincts »); mais il convient aussi que, puisque «les désirs exprimés par la communauté ont dû naturellement influencer à un haut degré la conduite de chacun de ses membres, et [que] tous recherchent le bonheur», il s’ensuit que «le principe du « plus Grand Bonheur » a dû devenir un guide et un but secondaire fort important .»

Il faut cependant le dire : cette conclusion selon laquelle une approche évolutionniste de l’éthique, loin de saper les fondements de la morale traditionnelle, les renforce au contraire, n’a pas convaincu la majorité des contemporains de Darwin. Non sans raison : après tout, Darwin réintroduisait l’être humain au sein de la Nature, reliait sa moralité à des instincts de ses ancêtres et faisait tout cela sans jamais faire intervenir dieu. D’aucuns pensent même que Darwin, par amour pour sa pieuse épouse, aurait volontairement amoindri la portée révolutionnaire des implications de la théorie de l’évolution pour la compréhension de l’être humain en général et de l’éthique en particulier.

Quoiqu’il en soit, la théorie avancée par Darwin présentait au moins deux très importants défauts.

Le premier concerne l’invocation d’hypothèses lamarckiennes pour expliquer l’évolution de la moralité, qui était déjà étonnante à l’époque et qui est aujourd’hui inadmissible .

Le deuxième est le défi posé par l’altruisme. Darwin en était pleinement conscient. C’est ainsi qu’il écrivait : «Mais on peut se demander comment un grand nombre d’individus, dans le sein d’une même tribu, ont d’abord acquis ces qualités sociales et morales, et comment le niveau de la perfection s’est graduellement élevé ? Il est fort douteux que les descendants des parents les plus sympathiques, les plus bienveillants et les plus fidèles à leurs compagnons, aient surpassés en nombre ceux des membres égoïstes et perfides de la même tribu. L’individu prêt à sacrifier sa vie plutôt que de trahir les siens, comme maint sauvage en a donné l’exemple, ne laisse souvent pas d’enfants pour hériter de sa noble nature. Les hommes les plus braves, les plus ardents à s’exposer aux premiers rangs de la mêlée, et qui risquent volontiers leur vie pour leurs semblables, doivent même, en moyenne, succomber en plus grande quantité que les autres. Il semble donc presque impossible (il faut se rappeler que nous ne parlons pas ici d’une tribu victorieuse sur une autre tribu) que la sélection naturelle, c’est-à-dire la persistance du plus apte, puisse augmenter le nombre des hommes doués de ces vertus, ou le degré de leur perfection ».

Bref : de nombreux facteurs devraient limiter ou même interdire l’altruisme et, en conséquence, on devrait observer dans la nature l’omniprésence de l’égoïsme. Or, ce n’est manifestement pas le cas et Kropotkine, on l’a vu, l’a vite noté.
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Parmi les cas d’altruisme qui intriguaient tant Darwin figuraient notamment ceux de ces insectes de l’ordre des Hyménoptères, qui comprend les abeilles, les fourmis et les guêpes. On y retrouve des femelles stériles qui ne se reproduisent pas et qui passent plutôt leur vie à s’occuper des filles mises au monde par leur mère ou des individus (comme les abeilles) qui défendent la colonie par des comportements qui causent leur mort (par exemple en piquant les intrus). Comment expliquer de tels phénomènes dans un cadre évolutionniste?

Il reviendra à William Hamilton de percer ce mystère en montrant comment fonctionne ce qu’il appellera l’altruisme de parentèle. Celui-ci, avec une autre forme d’altruisme appelé altruisme réciproque fournit un cadre dans lequel penser l’éthique, voire même une méta-éthique dans une perspective évolutionniste.

Le prochain article de cette série sera justement consacré à l’altruisme ainsi qu’à la tentative de synthèse de ces travaux pour une compréhension naturaliste de l’éthique — ouvrant la voie vers une «science du bien et du mal» — qui a été récemment proposée par Michael Shermer et quelques autres.

dimanche, juin 07, 2009

INTRODUCTION À L'ÉTHIQUE: LA SCIENCE ET L'ÉTHIQUE (SUITE, 2)

Le darwinisme social



Dans l’Angleterre victorienne, en plein coeur de la révolution industrielle, le darwinisme social devient en effet un slogan par lequel on justifie la compétition sans entraves, la lutte pour la survie et la survie du plus fort, le laissez-faire capitaliste, la non-intervention de l’État en faveur des plus «faibles», le refus d’instituer des politiques publiques d’éducation, de protection sociale ou de santé.

Le darwinisme biologique — et Darwin lui-même, mal à l’aise devant tout cela — n’y peuvent rien: on nage désormais en pleine idéologie, qui se répand comme une traînée de poudre. C’est souvent du darwinisme social que se réclament aux Etats-Unis ces grands patrons de corporations qu’on appellera les « barons-voleurs» pour justifier leurs impitoyables pratiques et c’est encore lui qui est invoqué pour justifier l’impérialisme, le colonialisme et la racisme. Bientôt se développe même un mouvement appelé eugénisme. Il est fondé par le propre cousin de Darwin, Francis Galton (1822-1911) et, associé à la génétique mendélienne, il suggère des politiques destinées à assurer que les plus aptes se reproduisent (eugénisme positif) ou que les moins aptes se reproduisent peu ou pas du tout (eugénisme négatif). Des programmes de stérilisation seront ainsi mis en place dans de nombreux pays, eu Europe et aux États-Unis — et pas seulement dans l’Allemagne nazie.

On ne s’en étonnera pas : dès 1945, toute invocation de la biologie dans l’étude des êtres humains est d’emblée suspecte — ou pire. Les évolutionnistes auront beau expliquer, à la suite du Prince anarchiste P. Kropotkine (1842-1921) qui avait consacré un ouvrage entier à cette question (L’Entraide, un facteur de l’évolution, 1906) et qui peut pour cela être tenu pour un des pères de la sociobiologie ou de la psychologie évolutionniste(1), que la compétition n’est pas le seul moteur de l’évolution, rappeler le rôle de la coopération et la dérive génétique : rien n’y fit. La récupération d’un seul aspect des différents moteurs de l’évolution à des fins idéologiques avait en grande partie délégitimé toute la discipline.

Dans l’ensemble des sciences humaines de cette époque dominent donc des thèses culturalistes et environnementalistes qui interdisent à toutes fins utiles d’invoquer des facteurs héréditaires, biologiques voire même naturels dans l’explication des comportements humains. Jean-Pierre Changeux résume bien la situation qui prévalait alors (et qui prévaut encore, en certains secteurs) quand il écrit que le «point de vue dominant dans les sciences humaines et la philosophie (Foucault, Levi-Strauss, Derrida)» voulait que «l’extension du mode de pensée et des modèles de la biologie et de l’évolutionnisme aux sciences humaines et sociales […] se confond […] avec la production d’idéologies totalitaires et répressives ».

Ce moment est aujourd’hui en partie dépassé et une approche darwinienne de l’éthique s’est déployée depuis, en gros, une cinquantaine d’années. Reprenant une distinction proposée par Elliott Sober, il me paraît éclairant de proposer que celle-ci s’est engagée dans deux directions principales.

La première est explicative et cherche à comprendre pourquoi nous avons telles ou telles pensées ou émotions de nature éthique. On voudra ici, en tenant compte du fait que nous sommes des produits de l’évolution, que nos ancêtres sont apparus il y a quelque chose comme 150 000 ans ou que nous avons longtemps vécu au sein de groupes restreints, rendre compte à la fois d’éventuels universaux éthiques et comprendre des singularités (individuelles ou sociales) observables.

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Kindchenschema (i.e. Traits infantiles)


Les bébés des mammifères, y compris ceux des humains, ont de grands yeux et des traits arrondis. Ces traits nous semblent immédiatement irrésistibles et «beaux»: nos sentiments ou instincts (plus que le raisonnement) contribuent ainsi à créer un lien émotionnel fort et très utile pour inciter à ce que le parent prenne soin de l’enfant.
Quand on examine leurs créations, on se convainc aussitôt que les dessinateurs des films d’animation ont compris cette préférence instinctive. De même quand on regarde nos animaux de compagnie…

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La deuxième voie est justificative et se situe sur un plan méta-éthique. Deux avenues principales sont ici explorées. La première espère contribuer à décider si (éventuellement), des positions éthiques sont vraies, justes ou correctes et à les justifier le cas échéant; la deuxième promeut plutôt une forme ou l’autre d’émotivisme ou de subjectivisme qui fait de l’éthique une sorte d’illusion.

Dans la suite de ce texte, je vais montrer comment Darwin envisageait ces questions et rappeler comment l’approche qu’il proposait débouche sur la très sérieuse difficulté que représente la compréhension de l’altruisme.

(À suivre)


(1) Les récupérations idéologiques du darwinisme sont aussi nombreuses que les motivation idéologiques du rejet de ses conclusions et l’ensemble de ces attitudes (d’approbation ou de rejet) ne se laisse pas aisément ranger sous les habituelles catégories politiques de gauche ou de droite, comme l’exemple de Kropotkine le laisse pressentir. Dès sa publication, L’origine des espèces a suscité de vives inquiétudes chez les autorités religieuses et chez certains moralistes qui vont, en partie pour cela, délibérément choisir de l’ignorer. C’est qu’à leurs yeux, en nous rattachant comme elles le faisaient au reste de la Nature et en remettant en question le statut particulier de l’être humain au sein de la création, les idées du livre contribuaient à saper certains des fondements les plus importants de la religion et de la moralité traditionnelle. Pourtant, d’un autre côté, l’ouvrage allait aussi être passionnément invoqué par un nombre considérable de causes et d’idées, souvent fort éloignées les unes des autres. C’est ainsi que Karl Marx, enthousiaste, voit dans les thèses de Darwin le fondement naturaliste de la lutte des classes dans l’histoire, qu’il aurait lui-même mise à jour dans ses écrits; mais , on l’a vu, bon nombre de défenseurs d’un capitalisme sans entrave y lisent de leur côté la justification de la compétition et de la concentration aussi bien des entreprises que de la richesse, au nom de la « survie du plus fort »; quant aux Nazis, il leur arrivera de se réclamer de Darwin pour justifier leur politique d’extermination des Juifs d’Europe.

samedi, juin 06, 2009

INTRODUCTION À L'ÉTHIQUE: LA SCIENCE ET L'ÉTHIQUE (SUITE)

Grues et crochets célestes

Le philosophe Daniel C. Dennett aidera à y voir clair.

