Que Peter Singer, né à Melbourne en Australie en 1946, soit (ou non) le plus influent philosophe vivant, voilà une question dont on pourrait débattre. Mais que son influence soit appréciée de manière diamétralement opposée par les uns et les autres ne fait aucun doute. Pour certains, Singer est celui qui a prolongé et renouvelé la pensée éthique utilitariste et qui l’a amené sur de nouveaux territoires où elle a pu démontrer sa pertinence et sa grande portée. Pour d’autres, au contraire, ses idées ont des effets catastrophiques et inacceptables.
Singer a accepté, très aimablement, de m’accorder, pour une revue de philosophie, une entrevue par courriel. Voici les questions que je lui ai envoyées — après les avoir traduites en anglais.
Normand Baillargeon : Votre œuvre a été et demeure profondément influente, notamment par les effets qu’elle a eus — et qu’elle a encore — sur tant de gens. Pour une part au moins, cette influence tient à ce que vous tentez de répondre à cette immense question devant laquelle la philosophie classique ne reculait pas : comment devrais-je vivre? J’aimerais savoir comment vous, issu d’une tradition analytique où cette question est finalement assez étrangère, en êtes venu à envisager de la sorte la philosophie. Y a-t-il eu des expériences, des rencontres, des lectures qui vous y ont conduit? Et quel rôle a joué dans tout cela le moment durant lequel vous avez été formé en philosophie — je veux dire durant le bouillonnement social et politique des années soixante?
— Vous défendez en éthique une position appelée utilitariste, qui constitue, avec l’éthique de la vertu et l’éthique déontologique, une des trois grandes avenues éthiques de la philosophie occidentale classique. En quoi consiste ce point de vue et en quoi s’oppose-t-il aux deux autres?
— Quelle place un utilitariste fait-il à des catégories comme l’autonomie et la raison, qui ont été et restent centrales dans les grandes traditions éthiques?
— Vous devez d’abord votre notoriété à une application de ces principes utilitaristes à la manière dont sont traités les animaux dans nos sociétés. Vous exposez ces idées dans Animal Liberation, en 1975. L’impact extraordinaire de ce livre vous-a-t-il surpris? Et comment évaluez-vous aujourd’hui cet impact, quelque 35 ans plus tard?
— Venons-en aux thèses avancées dans ce livre. Elles réactivent une idée de Bentham selon laquelle : «la question n’est pas : peuvent-il raisonner? ni : peuvent-ils parler? mais : peuvent-ils souffrir ?». Le livre la déploie cependant de manière systématique, en avançant pour la soutenir une masse impressionnante de faits qui lui confèrent une force singulière. Quelles seraient selon vous les trois grandes idées du livre?
— Est-il certains cas où il vous semble légitime d’avoir recours à des animaux pour fins de recherche? Et si c’est le cas, quels principes devraient selon vous guider aujourd’hui ces pratiques?
— Vous vous êtes également intéressé de très près à ces nombreuses questions de bioéthique et d’éthique médicale que les fulgurants développements scientifiques et technologiques ont depuis quelques décennies multipliées de manière extraordinaire. Cette fois encore, votre position est fondée sur un utilitarisme conséquent. Pour le comprendre, pourriez vous nous rappeler comment vous vous situez dans le débat sur les cellules souches?
— Vous avez consacré un livre passionnant à Darwin et à la gauche, dans lequel vous demandez à cette dernière de prendre au sérieux le darwinisme et plus généralement la biologie. Quelles conséquences une telle prise en compte devrait-elle selon vous avoir pour un projet politique de gauche ?
— Certaines idées que vous avez défendues ont toutefois été très controversées. C’est notamment le cas de votre abandon de l’idée que la vie humaine, et elle seule, est sacrée. Comment arrivez-vous à cette position qui est la vôtre? Pourquoi pensez-vous qu’elle a suscité tant de controverses?
— Tentons, si vous le permettez, une sorte de petite expérience de pensée. Supposons une région frappée de sécheresse où l'eau potable disponible en petite quantité. Faut-il en ce cas donner priorité aux hommes et leur distribuer l'eau potable, ou la distribuer à part égale entre les hommes et leur bétail et animaux domestiques ?
