lundi, mars 30, 2009

QUESTIONS À PETER SINGER

Que Peter Singer, né à Melbourne en Australie en 1946, soit (ou non) le plus influent philosophe vivant, voilà une question dont on pourrait débattre. Mais que son influence soit appréciée de manière diamétralement opposée par les uns et les autres ne fait aucun doute. Pour certains, Singer est celui qui a prolongé et renouvelé la pensée éthique utilitariste et qui l’a amené sur de nouveaux territoires où elle a pu démontrer sa pertinence et sa grande portée. Pour d’autres, au contraire, ses idées ont des effets catastrophiques et inacceptables.

Singer a accepté, très aimablement, de m’accorder, pour une revue de philosophie, une entrevue par courriel. Voici les questions que je lui ai envoyées — après les avoir traduites en anglais.

Normand Baillargeon : Votre œuvre a été et demeure profondément influente, notamment par les effets qu’elle a eus — et qu’elle a encore — sur tant de gens. Pour une part au moins, cette influence tient à ce que vous tentez de répondre à cette immense question devant laquelle la philosophie classique ne reculait pas : comment devrais-je vivre? J’aimerais savoir comment vous, issu d’une tradition analytique où cette question est finalement assez étrangère, en êtes venu à envisager de la sorte la philosophie. Y a-t-il eu des expériences, des rencontres, des lectures qui vous y ont conduit? Et quel rôle a joué dans tout cela le moment durant lequel vous avez été formé en philosophie — je veux dire durant le bouillonnement social et politique des années soixante?

— Vous défendez en éthique une position appelée utilitariste, qui constitue, avec l’éthique de la vertu et l’éthique déontologique, une des trois grandes avenues éthiques de la philosophie occidentale classique. En quoi consiste ce point de vue et en quoi s’oppose-t-il aux deux autres?

— Quelle place un utilitariste fait-il à des catégories comme l’autonomie et la raison, qui ont été et restent centrales dans les grandes traditions éthiques?

— Vous devez d’abord votre notoriété à une application de ces principes utilitaristes à la manière dont sont traités les animaux dans nos sociétés. Vous exposez ces idées dans Animal Liberation, en 1975. L’impact extraordinaire de ce livre vous-a-t-il surpris? Et comment évaluez-vous aujourd’hui cet impact, quelque 35 ans plus tard?

— Venons-en aux thèses avancées dans ce livre. Elles réactivent une idée de Bentham selon laquelle : «la question n’est pas : peuvent-il raisonner? ni : peuvent-ils parler? mais : peuvent-ils souffrir ?». Le livre la déploie cependant de manière systématique, en avançant pour la soutenir une masse impressionnante de faits qui lui confèrent une force singulière. Quelles seraient selon vous les trois grandes idées du livre?

— Est-il certains cas où il vous semble légitime d’avoir recours à des animaux pour fins de recherche? Et si c’est le cas, quels principes devraient selon vous guider aujourd’hui ces pratiques?

— Vous vous êtes également intéressé de très près à ces nombreuses questions de bioéthique et d’éthique médicale que les fulgurants développements scientifiques et technologiques ont depuis quelques décennies multipliées de manière extraordinaire. Cette fois encore, votre position est fondée sur un utilitarisme conséquent. Pour le comprendre, pourriez vous nous rappeler comment vous vous situez dans le débat sur les cellules souches?

— Vous avez consacré un livre passionnant à Darwin et à la gauche, dans lequel vous demandez à cette dernière de prendre au sérieux le darwinisme et plus généralement la biologie. Quelles conséquences une telle prise en compte devrait-elle selon vous avoir pour un projet politique de gauche ?

— Certaines idées que vous avez défendues ont toutefois été très controversées. C’est notamment le cas de votre abandon de l’idée que la vie humaine, et elle seule, est sacrée. Comment arrivez-vous à cette position qui est la vôtre? Pourquoi pensez-vous qu’elle a suscité tant de controverses?

— Tentons, si vous le permettez, une sorte de petite expérience de pensée. Supposons une région frappée de sécheresse où l'eau potable disponible en petite quantité. Faut-il en ce cas donner priorité aux hommes et leur distribuer l'eau potable, ou la distribuer à part égale entre les hommes et leur bétail et animaux domestiques ?

— Vous êtes un des fondateurs du Great Ape Project [http://www.greatapeproject.org/] qui, en se fondant sur la proximité biologique des animaux humains et des grands singes, préconise la reconnaissance à ces derniers de droits moraux et légaux qui n’étaient jusqu’ici reconnus et conférés qu’aux seuls humains. De quelle nature exactement est cette demande et sur quoi plus précisément est-elle fondée?

— Où en est aujourd’hui ce projet, qui a été lancée en 1993?

— Pourquoi, selon vous, l'antispécisme et les avocats des droits des animaux sont-ils au centre de nombreux débats dans le monde anglo-saxon/protestant mais à peu près inaudibles sur le continent européen, en particulier en France où ils ne sont pas pris au sérieux ?

— Votre récent ouvrage, The Ethics of What We Eat, rédigé avec Jim Mason, s’attache à mettre en évidence l’importante dimension éthique de ce que nous mangeons. Qu’espérez-vous que vos lecteurs en retiendront et quels gestes, idéalement, votre ouvrage les inciterait-il à poser?


— Depuis de nombreuses années, vous êtes un des plus célèbres végétariens au monde. Êtes-vous toujours végétarien?

— Sur le plan politique, alors que la globalisation accentue sur certains plans l’unité du monde, elle accentue aussi des divisions et en particulier laisse intactes, voire aggrave, des formes intolérables d’inégalités et de pauvreté. Vous préconisez à ce propos des gestes concrets que chacun de nous devrait poser. Pouvez-vous nous en rappelez quelques-uns?

— Finalement, après tant d’années passées à débattre et à échanger sur tant de questions difficiles — et cela à la fois dans le monde académique et dans l’arène publique — quel serait, selon vous, l’apport spécifique de la philosophie à ces discussions et à ces débats?

mardi, mars 24, 2009

LA GRÈVE, ÇA TIENT OCCUPÉ!

Je suis en grève et je n'ai plus guère de temps pour ce blogue (désolé...) et pour bien d'autres activités, notamment d'écriture. Nous tenons un site internet qui raconte notre lutte: c'est ici.

dimanche, mars 22, 2009

OBAMA AU POUVOIR

[Article pour Le Monde Libertaire.]

Il était bien difficile d’être plus radicalement à droite que le gouvernement Bush ne l’a été et, en ce sens, il était prévisible que l’élection d’Obama ramènerait la politique américain quelque peu vers le centre. Mais il faut en convenir : ce sera très, très légèrement vers le centre.

C’est ainsi qu’alors que retombe la poussière après l’effervescence — en partie réelle, mais aussi en partie artificiellement entretenue par les médias — de son arrivée au pouvoir, tout, depuis les nominations qu’il a faites jusqu’aux gestes qu’il a posés, indique qu’Obama sera un démocrate plutôt très centriste, un peu à la manière de Clinton avant lui. En d’autres termes, Obama sera ce qu’il était prévisible qu’il allait être, à savoir un président infiniment plus sensible aux intérêts dominants qui l’ont porté au pouvoir qu’aux aspirations du peuple américain qu’il avait habilement entretenues.

La question du système de soins de santé, si importante aux Etats-Unis où des millions de personnes sont sans aucune protection médicale, est à ce sujet éclairante.
En juin 2003, Obama déclarait : «Il se trouve que je suis partisan d’un programme de couverture médicale universelle et payée par le gouvernement. Je ne vois aucune raison pour laquelle les Etats-Unis, le pays le plus riche de toute l’histoire du monde et qui dépense 14% de son produit intérieur brut pour des soins médicaux — 14% !— ne pourrait pas offrir une assurance médicale à tous les Américains (1) ».

C’était clair, c’état vrai et c’était et ça reste ce qu’il faut faire. Des millions de gens l’ont cru. Mais depuis, Obama a été élu et il pense désormais que c’est aller trop loin, trop rapidement et qu’il faut plutôt construire à partir du système en place.

Il y a une explication évidente à ce retournement : ses amis, ceux qui ont largement financé sa campagne et auxquels il doit en grande partie son élection, tous ceux-là à qui il est si grandement redevable, ne veulent pas d’un tel système de soins de santé et il est donc aujourd’hui hors de question, comme ce l’était hier, d’envisager sérieusement cette hypothèse.

Ce qui se dessine sur l’Iraq illustre aussi, hélas, et parfaitement, comment et pourquoi il faut s’attendre à de pareils «retournements». C’est ce que je voudrais montrer ici.

Auparavant, je voudrais prendre le temps de rappeler que bien des gestes posés et de décisions prises par Obama depuis son élection (4 novembre 2008) et sa nomination (20 janvier 2009) ont de quoi inquiéter et confirment l’étroite alliance entre sa présidence et le monde des affaires et l’establishment militaire.


Les nominations et les exclusions


C’est ainsi, pour commencer, que des faucons notoires sont aux commandes de la politique étrangère. En particulier, Obama a choisi Hilary Clinton (qui envisageait récemment rien de moins que la destruction totale de l’Iran), Richard Holbrooke et Robert Gates, qui était le secrétaire à la Défense de Bush et qui est maintenu à ce poste. De ce point de vue, la réaction de l’administration Obama au massacre de Gaza était tout à fait prévisible.

En économie, cette fois, il est très significatif de constater qu’Obama a fait du terrifiant Lawrence Summers son premier conseiller économique : car le fait est que les politiques de déréglementation de celui-ci ont joué un très grand rôle dans le déclenchement de la crise économique actuelle, qu’il est pourtant appelé à contribuer à combattre — ce qui donne à voir à l’œuvre un très singulier pompier-pyromane.
On se souviendra aussi que c’est ce même Summers qui suggérait, dans un mémo interne rédigé alors qu’il dirigeait la Banque Mondiale, d’exporter en Afrique la pollution des pays riches : les Africains ayant une espérance de vie plus courte que celle de Occidentaux et leur continent étant sous pollué (sic), cette décision était, ipso facto, présumée être économiquement rationnelle.

Le très important poste de Chef de cabinet de la Maison Blanche a été confié par Obama à Rahm Emanuel, à qui revient le double titre d’être à la fois un des responsables de la débâcle économique actuelle (il a été directeur de la banque Dresner et membre du conseil d'administration de Freddie Mac) et un impitoyable faucon (il est pour cette raison surnommé «Rahm-bo»), qui a bien entendu approuvé toutes les politiques martiales de Bush contre l’Iraq.

La liste des personnes écartées par Obama confirme la désagréable impression que laissent ses nominations: il s’agit de toutes ces personnes de son entourage qui auraient pu implanter des politiques légèrement plus progressistes (par exemple, Joseph Stiglitz, James Glabraith ou Paul Krugman).

Tout cela conduit aux politiques qu’on devine. Montrons-en donc le vrai visage, d’abord sur l’exemple des politiques économiques, puis sur celui de l’Iraq.

La sécurité sociale pour les riches


Un spectacle tout à fait remarquable, ces temps-ci, et pas seulement aux Etats-Unis, est de voir tous ces apôtres du libre marché, de la privatisation et de la déréglementation, se muer soudainement en partisans de garanties gouvernementales, d’interventions de l’État, de subventions et de cadeaux de toutes sortes aux entreprises, aux banques et aux institutions financières : en un mot de les voir tout d’un coup devenir des keynésiens interventionnistes bon chic bon genre — le public, bien entendu, étant de son côté supposé ne rien remarquer et surtout pas le fait que les riches, les puissants et les institutions dominantes ne s’appliquent surtout pas à eux-mêmes le remède qu’ils n’ont cessé, à travers la Banque Mondiale et le FMI, de prescrire aux pays du Tiers-Monde, où elles ont, comme on pouvait le prédire, engendré des montagnes de souffrances.

Avec aux commandes, bien souvent, les mêmes individus qui ont causé la crise actuelle ou qui n’ont pas su la prévoir, l’administration Obama adopte donc globalement les mêmes politiques que l’administration Bush préconisait et qui consistent à renflouer avec des fonds publics les mêmes institutions et les mêmes entreprises, mais sans aller jusqu’à les transformer en institutions appartenant au public, qui les finance, ce qui serait un minimum.