Dans l’important livre qu’il a consacré à Darwin (2000), il a proposé de distinguer entre deux paradigmes ou modèles. Le premier repose sur la conviction naturaliste que Darwin a fourni un modèle théorique qui constitue un très singulier «renversement des modes de pensée habituels» et qui permet de comprendre comment, par exemple, il n’est pas nécessaire d’avoir de l’intelligence pour construire une belle machine; qu’un processus qui n’est pas lui-même intelligent et qui ne se fixe pas de but peut néanmoins générer quelque chose qui est intelligent et créatif; ou encore que la conscience, loin d’être l’origine de toute création, en est en fait la résultante, et même une résultante récente.

Ce modèle, qui s’appliquerait bien entendu à l’éthique, peut être pensé comme une accumulation de grues : certes, l’art, la conscience ou l’éthique, pour en rester à ces exemples, sont des réalités qui nous semblent bien éloignées des processus biologiques élémentaires et en ce sens être situés « tout là-haut, dans le ciel »: mais on parvient bien à cette hauteur en partant du sol et en élevant peu à peu, sur des durées très longues, de simples grues montées les unes sur les autres.

Les défenseurs de l’autre modèle constatent eux aussi la présence de ces objets «très haut dans le ciel» : mais ils refusent l’explication par des grues. Dennett suggère qu’ils en sont réduits ou bien à arguer que la naturalisation darwinienne est impossible pour tel ou tel objet ou, pire, à invoquer ce que Dennett appelle des «crochets célestes», des crochets auxquels ces objets sont suspendus — mais en ce cas, évidemment, la question se pose aussitôt de savoir à quoi ces crochets sont eux mêmes rattachés.



La confrontation entre les deux groupes joue simultanément sur de nombreux plans, à la fois scientifiques et idéologiques et concerne notamment la question de l’impact des idéologies sociales et politiques sur, sinon toujours la valeur cognitive des résultats de la science, du moins sur la détermination de ses objets d’étude et l’utilisation qui est faite de ses résultats (1

Elle s’est poursuivie jusqu’à nos jours, chaque camp pouvant avancer des noms prestigieux.

C’est ainsi qu’aux Etats-Unis, les plus célèbres partisans d’une biologisation des sciences humaines en général, et notamment de l’éthique, sont probablement, de nos jours, E.O. Wilson (1929), le créateur de la sociobiologie et Robert Trivers (1943), à qui on doit le concept d’altruisme réciproque (nous y reviendrons dans le prochain texte de cette série); mais qu’on trouve parmi les opposants à ce programme — ou du moins parmi ses plus sévères critiques — le biologiste et généticien Richard Lewontin (1929), le paléontologiste et créateur de la théorie de l’équilibre intermittent Stephen Jay Gould (1941-2002), ainsi que l’écologiste et mathématicien Richard Levins.

Au Royaume-Uni, l’éthologiste et biologiste Richard Dawkins (1942), connu pour avoir proposé le concept de «gène égoïste», compte parmi les plus célèbres partisans de ce qu’on appelle plus volontiers là-bas la «psychologie évolutionniste»; parmi ses défenseurs, on compte encore W.D. Hamilton (1936-2000), un biologiste qui a mis en évidence le phénomène de la sélection de parentèle (kin selection) et énoncé la célèbre loi qui porte son nom (nous reviendrons également sur ces concepts dans le prochain texte de cette série), ainsi que le biologiste et généticien John Maynard Smith (1920 –2004). Mais leur position a des opposants très en vue, au nombre desquels figure le biologiste Steven Rose (1938) ainsi que l’éthologiste Patrick Bateson (1938).
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E.O. Wilson (1929)

Un des moments mémorables de cette guerre des idées s’est produit en 1978, lors d’une réunion de l’American Association for the Advancement of Science durant laquelle E.O . Wilson donne une conférence sur la sociobiologie, cette discipline alors encore toute récente dont il est le créateur.

Dès qu’il commence à parler, une dizaine de membres de l’International Comitee Against Racism s’avance sur la scène en scandant: «Racist Wilson, you can’t hide; we charge you with génocide!» [Wilson le raciste : tu ne peux pas te cacher; nous t’accusons de génocide]. Une femme s’approche alors du conférencier et lui déverse de l’eau sur sa tête.


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Pour mesurer à quel point l’application à l’être humain des idées darwiniennes a pu être et peut encore être polémique, il suffira de se rappeler de cet épisode qu’on a pu appeler le premier péché originel de la biologisation de l’éthique : le darwinisme social.

( À suivre)

samedi, mars 21, 2009

ALBERT EINSTEIN (1879-1955), PHYSICIEN ET REBELLE (8/8)

Albert Einstein en verve

Si on démontre que ma théorie de la relativité est vraie, l’Allemagne dira que je suis un citoyen allemand et la France dira que je suis un citoyen du monde. Mais si on prouve que ma théorie est fausse, la France dira que je suis Allemand et l’Allemagne dira que je suis Juif.

La gravité n’est pas responsable du fait que les gens tombent en amour.

La chose la plus incompréhensible au monde est que le monde soit compréhensible.

Ne vous inquiétez pas trop de vos problèmes avec les mathématiques : je peux vous assurer que les miens sont bien plus grands.

Il n'existe que deux choses infinies, l'univers et la bêtise humaine... mais pour l'univers, je n'ai pas de certitude absolue.

Pour me punir de mon mépris pour l’autorité, le destin a fait de moi une autorité.

Dans la mesure où elles s’appliquent au réel, les lois des mathématiques ne sont pas certaines; dans la mesure où elles sont certaines, elles ne s’appliquent pas au réel.

Le bon sens est l’ensemble des préjugés qu’on a acquis à 18 ans.

Ce n’est pas tout ce qui peut être compté qui compte et tout ce qui compte ne peut pas être compté.

Tout ce qui est vraiment grand et inspirant est créé par un individu qui travaille librement.

Le nationalisme est une maladie infantile. C’est la rougeole de l’humanité.

Il est plus facile de désintégrer un atome qu’un préjugé.

Ne fais jamais rien contre ta conscience, même si l’Etat te le demande.

Pour être un membre irréprochable parmi une communauté de moutons, il faut avant toute chose être soi-même un mouton.


BIBLIOGRAPHIE ET INTERNETOGARPHIE


Biographies

CLARK, Ronald W., Einstein: The Life and Times, Avon Books, New York, 1984.
La biographie standard; intéressant examen de la vie d’Einstein, à ceci près que l’ouvrage ne contient à peu près aucune référence à ses idées politiques.

HOFFMANN, Banesh, et DUKAS, Helen, Albert Einstein, créateur et rebelle, Points, Seuil, Paris, 1979.

PAIS, Abraham, Subtle Is the Lord: The Science And the Life of Albert Einstein, Oxford University Press, 2005.
À la fois biographie et survol des conceptions scientifiques d’Einstein. Avec une préface de Roger Penrose.

Écrits d’Einstein

Le physicien

EINSTEIN, A. et al., The Principle of Relativity. A Collection of Original Papers on the Special and General Theory of Relativity, Dover, New York, 1952.
Plusieurs des indispensables documents originaux relatifs à la Relativité restreinte et à la Relativité générale sont réunis ici. Outre des textes de Lorentz, de Minkowski et de Weyl, on trouvera, d’Einstein, les deux articles de 1905 et trois textes sur la Relativité générale.

— Einstein’s Miraculous Year. Five Papers that Changed the Face of Physics, Princepton University Press, Princeton and Oxford, 1998.
Les cinq articles de l’Annus mirabilis.

STACHEL, John, (Ed.), The Collected Papers of Albert Einstein, Princeton University Press, Princeton, New Jersey, 1987.

Une liste complète des écrits scientifiques d’Einstein jusqu’en 1951 est disponible dans l’ouvrage de P.A. Schlipp (1951) cité plus bas, pages 689-760.

Le vulgarisateur scientifique

EINSTEIN, A., et INFELD, L., L'évolution des idées en physique, Flammarion, Champs, Paris, 1993.

EINSTEIN, A., La relativité, Petite bibliothèque Payot, Paris, 1990.
Deux ouvrages remarquables de clarté.

Le penseur engagé et le militant

EINSTEIN, A., Comment je vois le monde, Flammarion, Collection Champs, Paris, 1999.

— Ideas and Opinions, Crown Trade Paperbacks, New York, 1954, 1982.

— Out of My Later years, 1956, Carol Publishing Group, New York, 1991.

— Einstein on Peace, Édité par : Otto Nathan et Heinz Norden, Simon and Schuster, New York, 1960

— et FREUD, S., Pourquoi la guerre ? , Rivages poche, Paris, 2005.

Écrits sur Einstein

Albert Einstein, numéro spécial de la revue Scientific American, Septembre 2004.

CALAPRICE, Alice, (Éd.) Dear Professor Einstein: Albert Einstein's Letters to and from Children, Prometheus Books, New York, 2002.

GARDNER, Martin, Relativity Simply Explained, Dover publications Inc, Mineola, New York, 1997.
Du grand Gardner et un remarquable ouvrage de vulgarisation.

JEROME, F. The Einstein File: J. Edgar Hoover's Secret War Against the World's Most Famous Scientist, Saint Martin's Press/Griffin, New York 2002.

— et TAYLOR, R., Einstein on Race and Racism, Rutgers, 2006.

PAIS, Abraham, Subtle Is the Lord: The Science and the Life of Albert Einstein, Oxford University Press, 1983.