— Vous êtes un des fondateurs du Great Ape Project [http://www.greatapeproject.org/] qui, en se fondant sur la proximité biologique des animaux humains et des grands singes, préconise la reconnaissance à ces derniers de droits moraux et légaux qui n’étaient jusqu’ici reconnus et conférés qu’aux seuls humains. De quelle nature exactement est cette demande et sur quoi plus précisément est-elle fondée?
— Où en est aujourd’hui ce projet, qui a été lancée en 1993?
— Pourquoi, selon vous, l'antispécisme et les avocats des droits des animaux sont-ils au centre de nombreux débats dans le monde anglo-saxon/protestant mais à peu près inaudibles sur le continent européen, en particulier en France où ils ne sont pas pris au sérieux ?
— Votre récent ouvrage, The Ethics of What We Eat, rédigé avec Jim Mason, s’attache à mettre en évidence l’importante dimension éthique de ce que nous mangeons. Qu’espérez-vous que vos lecteurs en retiendront et quels gestes, idéalement, votre ouvrage les inciterait-il à poser?
— Depuis de nombreuses années, vous êtes un des plus célèbres végétariens au monde. Êtes-vous toujours végétarien?
— Sur le plan politique, alors que la globalisation accentue sur certains plans l’unité du monde, elle accentue aussi des divisions et en particulier laisse intactes, voire aggrave, des formes intolérables d’inégalités et de pauvreté. Vous préconisez à ce propos des gestes concrets que chacun de nous devrait poser. Pouvez-vous nous en rappelez quelques-uns?
— Finalement, après tant d’années passées à débattre et à échanger sur tant de questions difficiles — et cela à la fois dans le monde académique et dans l’arène publique — quel serait, selon vous, l’apport spécifique de la philosophie à ces discussions et à ces débats?
lundi, mars 30, 2009
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10 commentaires:
Bonjour M. Baillargeon,
Vous posez la question suivante à Peter Singer (que je ne connais que de nom) :
"Pourquoi, selon vous, l'antispécisme et les avocats des droits des animaux sont-ils au centre de nombreux débats dans le monde anglo-saxon/protestant mais à peu près inaudibles sur le continent européen, en particulier en France où ils ne sont pas pris au sérieux ?"
Mon expérience personnelle vaut ce qu'elle vaut. Mais, pour une fois, je ne crois qu'il faille faire, au sein du continent européen, une exception pour la France au sujet de l'antispécisme (une position morale que je trouve intéressante, mais seulement en partie justifiée, dans la mesure - limitée - où je la comprends). J'ai moi-même (il y a bien longtemps) mangé de la baleine en Norvège (ce dont je me repends amèrement aujourd'hui), un pays protestant (c'est même la religion d'état) qui commet régulièrement des massacres de cet animal, tout en donnant des leçons d'écologie au reste du monde.
http://geneablog.typepad.fr/geneablog/2007/02/la_cochonnerie_.html
Bonjour, Hnk. Je dois vous avouer que c'est le magazine (français) qui me commande cette entrevue qui a souhaité que cette question précise lui soit posée. On verra comment il répondra.
Normand
Est-ce que j'ai rêvé ou vous avez annoncé il y a quelques semaines la mort de la revue Médiane?
Bonjour,Marc-Olivier,
Hélas, oui.
Normand
Bonjour M. Baillargeon,
Aura-t-on le plaisir de lire les réponses de Peter Singer ici, ou bien faudra-t-il se procurer le magazine (dans ce cas, lequel est-ce ?)
Joris
@Joris. Bonjour. Singer a maintenant répondu et je suis à le traduire.Quand tout sera fini, je demanderai au magazine la permission de reproduire ses réponses ici.
Normand
Chouette ! Merci pour votre travail de traduction (et aussi pour avoir posé ces questions intéressantes), je suis impatient de lire ses réponses.
Fantastique! Je suis une autre personne qui est impatiente de connaître les réponses de M.Singer.
@ Jimi et joris: Merci de vos bons mots. J'ai terminé de traduire les réponses de Singer et, si la revue l'autorise, je les publierai volontiers ici.
Normand
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