mardi, mai 27, 2008

ÉRATOSTHÈNE ET LA CIRCONFÉRENCE DE LA TERRE

Je travaille en ce moment sur Euclide — ce travail sera un chapitre d'un livre à venir. Pour donner une idée de la formidable puissance de cet outil qu’est la géométrie euclidienne, je pense utiliser l'exemple de cet étonnant et spectaculaire raisonnement par laquelle a été mesurée la circonférence de la Terre par un autre savant de la Bibliothèque d’Alexandrie, un contemporain d’Euclide, Ératosthène (III e siècle av. J.C.)




Le raisonnement d’Ératosthène
(Source : wikipédia)


Ératosthène (vers 276 av. J.C. – vers 94 av. J.C.) était le libraire en chef de la gigantesque Librairie d’Alexandrie. L’histoire a retenu qu’un de ses contemporains l’aurait surnommé Bêta, du nom de la deuxième lettre de l’alphabet grec, pour souligner le fait qu’Ératosthène était deuxième en tout. L’homme avait il est vrai des intérêts fort variés puisqu’il a travaillé en astronomie, en histoire, en géographie, en philosophie ainsi qu’en mathématiques. Son nom reste aujourd’hui rattaché à un célèbre crible qui permet de , mais surtout au fit qu’Ératosthène est la première personne à avoir déterminé avec précision la circonférence de la Terre. Pour réussir ce spectaculaire tout de force il n’a eu besoin que d êtres peu de choses : mais il n’y serait jamais parvenu sans le secours des la géométrie.

Tout commence alors qu’Ératosthène lit dans un papyrus trouvé dans sa bibliothèque un texte qui aurait pu sembler anodin et sans intérêt à un autre lecteur. On y décrivait un phénomène bien particulier qui pouvait être observé le 21 juin au poste frontière de Syène (la ville s’appelle aujourd’hui Aswan ou Assouan), situé au sud d’Alexandrie.

Ce jours-là, expliquait-on, les ombres des colonnes du Temple — ou celle d’un bâton planté verticalement — raccourcissent quand approche midi. De même, tandis que les heures s’écoulent jusqu’à midi, les rayons du soleil descendent le long des parois d’un puits profond qui restent dans l’ombre les autres jours. Puis, à midi précisément, les colonnes ou le bâton ne produisent aucun ombre et le soleil brille directement au-dessus du puits, ses rayons dardant l’eau qui s’y trouve tout au fond.

Ératosthène prit au sérieux cette anecdote. Après tout, qui mentirait à ce sujet? De plus, comme déjà à cette époque bien d’autres savants et philosophes, il pensait que la Terre était ronde. Que signifiait l’anecdote de Syène en ce cas?

Cela, pensa-t-il, ne pouvait signifier qu’une chose : à savoir que les rayons du Soleil étaient à ce moment précis parfaitement parallèle aux colonnes du Temple, au bâton planté verticalement, ainsi qu’aux parois du puits. Pour bien le saisir, voyons la Terre comme une sphère. En ce cas, une ligne droite partant de son centre le 21 juin à midi et passant par Syène avant de se prolonger dans l’espace sera parallèle aux rayons du Soleil.

Ératosthène se demanda ensuite, du moins on peut le supposer, ce qui se produirait si on plantait verticalement un bâton le même jour à la même heure mais cette fois à Alexandrie, une ville, il le savait, située au nord de Syène et présumée être sur le même méridien. Si la Terre est plate, on observera le même phénomène qu’à Syène.

Pour le comprendre, imaginez que vous présentez sous une lampe allumée (qui représente le Soleil) et à l‘horizontale une feuille de carton dans laquelle vous avez fixé deux allumettes parfaitement verticales. Aucune des deux allumettes ne projettera d’ombre. Mais supposons à présent que vous courbiez votre feuille de carton, pour en faire un arc de cercle d’une sphère. En ce cas, au moment où l’une des deux allumettes ne projette pas d’ombre, l’autre en projette une. Cette simple observation est la clé du superbe raisonnement d’Ératosthène.

Il remarqua en effet qu’une obélisque à Alexandrie, à midi le 21 juin, projetait une ombre. Un simple calcul lui permit de déterminer que l'angle entre les rayons solaires et la verticale était de 7,2°. Si la Terre est ronde, elle a par définition 360° et ces 7, 2° en représentent 1/50. (50 X 7, 2 = 360). La distance entre Alexandrie et Sylène, en bout de piste, est donc le cinquantième de celle de la mesure de la circonférence de la Terre. Fort de c raisonnement, Ératosthène pouvait donc, connaissant la distance entre Alexandrie et Sylène, déterminer la circonférence de la Terre.

Ératosthène engagea ce qu’on appellerait aujourd’hui un assistant de recherche qui marcha d’Alexandrie à Sylène en mesurant la distance parcourue. Ératosthène sut ainsi que les deux villes étaient distantes l’une de l’autre de 5000 stades environ soit, en mesures contemporaines, environ 500 miles ou (toujours environ) 800 kilomètres. Plus exactement, un stade valant 157,5 m, il arriva à : 5000 X 157, 5 m = 787,5 kms X 50 = 39 375 kms.