RIDGEN, John, S., Einstein 1905. The Standard of Greatness, Harvard University Press, Cambridge et London, 2005.

RYAN, Dennis, P., (Éd.), Einstein and the Humanities, Hofstra University, Contributions in Philosophy, Number 32, Greenwood Press, New York, 1987.

SCHLIPP, Arthur, P. (Éd.), Albert Einstein: Philosopher-Scientist, Library of the Living Philosophers,Volume VII, Southern Illinois University, Carbondale, 1951. Réédition MJF Books, New York .

Internetographie


http://alberteinstein.info/
Toutes les archives d’Einstein en ligne.

http://www.westegg.com/einstein/#over
Vaste et riche sélection de sites consacrés à divers aspects des travaux et de la personnalité d’Einstein.

jeudi, mars 19, 2009

ALBERT EINSTEIN (1879-1955), PHYSICIEN ET REBELLE (7/8)

Signalons enfin, parce qu’il est trop peu connu, le courageux engagement d’Einstein contre le lynchage, la ségrégation et le racisme. C’est ainsi que dans un article paru en 1946, après avoir rappelé qu’il ne vit aux États-Unis que depuis un peu plus d’une décennie, il avance que sa situation de (relativement) nouveau venu lui permet peut-être de voir des choses «particulières et caractéristiques» que des autochtones ne remarquent plus guère. Après avoir loué l’idéal démocratique et égalitaire qu’il a découvert et apprécié dans ce pays, il précise:

Il y a toutefois une tache sur les conceptions sociales des Américains : leur idéal d’égalité et de dignité humaines ne valent que pour les êtres humains qui ont la peau blanche. Et même à leur sujet, il existe des préjugés dont, en tant que Juif, je suis parfaitement conscient; mais ceux-là ne sont guère importants si on les compare à l’attitude des «Blancs» envers leurs concitoyens qui ont une peau plus sombre, et en particulier les Noirs. Plus je me sens Américain, plus cette situation m’est douloureuse. Et ce n’est qu’en la dénonçant que je peux cesser de m’en sentir complice.[…] Vos ancêtres ont arraché de force ces Noirs à leurs foyers; puis ils les ont exploités sans pitié et mis aux fers de l’esclavage pour combler l’appétit de l’homme Blanc pour la richesse et la vie facile. Le préjugé actuel contre les Noirs résulte du désir de perpétuer cette dégradante situation .

Cette assertion n’est pas unique dans le corpus einsteinien, bien au contraire, puisque, comme le montrent les auteurs d’un récent ouvrage consacré au sujet, l’antiracisme et son corollaire, le combat pour l’égalité de Noirs aux Etats-Unis, seront pour lui des préoccupations constantes .

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Einstein acceptant, le 3 mai 1946, le doctorat honorifique de la Lincoln University, ouverte aux Noirs et réservée à eux, que lui remet son président, Horace Mann Bond.
On notera, au mur, une photographie de Marian Anderson (1897-1993). Après un spectacle donné à Princeton en 1937, cette diva afro-américaine s’était vue refuser l’entrée au Nassau Inn de Princeton, réservé aux Blancs. Einstein, qui avait assisté à la représentation, lui proposa de l’héberger chez lui, ce qu’elle accepta. Ils seront amis à compter de ce jour et Anderson habitera toujours chez Einstein quand elle se produira à Princeton.

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Les dernières années

À la fin des années 40 et au début des années cinquante, Einstein fait paraître ses derniers travaux en physique. Il y lutte encore contre l’interprétation désormais standard de la MQ mais qu’il a toujours refusée, s’efforce de produire une théorie unifiant les grandes forces connues et de réconcilier Relativité générale et MQ.

Son dernier geste public, au printemps 1955, sera de signer ce qui est désormais connu comme le Manifeste pour la paix Russell-Einstein. On y lit notamment : « Tel est donc, dans sa terrifiante simplicité, l'implacable dilemme que nous vous soumettons : allons-nous mettre fin à la race humaine, ou l'humanité renoncera-t-elle à la guerre?»

Einstein meurt peu après, le 18 avril 1955. Je propose de lui laisser le mot de la fin, alors qu’il lève un coin de voile sur la personnalité complexe qui était la sienne :

«Mon sens passionné de la justice sociale et de la responsabilité sociale ont toujours fortement contrasté avec le fait que je n’ai guère besoin de contact direct avec les autres êtres humains et avec les communautés humaines. Je suis en vérité un voyageur solitaire et je n’ai jamais ressenti de tout mon coeur un sentiment d’attachement ou d’appartenance envers mon pays, mon domicile, mes amis ou même ma famille immédiate. Face à tous ces attachements, je n’ai jamais perdu le sens d’une certaine distance et un besoin de solitude, des sentiments qui deviennent encore plus vifs avec l’âge .»

mardi, mars 17, 2009

ALBERT EINSTEIN (1879-1955), PHYSICIEN ET REBELLE (6/8)

Un militant radical méconnu

Un drapeau est un symbole qui nous rappelle que l’homme vit en troupeau.

A. Einstein


Les lecteurs des livres dans lesquels sont réunis certains des écrits qu’Einstein destinait au grand public savent qu’il était socialiste et pacifiste. Mais ses idées sociales, politiques et économiques restent généralement peu ou mal connues et son militantisme et ses engagements le sont encore moins. Il y a à cela l’excellente raison qu’ils ne sont que trop rarement évoqués et étudiés en tant que tel.

L’intérêt d’Einstein pour de tels sujets a pourtant été un des constantes de sa vie et est même apparu très tôt. C’est ainsi, on l’a vu, que son anti-militarisme a été extrêmement précoce et on imagine aisément ce qu’il fallait de maturité politique à un tout jeune homme de 15 ans pour conclure que la fidélité à ses convictions l’obligeaient à renoncer à sa citoyenneté. En nous fondant sur des travaux récents , on peut reconstruire les grandes lignes du parcours politique du physicien militant.

Lors de ses années zurichoises, le jeune étudiant qui sèche volontiers les cours qu’il juge peu stimulants, fréquente le Café Odéon — où se rencontrent des radicaux russes en exil comme Alexandra Kollontai, Léon Trotski et, plus tard, Lénine . Il fréquente aussi, à la même époque, des membres de la toute récente et anti-militariste Société Suisse pour la Culture Éthique — et celle-ci pourrait bien avoir joué un rôle important dans le façonnement et la maturation de ses convictions politiques .

Après l’Annus mirabilis, Einstein devient peu à peu célèbre dans la communauté scientifique et de nombreuses universités lui présentent des offres d’emploi. En 1914, il accepte un poste à Berlin. Mais la Première Guerre Mondiale éclate et Einstein, on le devine, s’y oppose et cette prise de position le laisse à peu près seul face à la quasi-unanimité des intellectuels et des savants du pays, qui signent un Manifeste au Monde Civilisé, belliciste et ultranationaliste, fustigeant les «Nègres», les Mongols, les hordes russes et ainsi de suite. Einstein (et trois autres personnes seulement!) signe quant à lui un texte qui dénonce comme haineux le précédent manifeste. L’un des signataires est emprisonné, mais sa réputation épargne à Einstein des difficultés qu’il aurait certainement connues sans elle. Ce ne sera pas la dernière fois qu’Einstein devra à sa notoriété d’être préservé de petites contrariétés ou de grandes catastrophes personnelles.

À la fin de la Guerre et après l’abdication du Kaiser Wilhelm II, de nombreuses monarchies européennes sont remplacées par des gouvernements libéraux ou socialistes, ce qui enchante Einstein qui annule même un jour son cours «pour cause de révolution». Mais ses écrits et déclarations de cette époque le montrent également inquiet de la montée de la violence, du revanchisme, de l’ultranationalisme et de l’antisémitisme. Dès 1920, ce dernier le touche personnellement, alors qu’il est pris pour cible par le Parti de Savants Allemands Oeuvrant pour la Préservation de la Pureté Académique [Sic!] qui dénonce la théorie de la relativité comme une «perversion juive».

Einstein commence à revoir des menaces de mort. En 1921, on lui octroie le Prix Nobel de physique et des dignitaires, pour sauver la face, travaillent à faire cesser les attaques contre lui. Einstein en profite pour utiliser sa notoriété encore accrue pour s’exprimer, publiquement et de plus en plus, sur des questions sociales, politiques, économiques. En 1928, il accepte la présidence de la Ligue des Droits de l'Homme.

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Einstein, zélateur de l’astrologie ?!?


Une citation attribuée à Einstein et vantant les mérites de l’astrologie circule depuis des années. La voici: «L’astrologie est une science en soi, illuminatrice. J’ai beaucoup appris grâce à elle et je lui dois beaucoup. Les connaissances géophysiques mettent en relief le pouvoir des étoiles et des planètes sur le destin terrestre. À son tour, en un certain sens, l’astrologie le renforce. C’est pourquoi c’est une espèce d’élixir de vie pour l’humanité. »

Le prestige d’Einstein est si grand que la caution qu’il semble ici donner aux astrologues est pour eux extrêmement précieuse — ce qui explique que la citation soit si souvent invoquée. Mais l’idée qu’Einstein ait pu croire à l’astrologie est totalement et parfaitement saugrenue. Et on n’a, en fait, jamais retrouvé cette phrase dans aucun de ses écrits, ni le moindre indice qu’il ait pu penser quoi que ce soit se rapprochant, même un peu, des conceptions que lui attribue ce texte.

D’où provient-elle, alors? Après un long et patient travail d’enquête, Denis Hamel a établi qu’il s’agit d’un faux très probablement forgé par Carl Heinnrich Huter et paru dans le Huters Astrologischer Kalender de 1960, publié en 1959. La canular a donc été commis environ cinq ans après la mort d'Einstein.

Pour en savoir plus, on consultera: HAMEL, Denis, «Albert Einstein, astrologue? Vous voulez rire? La fin d’un canular», Québec Sceptique, no 57, Été 2005, pages 31-40.