Timothy Geithner, le secrétaire au Trésor de Barack Obama, le principal architecte des politiques économiques, s’est donc assuré que le Gouvernement ne se mêlerait pas trop des affaires des banques et des corporations et n’irait pas imposer de trop sévères limites aux rémunérations de leurs cadres — pendant que le président haussait théâtralement la voix pour rassurer le public. Paul Krugman a plaisamment résumé la situation comme suit:

Question : Que se passe-t-il si vous perdez des sommes faramineuses qui ne vous appartenaient pas?
Réponse : Le Gouvernement vous fait un gros cadeau — mais le Président vous lance quelques gros mots avant de vous fourguer le fric.

On voit ces temps-ci, en Californie, des campements de tentes où logent des familles ayant tout perdu; et on risque d’en voir longtemps encore et de plus en plus, au rythme où se multiplient les faillites et où augmente le chômage. Ces personnes seront sans doute enchantées d’apprendre que les premiers 350$ milliards qu’elles ont contribué à donner aux banques ont déjà été englouties par ces dernières pour leur propre enrichissement et sans qu’on se préoccupe de savoir où l’argent allait ou si les conditions qu’on avait posées à ce don étaient satisfaites.
Ce qui se dessine sur l’Iraq, hélas, est du même tonneau.

L’Iraq



En campagne électorale, Obama avait promis de retirer les troupes américaines d’Iraq dans les 16 mois suivant son accession à la présidence. Avec Robert Gates, l’Amiral Mike Mullen et de nombreuses autres voix, il a ensuite décrit ce scenario comme étant simplement l’une des options envisageables.

Lesquelles ? En février dernier, il parlait plutôt de 19 mois — le retrait des troupes devant être complété en août 2010. Puis, il y a quelques jours, lors d’une discours à Camp Lejeune (Caroline du Nord), la date était reportée encore, cette fois à la fin 2011.

Cette date est fort intéressante puisque, selon une entente signée par l’administration Bush avec le gouvernement de l’Iraq (le Status of Force Agreement, ou SOFA), il était déjà convenu que les troupes américaines se retirent d’Iraq … à la fin décembre 2011.

Il y aurait en Iraq quelque 150 000 soldats, plus de cinquante bases militaires, mais aussi des dizaines de milliers de mercenaires, et un grand nombre de compagnies et d’entrepreneurs (Blackwater, Dyncorp, Bechtel, notamment) ainsi que des milliers de «fonctionnaires» oeuvrant dans la plus gargantuesque ambassade qui soit: toutes ces personnes exercent ensemble le contrôle sur le pétrole de la région : sortir d’Iraq, c’est retirer tout ce monde.

Mais déjà, l’administration Obama parle d’y laisser des ‘troupes de non-combattants’ même après 2010 ou 2011, pour, dit-on, protéger les intérêts américains dans le pays, poursuivre des opérations de ‘contre-terrorisme’, de surveillance et de protection et, bien entendu, aider au renforcement de la démocratie.

Qu’on parle ici de ‘troupes de non-combattants’ laisse bien évidemment songeur et Phylis Bennis attire à ce propos l’attention sur une fort intéressante confidence du Pentagone au Times : «[le but du Président] de retirer les troupes de combattants pourrait être atteint en renommant des unités, de sortes que celles qui sont aujourd’hui comptabilisés comme étant de combat seraient rebaptisées et leurs efforts réorientées vers de l’aide au Iraquiens».

Bref : il resterait donc, après 2011, des dizaines de milliers de soldats dans ce pays où il ne devait plus y en avoir aucun à la mi-2010. Le correspondant en Iraq de la NBC (une chaîne de télévision) a d’ailleurs rapporté que «le commandement américain en Iraq élabore des plans qui prévoient qu’un nombre significatif de soldats resteront en Iraq après 2011» et qu’ils prévoient d’ailleurs déjà que «le Status of Force Agreement sera renégocié», puisque, selon eux, «un grand nombre de soldats américains vont demeurer postés en Iraq pour encore 15 ou 20 ans ».

Et il y a pire encore, peut-être, puisque ce scénario ne dit rien des frappes aériennes sur l’Iraq, qui se poursuivent inlassablement depuis 1991 et qui pourront se poursuivre après le «retrait» des troupes de «combattants».

Lors du discours au Camp Lejeune évoqué plus haut, Obama a déclaré : «Nous avons envoyé nos troupes en Iraq pour mettre un terme au régime de Saddam Hussein — et la tâche a été accomplie. Nous avons envoyé nos troupes en Iraq pour y établir un gouvernement démocratique — et la tâche a été accomplie.» Ces deux phrases, qui sont autant de grossiers mensonges, auraient parfaitement pu être prononcées par Bush II : ceux et celles qui ont mis tant d’espoir en Obama devraient en prendre note.

En attendant, la justice exigerait non seulement le retrait complet d’Iraq de toutes les troupes et de tous les mercenaires qui s’y trouvent, de toutes les compagnies qui s’y trouvent, la fermeture de toutes les bases militaires et la restitution aux iraquiens du contrôle sur leur pays et son pétrole, mais aussi qu’on leur verse de fortes réparations et compensations pour les incalculables dommages et souffrances qui leur ont été infligés à eux ainsi qu’ à leur pays.

Sur chacun de ces plans, les mouvements militants auront, il faut l’espérer, la sagesse de ne rien attendre du gouvernement d’Obama et surtout celle de ne pas perdre de vue ces objectifs.


(1) Cité par Amy Goodman, Entrevue avec le Dr Quentin Young, 16 mars 2009. [http://www.zcommunications.org/znet/viewArticle/20889] Lien consulté le 16 mars 2009.

samedi, mars 21, 2009

ALBERT EINSTEIN (1879-1955), PHYSICIEN ET REBELLE (8/8)

Albert Einstein en verve

Si on démontre que ma théorie de la relativité est vraie, l’Allemagne dira que je suis un citoyen allemand et la France dira que je suis un citoyen du monde. Mais si on prouve que ma théorie est fausse, la France dira que je suis Allemand et l’Allemagne dira que je suis Juif.

La gravité n’est pas responsable du fait que les gens tombent en amour.

La chose la plus incompréhensible au monde est que le monde soit compréhensible.

Ne vous inquiétez pas trop de vos problèmes avec les mathématiques : je peux vous assurer que les miens sont bien plus grands.

Il n'existe que deux choses infinies, l'univers et la bêtise humaine... mais pour l'univers, je n'ai pas de certitude absolue.

Pour me punir de mon mépris pour l’autorité, le destin a fait de moi une autorité.

Dans la mesure où elles s’appliquent au réel, les lois des mathématiques ne sont pas certaines; dans la mesure où elles sont certaines, elles ne s’appliquent pas au réel.

Le bon sens est l’ensemble des préjugés qu’on a acquis à 18 ans.

Ce n’est pas tout ce qui peut être compté qui compte et tout ce qui compte ne peut pas être compté.

Tout ce qui est vraiment grand et inspirant est créé par un individu qui travaille librement.

Le nationalisme est une maladie infantile. C’est la rougeole de l’humanité.

Il est plus facile de désintégrer un atome qu’un préjugé.

Ne fais jamais rien contre ta conscience, même si l’Etat te le demande.

Pour être un membre irréprochable parmi une communauté de moutons, il faut avant toute chose être soi-même un mouton.


BIBLIOGRAPHIE ET INTERNETOGARPHIE


Biographies

CLARK, Ronald W., Einstein: The Life and Times, Avon Books, New York, 1984.
La biographie standard; intéressant examen de la vie d’Einstein, à ceci près que l’ouvrage ne contient à peu près aucune référence à ses idées politiques.

HOFFMANN, Banesh, et DUKAS, Helen, Albert Einstein, créateur et rebelle, Points, Seuil, Paris, 1979.

PAIS, Abraham, Subtle Is the Lord: The Science And the Life of Albert Einstein, Oxford University Press, 2005.
À la fois biographie et survol des conceptions scientifiques d’Einstein. Avec une préface de Roger Penrose.

Écrits d’Einstein

Le physicien

EINSTEIN, A. et al., The Principle of Relativity. A Collection of Original Papers on the Special and General Theory of Relativity, Dover, New York, 1952.
Plusieurs des indispensables documents originaux relatifs à la Relativité restreinte et à la Relativité générale sont réunis ici. Outre des textes de Lorentz, de Minkowski et de Weyl, on trouvera, d’Einstein, les deux articles de 1905 et trois textes sur la Relativité générale.

— Einstein’s Miraculous Year. Five Papers that Changed the Face of Physics, Princepton University Press, Princeton and Oxford, 1998.
Les cinq articles de l’Annus mirabilis.

STACHEL, John, (Ed.), The Collected Papers of Albert Einstein, Princeton University Press, Princeton, New Jersey, 1987.

Une liste complète des écrits scientifiques d’Einstein jusqu’en 1951 est disponible dans l’ouvrage de P.A. Schlipp (1951) cité plus bas, pages 689-760.

Le vulgarisateur scientifique

EINSTEIN, A., et INFELD, L., L'évolution des idées en physique, Flammarion, Champs, Paris, 1993.

EINSTEIN, A., La relativité, Petite bibliothèque Payot, Paris, 1990.
Deux ouvrages remarquables de clarté.

Le penseur engagé et le militant

EINSTEIN, A., Comment je vois le monde, Flammarion, Collection Champs, Paris, 1999.

— Ideas and Opinions, Crown Trade Paperbacks, New York, 1954, 1982.

— Out of My Later years, 1956, Carol Publishing Group, New York, 1991.

— Einstein on Peace, Édité par : Otto Nathan et Heinz Norden, Simon and Schuster, New York, 1960

— et FREUD, S., Pourquoi la guerre ? , Rivages poche, Paris, 2005.

Écrits sur Einstein

Albert Einstein, numéro spécial de la revue Scientific American, Septembre 2004.

CALAPRICE, Alice, (Éd.) Dear Professor Einstein: Albert Einstein's Letters to and from Children, Prometheus Books, New York, 2002.

GARDNER, Martin, Relativity Simply Explained, Dover publications Inc, Mineola, New York, 1997.
Du grand Gardner et un remarquable ouvrage de vulgarisation.

JEROME, F. The Einstein File: J. Edgar Hoover's Secret War Against the World's Most Famous Scientist, Saint Martin's Press/Griffin, New York 2002.

— et TAYLOR, R., Einstein on Race and Racism, Rutgers, 2006.

PAIS, Abraham, Subtle Is the Lord: The Science and the Life of Albert Einstein, Oxford University Press, 1983.


RIDGEN, John, S., Einstein 1905. The Standard of Greatness, Harvard University Press, Cambridge et London, 2005.

RYAN, Dennis, P., (Éd.), Einstein and the Humanities, Hofstra University, Contributions in Philosophy, Number 32, Greenwood Press, New York, 1987.

SCHLIPP, Arthur, P. (Éd.), Albert Einstein: Philosopher-Scientist, Library of the Living Philosophers,Volume VII, Southern Illinois University, Carbondale, 1951. Réédition MJF Books, New York .