On évalue aujourd’hui la circonférence de la Terre, à l’aide des meilleures instruments et techniques dont nous disposons et comte tenu qu’elle n’est pas une sphère parfaite, à environ 40 075 kms. La précision atteinte par Ératosthène est, littéralement, extraordinaire et renversante.

Comme le suggère un commentateur contemporain, un tel exploit aurait valu à Ératosthène un Prix Nobel s’il y en avait eu à son époque et au brave marcheur un poste d’assistant de recherche à la librairie d’Alexandrie (1) !

Note (1): MLODINOW, Leonard, Euclid’s Window. The Story of Geometry from Parallel Lines to Hyperspace, Simon and Schuster, New York, 2001, page 42.

dimanche, mai 25, 2008

L'INTRODUCTION AUX OISEAUX DE PASSAGE

[ Ce qui suit est l'introduction au recueil d'aphorismes Les oiseaux de passage, de R.Tagore, que je publie chez Le Noroît. La version finale diffère légèrement du présent texte.]

INTRODUCTION

Tagore : Une intonation nouvelle
de l’âme universelle.

Saint-John Perse


Le recueil d’aphorismes dont je propose ici la toute première traduction française est paru en 1916, aux Etats-Unis, sous le titre : Stray Birds.

À cette date, son auteur, Rabîndranâth Tagore, jouit d’une très grande réputation dans son pays natal et il est devenu, depuis peu mais très rapidement, immensément célèbre en Occident.

Dans cet écrit circonstanciel, Tagore aborde un genre — l’aphorisme — qui, sans être unique dans son corpus, n’en demeure pas moins rare. À mon avis, comme à celui de bien d’autres commentateurs, Tagore va y exceller de manière éclatante. C’est pour cette raison que j’ai tenu à rendre disponible au lectorat francophone ces Oiseaux de passage.

Dans les pages qui suivent, et afin d’en préparer la lecture, je voudrais sommairement présenter le contexte de l’écriture de ce recueil et dire quelques mots de la vie et de l’oeuvre de Tagore. J’en profiterai pour rappeler à quel point est trompeuse et mutilante l’image de Tagore qui est le plus souvent proposée aux Occidentaux, et qui le réduit à une sorte de poète mystique plus ou moins désincarné.

***

Rabîndranâth Thâkur, surnommé Gurudev (c’est-à-dire : divin maître), est généralement connu en Occident sous la forme anglicisée de son nom : Rabindranath Tagore. Il est né le 6 mai 1861 à Calcutta , où il est mort le 7 août 1941.

La légende veut qu’à la naissance de cet enfant, son quatorzième et avant-dernier, son père ait déclaré: «Il s’appellera Rabindra — c’est-à-dire le Soleil — car plus tard, comme lui, il ira par le monde et le monde en sera éclairé». Cette prophétie se réalisera puisque, avec une libéralité sans faille, l’immense talent de Tagore lui fera produire une oeuvre d’une extraordinaire abondance où se côtoient harmonieusement de nombreux genres et qui portera effectivement son nom (et bien souvent sa personne) aux quatre coins du monde.

Tagore est issu d’une famille très prospère, mais aussi singulière, tant par la profondeur de sa culture des arts et des lettres que par l’ouverture et la lucidité avec lesquelles elle accueille et fait sien un héritage culturel pluriel. En outre, cette famille accepte volontiers de jouer un rôle politique au sein d’une culture et d’un pays qui aspirent à leur émancipation. Tous ces traits, qui se retrouveront dans la personnalité et dans l’oeuvre de Rabindranath, étaient, depuis trois générations déjà, ancrés dans la tradition familiale.

C’est ainsi que son grand-père, Dwarkanath Tagore (1794-1846), un très riche homme d’affaires, n’hésite ni à braver les interdits religieux hindous pour voyager en Europe, ni à se lier au réformateur Rammohan Roy (1772-1833), créateur du mouvement religieux et de réforme sociale appelé Brahma Samaj.

Son propre fils, Devedranath Tagore (1817-1905), le père de Rabindranath (surnommé le «Grand Saint») était lui aussi profondément attaché aux idées et idéaux de Roy, en même temps qu’aux traditions hindous, musulmanes et occidentales qui avaient façonné la famille Tagore. Il s’assure donc que ses enfants reçoivent tous une éducation qui les familiarise avec l’ensemble de leurs héritages culturels et qui instille en eux à la fois le respect de la tradition et le goût de l’innovation.