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Si la fin des années 20 et le début des années 30 sont pour l’Allemagne le moment de la montée du National Socialisme , elles sont pour Einstein des années de voyages et de conférences, surtout en Europe et aux Etats-Unis. Typiquement, il demandera à ses hôtes qu’on lui permette de faire deux conférences : la première pour parler de physique à son auditoire; la deuxième pour l’entretenir de politique.

Le 30 janvier 1933, sa maison de Berlin est pillée et saisie par les Nazis. En mai de la même année, Goebbels organise un autodafé de ses livres («L’humanité fait des progrès, observera malicieusement Einstein; autrefois, on m’aurait brûlé : aujourd’hui on ne brûle que mes livres!»). La campagne contre lui bat son plein, et se mène au grand jour, sans aucune retenue. Dans les journaux nazis, des sommes d’argent sont promises pour son meurtre. À l’été 1933, Einstein et sa nouvelle compagne, sa cousine Elsa (elle mourra en 1936), qui se trouvent aux Etats-Unis, au California Institute of Technology, décident de rester dans ce pays et Einstein accepte le poste à vie qui lui est proposé à l’université Princeton.

On sait désormais, depuis que les dossiers du FBI le concernant ont été rendus publics, qu’Einstein, aux Etats-Unis, a été sans cesse mis sous écoute, suivi, espionné; que ses faits, gestes et déclarations ont été compilés et scrutés à la loupe. John Edgar Hoover (1895-1972), alors chef du FBI, lui vouait d’ailleurs une haine personnelle, où se mêlaient anti-communisme et anti-sémitisme — Heinrich Himmler (1900-1945) sera jusqu’en 1939 un de ses correspondants! Rien de tout cela n’empêchera cependant Einstein de prendre publiquement position sur toute une série de questions polémiques et de s’impliquer dans de nombreuses luttes.

À l’instar de Bertrand Russell, Einstein avait vite compris, à compter de 1933, que ses convictions pacifistes ne pouvaient être maintenues devant la menace nazie. Le 2 août 1939 se place un des plus douloureux événements de sa vie. Encouragé par Leo Szilard, un collègue physicien, Einstein signe en effet ce jour-là une lettre informant le président Franklin Delano Rossevelt (1882-1945) que l’Allemagne nazie pourrait bien mettre au point une bombe atomique. Cette lettre contribua à lancer le Projet Manhattan, dirigé par Robert Oppenheimer (1904-1967), et qui devait aboutir à la fabrication de la première bombe atomique. Einstein ne prit aucune part aux travaux de ce Projet, dont il fut tenu à l’écart et dans une ignorance à peu près entière.

En mars 1945, il écrivit une nouvelle lettre à Roosevelt, cette fois pour lui demander de ne pas utiliser l’arme atomique. Le 6 août de la même année, une première bombe tombait sur Hiroshima; une deuxième devait suivre peu après, cette fois sur Nagasaki. Einstein condamne aussitôt ces largages, à ses yeux inutile et barbares, et les attribue à la politique étrangère antisoviétique de Harry Truman (1884-1972), successeur de Roosevelt en avril 1945.

Très critique devant le supposé socialisme de l’URSS, Einstein mesure par ailleurs très bien la part que joue l’instrumentalisation de l’anticommunisme dans le paysage idéologique de ces années : «À mes yeux, la «conspiration communiste» est essentiellement un slogan […] qui laisse les gens entièrement sans défense. Ici encore, je suis bien obligé de repenser à l’Allemagne de 1932, dont le corps social démocratique avait été affaibli par des moyens similaires, de telle sorte que [...] Hitler à très facilement été capable de lui asséner son coup fatal. C’est ce qui arrivera ici aussi, à moins que des gens sensés et capables de sacrifice ne s’interposent .»

La Deuxième Guerre Mondiale terminée, Einstein luttera notamment contre la Guerre froide, contre la course aux armements et en faveur d’un gouvernement mondial et de la paix. Il participera à la création du Emergency Committee of Atomic Scientists, en 1946, et prendra part aux travaux du Comité à l'Énergie atomique des Nations Unies, dont il démissionnera bientôt, le jugeant «inutile». Il est en outre membre de très nombreuses organisations politiques que le FBI ne manquera pas de classer comme subversives . Il y travaillera entre autres : pour la défense du socialisme (voir encadré); pour promouvoir une éducation rationaliste; pour lutter contre le McCarthysme (Einstein appellera à refuser de témoigner devant le comité du tristement célèbre sénateur); pour la défense des Rosenberg; pour appuyer la création d’Israël, en rapelant d’un l’exigence pour les Juifs et les Palestiniens de vivre ensemble — il écrira : « sans coopération honnête avec les Arabes, pas de paix, ni de prospérité. Cela concerne le long terme, pas l'instant présent. » Rappelons encore qu’on lui proposera, en 1952, de devenir Président d’Israël : ce qu’il s’empressera de refuser, au grand soulagement, on peut le présumer, de ceux qui lui avaient fait cette proposition en forme d’exercice de relations publiques.

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Un credo socialiste


[…] l’essence de la crise de notre époque [tient à] la relation de l’individu à la société. L’individu est plus que jamais conscient de sa dépendance envers la société. Mais au lieu de concevoir cette dépendance comme un atout, comme un lien organique, comme une force protectrice, il la perçoit au contraire comme une menace à ses droits naturels ou même à sa survie économique. […] Le chaos économique de la société capitaliste telle qu’elle existe aujourd’hui est selon moi la véritable source du mal. [...] La situation qui [y] prévaut est caractérisée par deux principes : d’abord, les moyens de production (le capital) sont possédés privément et leurs propriétaires en disposent à leur guise; ensuite, le contrat de travail est libre. Bien entendu, il n’existe pas en ce sens de société capitaliste pure. Il faut en particulier noter que les travailleurs, par de longs et amers combats politiques, ont réussi à obtenir, pour certaines catégories d’emplois, une forme légèrement améliorée de «contrat de travail libre». Mais prise dans son ensemble, l’économie actuelle ne diffère guère du capitalisme «pur». On produit pour le profit et non pour l’usage. Aucune disposition n’est prévue pour assurer que tous ceux qui peuvent et désirent travailler pourront trouver de l’emploi et une armée de sans travail existe presque toujours. Le travailleur a constamment peur de perdre son emploi. […] Le progrès technologique entraîne souvent un accroissement du chômage, au lieu de servir à alléger à tous le fardeau du travail. [...] La compétition sans freins produit un gigantesque gaspillage de travail, ainsi que cette décrépitude de la conscience individuelle dont je parlais plus haut. Celle-ci est à mes yeux le plus grand des maux que cause le capitalisme. Notre système d’éducation tout entier en souffre. Une excessive compétitivité est inculquée à l’élève, qui est formé pour idolâtrer le succès dans l’accumulation de biens […] Je suis persuadé qu’il n’y a qu’une manière d’éliminer ces terribles maux, à savoir par l’établissement d’une économie socialiste et d’un système d’éducation qui serait orienté vers des buts sociaux.

EINSTEIN, A., Out of my later years, passim, pages 127-130. Traduction: Normand Baillargeon

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samedi, mars 14, 2009

ALBERT EINSTEIN (1879-1955), PHYSICIEN ET REBELLE (5/8)

On peut montrer de manière très intuitive ce qu’Einstein va affirmer par une expérience de pensée impliquant une «horloge à lumière», qui permet de mettre en évidence l’idée de la relativité du temps et de retrouver, avec un outillage mathématique élémentaire, les formules de Lorentz-Fitzgerald qui sont centrales dans la théorie de la Relativité restreinte.

Notre horloge est bien spéciale. Elle comprend un émetteur de signal lumineux, un senseur (un détecteur de photon) et un miroir. Lorsque la lumière est émise, elle va jusqu’au miroir et revient au senseur, d’où elle fait repartir un nouveau signal. La durée de ce trajet peut être ajustée à volonté, en faisant varier la distance entre le senseur et le miroir. Disons qu’on la fixe à 150 000 kms. Nous imaginerons d’abord notre horloge immobile; puis en mouvement par rapport à un observateur immobile.

Tout cela peut être représenté comme suit :




Le faisceau lumineux part et revient : c’est le tic-tac de notre horloge, qui dépend de la distance parcourue par la lumière. Mais, dans le deuxième cas, pour un observateur immobile, la distance qu’il doit parcourir est plus grande et, en conséquence, les tic-tac sont espacés et l’horloge à lumière semble ralentir! On aura remarqué les deux triangles rectangles que dessine le parcours du faisceau lumineux dans le deuxième cas illustré plus haut. À l’aide du simple théorème de Pythagore, on peut calculer très précisément cette dilatation du temps. Ce calcul, dont nous passerons ici le détail, permet de retrouver la formule de Lorentz- Fitzgerald.

Le tableau qui suit replace en contexte cet effet relativiste. Il montre qu’à des vitesses inférieures à 16 000 kilomètres par seconde (relativement à l’observateur), les effets relativistes sont à peine détectables. Par contre, si la vitesse relative d’un objet pouvait atteindre 299 792 kilomètres par seconde (la valeur exact de c) , le facteur de Lorentz correspondant étant de 0 , le temps semblerait s’arrêter pour cet objet !

Outre cette dilation du temps, et l’équivalence masse-énergie, la Relativité restreinte prédit que deux autres conséquences bien étranges vont survenir lorsque les vitesses relatives approchent celles de la lumière : d’abord, que lorsque la vitesse d’un objet relative à un observateur augmente, sa longueur décroît; ensuite, que la masse d’un objet augmente avec sa vitesse (ce qui est lié à E = mc2 : plus de vitesse = plus d’énergie, donc plus de masse). Toutes ces conséquences ont été amplement confirmées et ces résultats de la Relativité restreinte sont aujourd’hui au principe du fonctionnement de bien des objets courants

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EINSTEIN ET LES GPS

Un GPS — c’est-à-dire un Global Positioning System ou Système de positionnement mondial — est un système fonctionnant par satellite et qui indiquera très précisément où une personne ou un objet se trouve, n’importe où sur la surface de la Terre. Or, on peut remercier Einstein pour cette précision. Voici pourquoi.