Internetographie


http://alberteinstein.info/
Toutes les archives d’Einstein en ligne.

http://www.westegg.com/einstein/#over
Vaste et riche sélection de sites consacrés à divers aspects des travaux et de la personnalité d’Einstein.

jeudi, mars 19, 2009

ALBERT EINSTEIN (1879-1955), PHYSICIEN ET REBELLE (7/8)

Signalons enfin, parce qu’il est trop peu connu, le courageux engagement d’Einstein contre le lynchage, la ségrégation et le racisme. C’est ainsi que dans un article paru en 1946, après avoir rappelé qu’il ne vit aux États-Unis que depuis un peu plus d’une décennie, il avance que sa situation de (relativement) nouveau venu lui permet peut-être de voir des choses «particulières et caractéristiques» que des autochtones ne remarquent plus guère. Après avoir loué l’idéal démocratique et égalitaire qu’il a découvert et apprécié dans ce pays, il précise:

Il y a toutefois une tache sur les conceptions sociales des Américains : leur idéal d’égalité et de dignité humaines ne valent que pour les êtres humains qui ont la peau blanche. Et même à leur sujet, il existe des préjugés dont, en tant que Juif, je suis parfaitement conscient; mais ceux-là ne sont guère importants si on les compare à l’attitude des «Blancs» envers leurs concitoyens qui ont une peau plus sombre, et en particulier les Noirs. Plus je me sens Américain, plus cette situation m’est douloureuse. Et ce n’est qu’en la dénonçant que je peux cesser de m’en sentir complice.[…] Vos ancêtres ont arraché de force ces Noirs à leurs foyers; puis ils les ont exploités sans pitié et mis aux fers de l’esclavage pour combler l’appétit de l’homme Blanc pour la richesse et la vie facile. Le préjugé actuel contre les Noirs résulte du désir de perpétuer cette dégradante situation .

Cette assertion n’est pas unique dans le corpus einsteinien, bien au contraire, puisque, comme le montrent les auteurs d’un récent ouvrage consacré au sujet, l’antiracisme et son corollaire, le combat pour l’égalité de Noirs aux Etats-Unis, seront pour lui des préoccupations constantes .

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Einstein acceptant, le 3 mai 1946, le doctorat honorifique de la Lincoln University, ouverte aux Noirs et réservée à eux, que lui remet son président, Horace Mann Bond.
On notera, au mur, une photographie de Marian Anderson (1897-1993). Après un spectacle donné à Princeton en 1937, cette diva afro-américaine s’était vue refuser l’entrée au Nassau Inn de Princeton, réservé aux Blancs. Einstein, qui avait assisté à la représentation, lui proposa de l’héberger chez lui, ce qu’elle accepta. Ils seront amis à compter de ce jour et Anderson habitera toujours chez Einstein quand elle se produira à Princeton.

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Les dernières années

À la fin des années 40 et au début des années cinquante, Einstein fait paraître ses derniers travaux en physique. Il y lutte encore contre l’interprétation désormais standard de la MQ mais qu’il a toujours refusée, s’efforce de produire une théorie unifiant les grandes forces connues et de réconcilier Relativité générale et MQ.

Son dernier geste public, au printemps 1955, sera de signer ce qui est désormais connu comme le Manifeste pour la paix Russell-Einstein. On y lit notamment : « Tel est donc, dans sa terrifiante simplicité, l'implacable dilemme que nous vous soumettons : allons-nous mettre fin à la race humaine, ou l'humanité renoncera-t-elle à la guerre?»

Einstein meurt peu après, le 18 avril 1955. Je propose de lui laisser le mot de la fin, alors qu’il lève un coin de voile sur la personnalité complexe qui était la sienne :

«Mon sens passionné de la justice sociale et de la responsabilité sociale ont toujours fortement contrasté avec le fait que je n’ai guère besoin de contact direct avec les autres êtres humains et avec les communautés humaines. Je suis en vérité un voyageur solitaire et je n’ai jamais ressenti de tout mon coeur un sentiment d’attachement ou d’appartenance envers mon pays, mon domicile, mes amis ou même ma famille immédiate. Face à tous ces attachements, je n’ai jamais perdu le sens d’une certaine distance et un besoin de solitude, des sentiments qui deviennent encore plus vifs avec l’âge .»

mardi, mars 17, 2009

ALBERT EINSTEIN (1879-1955), PHYSICIEN ET REBELLE (6/8)

Un militant radical méconnu

Un drapeau est un symbole qui nous rappelle que l’homme vit en troupeau.

A. Einstein


Les lecteurs des livres dans lesquels sont réunis certains des écrits qu’Einstein destinait au grand public savent qu’il était socialiste et pacifiste. Mais ses idées sociales, politiques et économiques restent généralement peu ou mal connues et son militantisme et ses engagements le sont encore moins. Il y a à cela l’excellente raison qu’ils ne sont que trop rarement évoqués et étudiés en tant que tel.

L’intérêt d’Einstein pour de tels sujets a pourtant été un des constantes de sa vie et est même apparu très tôt. C’est ainsi, on l’a vu, que son anti-militarisme a été extrêmement précoce et on imagine aisément ce qu’il fallait de maturité politique à un tout jeune homme de 15 ans pour conclure que la fidélité à ses convictions l’obligeaient à renoncer à sa citoyenneté. En nous fondant sur des travaux récents , on peut reconstruire les grandes lignes du parcours politique du physicien militant.

Lors de ses années zurichoises, le jeune étudiant qui sèche volontiers les cours qu’il juge peu stimulants, fréquente le Café Odéon — où se rencontrent des radicaux russes en exil comme Alexandra Kollontai, Léon Trotski et, plus tard, Lénine . Il fréquente aussi, à la même époque, des membres de la toute récente et anti-militariste Société Suisse pour la Culture Éthique — et celle-ci pourrait bien avoir joué un rôle important dans le façonnement et la maturation de ses convictions politiques .

Après l’Annus mirabilis, Einstein devient peu à peu célèbre dans la communauté scientifique et de nombreuses universités lui présentent des offres d’emploi. En 1914, il accepte un poste à Berlin. Mais la Première Guerre Mondiale éclate et Einstein, on le devine, s’y oppose et cette prise de position le laisse à peu près seul face à la quasi-unanimité des intellectuels et des savants du pays, qui signent un Manifeste au Monde Civilisé, belliciste et ultranationaliste, fustigeant les «Nègres», les Mongols, les hordes russes et ainsi de suite. Einstein (et trois autres personnes seulement!) signe quant à lui un texte qui dénonce comme haineux le précédent manifeste. L’un des signataires est emprisonné, mais sa réputation épargne à Einstein des difficultés qu’il aurait certainement connues sans elle. Ce ne sera pas la dernière fois qu’Einstein devra à sa notoriété d’être préservé de petites contrariétés ou de grandes catastrophes personnelles.

À la fin de la Guerre et après l’abdication du Kaiser Wilhelm II, de nombreuses monarchies européennes sont remplacées par des gouvernements libéraux ou socialistes, ce qui enchante Einstein qui annule même un jour son cours «pour cause de révolution». Mais ses écrits et déclarations de cette époque le montrent également inquiet de la montée de la violence, du revanchisme, de l’ultranationalisme et de l’antisémitisme. Dès 1920, ce dernier le touche personnellement, alors qu’il est pris pour cible par le Parti de Savants Allemands Oeuvrant pour la Préservation de la Pureté Académique [Sic!] qui dénonce la théorie de la relativité comme une «perversion juive».

Einstein commence à revoir des menaces de mort. En 1921, on lui octroie le Prix Nobel de physique et des dignitaires, pour sauver la face, travaillent à faire cesser les attaques contre lui. Einstein en profite pour utiliser sa notoriété encore accrue pour s’exprimer, publiquement et de plus en plus, sur des questions sociales, politiques, économiques. En 1928, il accepte la présidence de la Ligue des Droits de l'Homme.

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Einstein, zélateur de l’astrologie ?!?


Une citation attribuée à Einstein et vantant les mérites de l’astrologie circule depuis des années. La voici: «L’astrologie est une science en soi, illuminatrice. J’ai beaucoup appris grâce à elle et je lui dois beaucoup. Les connaissances géophysiques mettent en relief le pouvoir des étoiles et des planètes sur le destin terrestre. À son tour, en un certain sens, l’astrologie le renforce. C’est pourquoi c’est une espèce d’élixir de vie pour l’humanité. »

Le prestige d’Einstein est si grand que la caution qu’il semble ici donner aux astrologues est pour eux extrêmement précieuse — ce qui explique que la citation soit si souvent invoquée. Mais l’idée qu’Einstein ait pu croire à l’astrologie est totalement et parfaitement saugrenue. Et on n’a, en fait, jamais retrouvé cette phrase dans aucun de ses écrits, ni le moindre indice qu’il ait pu penser quoi que ce soit se rapprochant, même un peu, des conceptions que lui attribue ce texte.

D’où provient-elle, alors? Après un long et patient travail d’enquête, Denis Hamel a établi qu’il s’agit d’un faux très probablement forgé par Carl Heinnrich Huter et paru dans le Huters Astrologischer Kalender de 1960, publié en 1959. La canular a donc été commis environ cinq ans après la mort d'Einstein.

Pour en savoir plus, on consultera: HAMEL, Denis, «Albert Einstein, astrologue? Vous voulez rire? La fin d’un canular», Québec Sceptique, no 57, Été 2005, pages 31-40.


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Si la fin des années 20 et le début des années 30 sont pour l’Allemagne le moment de la montée du National Socialisme , elles sont pour Einstein des années de voyages et de conférences, surtout en Europe et aux Etats-Unis. Typiquement, il demandera à ses hôtes qu’on lui permette de faire deux conférences : la première pour parler de physique à son auditoire; la deuxième pour l’entretenir de politique.

Le 30 janvier 1933, sa maison de Berlin est pillée et saisie par les Nazis. En mai de la même année, Goebbels organise un autodafé de ses livres («L’humanité fait des progrès, observera malicieusement Einstein; autrefois, on m’aurait brûlé : aujourd’hui on ne brûle que mes livres!»). La campagne contre lui bat son plein, et se mène au grand jour, sans aucune retenue. Dans les journaux nazis, des sommes d’argent sont promises pour son meurtre. À l’été 1933, Einstein et sa nouvelle compagne, sa cousine Elsa (elle mourra en 1936), qui se trouvent aux Etats-Unis, au California Institute of Technology, décident de rester dans ce pays et Einstein accepte le poste à vie qui lui est proposé à l’université Princeton.

On sait désormais, depuis que les dossiers du FBI le concernant ont été rendus publics, qu’Einstein, aux Etats-Unis, a été sans cesse mis sous écoute, suivi, espionné; que ses faits, gestes et déclarations ont été compilés et scrutés à la loupe. John Edgar Hoover (1895-1972), alors chef du FBI, lui vouait d’ailleurs une haine personnelle, où se mêlaient anti-communisme et anti-sémitisme — Heinrich Himmler (1900-1945) sera jusqu’en 1939 un de ses correspondants! Rien de tout cela n’empêchera cependant Einstein de prendre publiquement position sur toute une série de questions polémiques et de s’impliquer dans de nombreuses luttes.

À l’instar de Bertrand Russell, Einstein avait vite compris, à compter de 1933, que ses convictions pacifistes ne pouvaient être maintenues devant la menace nazie. Le 2 août 1939 se place un des plus douloureux événements de sa vie. Encouragé par Leo Szilard, un collègue physicien, Einstein signe en effet ce jour-là une lettre informant le président Franklin Delano Rossevelt (1882-1945) que l’Allemagne nazie pourrait bien mettre au point une bombe atomique. Cette lettre contribua à lancer le Projet Manhattan, dirigé par Robert Oppenheimer (1904-1967), et qui devait aboutir à la fabrication de la première bombe atomique. Einstein ne prit aucune part aux travaux de ce Projet, dont il fut tenu à l’écart et dans une ignorance à peu près entière.

En mars 1945, il écrivit une nouvelle lettre à Roosevelt, cette fois pour lui demander de ne pas utiliser l’arme atomique. Le 6 août de la même année, une première bombe tombait sur Hiroshima; une deuxième devait suivre peu après, cette fois sur Nagasaki. Einstein condamne aussitôt ces largages, à ses yeux inutile et barbares, et les attribue à la politique étrangère antisoviétique de Harry Truman (1884-1972), successeur de Roosevelt en avril 1945.

Très critique devant le supposé socialisme de l’URSS, Einstein mesure par ailleurs très bien la part que joue l’instrumentalisation de l’anticommunisme dans le paysage idéologique de ces années : «À mes yeux, la «conspiration communiste» est essentiellement un slogan […] qui laisse les gens entièrement sans défense. Ici encore, je suis bien obligé de repenser à l’Allemagne de 1932, dont le corps social démocratique avait été affaibli par des moyens similaires, de telle sorte que [...] Hitler à très facilement été capable de lui asséner son coup fatal. C’est ce qui arrivera ici aussi, à moins que des gens sensés et capables de sacrifice ne s’interposent .»