Cette éducation porte ses fruits, et plusieurs des frères et sœurs de Rabindranath seront célèbres comme érudits, poètes, dramaturges, romanciers, peintres ou compositeurs. Elle instille en outre en eux, et tout particulièrement en Rabindranath, une précieuse ouverture vers l’universel, un trait qui caractérisera fortement toute son oeuvre ultérieure. C’est ainsi qu’il pourra écrire: «Aussitôt que nous comprenons et apprécions une production humaine, elle devient nôtre, peu importe sa provenance. Je suis fier de mon humanité quand je peux reconnaître et apprécier les poètes et les artistes de pays autres que le mien. Qu’on me laisse goûter cette joie sans mélange de savoir que sont miennes toutes les grandes gloires de l’humanité. Et c’est pourquoi j’ai profondément mal lorsque des cris de rejet de l’Occident se font entendre dans mon pays pour clamer qu’une éducation occidentale ne saurait que nous causer du tort ».

Quand Rabindranath a 12 ans, son père l’emmène en voyage jusqu’au pied de l’Himalaya. En route, ils s’arrêtent à Santiniketan (c’est-à-dire : Demeure de la paix), un centre de méditation que Devedranath Tagore a créé en 1863 et où Rabindranath créera pour sa part son Centre d’éducation en 1901. Le jeune garçon reçoit de son père, durant ce voyage, des leçons de sanscrit, de religion et de littérature. En 1874, à 13 ans, il publie son premier poème.

À 17 ans, Rabindranath part étudier à Londres, mais il rentre dix-huit mois plus tard, ses études inachevées. En 1890, il retournera très brièvement étudier en Angleterre. Ces deux voyages lui auront permis d’approfondir sa connaissance de la langue et de la littérature anglaises, en plus de lui faire connaître et apprécier la musique occidentale.

De retour dans son pays, Tagore entreprend la longue carrière d’écrivain, de penseur, d’homme public et d’artiste qu’on lui connaît. Il convient d’ailleurs d’insister ici sur la prolixité de Tagore et sur la diversité, proprement prodigieuse, de sa production, d’y insister d’autant que quiconque s’intéresse d’assez près à sa personne et à son œuvre ne peut manquer d’être bien vite renversé par le déformant réductionnisme que nous avons évoqué plus haut et dans lequel l’une comme l’autre sont trop souvent maintenues en Occident.

Rappelons donc qu’on a estimé que Tagore est l’auteur de quelque 300 000 vers réunis dans une cinquantaine de recueils de poèmes; de trois opéras; de quatorze romans; de douze recueils de nouvelles; de quatorze pièces de théâtre; de soixante-trois volumes d’essais traitant d’art, de philosophie, d’éducation, de politique et de philologie; de récits de voyage; ainsi que d’une autobiographie . Rappelons aussi qu’il se fera peintre durant les quinze dernières années de sa vie et qu’il laisse 2500 toiles et dessins; qu’il fut un épistolier qui nous lègue une correspondance publiée en douze volumes. Rappelons encore qu’il est la seule personne à être l’auteur de deux hymnes nationaux (celui de l’Inde et celui du Bengladesh), sans oublier de préciser qu’il aura, surtout vers la fin de sa vie, un profond et vif intérêt pour les sciences — la biologie, la physique et l’astronomie. Soulignons enfin, et comme il se doit, que Tagore a également écrit et composé tout près de 2 500 chansons, appelées Rabindra Sangits, et que si celles-ci demeurent, hélas, presque totalement inconnues du grand public en Occident, elles le font pourtant placer par les connaisseurs aux côtés de Schubert et de quelques rares autres au rang des plus grands auteurs de chansons. Ces Rabindra Sangits sont d’ailleurs la part de l’œuvre de Tagore la plus connue et la plus révérée au Bengale.

En 1912, profitant de l’occasion d’un voyage en Angleterre, Tagore traduit lui-même en anglais des pièces de son recueil Gitanjali. Le recueil qui en est issu paraît chez MacMillan dès 1913. Les poètes et écrivains anglophones, William Butler Yeats (1865-1939) en tête, font à cette œuvre et à son auteur un si extraordinaire accueil que le prix Nobel de littérature est décerné à Tagore en 1913. On souligne alors «ses vers profondément sensibles, pleins de fraîcheur et de beauté et par lesquels, avec une grande habileté, il est parvenu à exprimer sa pensée poétique dans ses propres mots de la langue anglaise, en faisant ainsi une composante de la littérature occidentale ». C’est la première fois qu’une personne Asiatique reçoit ce prix.

***

Le 3 mai 1916, Tagore s’embarque sur un bateau qui le conduit au Japon. Il séjournera un peu plus de trois mois dans ce pays et se dira fasciné par bien des aspects de la vie et de la culture nippones. Les fameux haïkus , notamment, l’intéressent au plus haut point. Analysant son attirance pour eux, Tagore fait remarquer qu’ils sont des poèmes-images plutôt que des poèmes-chansons.

Il est hautement plausible de voir dans ces poèmes brefs et à l’écriture hautement codifiée une des sources d’inspiration des aphorismes qui composent le présent recueil. Le poète y cherche en effet, en utilisant des moyens minimalistes, à produire des effets d’une charge poétique maximale concentrée dans de brèves sentences.