En raison de la vitesse des satellites utilisés par le GPS, les horloges qui s’y trouvent sont quelque 7 microsecondes par jour plus lentes que celles qui sont sur la terre; mais la force gravitationnelle sur le satellite fait en sorte que ces horloges sont aussi 45 microsecondes par jour plus rapides.

Pour que les données traitées par le GPS soient fiables, il faut donc apporter aux horloges une correction de 38 microsecondes.

Vous utilisez un GPS? Merci Einstein.

(D’après Philip Yam, «Everyday Einstein», Scientific American, Septembre 2004, page 55.)
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La Relativité générale

En 1915, dix ans après la parution de la théorie de la Relativité restreinte, Einstein met un point final à la théorie de la Relativité générale (RG). C’est son chef-d’œuvre et cette théorie extrêmement complexe (en particulier en raison de son formalisme mathématique) reste une des pièces maîtresses de la physique et de la cosmologie contemporaines — et notamment des travaux et recherches sur les lentilles gravitationnelles, les pulsars, les quasars, les trous noirs, la constante cosmologique et ainsi de suite.

Une des biographes d’Einstein, Françoise Balibar, a écrit : « [Avec la RG] Einstein a réalisé un tour de force. Si, en 1905, il n’avait pas expliqué l’effet photoélectrique ni exposé la Relativité restreinte, d’autres physiciens l’auraient fait un peu plus tard. Mais la théorie de la Relativité générale n’appartient qu’à lui seul. Combien de temps aurait-il fallu attendre pour avoir l’équivalent s’il n’avait pas existé? 50 ans? 100 ans?»

Je ne peux même pas tenter de donner ici ne serait-ce qu’une idée impressionniste de la Relativité générale, qui traite de tous les référentiels y compris ceux qui sont en accélération. Rappelons simplement qu’au cœur de celle-ci, on trouve une nouvelle expérience de pensée dont on peut donner une idée comme suit.

Imaginez vous trouver dans une pièce fermée dans un vaisseau spatial qui accélère à 1g — ce qui est l’accélération due à la pesanteur à la surface de la terre ( en moyenne, g=9.81 m/s²). Vous serait-il possible de distinguer entre être sur la terre et sur le vaisseau ?


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UNE CROIX D'EINSTEIN




Une galaxie à plusieurs noyaux — au lieu d’un seul ? Non. En fait, le champ gravitationnel de cette galaxie a agi comme une lentille qui dévie la lumière d’un lointain quasar pour former cette espèce de jolie fleur.
Observé d’abord en 1979, ce phénomène a été magnifiquement capté par le télescope Hubble en 1990.
Il s’agit d’une prédiction de la RG, d’où son nom.


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Dans la RG, développant ce qu’il appellera «la plus heureuse pensée de sa vie», Einstein répond non. Il montre l’équivalence entre attraction gravitationnelle et accélération et aussi que la distinction entre l’une et l’autre est arbitraire et dépend de nos référentiels (ce n’est cependant que lorsqu’il y a de très puissantes forces gravitationnelles que les prédictions de la RG diffèrent de celles de lois de Newton). Là où Newton envisageait un univers plat, avec des masses se déplaçant en ligne droite et à des vélocités constantes (à moins qu’une force n’agisse sur elles), Einstein propose un univers courbe et où les masses suivent les contours de cette surface courbe.

La RG prédisait que la lumière suivrait cette courbure de l’espace et ce phénomène est aujourd’hui bien documenté. Il a été démontré la première fois en 1919, par une expédition dirigée par Arthur Eddington qui confirmait les prédictions de la RG et propageait Einstein au faîte d’une notoriété qui l’accompagnerait le reste de sa vie.

Mais Einstein, cet innovateur qui bouscule toutes les certitudes, ne devait étrangement jamais accepter tout à fait l’autre grande théorie physique qui se développe à la même époque, la Mécanique Quantique (MQ) et les profonds et troublants bouleversements conceptuels qu’elle entraîne — et cela bien qu’il ait lui-même, par un de ses articles de 1905, contribué à enfanter cette théorie.

Venons-en à présent ce sujet.


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MADAME EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ

Depuis une vingtaine années, quelques voix se font entendre pour affirmer que Mileva Maric-Einstein est la clé de l'énigme de l'Annus mirabilis.

Selon ces voix, elle aurait pris une part décisive dans la rédaction de trois articles de 1905 (ceux portant sur le mouvement brownien, l'effet photoélectrique et la Relativité restreinte). Cette thèse a été défendue dans un documentaire de la PBS intitulé : Einstein's Wife, qui lui a assuré une grande diffusion.

Ce serait, avouons-le, une découverte considérable. Une pionnière de l'entrée des femmes dans les carrières scientifiques de haut niveau honteusement pillée par son mari qui recueille, seul, toute la gloire après avoir occulté l’immense apport de son épouse!

Mais cette histoire n'aura été crédible que parce ses promoteurs ont pris avec les faits des libertés inadmissibles.

Et c’est pourquoi ce documentaire a fait l'objet de vigoureuses et décisives critiques, qui ont mis en évidence les nombreuses et graves faiblesses et erreurs historiques sur lesquelles repose sa thèse. Saisi d'une plainte, l'ombudsman de PBS vient de rendre son rapport. J'y renvoie pour les détails de l'affaire [http://www.pbs.org/ombudsman/2006/12/einsteins_wife_the_relative_motion_of_facts.html].

Au total, il semble clair que son épouse n'a été pour Einstein ni plus ni moins qu'une personne parmi quelques autres avec qui il a abondamment échangé et sur laquelle il s'essayait à présenter ses idées nouvelles de manière claire et compréhensible — notamment à ses propres yeux. Mais la légende présentée dans le documentaire, hélas, a fait bien des émules — d'autant que son site Internet propose des documents pédagogiques pour l'enseignement de la physique et de son histoire: on imagine les dégâts en classe ...

Historiquement, l'exclusion des femmes des sciences — et plus généralement de la vie intellectuelle (ou du moins la minoration de leur place dans tout cela) — est un fait largement avéré et tragique. Mais c'est un bien mauvais service à rendre que de réparer les injustices d'hier en se rendant aujourd’hui coupable de promouvoir des approximations, des demi-vérités, voire des falsifications.

L'histoire de sciences, la sociologie des sciences et la philosophie, depuis, disons, une cinquantaine d'années, ont considérablement enrichi notre conception de la science comme entreprise humaine, historiquement située et faillible. Mais ces apports dépendent précisément de la mise en oeuvre des principes sur lesquels la science elle-même repose: la rigueur; le respect des faits et de la vérité; la méfiance envers l'opinion et envers ces vérités confortables et qui consolent — celles qui doivent être démontrées deux fois, disait Jean Rostand!

La légende de madame Einstein était peut-être, pour certains, une telle vérité consolante. Mais cela ne suffit pas à faire de la bonne histoire des sciences.

Inévitablement, c'est un mot de Richard Feynman qui me revient ici en mémoire. Feynman, on s'en souvient, avait fait partie du comité qui avait enquêté sur l'explosion de la navette Challenger, en 1986. Selon lui, les estimations de fiabilité de la navette par la NASA étaient incroyablement irréalistes. Dans son rapport (minoritaire), il a cette phrase admirable: «Pour qu'une technologie soit efficace, la réalité doit avoir préséance sur les relations publiques: et cela parce qu'on ne peut pas tromper la nature».

De même, pour qu'une histoire, une sociologie et une philosophie des sciences soient crédibles et saines, les faits pertinents doivent avoir préséance sur nos convictions et préférences idéologiques.

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vendredi, mars 13, 2009

ALBERT EINSTEIN (1879-1955), PHYSICIEN ET REBELLE (4/8)

Cela demandait une grande audace. Rappelons toutefois que la conception newtonienne du temps et de l’espace ne s’était pas imposée sans combattre. Prenons l’exemple de l’espace, justement.

Quand la physique classique s’est constituée, deux réponses s’affrontaient. La première assurait que l’espace, ce n’est rien d’autre que les relations entre les objets du monde. Si vous voulez, l’espace, ici, est compris un peu sur le modèle d’un contrat, dans le sens où un contrat est quelque chose qui lie deux personnes. Supprimez l’une ou l’autre de ces personnes (ou les deux) ou leurs relations et il n’y a plus de contrat, lequel n’existe donc pas en dehors des contractants et des relations qui les lient. De même, le monde est constitué d’objets en relation et l’espace, assurent les partisans de cette théorie, n’est rien d’autre que ces objets et leurs relations. Cette position était défendue par plusieurs personnes, dont le philosophe et mathématicien G. W. von Leibniz (1646-1716).

Le fondateur de la physique moderne, Isaac Newton, n’était pas d’accord. Il pensait, lui, qu’il existe un espace (et un temps) absolu(s). Newton, si on ose simplifier beaucoup, pense l’espace sur le modèle d’une boîte de céréales. De ce point de vue, il existe bel et bien un espace (l’intérieur de la boîte) dans lequel les objets (les morceaux de céréales) se trouvent et on peut décrire les relations de ces objets par rapport à ce référent absolu. Vous l’avez deviné : il y a une grosse différence entre la boîte de céréales et l’espace absolu : pour Newton, l’espace absolu est un contenant comme la boîte mais qui se prolonge infiniment dans toutes les directions. De la même façon, pour Newton, il existe un temps absolu.

Comment décider entre ces deux théories, celle de Newton et celle de Leibniz? Newton a cru pouvoir trancher en faveur de la sienne à l’aide d’une expérience de pensée.