La Deuxième Guerre Mondiale terminée, Einstein luttera notamment contre la Guerre froide, contre la course aux armements et en faveur d’un gouvernement mondial et de la paix. Il participera à la création du Emergency Committee of Atomic Scientists, en 1946, et prendra part aux travaux du Comité à l'Énergie atomique des Nations Unies, dont il démissionnera bientôt, le jugeant «inutile». Il est en outre membre de très nombreuses organisations politiques que le FBI ne manquera pas de classer comme subversives . Il y travaillera entre autres : pour la défense du socialisme (voir encadré); pour promouvoir une éducation rationaliste; pour lutter contre le McCarthysme (Einstein appellera à refuser de témoigner devant le comité du tristement célèbre sénateur); pour la défense des Rosenberg; pour appuyer la création d’Israël, en rapelant d’un l’exigence pour les Juifs et les Palestiniens de vivre ensemble — il écrira : « sans coopération honnête avec les Arabes, pas de paix, ni de prospérité. Cela concerne le long terme, pas l'instant présent. » Rappelons encore qu’on lui proposera, en 1952, de devenir Président d’Israël : ce qu’il s’empressera de refuser, au grand soulagement, on peut le présumer, de ceux qui lui avaient fait cette proposition en forme d’exercice de relations publiques.

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Un credo socialiste


[…] l’essence de la crise de notre époque [tient à] la relation de l’individu à la société. L’individu est plus que jamais conscient de sa dépendance envers la société. Mais au lieu de concevoir cette dépendance comme un atout, comme un lien organique, comme une force protectrice, il la perçoit au contraire comme une menace à ses droits naturels ou même à sa survie économique. […] Le chaos économique de la société capitaliste telle qu’elle existe aujourd’hui est selon moi la véritable source du mal. [...] La situation qui [y] prévaut est caractérisée par deux principes : d’abord, les moyens de production (le capital) sont possédés privément et leurs propriétaires en disposent à leur guise; ensuite, le contrat de travail est libre. Bien entendu, il n’existe pas en ce sens de société capitaliste pure. Il faut en particulier noter que les travailleurs, par de longs et amers combats politiques, ont réussi à obtenir, pour certaines catégories d’emplois, une forme légèrement améliorée de «contrat de travail libre». Mais prise dans son ensemble, l’économie actuelle ne diffère guère du capitalisme «pur». On produit pour le profit et non pour l’usage. Aucune disposition n’est prévue pour assurer que tous ceux qui peuvent et désirent travailler pourront trouver de l’emploi et une armée de sans travail existe presque toujours. Le travailleur a constamment peur de perdre son emploi. […] Le progrès technologique entraîne souvent un accroissement du chômage, au lieu de servir à alléger à tous le fardeau du travail. [...] La compétition sans freins produit un gigantesque gaspillage de travail, ainsi que cette décrépitude de la conscience individuelle dont je parlais plus haut. Celle-ci est à mes yeux le plus grand des maux que cause le capitalisme. Notre système d’éducation tout entier en souffre. Une excessive compétitivité est inculquée à l’élève, qui est formé pour idolâtrer le succès dans l’accumulation de biens […] Je suis persuadé qu’il n’y a qu’une manière d’éliminer ces terribles maux, à savoir par l’établissement d’une économie socialiste et d’un système d’éducation qui serait orienté vers des buts sociaux.

EINSTEIN, A., Out of my later years, passim, pages 127-130. Traduction: Normand Baillargeon

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dimanche, mars 15, 2009

ALBERT EINSTEIN (1879-1955), PHYSICIEN ET REBELLE (6/8)

La Relativité générale

En 1915, dix ans après la parution de la théorie de la Relativité restreinte, Einstein met un point final à la théorie de la Relativité générale (RG). C’est son chef-d’œuvre et cette théorie extrêmement complexe (en particulier en raison de son formalisme mathématique) reste une des pièces maîtresses de la physique et de la cosmologie contemporaines — et notamment des travaux et recherches sur les lentilles gravitationnelles, les pulsars, les quasars, les trous noirs, la constante cosmologique et ainsi de suite.

Une des biographes d’Einstein, Françoise Balibar, a écrit : « [Avec la RG] Einstein a réalisé un tour de force. Si, en 1905, il n’avait pas expliqué l’effet photoélectrique ni exposé la Relativité restreinte, d’autres physiciens l’auraient fait un peu plus tard. Mais la théorie de la Relativité générale n’appartient qu’à lui seul. Combien de temps aurait-il fallu attendre pour avoir l’équivalent s’il n’avait pas existé? 50 ans? 100 ans?»

Je ne peux même pas tenter de donner ici ne serait-ce qu’une idée impressionniste de la Relativité générale, qui traite de tous les référentiels y compris ceux qui sont en accélération. Rappelons simplement qu’au cœur de celle-ci, on trouve une nouvelle expérience de pensée dont on peut donner une idée comme suit.

Imaginez vous trouver dans une pièce fermée dans un vaisseau spatial qui accélère à 1g — ce qui est l’accélération due à la pesanteur à la surface de la terre ( en moyenne, g=9.81 m/s²). Vous serait-il possible de distinguer entre être sur la terre et sur le vaisseau ?


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Une Croix d’Einstein


Une galaxie à plusieurs noyaux — au lieu d’un seul ? Non. En fait, le champ gravitationnel de cette galaxie a agi comme une lentille qui dévie la lumière d’un lointain quasar pour former cette espèce de jolie fleur.
Observé d’abord en 1979, ce phénomène a été magnifiquement capté par le télescope Hubble en 1990.
Il s’agit d’une prédiction de la RG, d’où son nom.

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Dans la RG, développant ce qu’il appellera «la plus heureuse pensée de sa vie», Einstein répond non. Il montre l’équivalence entre attraction gravitationnelle et accélération et aussi que la distinction entre l’une et l’autre est arbitraire et dépend de nos référentiels (ce n’est cependant que lorsqu’il y a de très puissantes forces gravitationnelles que les prédictions de la RG diffèrent de celles de lois de Newton). Là où Newton envisageait un univers plat, avec des masses se déplaçant en ligne droite et à des vélocités constantes (à moins qu’une force n’agisse sur elles), Einstein propose un univers courbe et où les masses suivent les contours de cette surface courbe.

La RG prédisait que la lumière suivrait cette courbure de l’espace et ce phénomène est aujourd’hui bien documenté. Il a été démontré la première fois en 1919, par une expédition dirigée par Arthur Eddington qui confirmait les prédictions de la RG et propageait Einstein au faîte d’une notoriété qui l’accompagnerait le reste de sa vie.

Mais Einstein, cet innovateur qui bouscule toutes les certitudes, ne devait étrangement jamais accepter tout à fait l’autre grande théorie physique qui se développe à la même époque, la Mécanique Quantique (MQ) et les profonds et troublants bouleversements conceptuels qu’elle entraîne — et cela bien qu’il ait lui-même, par un de ses articles de 1905, contribué à enfanter cette théorie.

Venons-en à présent ce sujet.

Réalisme, MQ et paradoxe EPR

Certes, la MQ est réellement impressionnante. Mais une petite voix me dit qu’elle n’est pas le mot de la fin. La théorie nous en apprend beaucoup, mais elle ne nous rapproche guère des secrets du Vieux. Pour ma part, en tout cas, je suis convaincu qu’Il ne joue pas aux dés.»


EINSTEIN, A.,Lettre à Max Born, 1926

En 1900, nous en avons déjà touché un mot, Max Planck, pour expliquer le comportement des «corps noirs» (i.e. qui absorbent toute l'énergie électromagnétique qu'ils reçoivent), avait avancé l’idée que l’énergie est émise non de manière continue, mais par paquets, dont la taille dépend de la longueur d'onde. Il avait alors formulé l’équation : E=hf — où E représente l'énergie, f la fréquence et h est la fameuse Constante de Planck, qui vaut 6,626 x 10-34.

Un des articles d’Einstein de 1905 contribua à propager et à rendre plus plausible encore cette idée de quantum — et il était parfaitement conscient que cet article était, comme il le dira «révolutionnaire». Einstein donnait trois applications de cette idée et c’est pour l’une d’elles, qui expliquait l’effet photoélectrique, qu’il reçut le Prix Nobel de physique en 1921.

En 1913, le modèle de l’atome qu’avance le physicien danois Niels Bohr (1885-1962), la reprend à son tour.

Mais on découvre vite que le monde quantique a d’étranges caractéristiques. Par exemple, toute mesure change l’objet mesuré — et Werner Heisenberg (1901-1976) donnera la formule mathématique (c’est le fameux Principe d’incertitude) de ce qui apparaît alors comme un dilemme au coeur de la MQ : en termes très simples, on ne peut connaître de manière précise et simultanément à la fois la position et la quantité de mouvement d’un objet. Cela est une propriété inhérente aux particules elles-mêmes (plus précisément, au concept mathématique de paquet d’ondes par lequel la théorie les représente) ; cette relation n’est donc pas dûe à une imperfection du processus de mesure. On devait en outre faire usage de probabilités pour décrire les résultats de mesures effectuées sur le monde quantique.

Malgré tout, dès 1926, la MQ avait reçu non pas une, mais deux formulations mathématiquement équivalentes (celle de Heisenberg et celle d’Erwin Schrödinger (1887-1961)), qui expliquaient et permettaient de prédire, avec une grande économie et un succès remarquable, un vaste ensemble de données empiriques.

Mais à quoi, dans le «réel», renvoyaient donc cette théorie et ses concepts? Cette question a-t-elle seulement un sens? Comment interpréter le fait que la dualité onde/corpuscule n’était pas résolue par la théorie (la lumière avait été décrite comme corpusculaire par Newton; puis, Augustin Fresnel (1788-1827) avait montré que pour expliquer les phénomènes d’interférence et de diffraction, il fallait la supposer ondulatoire ; et Einstein venait de montrer qu’elle devait être envisagée comme composée de photons, i.e. de paquets discrets d’énergie)? Enfin, comment concevoir ou admettre que la MQ soit probabiliste et que, pour le mesures , elle fasse une place au hasard ?

Très vite, tout le monde convint que la nouvelle théorie, malgré ses indéniables et spectaculaires succès, soulevait de graves problèmes comme ceux que je viens d’évoquer et qui sont, fondamentalement, de nature philosophique et épistémologique. Il reviendra à Bohr et à Heisenberg de proposer une philosophie et une épistémologie de la MQ qui répondent aux problèmes qu’elle soulève d’une manière qui ralliera l’immense majorité des physiciens.

Au cœur de ce qu’ils vont avancer, se trouve le concept de complémentarité. Bohr, pour sa part , soutiendra que le modèle ondulatoire et le modèle corpusculaire sont d’une part également indispensables pour l’interprétation de la MQ et des données expérimentales, d’autre part mutuellement exclusifs, en ce sens qu’ils ne peuvent être appliqués à un système simultanément dans une même situation expérimentale. Il soutiendra également que l’indéterminisme de la MQ ne doit pas être envisagé comme étant simplement épistémique — il signifierait alors que nous ignorons et resterons ignorants de la valeur d’une variable qui a pourtant «dans le réel» une valeur déterminée — mais bien d’un point de vue sémantique et comme signifiant donc que l’information fournie par la théorie à un moment donné est complète, mais que le concept de position définie , dans ce contexte, n’a pas de signification. Bohr, enfin, défend une interprétation instrumentaliste de la MQ. Selon ce point de vue, qui se rattache à une interprétation positiviste de la science elle-même issue de l’empirisme de G. Berkeley réduisant l’être au perçu (esse est percipi), la science doit viser à décrire correctement les observations dans lesquelles elle trouve son origine et élaborer un formalisme qui permette, étant données certaines observations, d’en prédire d’autres — de manière certaine ou probabiliste. Les concepts théoriques qu’on trouve dans la MQ (comme dans toutes les théories scientifiques) sont ici tenus uniquement pour des instruments permettant de décrire et de prédire des observations.