Tagore rédigea ces textes afin de satisfaire des admirateurs et admiratrices, qui lui demandaient d’inscrire un mot, typiquement dans un carnet d’autographes ou sur un éventail. Certains de ces aphorismes, qui avaient d’abord été écrits en bengali, sont traduits en anglais par Tagore pour l’occasion; d’autres sont composés au Japon, directement dans la langue de Shakespeare. Sous le titre Stray Birds, un recueil réunissant 326 de ces aphorismes nippons est paru dès 1916, chez MacMillan, à New York.

À l’enthousiasme de Tagore pour le Japon répondit d’abord une grande ferveur des Japonais pour le poète venu du pays du Bouddha. Mais cette ferveur reposait en grande partie sur le malentendu engendré par la publication du Gitanjali et s’estompa à mesure que se profilait, derrière le poète mystique mis de l’avant par Yeats et quelques autres, un homme lucidement engagé dans les débats de son temps.

Cet homme-là est préoccupé de politique, d’éducation, d’histoire et de mille autres choses encore et défend courageusement, à leur propos, des positions lucides et fortes, mais souvent radicales et allant à contre-courant de la pensée dominante .

Les conférences sur le nationalisme prononcées par Tagore au Japon marquent ici un point tournant : elles ne pouvaient en effet laisser aucun doute sur la profondeur et la force de la critique que Tagore avançait des orientations politiques prises par le Japon sur le modèle du nationalisme européen. Cette critique, en forme de mise en garde contre tout ce que contient de mortifère notre civilisation, n’a rien perdu ni de sa brûlante actualité, ni de sa puissante charge explosive — comme on le constatera à la lecture du passage suivant:

Ne voyez-vous pas la laideur mortelle qui éclate partout, dans vos villes, dans vos rapports, le même masque monotone qui fait que nulle place n’est laissée à l’expression vivante de l’âme? La mort s’insinue morceau par morceau dans le corps de votre civilisation.
La soif du gain ne connaît pas de limite à sa rapacité. Son seul objet est de produire et de consommer. Elle n’a de respect ni pour les êtres humains, ni pour la magnifique nature. Elle est impitoyablement prête, sans une minute d’hésitation, à rejeter la beauté et la vie hors d’elle-même, ou à les changer en argent. La présente civilisation commerciale de l’homme prend beaucoup de temps et d’espace pour tuer le temps et l’espace. Ses mouvements sont violents, son bruit agressif et discordant. Elle porte sa propre condamnation, parce qu’elle foule aux pieds l’humanité sur laquelle elle se tient debout .

L’antidote à ce poison avait pourtant été magnifiquement donné par Tagore, sous une forme poétique et justement dans le Gitanjali. Il suffisait, pour l’apercevoir, de ne pas le confiner dans cette réductrice image de mystique oriental à laquelle on s’évertuait à le ramener. Dès lors, on pouvait accéder à ce point suprême où se réalise l’unité de l’œuvre.


Là où l’esprit ne connaît pas la peur, là où la tête est haut portée
Là où le savoir est libre
Là où le monde n’est pas morcelé par d’étroites cloisons
Là où les mots jaillissent du plus profond de la vérité
Là où l’effort tend inlassablement les bras vers la perfection
Là où le clair ruisseau de la raison ne s’est pas égaré dans les sables de l’aride désert de l’habitude
Là où l’esprit, guidé par Toi, inspire une pensée et une action qui vont sans cesse s’élargissant

Dans ce paradis de liberté, Père, permets à ma patrie de s’éveiller

***

De 1916 à sa mort, Tagore voyagera et continuera imperturbablement à écrire et à composer. En 1915, il est fait Chevalier par l’Angleterre, mais rend son titre en 1919, en protestation contre le massacre d’Amritsar, lors duquel les troupes britanniques ont tué quelque 400 manifestants Indiens.

En 1918 est posée la première pierre d’une université fondée par Tagore, Visva-Bharati, laquelle existe toujours. En 1921, Tagore crée à Sri Neketan une autre institution importante, qui s’occupe cette fois de questions de reconstruction rurale. À 60 ans, comme pour trouver de nouvelles avenues d’expression à son inépuisable créativité, il commence à peindre — et j’ai rappelé plus haut avec quelle intensité il se livrera à cette nouvelle activité.

Tagore, tombé gravement malade en 1940, meurt à Santiniketan, le 7 août 1941.

C’est à lui que, pour clore cette introduction, je voudrais laisser la parole, en citant un de ses tout derniers textes, rédigé alors qu’a éclatée la Deuxième Guerre Mondiale :«Lorsque je jette mon regard tout autour, je rencontre les ruines d’une orgueilleuse civilisation qui s’écroulent et s’éparpillent en vastes amas de futilité. Pourtant, je ne céderai pas au péché mortel de perdre confiance en l’homme : je fixerai plutôt mon regard vers le prologue d’un nouveau chapitre dans son histoire, une fois que le cataclysme sera terminé et que l’atmosphère sera rendue limpide avec l’esprit de service et de sacrifice […] Un jour viendra où l’homme, cet insoumis, retracera sa marche de conquête malgré toutes les barrières afin de retrouver son héritage humain égaré ».