Imaginez un seau à demi rempli d’eau. Il est suspendu par une longue corde au plafond d’une pièce. Moment 1 : l’eau est immobile relativement au seau et la surface de l’eau est plane. À présent vous tournez la corde, de très nombreuses fois. Puis vous relâchez. Moment 2 : le seau se met à tourner; l’eau reste plane et immobile pendant que le seau est en mouvement (il tourne) par rapport à l’eau. Moment 3 : le seau continue à prendre de la vitesse et communique son mouvement à l’eau qui se meut avec lui et à sa vitesse; eau et seau sont alors immobiles l’un par rapport à l’autre; on constate alors aussi que l’eau a monté sur la paroi du seau et que sa surface n’est plus plane, mais se creuse au centre.

Newton pose la question suivante : qu’est-ce qui fait monter l’eau sur les parois du seau au moment 3? Son mouvement, sans doute. Mais mouvement par rapport à quoi? Pas par rapport au seau, évidemment puisqu’ils sont alors immobiles l’un par rapport à l’autre, comme au moment 1. Newton répond à sa propre question : l’eau est en mouvement par rapport à l’espace absolu et c’est ce qui explique la courbature de sa surface. C’est aussi ce qui permet de distinguer absolument le moment 1 du moment 3. L’espace absolu existe donc, conclut Newton, et il a, on vient de le voir, des effets observables. CQFD.



C’est à cette conception de l’espace et du temps qu’Einstein va s’en prendre. Ou plutôt, il va faire remarquer que si on l’abandonne, les contradictions apparentes que connaît la physique s’estompent. Il est vrai que des conséquences extrêmement étonnantes surgissent alors, mais, encore une fois, elles ne sont étranges que parce que nos concepts de temps et d’espace sont issus de notre expérience courante où nous ne faisons jamais l’expérience des vitesses s’approchant de c. Il écrit :

Ces échecs répétés suggèrent plutôt que […] les mêmes lois de l’électrodynamique et de l’optique seront valables pour tous les référentiels pour lesquelles vaudront les équations de la mécanique. Nous élèverons cette conjoncture (que nous appellerons dorénavant le «Principe de relativité») au statut de postulat et nous introduirons un deuxième postulat, lequel n’est qu’en apparence irréconciliable avec le premier, à savoir que la lumière se propage toujours dans le vide à la vitesse c laquelle est indépendante du mouvement du corps qui l’émet. Ces deux postulats suffisent pour produire une théorie simple et cohérente de l’électrodynamique des corps en mouvement fondée sur la théorie de Maxwell pour les corps stationnaires. On montrera que l’introduction d’un «éther luminiférien» est superflue puisque la conception développée ici ne suppose pas une «espace absolument stationnaire» pourvu de propriétés spéciales […]

[à suivre]

mercredi, mars 11, 2009

ALBERT EINSTEIN (1879-1955), PHYSICIEN ET REBELLE (3/8)

Annus mirabilis : la théorie de la Relativité restreinte

«Annus mirabilis», cela veut dire : année miraculeuse. Dans l’histoire des sciences, cette expression n’avait jusque là été employée que pour désigner les 18 mois (entre 1665 et 1666) durant lesquels Isaac Newton (1642-1726), fuyant la Grande Peste qui s’abattait sur Londres et qui avait forcé la fermeture de l’Université Cambridge, avait trouvé refuge à la ferme familiale. Là, seul, il avait : développé le calcul différentiel et intégral; formulé plusieurs lois de l’optique; formulé les lois du mouvement qui portent aujourd’hui son nom; et formulé la loi de la gravitation universelle! Ce qui est un bilan stupéfiant, à n’en pas douter.

Qu’a donc accompli de si important Einstein en 1905 pour qu’on en parle comme d’une autre «Annus mirabilis»?

Pour bien l’apprécier, remontons à 1902.

Cette année-là, un physicien et mathématicien français de très grand renom appelé Henri Poincaré explique, dans La science et l’hypothèse, que trois énigmes très embêtantes perdurent en physique: le mouvement brownien, d’abord, qui est le mouvement chaotique de petites particules dans un liquide; l’émission d’électrons par des métaux exposés à une lumière ultraviolette, ou effet photoélectrique, ensuite; enfin, le fait qu’on n’ait pas encore pu détecter l’éther, ce milieu dans lequel la lumière est supposée se propager.

(Pour être complet, il faudrait ajouter à cette liste l’incapacité de représenter par une unique loi mathématique le rayonnement du corps noir, c’est-à-dire la lumière qu’un objet émet pour se débarrasser de son surplus de chaleur — qui se situe principalement dans l’infrarouge pour les objets à la température de la pièce. Ce problème sera résolu en 1900 par Max Planck (1858-947), qui introduisit le concept de quanta de lumière ainsi que la constante qui porte son nom, voie qui allait mener à la mécanique quantique — nous aurons à y revenir.)

Considérez maintenant ceci : en 1905, Albert Einstein, jeune physicien inconnu de 26 ans qui travaille au Bureau des brevets de Berne et s’apprête à soutenir son doctorat, va résoudre les trois énigmes de Poincaré tout en approfondissant le concept de quanta. Tout cela, il l’accomplit en publiant, entre mars et septembre, cinq textes qui vont littéralement révolutionner la physique et notre vision du monde et qui auront d’innombrables conséquences théoriques et pratiques. Voici ces textes — je donne entre parenthèses la date de la parution des articles dans les Annalen Der PhysiK.

Einstein va d’abord proposer une nouvelle théorie (corpusculaire) de la lumière (18 mars) : reprenant l’idée de Planck, la prolonge et l’approfondit. Planck avait supposé que l’énergie des ondes lumineuses est émise, par un corps noir, par paquets (par quanta ; quantum au singulier) plutôt que de manière continue. Einstein affirme que ces quanta ne sont pas uniquement le mode d’émission de l’énergie lumineuse, mais correspondent à la nature physique de la lumière. Celle-ci n’est pas seulement une onde continue dont l’énergie est émise par quanta discrets (discontinus) : elle est réellement composée de particules, les photons).

Il va ensuite proposer une nouvelle manière de déterminer les dimensions moléculaires (30 avril). Puis expliquer le mouvement brownien (11 mai) avant de formuler la théorie de la Relativité restreinte (30 juin) et d’ en tirer lui-même une conséquence qui tient en une formule, peut-être la plus célèbre de toutes les formules scientifiques : E = mc2 , celle de l'équivalence masse-énergie (27 septembre).

Comme je l’ai dit, je vais essentiellement consacrer les développements qui suivent à la Relativité restreinte. Il faut dire à ce propos qu’Einstein a développé deux théories de la relativité. La première, celle de 1905, la Relativité restreinte, traite des mouvements uniformes; la deuxième, avancée dix ans plus tard, est la Relativité générale et concerne les mouvements accélérés.

Einstein hérite de l’histoire de la physique deux grandes et fortes idées mais qui semblent alors, à la plupart des physiciens, irréconciliables. Ces deux grandes idée sont, la première : un principe, celui de relativité galiléenne; la deuxième, la constance de la vitesse de la lumière (notée c et qui vaut environ 300 000 kms/seconde; c provient de celeritas, qui signifie « rapide » en latin.)

Le principe de relativité galiléenne nous dit que les lois de la nature sont les mêmes pour tous les référentiels inertiels (voir encadré) et permet de comprendre les opérations permettant de passer de l’un à l’autre. En d’autres termes: différents observateurs décrivent le même événement différemment dans leurs différents référentiels ; il n’y a pas de référentiel privilégié; les vitesses sont additives. Tout cela cadre parfaitement avec notre expérience courante et est amplement confirmé par la physique classique.

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Galilée dans le texte

Enfermez-vous avec un ami dans la plus vaste cabine d’un grand navire, et faites en sorte que s’y trouvent également des mouches, des papillons et d’autres petits animaux volants, qu’y soit disposé un grand récipient empli d’eau dans lequel on aura mis des petits poissons; suspendez également à bonne hauteur un petit seau et disposez-le de manière à ce que l’eau se déverse goutte à goutte dans un autre récipient à col étroit que vous aurez disposé en dessous; Puis, alors que le navire est à l'arrêt, observez attentivement comment ces petits animaux volent avec des vitesses égales quel que soit l’endroit de la cabine vers lequel ils se dirigent; vous pourrez voir les poissons nager indifféremment dans toutes les directions; les gouttes d'eau tomberont toutes dans le récipient posé par terre; si vous lancez quelque objet à votre ami, vous ne devrez pas fournir un effort plus important selon que vous le lancerez dans telle ou telle direction, à condition que les distances soient égales; […]

Une fois que vous aurez observé attentivement tout cela, […] faites se déplacer le navire à une vitesse aussi grande que vous voudrez, pourvu que le mouvement soit uniforme et ne fluctue pas de-ci de-là : vous n'apercevrez aucun changement dans les effets nommés, et aucun d'entre eux ne vous permettra de savoir si le navire avance ou bien s'il est arrêté : si vous sautez, vous franchirez sur le plancher les mêmes distances qu'auparavant et, si le navire se déplace, vous n'en ferez pas pour autant des sauts plus grands vers la poupe que vers la proue, bien que, pendant que vous êtes en l’air, le plancher qui est en dessous ait glissé dans la direction opposée à celle de votre saut; si vous jetez quelque objet à votre ami, il ne vous faudra pas le lancer avec plus de force pour qu'il lui parvienne, que votre ami se trouve vers la proue et vous vers la poupe, ou que ce soit le contraire; les gouttes d'eau tomberont comme auparavant dans le récipient qu'on aura mis en dessous, sans qu'une seule goutte ne tombe du côté de la poupe, bien que, pendant le temps où la goutte est en l’air, le navire ait parcouru plus d'un empan; les poissons dans leur eau nageront sans plus d'effort vers l’une ou l’autre partie du récipient dans lequel on les aura mis, et ils se dirigeront avec autant d'aisance vers la nourriture quel que soit l’endroit du bord du bocal où elle aura été placée; enfin, les papillons et les mouches continueront à voler indifféremment dans toutes les directions. Et on ne les verra jamais s'accumuler du côté de la cloison qui fait face à la poupe; ce qui ne manquerait pas d'arriver s'ils devaient s'épuiser à suivre le navire dans sa course rapide.»