Cette interprétation de la MQ, rigoureusement développée à partir de l’automne 1927, est désormais connue sous le nom d’Interprétation de Copenhague. Elle demeure, parmi les physiciens, la plus acceptée des interprétations de la MQ. À partir des conférences de Solvay de 1927 et de 1930, Einstein et Bohr ne vont cesser d’en débattre.

Einstein la refusait à la fois pour la position empiriste qui la sous tend, et qui donne l’observation pour la source et le point de départ de la connaissance scientifique; pour la position positiviste ou instrumentaliste qu’elle adopte et qui donne pour fin à la science l’enregistrement et la prédiction de régularités; enfin, pour le caractère probabiliste (i.e. indéterministe) des lois de la MQ. Voyons cela tour à tour.

Contre la première position (l’empirisme), Einstein fait valoir le caractère théorique de l’observation, qui présuppose — et n’est même possible — qu’à partir d’un point de vue ou, mieux encore, d’une théorie. Einstein a souvent exprimé cette conviction, rationaliste, selon laquelle, comme il l’écrira, « les concepts physiques sont des libres créations de l’esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur ».

Dans le texte qui suit, il lui donne une formulation particulièrement claire :

Sur le plan des principes, il est tout à fait impossible de vouloir baser une théorie uniquement sur des observables. Car, en réalité, les choses se passent de façon exactement opposée. C’est seulement la théorie qui décide de ce qui peut être observé. Voyez-vous, l’observation est en général un processus très compliqué. […] Tout le long [du] chemin qui va du phénomène à la fixation dans notre conscience, nous devons savoir comment fonctionne la nature, nous devons connaître — au moins sur le plan pratique — les lois de la nature, dès lors que nous voulons pouvoir affirmer que nous avons observé quelque chose. C’est seulement la théorie, c’est-à-dire la connaissance des lois naturelles, qui nous permet de déduire, à partir de l’observation sensorielle, le phénomène qui se trouve à la base de notre observation. […] Par exemple, en théorie de la relativité, on admet qu, même dans un système de référence en mouvement, les rayons de lumière qui vont de l’horloge à l’œil de l’observateur se comportent, de façon assez précise, comme cela avait été prévu dans la physique antérieure. […] Votre [Einstein s’adresse ici à Heisenberg] affirmation selon laquelle vous n’introduisez que des grandeurs observables se ramène donc en réalité à une hypothèse concernant une certaine propriété de la théorie que vous essayez de formuler .


Contre la deuxième position (positiviste-instrumentaliste), Einstein défend un point de vue réaliste. Il écrit par exemple à Max Born, le 15 septembre 1950 : «Tu es convaincu qu’il n’existe pas de lois (complètes) pour une description complète, conformément au principe positiviste Esse est percipi. Or, c’est là un programme, pas de la science. C’est là que se trouve la différence fondamentale entre nos positions».

Au soir de sa vie, il écrira encore :

Il y a quelque chose comme « l’état réel »d’un système physique, qui existe objectivement, indépendamment de toute observation ou mesure, et qui peut en principe se décrire par les moyens d’expression de la physique […]. Cette thèse concernant la nature de la réalité n’a pas le sens d’un énoncé clair en soi, en raison de sa nature «métaphysique»; elle a seulement le caractère propre d’un programme. Tous les hommes, y compris les théoriciens quantiques, tiennent fermement en effet à cette thèse sur la réalité tant qu’ils ne discutent pas les fondements de la théorie quantique. Nul ne doute par exemple qu’à un instant déterminé le centre de gravité de la lune n’occupe une position déterminée, en l’absence même d’un observateur quelconque — réel ou potentiel. Laisse-t-on choir cette thèse sur la réalité considérée en pure logique et arbitrairement, que c’est alors une rude affaire que d’échapper au solipsisme. Au sens indiqué plus haut, je en rougis pas de mettre le concept «d’état réel d’un système» au centre même de ma méditation .

Finalement, contre l’indéterminisme probabiliste de l’Interprétation de Copenhague, Einstein ne cessera de maintenir qu’elle est l’indice du caractère incomplet de la théorie et que «Dieu en joue pas aux dés». Un de ses ultimes efforts pour convaincre ses opposants sera la publication, avec deux autres auteurs , d’un paradoxe qui porte désormais leurs trois noms, le Paradoxe d'Einstein-Podolsky-Rosen ou paradoxe EPR. Cette fois encore, il s’agit d’une expérience de pensée .

Les auteurs imaginent deux quantons qui ont interagi et se séparent. Selon la MQ, si on mesure la vitesse (ou la position) de l’un, on connaît automatiquement la vitesse (ou la position) de l’autre. Ils invoquent ensuite un «principe de réalité» formulé comme suit : «Si, sans perturber d’aucune façon un système, on peut prédire avec certitude la valeur d’une quantité physique, il existe un élément de réalité physique qui correspond à cette quantité physique» et concluent que les vitesses et positions des quantons étaient définies avant la mesure — contrairement à ce que soutient l’interprétation standard de la MQ qui les donne pour indéfinies avant la mesure et ne sont concrétisées (simultanément) que par la mesure.

Les travaux de John Bell vont plus tard permettre de réaliser concrètement des expériences de ce genre et ceux d’Alain Aspect vont montrer que l’effet EPR est bel et bien réel. Là où Einstein et ses co-auteurs se sont trompés, c’est qu’ils ont employé l’effet EPR pour critiquer la MQ, considérant que la non localité de cet effet (action à distance instantanée entre deux particules, peu importe la distance qui les sépare) était une prédiction absurde, révélant le caractère incomplet de la théorie. L’expérience d’Aspect a transformé la critique EPR en une prédiction extraordinaire venant de recevoir une confirmation, elle aussi extraordinaire.

Mais le moment est venu de nous pencher sur l’autre Einstein, le militant méconnu.

JE SUIS EN GRÈVE

Avec toutes et tous mes collègues de l'UQAM, je suis en grève toute la semaine.

Notre Comité de grève a créé un site Internet: il se trouve ici.

samedi, mars 14, 2009

SAYED PERVEZ KAMBAKSH

Sayed Pervez Kambaksh, étudiant en journalisme en Afghanistan, a été condamné à mort pour avoir téléchargé sur Internet et distribué de la documentation sur les droits des femmes. Cette condamnation a ensuite été transformée en peine de 20 ans de prison.

Il existe un Facebook pour réclamer que le président du pays lui accorde un pardon. Ça se trouve ici.

PRÉFACE

[Les auteurs d'un très intéressant et fort bien fait manuel d'introduction à la philosophie et à l'argumentation m'ont demandé une préface. Voici ce que je leur ai remis et qui, me dit-on, leur a bien plu.]

Chère étudiante,
cher étudiant,

— «Qu’est-ce que ça va m’apporter?»

Vous vous posez peut-être cette question aujourd’hui, en abordant votre cours de philosophie.

D’innombrables générations l’ont fait avant vous, et pas seulement en classe de philosophie. On raconte même que la question a été posée par un de ses élèves au grand Euclide (IVe – IIIe siècle av. J.C.) — Euclide est ce mathématicien de l’Antiquité qui, dans Les Éléments, a mis en forme ce que depuis nous appelons justement la géométrie euclidienne.

Pour toute réponse, Euclide, dit-on, aurait fait venir un de ses serviteurs et lui aurait dit :

— «Donne un peu de monnaie à ce jeune homme : tout ce qu’il apprend doit lui rapporter quelque chose!»

On peut comprendre l’exaspération d’Euclide et sympathiser avec lui : il y a en effet quelque chose d’un peu philistin à un certain type d’exigence de rentabilité — et comme vous le savez, notre époque, pour laquelle tout, semble-t-il, doit être monnayable, pousse particulièrement loin dans cette voie.

Mais la demande de l’élève, plus charitablement, peut aussi s’entendre à un autre niveau : ce qu’il voulait savoir était peut-être en quoi apprendre la géométrie pourrait le rendre meilleur, voire améliorer sa vie et celle des autres êtres humains.
Euclide aurait été en terrain solide s’il s’était avisé de répondre à son élève sur ce plan-là. Entre tant d’autres choses, il aurait pu lui parler de l’importance des mathématiques dans le développement d’une pensée rigoureuse et des immenses plaisirs que l’on prend à comprendre un raisonnement.

Au seuil de votre rencontre avec la philosophie, je supposerai que vous vous demandez ce qu’elle peut vous apporter comme j’ai imaginé que l’élève d’Euclide se demandait ce que la géométrie lui apporterait. Voici donc, selon moi, ce vous pouvez attendre de ce livre que vous allez utiliser cette session et que j’ai découvert avant vous, avec un très grand plaisir.

En le lisant, j’ai surtout été frappé par le fait que la solide initiation à la philosophie qui vous est proposée ici place très haut l’ambition de contribuer à faire de vous des penseurs critiques, c’est-à-dire des personnes possédant ces nombreuses dispositions et habiletés qui caractérisent ceux et celles qui s’efforcent de toujours penser clairement et rigoureusement.

Que pouvez vous attendre d’une classe de philosophie qui poursuit cet objectif? Voici : la possession de ces habiletés et de ces dispositions — on les appelait autrefois des vertus — n’est rien de moins qu’une des plus utiles, des plus précieuses et, j’oserai le dire, des plus jubilatoires retombées que vous pouvez espérer de votre éducation.

Ces vertus sont indéniablement utiles puisqu’elles vous aideront à clarifier vos propres idées et à préciser votre pensée. De plus, dans vos échanges avec les autres, elles vous aideront à prendre sérieusement en compte ce qu’ils ont à dire et à l’évaluer de manière objective, avec rigueur et honnêteté.

Mais ces vertus sont aussi utiles parce qu’elles vous aideront à rester vigilant devant tout ce qui cherche à obtenir votre assentiment et qui voudrait vous inciter à penser ou à agir de telle ou telle manière: elles sont même à vrai dire indispensables dans un monde où explosent les moyens de communication de masse et où foisonnent les marchands de sommeil. Marchands de sommeil? Vous avez déjà croisé — et vous croiserez hélas, tout au long de votre vie, — de tels marchands, qui tentent de vous vendre du sommeil ésotérique, du sommeil paranormal, du sommeil miraculeux, du sommeil médicinal, sans oublier du sommeil politique et du sommeil économique, ceux-là même par lesquels on fait les citoyens endormis.

Je viens d’utiliser le mot citoyen. Il pointe vers ce qui, selon moi, est peut-être la plus précieuse des retombées de que ce que vous allez apprendre ici, et qui sera précieuse non seulement pour vous, mais aussi pour vos parents, pour vos amis, pour vos compagnes et compagnons de vie, pour vos enfants, en somme pour tous ceux et toutes celles qui composent la société où vous vivez, moi compris, puisque tous nous allons bénéficier de votre apprentissage de la pensée critique.

C’est que les vertus que je viens de décrire sont nécessaires à l’existence et à la continuité de la société démocratique dans laquelle nous souhaitons vivre, qui est une société où se poursuit une vaste conversation entre citoyens égaux, éclairés, intellectuellement et moralement vertueux et qui sont en mesure d’influencer le cours des événements selon les décisions qu’ils prennent au terme de leurs échanges. À l’heure où tant de graves menaces pèsent sur notre monde, l’existence de tels citoyens est absolument indispensable et même vitale pour l’humanité toute entière. Nous sommes donc innombrables à attendre de vous que vous deveniez de telles personnes prenant lucidement part à la grande conversation démocratique.

Il me reste à justifier ce mot «jubilatoire» que j’ai utilisé plus haut et qui aura peut-être étonné certains d’entre vous. Je le pense pourtant parfaitement juste. C’est qu’en plus du plaisir que vous prendrez à être initié à tant d’idées et de théories qui ont marqué le monde occidental et façonné la société dans laquelle vous vivez, les pages qui suivent vont aussi vous faire découvrir un certain type très particulier de plaisir intellectuel que, je l’espère de tout cœur, vous pourrez goûter votre vie durant. C’est qu’on vous invite en effet à pratiquer une certaine gymnastique intellectuelle — appelons ça du judo mental, si vous voulez — qui procure à la fois le plaisir de comprendre et la satisfaction d’avoir su résister aux appels des innombrables sirènes de l’irrationnel et de la superstition qui ne cessent de piailler à nos oreilles. Ce qui est, vous le verrez, réellement jubilatoire.