Les aphorismes des pages qui suivent peuvent être données comme autant de bornes millières balisant cette marche pour la reconquête de notre héritage humain.


Normand Baillargeon

(1) Cette ville, qui est la capitale du Bengale occidental, s’appelle Kolkata depuis le 1er janvier 2001
(2) TAGORE, R., The English Writings of Rabindranath Tagore, Volume 3 : A Miscellany, Édité par Sisir Kumar Das, India Sahitya Akademi, New Delhi, 2004. Page 289.
(3) Ces informations proviennent de: MUKHERJEE, Prithwindra, «Tagore», Encyclopedia Universalis, Vol. 22, page 85.
(4)«The Nobel Prize in Literature 1913» [http://nobelprize.org/nobel_prizes/literature/laureates/1913/] Lien consulté le 24 avril 2007.
(5) Forme poétique la plus courte qui soit, le haïku est pratiqué au Japon depuis plusieurs siècles. Un haïku comprend trois phrases, qui comptent respectivement 5, 7, et 5 syllabes et qui, en japonais, forment une seule ligne, dont la lecture dure une respiration.
(6) Je ne résiste pas à la tentation de citer ces mots, écrits en 1905 : «Nos prétendues classes responsables vivent dans l'aisance parce que l'homme ordinaire n'a pas encore compris sa situation. Voilà pourquoi le propriétaire le bat, le prêteur sur gages le tient à la gorge, le contremaître le maltraite, l'agent de police l'escroque, le prêtre l'exploite et le magistrat lui fait les poches. » TAGORE, R., Social Work, 1915. Cité par RAY, Satyajit, «Portrait of a man : Rabindranath Tagore», UNESCO Courier, May-June 1986.
(7)Nationalisme, Traduction par C.G. Bazile, Édition Delpeuch, Paris, 1924. Cité par : ASLAN, Odette, Rabindranath Tagore, Collection Poètes d’Aujourd’hui, Seghers, Paris, 1961. Page 187.
(8)Extrait de : Gitanjali Macmillan Company, London, 1971. Pages 49-50. Traduction : Normand Baillargeon.
(9)En 1929, le grand voyageur qu’il n’a cessé d’être est au Canada.
(10) TAGORE, «The crisis in Civilization», Cité par : MUKHERJEE, Prithwindra, «Tagore», Encyclopedia Universalis, Vol. 22, page 85.

samedi, mai 24, 2008

LANCEMENT DU TAGORE

Les Oiseaux de passage, un recueil d'aphorismes de Rabindranath Tagore que j'ai traduit de l'anglais et présenté , sera lancé lundi prochain aux éditions Le Noroît, en même temps que plusieurs autres recueils.

L'événement a lieu de 17h 30 à 19h 30 à la Maison de la culture Frontenac
2550, rue Ontario Est, (derrière le métro Frontenac).

MARCHÉ DE LA POÉSIE: ÇA S'EN VIENT!

Une entrevue au Devoir signée Caroline Montpetit, qui interrogeait aussi Hélène Dorion, sur le Marché de la Poésie, qui commence jeudi prochain, le 29 mai.

mardi, mai 20, 2008

À PROPOS DE L’ÉCHANGE ENTRE NOAM CHOMSKY ET MICHEL FOUCAULT

[Cet article est paru en 2006 dans la revue Réfractions].



[…] c’est lorsque nous avons discuté de la
nature humaine et des problèmes politiques
que sont apparues des différences entre nous.

Michel Foucault


***

La catégorie de pouvoir est à l’évidence cardinale dans toute définition de l’anarchisme et sitôt qu’elle est mise en jeu se posent, entre de nombreuses autres, les questions de sa nature, de sa genèse et de son éventuelle légitimité.

De telles questions sont à n’en pas douter immensément difficiles et complexes, mais elles présentent aussi un indéniable intérêt intrinsèque. De plus, les réponses qu’on leur donne conduisent à des enjeux qui ont de décisives répercussions stratégiques et militantes. On peut donc raisonnablement penser qu’elles continueront longtemps encore à être tenues pour incontournables par les libertaires.

Ces questions et ces enjeux étaient justement au cœur d’un désormais célèbre échange entre Noam Chomsky (1928) et Michel Foucault (1926-1984) tenu à Eindhoven en 1971 et transmis à la télévision Néerlandaise sous le titre : Nature humaine : Justice versus pouvoir (1).

À cette date, faut-il le rappeler, Chomsky et Foucault jouissent déjà, l’un comme l’autre, d’un immense prestige et d’une grande notoriété qui tiennent d’une part à ce que chacun d’eux a substantiellement transformé le domaine intellectuel dans lequel il œuvre (Foucault, la philosophie et Chomsky, la linguistique), d’autre part à l’ampleur et à la visibilité de leurs engagements politiques respectifs (2).