GALILÉE, Dialogue concernant les deux principaux systèmes du monde.

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La constance de la vitesse de la lumière, elle, est inscrite dans les quatre équations de James Clerk Maxwell (1831-1879). Ces équations permettent une description complète des phénomènes électromagnétiques, montrent les relations intimes entre électricité et magnétisme et permettent de comprendre la lumière comme une forme de radiation électromagnétique. Au coeur de ces remarquables équations se trouve cette constance universelle, qui est notre fameux c.

Mais que la vitesse de la lumière soit posée comme constante pour tout observateur, joint au principe de relativité, conduit à un formidable paradoxe. Si la vitesse de la lumière est constante, je ne mesurerai pas c’-c si je mesure la vitesse de la lumière d’une lampe quand je m’en approche à la vitesse c’, mais bien c.

Insistons sur ce point.

Imaginons trois observateurs A, B et C. A tient une lampe de poche et envoie un faisceau lumineux. Par rapport à lui, la vitesse du faisceau = c.

B est un formidable coureur. Il court dans la même direction que le faisceau lumineux, cherchant à le rattraper, s’éloignant ainsi de A, à la vitesse de 80% de c. Par rapport à lui, la vitesse du faisceau n’est pas 20% de c … mais c : 100% de c ! Bref, le faisceau s’éloigne de B aussi rapidement qu’il s’éloigne de A ! Il est impossible à tout corps matériel de rattraper un faisceau lumineux. Un faisceau lumineux qui s’éloigne d’un corps matériel le fait toujours à la vitesse c, en toutes circonstances.

C est un autre formidable coureur, qui court vers A et vers le faisceau lumineux à la vitesse de 99,9% de c. Par rapport à lui, la vitesse du faisceau n’est pas 199,9% de c … mais c !

Voilà d’assez extraordinaire paradoxes!

Pour s’en sortir, on pourrait imaginer qu’il existe, pour les phénomènes électromagnétiques, une sorte de «référentiel absolu». Et c’est une voie qui est explorée à la fin du XIX ème siècle. On pense en effet à cette époque que la lumière est une onde qui se propage à travers un médium appelé éther. Si on pouvait détecter l’éther, on aurait, croit-on, le référentiel absolu qui résoudrait la contradiction. Selon cette approche, le fait que les équations de Maxwell entraînent que la vitesse de la lumière est une constante signifie que ces équations ne sont valides que par rapport au référentiel de l’éther. Pour les autres référentiels, en mouvement par rapport à l’éther, il faudrait modifier les équations de Maxwell, et on devrait alors obtenir comme résultat que la vitesse de la lumière est effectivement relative au référentiel, comme toute vitesse.

Derrière ces tentatives de détection, il y avait l’idée suivante.

La Terre se déplace autour du soleil à environ 30 kilomètres par seconde — ce qui, en passant, fait 100 000 km/h ! et nous sommes tous en mouvement à cette vitesse à chaque instant, ce qui constitue une belle illustration du principe de relativité de Galilée.

Par définition, la Terre se déplacerait à travers l’éther — bien entendu, on pourrait aussi bien dire : l’éther est en mouvement relatif par rapport à la Terre. Quoiqu’il en soit, cela doit produire un «vent d’éther», un peu comme le fait de se déplacer à vélo produit un «vent» qu’on sent sur notre visage. Si c est la vitesse de la lumière uniquement par rapport à l’éther et si on projette un faisceau lumineux dans le sens du vent d’éther et simultanément un autre perpendiculaire à lui, alors ces deux faisceaux devraient avoir des vitesses différentes par rapport à la Terre et on devrait donc déceler une différence entre les temps nécessaires que mettront ces deux faisceaux pour parcourir des distances identiques.

En 1887, A. A. Michelson (1852-1931) et E. W. Morley (1838-1923), sur la base de ce raisonnement, conçurent une bien belle et maintenant célèbre expérimentation destinée à détecter le vent d’éther — ils la refirent à plusieurs reprises, en la perfectionnant à chaque nouvel essai. L’illustration suivante montre leur dispositif expérimental, qu’ils appelèrent un Interféromètre.




On a ici un bloc de pierre de près de quatre mètres carré et d’une trentaine de centimètres d’épaisseur. Il repose dans un bain de mercure liquide, ce qui assure la stabilité du dispositif expérimental, absorbe les vibrations et permet d’aisément faire effectuer à la pierre des rotations autour d’un axe central. Des miroirs sont disposés, qui reçoivent et dirigent des faisceaux lumineux dans deux directions perpendiculaires. Pour améliorer la précision des mesures, les faisceaux font quatre aller-retour dans chaque direction, soit huit trajets. Le dispositif permet de détecter des variations d’une fraction de kilomètre à la seconde. On peut déplacer le dispositif autant qu’on veut et prendre à chaque fois des mesures.

Ce qui semblait clair à Michelson et Morley est qu’on finirait bien par se trouver dans une situation où un trajet se ferait dans «sens du vent» à l’aller et «contre le vent» au retour et pendant ce temps, pour l’autre trajet, en travers du vent d’éther à l’aller et au retour. À ce moment-là, on détecterait certainement la différence prédite par notre raisonnement de tout à l’heure et elle serait très précisément ce qui correspond à la vitesse du vent d’éther.

Imaginez la surprise de nos deux expérimentateurs quand ils ne décelèrent aucune différence! L’expérience a maintes fois été reproduite depuis (par eux et par bien d’autres) et avec des instruments bien plus précis encore : ce fut toujours avec le même résultat.

Les physiciens de l’époque, très attachés à l’éther, imaginèrent toutes sortes d’explications (on les appelle des hypothèses Ad hoc) pour sauver la théorie de l’éther du résultat négatif de MM.

La plus fantastique avait été avancée par Francis FitzGerald (1851-1901). Selon lui, le vent d’éther exerce une pression sur les objets qui les fait rapetisser dans la direction de leur mouvement! En somme, les longueurs de l’appareil de MM s’ajusteraient d’elles-mêmes pour donner le résultat nul de l’expérience! H.A. Lorentz (1853-1928) a au même moment la même idée et il propose la formule mathématique de cette contraction appelée depuis «contraction (ou formule) de Lorentz-Fitzgerald». En un mot, elle dit qu’à petite vitesse la contraction est négligeable; mais à grande vitesse — et on a vu que la vitesse de la lumière est une très grande vitesse — cette contraction devient importante.

Ce qui nous ramène à la contradiction évoquée plus haut et qu’Einstein, comme toute la physique de son temps, affronte dans son célèbre article. Celui-ci s’ouvre d’ailleurs sur un rappel des échecs des efforts de détection de l’éther et de leur signification:

[…] les tentatives de découvrir un quelconque mouvement de terre par rapport au «médium de la lumière» sont restées vaines et cela suggère que les phénomènes de l’électrodynamique, tout comme ceux de la mécanique, ne possèdent aucune propriété correspondant à l’idée de repos absolu.

La contradiction qu’il affronte pouvait en effet, en théorie, être résolue de trois manières.

D’abord, en supposant que les lois de la Nature changent avec les référentiels : et qu’il faut donc changer de lois de Maxwell selon les situations. Einstein ne peut accepter cela.

Ensuite, que les équations de Maxwell sont erronées. Cela non plus, Einstein ne peut l’accepter.

La troisième option est de convenir que les lois de Maxwell sont justes, que le principe de relativité l’est aussi et c’est quelque chose que nous présupposons à propos du temps et de l’addition des vitesses qui est erroné — ce qui est plausible si on songe que notre intuition concernant le temps et l’addition des vitesses est née de notre expérience courante, où on ne rencontre pas de vitesses aussi grandes que c. Einstein va adopter ce point de vue, qui le conduira à abandonner les notions de temps, d’espace et de masse héritées de Newton.

lundi, mars 09, 2009

ALBERT EINSTEIN (1879-1955), PHYSICIEN ET REBELLE (2/8)

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Einstein et la religion

Je suis un non-croyant profondément religieux.
C’est une nouvelle sorte de religion, si on peut dire.

A. Einstein
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La question de la religion d’Einstein a fait couler beaucoup d’encre. C’est que certaines de ses déclarations semblent admettre l’existence de dieu — par exemple quand il défend son épistémologie réaliste et déterministe en arguant du fait que «Dieu ne joue pas aux dés» ou que « Dieu est subtil, mais il n’est pas malveillant» — alors que d’autres pointent dans la direction inverse («L’idée d’un dieu personnel m’est étrangère et me paraît même naïve».)

La solution à cette petite énigme est pourtant simple. Einstein est au fond un panthéiste à la manière de Spinoza et, quand il emploie le mot «Dieu», c’est à l’ordre immanent du monde qu’il réfère — et ce mot n’a donc, dans sa bouche, aucune connotation théiste ou déiste.

La «religion» einsteinienne est en somme une sorte de sentiment océanique de la vie, très intellectualisé. Comme le suggère Richard Dawkins, on pourrait traduire : «Dieu ne joue pas aux dés», par : «Le hasard n’est pas présent de manière inhérente au cœur des chose».

Einstein écrira, résumant son point de vue : «Je ne crois pas en un dieu personnel : cela, je ne l’ai jamais nié et je l’ai au contraire clairement laissé savoir. S’il y a en moi quelque chose qui puisse être appelé religieux, c’est l’admiration sans limite que je ressens à contempler la structure du monde telle que la science peut nous la révéler. Je ne crois pas en l’immortalité de l’individu et je considère que l’éthique est une affaire exclusivement humaine derrière laquelle on ne trouvera aucune autorité supra-humaine» .