Je ne vous cacherai pas que vous n’en aurez pas fini avec ces vertus quand ce cours sera terminé. Cela ne doit en aucune manière vous décourager, puisque personne n’en a jamais tout à fait fini avec elles, qui sont l’affaire de toute une vie.

Mais votre cours de philosophie, avec finesse et avec intelligence, vous met sur cette bonne voie.

Je vous souhaite une bonne, une heureuse et une enrichissante session.

Normand Baillargeon

ALBERT EINSTEIN (1879-1955), PHYSICIEN ET REBELLE (5/8)

On peut montrer de manière très intuitive ce qu’Einstein va affirmer par une expérience de pensée impliquant une «horloge à lumière», qui permet de mettre en évidence l’idée de la relativité du temps et de retrouver, avec un outillage mathématique élémentaire, les formules de Lorentz-Fitzgerald qui sont centrales dans la théorie de la Relativité restreinte.

Notre horloge est bien spéciale. Elle comprend un émetteur de signal lumineux, un senseur (un détecteur de photon) et un miroir. Lorsque la lumière est émise, elle va jusqu’au miroir et revient au senseur, d’où elle fait repartir un nouveau signal. La durée de ce trajet peut être ajustée à volonté, en faisant varier la distance entre le senseur et le miroir. Disons qu’on la fixe à 150 000 kms. Nous imaginerons d’abord notre horloge immobile; puis en mouvement par rapport à un observateur immobile.

Tout cela peut être représenté comme suit :




Le faisceau lumineux part et revient : c’est le tic-tac de notre horloge, qui dépend de la distance parcourue par la lumière. Mais, dans le deuxième cas, pour un observateur immobile, la distance qu’il doit parcourir est plus grande et, en conséquence, les tic-tac sont espacés et l’horloge à lumière semble ralentir! On aura remarqué les deux triangles rectangles que dessine le parcours du faisceau lumineux dans le deuxième cas illustré plus haut. À l’aide du simple théorème de Pythagore, on peut calculer très précisément cette dilatation du temps. Ce calcul, dont nous passerons ici le détail, permet de retrouver la formule de Lorentz- Fitzgerald.

Le tableau qui suit replace en contexte cet effet relativiste. Il montre qu’à des vitesses inférieures à 16 000 kilomètres par seconde (relativement à l’observateur), les effets relativistes sont à peine détectables. Par contre, si la vitesse relative d’un objet pouvait atteindre 299 792 kilomètres par seconde (la valeur exact de c) , le facteur de Lorentz correspondant étant de 0 , le temps semblerait s’arrêter pour cet objet !

Outre cette dilation du temps, et l’équivalence masse-énergie, la Relativité restreinte prédit que deux autres conséquences bien étranges vont survenir lorsque les vitesses relatives approchent celles de la lumière : d’abord, que lorsque la vitesse d’un objet relative à un observateur augmente, sa longueur décroît; ensuite, que la masse d’un objet augmente avec sa vitesse (ce qui est lié à E = mc2 : plus de vitesse = plus d’énergie, donc plus de masse). Toutes ces conséquences ont été amplement confirmées et ces résultats de la Relativité restreinte sont aujourd’hui au principe du fonctionnement de bien des objets courants

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EINSTEIN ET LES GPS

Un GPS — c’est-à-dire un Global Positioning System ou Système de positionnement mondial — est un système fonctionnant par satellite et qui indiquera très précisément où une personne ou un objet se trouve, n’importe où sur la surface de la Terre. Or, on peut remercier Einstein pour cette précision. Voici pourquoi.

En raison de la vitesse des satellites utilisés par le GPS, les horloges qui s’y trouvent sont quelque 7 microsecondes par jour plus lentes que celles qui sont sur la terre; mais la force gravitationnelle sur le satellite fait en sorte que ces horloges sont aussi 45 microsecondes par jour plus rapides.

Pour que les données traitées par le GPS soient fiables, il faut donc apporter aux horloges une correction de 38 microsecondes.

Vous utilisez un GPS? Merci Einstein.

(D’après Philip Yam, «Everyday Einstein», Scientific American, Septembre 2004, page 55.)
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La Relativité générale

En 1915, dix ans après la parution de la théorie de la Relativité restreinte, Einstein met un point final à la théorie de la Relativité générale (RG). C’est son chef-d’œuvre et cette théorie extrêmement complexe (en particulier en raison de son formalisme mathématique) reste une des pièces maîtresses de la physique et de la cosmologie contemporaines — et notamment des travaux et recherches sur les lentilles gravitationnelles, les pulsars, les quasars, les trous noirs, la constante cosmologique et ainsi de suite.

Une des biographes d’Einstein, Françoise Balibar, a écrit : « [Avec la RG] Einstein a réalisé un tour de force. Si, en 1905, il n’avait pas expliqué l’effet photoélectrique ni exposé la Relativité restreinte, d’autres physiciens l’auraient fait un peu plus tard. Mais la théorie de la Relativité générale n’appartient qu’à lui seul. Combien de temps aurait-il fallu attendre pour avoir l’équivalent s’il n’avait pas existé? 50 ans? 100 ans?»

Je ne peux même pas tenter de donner ici ne serait-ce qu’une idée impressionniste de la Relativité générale, qui traite de tous les référentiels y compris ceux qui sont en accélération. Rappelons simplement qu’au cœur de celle-ci, on trouve une nouvelle expérience de pensée dont on peut donner une idée comme suit.

Imaginez vous trouver dans une pièce fermée dans un vaisseau spatial qui accélère à 1g — ce qui est l’accélération due à la pesanteur à la surface de la terre ( en moyenne, g=9.81 m/s²). Vous serait-il possible de distinguer entre être sur la terre et sur le vaisseau ?


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UNE CROIX D'EINSTEIN




Une galaxie à plusieurs noyaux — au lieu d’un seul ? Non. En fait, le champ gravitationnel de cette galaxie a agi comme une lentille qui dévie la lumière d’un lointain quasar pour former cette espèce de jolie fleur.
Observé d’abord en 1979, ce phénomène a été magnifiquement capté par le télescope Hubble en 1990.
Il s’agit d’une prédiction de la RG, d’où son nom.


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Dans la RG, développant ce qu’il appellera «la plus heureuse pensée de sa vie», Einstein répond non. Il montre l’équivalence entre attraction gravitationnelle et accélération et aussi que la distinction entre l’une et l’autre est arbitraire et dépend de nos référentiels (ce n’est cependant que lorsqu’il y a de très puissantes forces gravitationnelles que les prédictions de la RG diffèrent de celles de lois de Newton). Là où Newton envisageait un univers plat, avec des masses se déplaçant en ligne droite et à des vélocités constantes (à moins qu’une force n’agisse sur elles), Einstein propose un univers courbe et où les masses suivent les contours de cette surface courbe.

La RG prédisait que la lumière suivrait cette courbure de l’espace et ce phénomène est aujourd’hui bien documenté. Il a été démontré la première fois en 1919, par une expédition dirigée par Arthur Eddington qui confirmait les prédictions de la RG et propageait Einstein au faîte d’une notoriété qui l’accompagnerait le reste de sa vie.

Mais Einstein, cet innovateur qui bouscule toutes les certitudes, ne devait étrangement jamais accepter tout à fait l’autre grande théorie physique qui se développe à la même époque, la Mécanique Quantique (MQ) et les profonds et troublants bouleversements conceptuels qu’elle entraîne — et cela bien qu’il ait lui-même, par un de ses articles de 1905, contribué à enfanter cette théorie.

Venons-en à présent ce sujet.


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MADAME EINSTEIN ET LA RELATIVITÉ

Depuis une vingtaine années, quelques voix se font entendre pour affirmer que Mileva Maric-Einstein est la clé de l'énigme de l'Annus mirabilis.

Selon ces voix, elle aurait pris une part décisive dans la rédaction de trois articles de 1905 (ceux portant sur le mouvement brownien, l'effet photoélectrique et la Relativité restreinte). Cette thèse a été défendue dans un documentaire de la PBS intitulé : Einstein's Wife, qui lui a assuré une grande diffusion.

Ce serait, avouons-le, une découverte considérable. Une pionnière de l'entrée des femmes dans les carrières scientifiques de haut niveau honteusement pillée par son mari qui recueille, seul, toute la gloire après avoir occulté l’immense apport de son épouse!

Mais cette histoire n'aura été crédible que parce ses promoteurs ont pris avec les faits des libertés inadmissibles.

Et c’est pourquoi ce documentaire a fait l'objet de vigoureuses et décisives critiques, qui ont mis en évidence les nombreuses et graves faiblesses et erreurs historiques sur lesquelles repose sa thèse. Saisi d'une plainte, l'ombudsman de PBS vient de rendre son rapport. J'y renvoie pour les détails de l'affaire [http://www.pbs.org/ombudsman/2006/12/einsteins_wife_the_relative_motion_of_facts.html].

Au total, il semble clair que son épouse n'a été pour Einstein ni plus ni moins qu'une personne parmi quelques autres avec qui il a abondamment échangé et sur laquelle il s'essayait à présenter ses idées nouvelles de manière claire et compréhensible — notamment à ses propres yeux. Mais la légende présentée dans le documentaire, hélas, a fait bien des émules — d'autant que son site Internet propose des documents pédagogiques pour l'enseignement de la physique et de son histoire: on imagine les dégâts en classe ...

Historiquement, l'exclusion des femmes des sciences — et plus généralement de la vie intellectuelle (ou du moins la minoration de leur place dans tout cela) — est un fait largement avéré et tragique. Mais c'est un bien mauvais service à rendre que de réparer les injustices d'hier en se rendant aujourd’hui coupable de promouvoir des approximations, des demi-vérités, voire des falsifications.

L'histoire de sciences, la sociologie des sciences et la philosophie, depuis, disons, une cinquantaine d'années, ont considérablement enrichi notre conception de la science comme entreprise humaine, historiquement située et faillible. Mais ces apports dépendent précisément de la mise en oeuvre des principes sur lesquels la science elle-même repose: la rigueur; le respect des faits et de la vérité; la méfiance envers l'opinion et envers ces vérités confortables et qui consolent — celles qui doivent être démontrées deux fois, disait Jean Rostand!

La légende de madame Einstein était peut-être, pour certains, une telle vérité consolante. Mais cela ne suffit pas à faire de la bonne histoire des sciences.

Inévitablement, c'est un mot de Richard Feynman qui me revient ici en mémoire. Feynman, on s'en souvient, avait fait partie du comité qui avait enquêté sur l'explosion de la navette Challenger, en 1986. Selon lui, les estimations de fiabilité de la navette par la NASA étaient incroyablement irréalistes. Dans son rapport (minoritaire), il a cette phrase admirable: «Pour qu'une technologie soit efficace, la réalité doit avoir préséance sur les relations publiques: et cela parce qu'on ne peut pas tromper la nature».

De même, pour qu'une histoire, une sociologie et une philosophie des sciences soient crédibles et saines, les faits pertinents doivent avoir préséance sur nos convictions et préférences idéologiques.

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vendredi, mars 13, 2009

ALBERT EINSTEIN (1879-1955), PHYSICIEN ET REBELLE (4/8)

Cela demandait une grande audace. Rappelons toutefois que la conception newtonienne du temps et de l’espace ne s’était pas imposée sans combattre. Prenons l’exemple de l’espace, justement.

Quand la physique classique s’est constituée, deux réponses s’affrontaient. La première assurait que l’espace, ce n’est rien d’autre que les relations entre les objets du monde. Si vous voulez, l’espace, ici, est compris un peu sur le modèle d’un contrat, dans le sens où un contrat est quelque chose qui lie deux personnes. Supprimez l’une ou l’autre de ces personnes (ou les deux) ou leurs relations et il n’y a plus de contrat, lequel n’existe donc pas en dehors des contractants et des relations qui les lient. De même, le monde est constitué d’objets en relation et l’espace, assurent les partisans de cette théorie, n’est rien d’autre que ces objets et leurs relations. Cette position était défendue par plusieurs personnes, dont le philosophe et mathématicien G. W. von Leibniz (1646-1716).