En fait, il n’est sans doute pas excessif de soutenir que cette rencontre réunissait les deux personnes qui, plus que quiconque à ce moment-là, alliaient un statut d’intellectuel de premier plan et un substantiel engagement politique. Et puisque tous deux pouvaient en outre, mutatis mutandis, être donnés pour des compagnons de route des libertaires, on conviendra, je pense, de l’intérêt d’un retour sur cet échange.

Celui-ci est divisé en deux parties, respectivement consacrées, la première à l’histoire des sciences et des idées et à certains des apports de chacun des protagonistes sur ces plans, la deuxième au politique — et c’est surtout durant cette deuxième partie que de profonds et substantiels désaccords entre les deux penseurs seront mis à jour.

Au total, les sujets abordés sont nombreux et le territoire conceptuel couvert est particulièrement vaste. Mais, et avec ce recul que seul procure le passage du temps, il me semble que la principale raison de la brûlante actualité de ce document est de permettre d’assister à la confrontation de deux systèmes de pensée profondément différents mais ayant tous deux exercé une immense influence sur l’histoire intellectuelle et militante récente.

Pour le dire de manière un peu brutale et qui ne rend peut-être pas justice à l’ensemble des oeuvres des protagonistes, Chomsky représente ici une pensée qui se réclame des Lumières et donc d’un projet moderniste et fondationnaliste, à la fois épistémologique (rationaliste) et politique (émancipationniste). Foucault, quant à lui, s’inscrit dans cette nouvelle perspective anti-fondationnaliste et poststructuraliste qu’on baptisera bientôt postmoderniste, en voyant justement en lui un de ses principaux créateurs. Ce projet postmoderniste conjugue, lui aussi, une perspective épistémologique et une perspective politique. Sur le plan épistémologique, il est en particulier très critique des prétentions rationalistes et débouche sur un rejet du projet philosophique occidental traditionnel et de ses catégories et distinctions fondatrices — comme l’apparence et la réalité, le savoir et l’opinion; sur le plan politique, il est notamment caractérisé par son attention aux singularités, aux différences, à la multiplicité des cultures, des valeurs et des identités.

Relu dans cette perspective, l’échange entre Foucault et Chomsky permet de mesurer d’une part à quel point sont crucialement différentes voire opposées certaines de leur présuppositions fondatrices, d’autre part comment ces différences conduisent ces deux système de pensée à adopter, sur des plans cruciaux pour toute réflexion sur le pouvoir et pour l’action militante, des positions profondément antinomiques.

Mon ambition sera ici de tracer, dans l’échange entre Chomsky et Foucault, les lignes de partage qui permettent de dessiner les contours de ces différences et de ces antinomies afin d’en dégager le sens et la portée.

Plus précisément, je voudrais souligner la radicale divergence des analyses avancées sur les thèmes que j’évoquais en ouverture de ce texte — la nature et l’origine du pouvoir; son éventuelle légitimité; les conséquences des réponses données à ces questions pour le combat politique; — et dégager les implications théoriques et pratiques de ces différences.

***
Chomsky ouvre la discussion par un rappel de certaines de ces thèses méta-linguistiques qui l’ont conduit à la promulgation du programme de recherche de la linguistique contemporaine et ont permis son rattachement aux sciences cognitives.

En substance, il fait remarquer que l’utilisation normale du langage par les locuteurs adultes témoigne de la maîtrise par eux d’un vaste répertoire de capacités et de savoirs permettant le déploiement d’une remarquable créativité — et notamment la formulation et la compréhension d’un nombre en principe infini d’énoncés. Or, cet état complexe, atteint, sauf exception, par tous les sujets adultes, l’est malgré le fait qu’ils n’aient été exposés qu’à un nombre limité d’énoncés de qualité inégale : c’est là, comme on sait, l’argument de la pauvreté des stimuli.

La question qui se pose alors est de rendre compte de ce fossé entre la modicité des données auxquelles le sujet est exposé, d’une part et, de l’autre, la richesse, la systématicité et la créativité du savoir qu’il possède ultimement. Chomsky a plus tard baptisé ce problème le «Problème de Platon» en référence notamment à ce passage du Ménon où un esclave ignorant tout de la géométrie retrouve de — et selon Platon en — lui-même comment il faut procéder pour construire un carré qui soit le double d’un carré donné.

Parvenu à ce point de son argumentation, Chomsky rappelle l’hypothèse innéiste qu’il a avancée dans ses travaux, hypothèse selon laquelle la capacité humaine au langage est attribuable à des structures mentales spécifiques dont bon nombre de caractéristiques constituent un ensemble de propriétés biologiques et innées propres à l’espèce humaine.

La conclusion qu’il invite à tirer est que ce qui est ainsi mis à jour, en tant qu’objet de recherche scientifique, est précisément une composante de la nature humaine. Mieux : une composante fondamentale de la nature humaine — fondamentale «compte tenu du rôle que joue le langage non seulement dans la communication, mais aussi dans l’expression des idées et dans les interactions entre les personnes». Chomsky ajoute qu’il assume volontiers que «quelque chose de semblable doit être vrai dans d’autres domaines de l’intelligence, de la cognition et des comportements humains».