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Vers 15 ans, voyant avec horreur venir le moment du service militaire, il demande à son père, qui y consent, de faire à sa place, puisqu’il est encore mineur, les démarches qui lui permettront de renoncer à sa citoyenneté. En 1894, la famille Einstein, aux prises avec des difficultés financières, part pour l’Italie. Albert, lui, doit rester à Munich pour poursuivre les études entreprises. Mais l’école lui pèse de plus en plus lourd et, de son propre chef, avec une étonnante maturité, il la quitte. Le voici décrocheur et bientôt apatride. Mais il sait ce qu’il veut : aller en Suisse, y acquérir la nationalité, étudier au Polytechnicum de Zurich, où il pense pouvoir être admis sans diplôme et uniquement par ce qu’il se sera lui-même appris et devenir professeur de physique.

Einstein part pour la Suisse en 1895. Mais il est d’abord refusé au Polytechnicum et doit passer l’année suivante à se perfectionner dans une école de la ville d’Aargau. C’est là, alors qu’il n’a que seize ans, qu’il se demande quel effet cela ferait de voyager sur une onde lumineuse. C’est la première d’une longue série d’«expériences de pensée » qui joueront un rôle majeur dans le développement de ses idées et de ses théories scientifiques.

En 1896, Einstein est admis au Polytechnicum. La même année, il obtient le retrait de sa nationalité allemande et fait rencontre de Mileva Maric, une étudiante serbe qui deviendra sa première épouse. Il n’a rien perdu de son indépendance d’esprit et on raconte qu’un de ses professeurs, Heinrich Friedrich Weber, lui aurait dit : «Vous êtes brillant, Einstein, très brillant. Mais vous avez un gros défaut : on ne peut rien vous dire .»

En 1900, il obtient son diplôme; mais le jeune homme atypique, marginal et contestataire qu’il est n’obtient pas de poste académique. S’ouvrent alors de longs mois de vache maigre, mais qui sont aussi des mois d’étude, de réflexion solitaire et d’échanges avec des amis qui resteront chers, notamment Maurice Solovine, Michele Besso et Marcel Grossmann — sans oublier bien entendu Mileva Maric.

En 1902, celle-ci part accoucher en Serbie de leur fille, Lieserl, dont l’histoire perd la trace. La même année, Einstein est embauché comme examinateur de brevets au Bureau des brevets, de Berne. Cet emploi lui laisse du temps libre, qu’il occupe à ses propres travaux. Il épouse Mileva le 6 janvier 1903 et leur premier fils, Hans-Albert, naît en 1904.

Nous voici en 1905. C’est l’année charnière d’Einstein, celle qu’on appelle son Annus mirabilis.


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Le jeune employé du Bureau des brevets de Berne sur son lieu de travail

«Chaque matin l’attendait son quota de demandes de brevets. [Il fallait] tout expliquer très brièvement, si possible en une phrase : dire pourquoi l'invention fonctionnerait ou non; pourquoi une demande devait être approuvée ou refusée. Jour après jour, Einstein devait ainsi dégager la principale leçon à tirer d'objets de la plus grande variété issus de l’inventivité humaine. Quelle meilleure façon peut-il y avoir d'acquérir le sens de ce qu'est la physique et de son fonctionnement?»

WHEELER, J.A., «Albert Einstein», dans : FERRIS, T., The World Traesury of Physics, Astronomy and Mathematics, Litte Brown, 1991. Page 568.(Traduction: Normand Baillargeon)
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jeudi, mars 05, 2009

ALBERT EINSTEIN (1879-1955), PHYSICIEN ET REBELLE (1/8)

[Portrait d'Einstein en penseur critique paru dans Québec Sceptique] Contactez-moi si vous souhaitez le reproduire. il paraît ici sans les notes de bas de page.
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L’homme qui a révolutionné la physique fut aussi un militant socialiste, pacifiste et anti-raciste profondément engagé dans les combats de son temps.

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Esquissez des cheveux en broussaille, une moustache tombante, des yeux doux et il y a de fortes chances que l’on reconnaîtra Albert Einstein dans votre croquis, même malhabile.

Ou encore, écrivez simplement: E = ?. Il y a fort à parier que vos interlocuteurs compléteront: Mc2.— même s’ils n’ont aucune idée précise de ce que cela peut signifier.

Telles sont les renommées d’Einstein et de cette formule qu’on lui doit : tous deux sont devenus des icônes de la science et de l’intelligence humaine.

En 2000, l’organisation CSICOP (Committee for the Scientific Investigation of Claims of the Paranormal) publiait sa liste des 10 plus éminents sceptiques du XX ème siècle. Einstein y figurait. Ce choix était légitime : tout le monde convient en effet non seulement que la physique n’a plus été la même après Einstein, mais aussi de ce qu’il a fallu d’audace intellectuelle et d’esprit critique devant les idées reçues pour concevoir et soutenir les idées qu’il a avancées. Dans le présent texte, je parlerai donc, comme il se doit, des audacieuses avancées conceptuelles d’Einstein, qui ont révolutionné la physique.

Mais il y a un deuxième Einstein, étrangement méconnu. Socialiste et pacifiste, celui-ci s’intéresse à de graves problèmes et enjeux sociaux, politiques et économiques. Mais voilà : il est généralement passé sous silence lorsqu’on fait l’éloge de la profondeur de la pensée d’Einstein, de sa rigueur et de son courage intellectuels — compliments qu’on réserve au seul physicien. Pourtant, les mêmes vertus caractérisent la pensée et les engagements du militant et complètent le tableau du penseur critique et sceptique que fut Albert Einstein, en nous donnant à voir, par-delà la légende du savant distrait et inattentif à ce qui se passe autour de lui, un être humain complexe, passionnément impliqué dans les débats de son temps et avide de justice sociale.
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Dans les pages qui suivent, je voudrais montrer ces deux aspects, à mon sens indissociables et complémentaires, de la riche personnalité d’Einstein.

Voici comment je vais procéder.

Je commencerai par rapidement rappeler quelques indications biographiques qui nous conduiront à la fameuse année 1905.

Je consacrerai alors un assez substantiel développement à un des joyaux de la production d’Einstein cette année-là, la théorie de la Relativité restreinte. Je me suis efforcé de rendre claires et compréhensibles les idées essentielles de cette théorie sans utiliser d’outillage mathématique.

Les deux sections suivantes concernent elles aussi les idées scientifiques d’Einstein : mais j’en traiterai cette fois de manière beaucoup plus sommaire. La première section évoque la théorie de la Relativité générale; la deuxième rappelle sa défense du réalisme durant sa longue querelle avec les tenants de l’interprétation de Copenhague de la MQ en général et avec Niels Bohr en particulier.

La dernière partie de ce texte est consacrée au militant et au penseur politique.

De Ulm à Zurich

Albert Einstein est né à Ulm, en Allemagne, le 14 mars 1879, au sein d’une famille juive non pratiquante appartenant à la moyenne bourgeoisie d’affaires. Il est amusant de noter que la devise de cette ville est : «Les gens d’Ulm sont des mathématiciens». Dès l’année suivante, la famille part à Munich, où le père va tenter sa chance en lançant une nouvelle entreprise.

Le petit Albert ne parlera que très tardivement et s’en expliquera, adulte, en disant qu’il désirait former des phrases parfaites dans sa tête avant de les prononcer. Il a environ cinq ans quand son père lui montre une boussole : l’objet mystérieux produit sur lui un très profond effet.

En 1885, il commence à apprendre le violon — un instrument dont il jouera toute sa vie, allant même parfois jusqu’à se produire en spectacle pour venir en aide à certaines causes qui lui étaient chères — et entre à l’école. Mais il découvre un système scolaire autoritariste où règne une discipline de fer et qui met un accent excessif sur la mémoire: bien que bon élève, Einstein détestera profondément ces années scolaires.

D’autant que, tous les témoignages le confirment, il sera très jeune animé de ce virulent anti-militarisme qui ne le quittera plus. En anticipant sur la dernière partie de cet article, citons déjà ce passage, immensément célèbre, qu’il écrira des années plus tard :


[…] la pire des institutions grégaire est l’armée, que je haïs. Qu’un homme puisse éprouver du plaisir à défiler en rang au son d'une musique suffit pour que je le méprise. Ce ne peut être que par erreur qu’il a reçu un cerveau : une moelle épinière lui aurait amplement suffi. Nous devrions abolir le plus vite possible cette plaie de la civilisation. Héroïsme sur commande, violence démente, répugnantes bêtises qui circulent sous le nom de patriotisme : avec quelle passion je vous exècre! La guerre est une institution ignoble et abjecte et je préfèrerais me faire découper en morceaux plutôt que de prendre part à cette abomination .


Si l’école lui déplaît, le jeune Einstein a cependant la chance de trouver, à la maison, la nourriture intellectuelle dont il est affamé. Alors qu’il a dix ans, un jeune et pauvre étudiant en médecine appelé Max Tamley et auquel les Einstein viennent en aide, lui offre des ouvrages de vulgarisation scientifique : ceux-ci l’enchantent littéralement. Puis, son oncle Jacob, qui a commencé à lui enseigner l’algèbre, lui fait cadeau d’un ouvrage de géométrie. Le jeune Albert s’y plonge avec passion et, dès l’âge de 12 ans, il étudie seul le calcul différentiel et intégral. À 13 ans, avec l’aide de Tamley, il lit Emmanuel Kant et découvre les conceptions du philosophe sur l’espace et le temps, données pour les formes a priori de notre sensibilité.

De la même époque datent l’éloignement de la religion, la découverte de la libre-pensée, ainsi que le développement d’une méfiance critique à l’endroit du politique. Ces trois traits de caractère resteront permanents chez lui. Dans des notes autobiographiques publiées quand il a 67 ans, il racontera:

Par la lecture d’ouvrages de vulgarisation scientifique, j'eus bientôt eu la conviction que bien des choses dans les histoires de la Bible ne pouvaient pas être vraies. Cela m’a donné un véritable et frénétique appétit pour la libre-pensée accompagné de l'impression que l'État trompe sciemment la jeunesse par des mensonges. Cette impression était écrasante. Cette expérience m'a amené à me méfier de toutes les formes d'autorité et à considérer avec scepticisme les convictions qu’on entretient dans quelque milieu social que ce soit: cette attitude ne m'a jamais quitté […] .