Le fondateur de la physique moderne, Isaac Newton, n’était pas d’accord. Il pensait, lui, qu’il existe un espace (et un temps) absolu(s). Newton, si on ose simplifier beaucoup, pense l’espace sur le modèle d’une boîte de céréales. De ce point de vue, il existe bel et bien un espace (l’intérieur de la boîte) dans lequel les objets (les morceaux de céréales) se trouvent et on peut décrire les relations de ces objets par rapport à ce référent absolu. Vous l’avez deviné : il y a une grosse différence entre la boîte de céréales et l’espace absolu : pour Newton, l’espace absolu est un contenant comme la boîte mais qui se prolonge infiniment dans toutes les directions. De la même façon, pour Newton, il existe un temps absolu.

Comment décider entre ces deux théories, celle de Newton et celle de Leibniz? Newton a cru pouvoir trancher en faveur de la sienne à l’aide d’une expérience de pensée.

Imaginez un seau à demi rempli d’eau. Il est suspendu par une longue corde au plafond d’une pièce. Moment 1 : l’eau est immobile relativement au seau et la surface de l’eau est plane. À présent vous tournez la corde, de très nombreuses fois. Puis vous relâchez. Moment 2 : le seau se met à tourner; l’eau reste plane et immobile pendant que le seau est en mouvement (il tourne) par rapport à l’eau. Moment 3 : le seau continue à prendre de la vitesse et communique son mouvement à l’eau qui se meut avec lui et à sa vitesse; eau et seau sont alors immobiles l’un par rapport à l’autre; on constate alors aussi que l’eau a monté sur la paroi du seau et que sa surface n’est plus plane, mais se creuse au centre.

Newton pose la question suivante : qu’est-ce qui fait monter l’eau sur les parois du seau au moment 3? Son mouvement, sans doute. Mais mouvement par rapport à quoi? Pas par rapport au seau, évidemment puisqu’ils sont alors immobiles l’un par rapport à l’autre, comme au moment 1. Newton répond à sa propre question : l’eau est en mouvement par rapport à l’espace absolu et c’est ce qui explique la courbature de sa surface. C’est aussi ce qui permet de distinguer absolument le moment 1 du moment 3. L’espace absolu existe donc, conclut Newton, et il a, on vient de le voir, des effets observables. CQFD.



C’est à cette conception de l’espace et du temps qu’Einstein va s’en prendre. Ou plutôt, il va faire remarquer que si on l’abandonne, les contradictions apparentes que connaît la physique s’estompent. Il est vrai que des conséquences extrêmement étonnantes surgissent alors, mais, encore une fois, elles ne sont étranges que parce que nos concepts de temps et d’espace sont issus de notre expérience courante où nous ne faisons jamais l’expérience des vitesses s’approchant de c. Il écrit :

Ces échecs répétés suggèrent plutôt que […] les mêmes lois de l’électrodynamique et de l’optique seront valables pour tous les référentiels pour lesquelles vaudront les équations de la mécanique. Nous élèverons cette conjoncture (que nous appellerons dorénavant le «Principe de relativité») au statut de postulat et nous introduirons un deuxième postulat, lequel n’est qu’en apparence irréconciliable avec le premier, à savoir que la lumière se propage toujours dans le vide à la vitesse c laquelle est indépendante du mouvement du corps qui l’émet. Ces deux postulats suffisent pour produire une théorie simple et cohérente de l’électrodynamique des corps en mouvement fondée sur la théorie de Maxwell pour les corps stationnaires. On montrera que l’introduction d’un «éther luminiférien» est superflue puisque la conception développée ici ne suppose pas une «espace absolument stationnaire» pourvu de propriétés spéciales […]

[à suivre]

mercredi, mars 11, 2009

ALBERT EINSTEIN (1879-1955), PHYSICIEN ET REBELLE (3/8)

Annus mirabilis : la théorie de la Relativité restreinte

«Annus mirabilis», cela veut dire : année miraculeuse. Dans l’histoire des sciences, cette expression n’avait jusque là été employée que pour désigner les 18 mois (entre 1665 et 1666) durant lesquels Isaac Newton (1642-1726), fuyant la Grande Peste qui s’abattait sur Londres et qui avait forcé la fermeture de l’Université Cambridge, avait trouvé refuge à la ferme familiale. Là, seul, il avait : développé le calcul différentiel et intégral; formulé plusieurs lois de l’optique; formulé les lois du mouvement qui portent aujourd’hui son nom; et formulé la loi de la gravitation universelle! Ce qui est un bilan stupéfiant, à n’en pas douter.

Qu’a donc accompli de si important Einstein en 1905 pour qu’on en parle comme d’une autre «Annus mirabilis»?

Pour bien l’apprécier, remontons à 1902.

Cette année-là, un physicien et mathématicien français de très grand renom appelé Henri Poincaré explique, dans La science et l’hypothèse, que trois énigmes très embêtantes perdurent en physique: le mouvement brownien, d’abord, qui est le mouvement chaotique de petites particules dans un liquide; l’émission d’électrons par des métaux exposés à une lumière ultraviolette, ou effet photoélectrique, ensuite; enfin, le fait qu’on n’ait pas encore pu détecter l’éther, ce milieu dans lequel la lumière est supposée se propager.

(Pour être complet, il faudrait ajouter à cette liste l’incapacité de représenter par une unique loi mathématique le rayonnement du corps noir, c’est-à-dire la lumière qu’un objet émet pour se débarrasser de son surplus de chaleur — qui se situe principalement dans l’infrarouge pour les objets à la température de la pièce. Ce problème sera résolu en 1900 par Max Planck (1858-947), qui introduisit le concept de quanta de lumière ainsi que la constante qui porte son nom, voie qui allait mener à la mécanique quantique — nous aurons à y revenir.)

Considérez maintenant ceci : en 1905, Albert Einstein, jeune physicien inconnu de 26 ans qui travaille au Bureau des brevets de Berne et s’apprête à soutenir son doctorat, va résoudre les trois énigmes de Poincaré tout en approfondissant le concept de quanta. Tout cela, il l’accomplit en publiant, entre mars et septembre, cinq textes qui vont littéralement révolutionner la physique et notre vision du monde et qui auront d’innombrables conséquences théoriques et pratiques. Voici ces textes — je donne entre parenthèses la date de la parution des articles dans les Annalen Der PhysiK.

Einstein va d’abord proposer une nouvelle théorie (corpusculaire) de la lumière (18 mars) : reprenant l’idée de Planck, la prolonge et l’approfondit. Planck avait supposé que l’énergie des ondes lumineuses est émise, par un corps noir, par paquets (par quanta ; quantum au singulier) plutôt que de manière continue. Einstein affirme que ces quanta ne sont pas uniquement le mode d’émission de l’énergie lumineuse, mais correspondent à la nature physique de la lumière. Celle-ci n’est pas seulement une onde continue dont l’énergie est émise par quanta discrets (discontinus) : elle est réellement composée de particules, les photons).

Il va ensuite proposer une nouvelle manière de déterminer les dimensions moléculaires (30 avril). Puis expliquer le mouvement brownien (11 mai) avant de formuler la théorie de la Relativité restreinte (30 juin) et d’ en tirer lui-même une conséquence qui tient en une formule, peut-être la plus célèbre de toutes les formules scientifiques : E = mc2 , celle de l'équivalence masse-énergie (27 septembre).

Comme je l’ai dit, je vais essentiellement consacrer les développements qui suivent à la Relativité restreinte. Il faut dire à ce propos qu’Einstein a développé deux théories de la relativité. La première, celle de 1905, la Relativité restreinte, traite des mouvements uniformes; la deuxième, avancée dix ans plus tard, est la Relativité générale et concerne les mouvements accélérés.

Einstein hérite de l’histoire de la physique deux grandes et fortes idées mais qui semblent alors, à la plupart des physiciens, irréconciliables. Ces deux grandes idée sont, la première : un principe, celui de relativité galiléenne; la deuxième, la constance de la vitesse de la lumière (notée c et qui vaut environ 300 000 kms/seconde; c provient de celeritas, qui signifie « rapide » en latin.)

Le principe de relativité galiléenne nous dit que les lois de la nature sont les mêmes pour tous les référentiels inertiels (voir encadré) et permet de comprendre les opérations permettant de passer de l’un à l’autre. En d’autres termes: différents observateurs décrivent le même événement différemment dans leurs différents référentiels ; il n’y a pas de référentiel privilégié; les vitesses sont additives. Tout cela cadre parfaitement avec notre expérience courante et est amplement confirmé par la physique classique.

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Galilée dans le texte

Enfermez-vous avec un ami dans la plus vaste cabine d’un grand navire, et faites en sorte que s’y trouvent également des mouches, des papillons et d’autres petits animaux volants, qu’y soit disposé un grand récipient empli d’eau dans lequel on aura mis des petits poissons; suspendez également à bonne hauteur un petit seau et disposez-le de manière à ce que l’eau se déverse goutte à goutte dans un autre récipient à col étroit que vous aurez disposé en dessous; Puis, alors que le navire est à l'arrêt, observez attentivement comment ces petits animaux volent avec des vitesses égales quel que soit l’endroit de la cabine vers lequel ils se dirigent; vous pourrez voir les poissons nager indifféremment dans toutes les directions; les gouttes d'eau tomberont toutes dans le récipient posé par terre; si vous lancez quelque objet à votre ami, vous ne devrez pas fournir un effort plus important selon que vous le lancerez dans telle ou telle direction, à condition que les distances soient égales; […]

Une fois que vous aurez observé attentivement tout cela, […] faites se déplacer le navire à une vitesse aussi grande que vous voudrez, pourvu que le mouvement soit uniforme et ne fluctue pas de-ci de-là : vous n'apercevrez aucun changement dans les effets nommés, et aucun d'entre eux ne vous permettra de savoir si le navire avance ou bien s'il est arrêté : si vous sautez, vous franchirez sur le plancher les mêmes distances qu'auparavant et, si le navire se déplace, vous n'en ferez pas pour autant des sauts plus grands vers la poupe que vers la proue, bien que, pendant que vous êtes en l’air, le plancher qui est en dessous ait glissé dans la direction opposée à celle de votre saut; si vous jetez quelque objet à votre ami, il ne vous faudra pas le lancer avec plus de force pour qu'il lui parvienne, que votre ami se trouve vers la proue et vous vers la poupe, ou que ce soit le contraire; les gouttes d'eau tomberont comme auparavant dans le récipient qu'on aura mis en dessous, sans qu'une seule goutte ne tombe du côté de la poupe, bien que, pendant le temps où la goutte est en l’air, le navire ait parcouru plus d'un empan; les poissons dans leur eau nageront sans plus d'effort vers l’une ou l’autre partie du récipient dans lequel on les aura mis, et ils se dirigeront avec autant d'aisance vers la nourriture quel que soit l’endroit du bord du bocal où elle aura été placée; enfin, les papillons et les mouches continueront à voler indifféremment dans toutes les directions. Et on ne les verra jamais s'accumuler du côté de la cloison qui fait face à la poupe; ce qui ne manquerait pas d'arriver s'ils devaient s'épuiser à suivre le navire dans sa course rapide.»

GALILÉE, Dialogue concernant les deux principaux systèmes du monde.

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La constance de la vitesse de la lumière, elle, est inscrite dans les quatre équations de James Clerk Maxwell (1831-1879). Ces équations permettent une description complète des phénomènes électromagnétiques, montrent les relations intimes entre électricité et magnétisme et permettent de comprendre la lumière comme une forme de radiation électromagnétique. Au coeur de ces remarquables équations se trouve cette constance universelle, qui est notre fameux c.

Mais que la vitesse de la lumière soit posée comme constante pour tout observateur, joint au principe de relativité, conduit à un formidable paradoxe. Si la vitesse de la lumière est constante, je ne mesurerai pas c’-c si je mesure la vitesse de la lumière d’une lampe quand je m’en approche à la vitesse c’, mais bien c.

Insistons sur ce point.