Un long et passionnant échange s’amorce alors, qui va occuper la plus grande part de la première partie de la discussion. Il y est notamment question d’histoire des idées et d’histoire des sciences; du développement des idées de Chomsky et des auteurs l’ayant influencé; du statut des concepts scientifiques; ainsi que de la question de la créativité.

Il est remarquable que tout au long de cet échange les protagonistes parviennent, pour l’essentiel, à des accords sinon complets, du moins très substantiels. S’agissant par exemple de la question de la créativité, il n’ont d’abord aucun mal à reconnaître qu’ils abordent sous ce même concept des problématiques distinctes, nées au sein de traditions disciplinaires différentes et où elles se sont posées de manières profondément divergentes.

C’est ainsi que Foucault a entièrement raison de rappeler que Chomsky, en linguistique, s’opposait au behaviorisme alors dominant, lequel «n’attribuait à peu près rien à la créativité du locuteur», tandis que, dans son propre champ d’intérêt, le problème était complètement différent, puisqu’on y exaltait la créativité de quelques individus au détriment de l’examen des conditions socio-historiques de la production du savoir scientifique. En ce sens, sous le même mot de créativité, ce sont donc bien deux problématiques différentes qui sont abordées. Et comme elles sont traitées ici à un très haut niveau d’abstraction et que la conversation reste nécessairement schématique, la complémentarité de leurs points de vue apparaît plausible aux deux interlocuteurs. Mais examiner tout cela nous entraînerait trop loin de notre sujet et je préfère en venir immédiatement au premier moment de l’échange où un désaccord assez marqué se manifeste. Il se produit lorsque la discussion sur la créativité s’étend à la question du développement des théories scientifiques et à la nature des contraintes qui pèsent sur lui.

Tout en reconnaissant l’importance de l’apport de Foucault, qui permet d’une part de souligner qu’on n’est pas en présence d’un processus de simple accumulation de connaissances, d’autre part de rappeler le poids de ces contraintes qu’on pourrait appeler historico-institutionnelles — Foucault parlera de «grilles» — Chomsky propose une perspective dont on peut penser qu’il la juge comme étant simplement complémentaire à la perspective foucaldienne.

Plus spécifiquement, et de manière très prévisible, il aborde le problème de la genèse des théories scientifiques à partir de l’idée d’un système de règles dans l’esprit du sujet envisagées comme un ensemble de conditions initiales limitant l’étendue du savoir possible et permettant ce «saut inductif» par lequel on passee d’un nombre limité de données à des systèmes de savoir complexe (3) . La perspective ainsi ouverte, est-on tenté de dire, est avant la lettre celle de l’épistémologie évolutionniste.

Foucault, pour la première fois, se déclare explicitement en désaccord et il est important de prendre la mesure de ce qui est ici en jeu puisque ce désaccord est lourd de conséquences — même si Foucault le présente pour commencer comme une «petite difficulté».

Foucault fait d’abord valoir que la position de Chomsky semble impliquer qu’un nombre limité de théories scientifiques sont possibles : or cette conclusion, assure-t-il, n’est plausible que si on se limite à observer de brèves périodes historiques. Envisagée dans la longue durée, l’histoire des sciences, suggère Foucault, donne au contraire à voir une étonnante «prolifération de possibilités par divergence» et ce qu’il appellera justement la mise en œuvre d’un «principe de divergence» — plutôt que d’«accumulation». Foucault invoque ensuite l’idée d’une surabondance de faits et de données pour les systèmes possibles à une époque donnée, puis, préfigurant des thèmes qui seront abondamment discutés en épistémologie durant le dernier quart du XX ème siècle, il formule à sa manière cette idée de sous détermination des théories par les faits à laquelle les nom de Duhem et de Quine sont typiquement associés.

Ce qui est ainsi peu à peu mis en jeu échappe d’autant moins à Chomsky qu’à terme le relativisme épistémologique vers lequel tend ici Foucault («Si tout est possible, rien ne serait possible», dira Chomsky) remet radicalement en cause le fondement même de tout programme de recherche scientifique — et en particulier le réalisme extérieur et l’idée de vérité correspondance. C’est donc l’idée même de connaissance scientifique et de son accroissement qu’il s’agit de défendre, l’idée que la science — du moins les sciences naturelles dont il est seules question ici et auxquelles Chomsky rattache son travail — porte sur un monde extérieur indépendant des représentations du sujet connaissant, monde qu’elle décrit de manière plus ou moins exacte; l’idée, enfin, que si la science a bien une histoire, elle n’en est pas moins cumulative.

S’il reconnaît qu’il est tout à fait possible que certaines questions (et même certaines de celles qui nous intéressent le plus, comme justement la nature humaine ou l’organisation d’une société saine) pourraient fort bien rester inaccessibles à la connaissance scientifique, Chomsky insiste donc pour réitérer le rôle indispensable des propriétés de l’esprit dans la genèse et, il le dira explicitement, l’accroissement du savoir scientifique.