Imaginons trois observateurs A, B et C. A tient une lampe de poche et envoie un faisceau lumineux. Par rapport à lui, la vitesse du faisceau = c.

B est un formidable coureur. Il court dans la même direction que le faisceau lumineux, cherchant à le rattraper, s’éloignant ainsi de A, à la vitesse de 80% de c. Par rapport à lui, la vitesse du faisceau n’est pas 20% de c … mais c : 100% de c ! Bref, le faisceau s’éloigne de B aussi rapidement qu’il s’éloigne de A ! Il est impossible à tout corps matériel de rattraper un faisceau lumineux. Un faisceau lumineux qui s’éloigne d’un corps matériel le fait toujours à la vitesse c, en toutes circonstances.

C est un autre formidable coureur, qui court vers A et vers le faisceau lumineux à la vitesse de 99,9% de c. Par rapport à lui, la vitesse du faisceau n’est pas 199,9% de c … mais c !

Voilà d’assez extraordinaire paradoxes!

Pour s’en sortir, on pourrait imaginer qu’il existe, pour les phénomènes électromagnétiques, une sorte de «référentiel absolu». Et c’est une voie qui est explorée à la fin du XIX ème siècle. On pense en effet à cette époque que la lumière est une onde qui se propage à travers un médium appelé éther. Si on pouvait détecter l’éther, on aurait, croit-on, le référentiel absolu qui résoudrait la contradiction. Selon cette approche, le fait que les équations de Maxwell entraînent que la vitesse de la lumière est une constante signifie que ces équations ne sont valides que par rapport au référentiel de l’éther. Pour les autres référentiels, en mouvement par rapport à l’éther, il faudrait modifier les équations de Maxwell, et on devrait alors obtenir comme résultat que la vitesse de la lumière est effectivement relative au référentiel, comme toute vitesse.

Derrière ces tentatives de détection, il y avait l’idée suivante.

La Terre se déplace autour du soleil à environ 30 kilomètres par seconde — ce qui, en passant, fait 100 000 km/h ! et nous sommes tous en mouvement à cette vitesse à chaque instant, ce qui constitue une belle illustration du principe de relativité de Galilée.

Par définition, la Terre se déplacerait à travers l’éther — bien entendu, on pourrait aussi bien dire : l’éther est en mouvement relatif par rapport à la Terre. Quoiqu’il en soit, cela doit produire un «vent d’éther», un peu comme le fait de se déplacer à vélo produit un «vent» qu’on sent sur notre visage. Si c est la vitesse de la lumière uniquement par rapport à l’éther et si on projette un faisceau lumineux dans le sens du vent d’éther et simultanément un autre perpendiculaire à lui, alors ces deux faisceaux devraient avoir des vitesses différentes par rapport à la Terre et on devrait donc déceler une différence entre les temps nécessaires que mettront ces deux faisceaux pour parcourir des distances identiques.

En 1887, A. A. Michelson (1852-1931) et E. W. Morley (1838-1923), sur la base de ce raisonnement, conçurent une bien belle et maintenant célèbre expérimentation destinée à détecter le vent d’éther — ils la refirent à plusieurs reprises, en la perfectionnant à chaque nouvel essai. L’illustration suivante montre leur dispositif expérimental, qu’ils appelèrent un Interféromètre.




On a ici un bloc de pierre de près de quatre mètres carré et d’une trentaine de centimètres d’épaisseur. Il repose dans un bain de mercure liquide, ce qui assure la stabilité du dispositif expérimental, absorbe les vibrations et permet d’aisément faire effectuer à la pierre des rotations autour d’un axe central. Des miroirs sont disposés, qui reçoivent et dirigent des faisceaux lumineux dans deux directions perpendiculaires. Pour améliorer la précision des mesures, les faisceaux font quatre aller-retour dans chaque direction, soit huit trajets. Le dispositif permet de détecter des variations d’une fraction de kilomètre à la seconde. On peut déplacer le dispositif autant qu’on veut et prendre à chaque fois des mesures.

Ce qui semblait clair à Michelson et Morley est qu’on finirait bien par se trouver dans une situation où un trajet se ferait dans «sens du vent» à l’aller et «contre le vent» au retour et pendant ce temps, pour l’autre trajet, en travers du vent d’éther à l’aller et au retour. À ce moment-là, on détecterait certainement la différence prédite par notre raisonnement de tout à l’heure et elle serait très précisément ce qui correspond à la vitesse du vent d’éther.

Imaginez la surprise de nos deux expérimentateurs quand ils ne décelèrent aucune différence! L’expérience a maintes fois été reproduite depuis (par eux et par bien d’autres) et avec des instruments bien plus précis encore : ce fut toujours avec le même résultat.

Les physiciens de l’époque, très attachés à l’éther, imaginèrent toutes sortes d’explications (on les appelle des hypothèses Ad hoc) pour sauver la théorie de l’éther du résultat négatif de MM.

La plus fantastique avait été avancée par Francis FitzGerald (1851-1901). Selon lui, le vent d’éther exerce une pression sur les objets qui les fait rapetisser dans la direction de leur mouvement! En somme, les longueurs de l’appareil de MM s’ajusteraient d’elles-mêmes pour donner le résultat nul de l’expérience! H.A. Lorentz (1853-1928) a au même moment la même idée et il propose la formule mathématique de cette contraction appelée depuis «contraction (ou formule) de Lorentz-Fitzgerald». En un mot, elle dit qu’à petite vitesse la contraction est négligeable; mais à grande vitesse — et on a vu que la vitesse de la lumière est une très grande vitesse — cette contraction devient importante.

Ce qui nous ramène à la contradiction évoquée plus haut et qu’Einstein, comme toute la physique de son temps, affronte dans son célèbre article. Celui-ci s’ouvre d’ailleurs sur un rappel des échecs des efforts de détection de l’éther et de leur signification:

[…] les tentatives de découvrir un quelconque mouvement de terre par rapport au «médium de la lumière» sont restées vaines et cela suggère que les phénomènes de l’électrodynamique, tout comme ceux de la mécanique, ne possèdent aucune propriété correspondant à l’idée de repos absolu.

La contradiction qu’il affronte pouvait en effet, en théorie, être résolue de trois manières.

D’abord, en supposant que les lois de la Nature changent avec les référentiels : et qu’il faut donc changer de lois de Maxwell selon les situations. Einstein ne peut accepter cela.

Ensuite, que les équations de Maxwell sont erronées. Cela non plus, Einstein ne peut l’accepter.

La troisième option est de convenir que les lois de Maxwell sont justes, que le principe de relativité l’est aussi et c’est quelque chose que nous présupposons à propos du temps et de l’addition des vitesses qui est erroné — ce qui est plausible si on songe que notre intuition concernant le temps et l’addition des vitesses est née de notre expérience courante, où on ne rencontre pas de vitesses aussi grandes que c. Einstein va adopter ce point de vue, qui le conduira à abandonner les notions de temps, d’espace et de masse héritées de Newton.

lundi, mars 09, 2009

ALBERT EINSTEIN (1879-1955), PHYSICIEN ET REBELLE (2/8)

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Einstein et la religion

Je suis un non-croyant profondément religieux.
C’est une nouvelle sorte de religion, si on peut dire.

A. Einstein
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La question de la religion d’Einstein a fait couler beaucoup d’encre. C’est que certaines de ses déclarations semblent admettre l’existence de dieu — par exemple quand il défend son épistémologie réaliste et déterministe en arguant du fait que «Dieu ne joue pas aux dés» ou que « Dieu est subtil, mais il n’est pas malveillant» — alors que d’autres pointent dans la direction inverse («L’idée d’un dieu personnel m’est étrangère et me paraît même naïve».)

La solution à cette petite énigme est pourtant simple. Einstein est au fond un panthéiste à la manière de Spinoza et, quand il emploie le mot «Dieu», c’est à l’ordre immanent du monde qu’il réfère — et ce mot n’a donc, dans sa bouche, aucune connotation théiste ou déiste.

La «religion» einsteinienne est en somme une sorte de sentiment océanique de la vie, très intellectualisé. Comme le suggère Richard Dawkins, on pourrait traduire : «Dieu ne joue pas aux dés», par : «Le hasard n’est pas présent de manière inhérente au cœur des chose».

Einstein écrira, résumant son point de vue : «Je ne crois pas en un dieu personnel : cela, je ne l’ai jamais nié et je l’ai au contraire clairement laissé savoir. S’il y a en moi quelque chose qui puisse être appelé religieux, c’est l’admiration sans limite que je ressens à contempler la structure du monde telle que la science peut nous la révéler. Je ne crois pas en l’immortalité de l’individu et je considère que l’éthique est une affaire exclusivement humaine derrière laquelle on ne trouvera aucune autorité supra-humaine» .

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Vers 15 ans, voyant avec horreur venir le moment du service militaire, il demande à son père, qui y consent, de faire à sa place, puisqu’il est encore mineur, les démarches qui lui permettront de renoncer à sa citoyenneté. En 1894, la famille Einstein, aux prises avec des difficultés financières, part pour l’Italie. Albert, lui, doit rester à Munich pour poursuivre les études entreprises. Mais l’école lui pèse de plus en plus lourd et, de son propre chef, avec une étonnante maturité, il la quitte. Le voici décrocheur et bientôt apatride. Mais il sait ce qu’il veut : aller en Suisse, y acquérir la nationalité, étudier au Polytechnicum de Zurich, où il pense pouvoir être admis sans diplôme et uniquement par ce qu’il se sera lui-même appris et devenir professeur de physique.

Einstein part pour la Suisse en 1895. Mais il est d’abord refusé au Polytechnicum et doit passer l’année suivante à se perfectionner dans une école de la ville d’Aargau. C’est là, alors qu’il n’a que seize ans, qu’il se demande quel effet cela ferait de voyager sur une onde lumineuse. C’est la première d’une longue série d’«expériences de pensée » qui joueront un rôle majeur dans le développement de ses idées et de ses théories scientifiques.

En 1896, Einstein est admis au Polytechnicum. La même année, il obtient le retrait de sa nationalité allemande et fait rencontre de Mileva Maric, une étudiante serbe qui deviendra sa première épouse. Il n’a rien perdu de son indépendance d’esprit et on raconte qu’un de ses professeurs, Heinrich Friedrich Weber, lui aurait dit : «Vous êtes brillant, Einstein, très brillant. Mais vous avez un gros défaut : on ne peut rien vous dire .»

En 1900, il obtient son diplôme; mais le jeune homme atypique, marginal et contestataire qu’il est n’obtient pas de poste académique. S’ouvrent alors de longs mois de vache maigre, mais qui sont aussi des mois d’étude, de réflexion solitaire et d’échanges avec des amis qui resteront chers, notamment Maurice Solovine, Michele Besso et Marcel Grossmann — sans oublier bien entendu Mileva Maric.

En 1902, celle-ci part accoucher en Serbie de leur fille, Lieserl, dont l’histoire perd la trace. La même année, Einstein est embauché comme examinateur de brevets au Bureau des brevets, de Berne. Cet emploi lui laisse du temps libre, qu’il occupe à ses propres travaux. Il épouse Mileva le 6 janvier 1903 et leur premier fils, Hans-Albert, naît en 1904.

Nous voici en 1905. C’est l’année charnière d’Einstein, celle qu’on appelle son Annus mirabilis.


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Le jeune employé du Bureau des brevets de Berne sur son lieu de travail

«Chaque matin l’attendait son quota de demandes de brevets. [Il fallait] tout expliquer très brièvement, si possible en une phrase : dire pourquoi l'invention fonctionnerait ou non; pourquoi une demande devait être approuvée ou refusée. Jour après jour, Einstein devait ainsi dégager la principale leçon à tirer d'objets de la plus grande variété issus de l’inventivité humaine. Quelle meilleure façon peut-il y avoir d'acquérir le sens de ce qu'est la physique et de son fonctionnement?»

WHEELER, J.A., «Albert Einstein», dans : FERRIS, T., The World Traesury of Physics, Astronomy and Mathematics, Litte Brown, 1991. Page 568.(Traduction: Normand Baillargeon)
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