Foucault mesure lui aussi fort bien l’enjeu de cette discussion. Il accorde que de telles règles sont bien mises en œuvre par l’esprit humain, reconnaît qu’il est légitime pour le linguiste ou l’historien de chercher à les penser : mais il refuse de concéder que «ces régularités puissent être reliées (connected), comme conditions d’existence, à l’esprit humain ou à sa nature.». On l’aura deviné : Foucault préconise de chercher les conditions d’apparition de ces régularités dans des pratiques humaines comme «l’économie, la technologie, la politique, la sociologie», en tous les cas «hors de l’esprit humain, dans des formations sociales, dans des relations de production, des luttes de classes etc.».

Cette passe d’armes tourne court et s’achève sans que le sujet ne soit repris ou approfondi et Foucault et Chomsky en tirent tous deux, provisoirement, un bilan conciliant : mais ces débats et leurs substantiels enjeux vont ressurgir dans la deuxième partie de l’entretien.

Pour le moment, Foucault conclut qu’il se pourrait que leurs divergences tiennent à ce que lui et Chomksy ne parlent pas de la même chose sous la catégorie de savoir : le linguiste entendrait pas là «l’organisation formelle du savoir » tandis que lui-même a en tête «le contenu des différents savoirs qui sont dispersés au sein d’une société […] et qui se donne comme le fondement de l’éducation, des théories, des pratiques, etc.».

Quant à Chomsky, il suggère que la création scientifique met en jeu deux facteurs : des propriétés intrinsèques de l’esprit et «un ensemble de conditions sociales et intellectuelles données». Comprendre la création scientifique demande de penser simultanément ces deux facteurs et leur interaction : or Foucault s’intéresse particulièrement à un des ces facteurs, tandis que lui-même s’intéresse à l’autre.

Ces deux explications sont loin d’être convaincantes et masquent mal de profonds désaccords — épistémologiques, ontologiques et politiques — qui vont surgir dès le moment où, la discussion venant de s’engager sur le terrain politique, Chomsky va explicitement lier son esquisse d’une théorie de la nature humaine à une double ambition.

D’abord, étant admis d’une part la centralité des idées de liberté et de créativité dans cette conception de la nature humaine et, d’autre part, le fait qu’une «société décente devrait maximiser les possibilités de réalisation de ces potentialités», l’ambition d’œuvrer à l’élimination des structures et institutions coercitives qui ne peuvent se justifier.

Ensuite, ou plutôt conjointement, celle de tenter d’esquisser une vision, plausible et désirable, d’une société juste et humaine.

Chomsky rappelle à cette occasion son attachement à l’idée d’un système décentralisé de libres associations incorporant des institutions économiques, sociales et politiques et dont il pense qu’elle est particulièrement adaptée à nos actuelles sociétés occidentales technologiquement avancées : «Il n’y a plus de nécessité à traiter les êtres humains comme des éléments mécaniques d’un procès de production, dira-t-il. Cela peut être aboli et nous devons l’abolir au profit d’une société de liberté et de libre association au sein de laquelle les pulsions créatrices que je pense être intrinsèques à la nature humaine pourront s’accomplir de toutes les manières qu’elles le voudront.»


La position défendue par Chomsky, placée sous le signe de l’anarcho-syndicalisme ou du socialisme libertaire, trace ainsi un programme pour une théorie et une pratique politiques — et même, plus généralement, pour une science sociale digne de ce nom. À ce programme et à la conception de la nature humaine qui le sous-tend, Foucault objectera divers arguments de grande portée et auxquels toute son œuvre a donné des formulations exemplaires. Je propose de les présenter en deux moments.

Le premier ensemble d’arguments pourrait être décrit comme historiciste et perspectiviste — j’emploie ce mot parce qu’on y devine la forte influence de Nietzsche qui ne cesse de s’affirmer sur lui depuis que Foucault l’a lu en août 1953 (4) — et soutient que cette postulation a-historique d’une nature humaine permanente et essentielle, «à la fois idéale et réelle», «cachée et jusqu’à présent opprimée» court, peut-être inévitablement, le risque de reproduire les catégories mêmes au sein desquelles nous la pensons. Il s’ensuivrait que nous serions toujours, et même à notre insu, inscrits dans notre historicité, jusque dans les catégories par lesquelles nous pouvions croire y échapper.

Selon ce point de vue, qui est finalement celui du constructivisme social, des notions et des concepts comme ceux de «nature humaine», de «justice», ou «d’accomplissement par les êtres humains de leur essence» ont été forgés au sein même de notre civilisation et donc dans le cadre de notre mode de connaissance, de notre manière de philosopher et sont engendrés par notre système de classes. Foucault en conclut qu’il est pour sa part incapable d’étendre ces notions à la description ou à la justification d’un combat destiné à «mettre à bas les fondements même de notre société».

De plus, et c’est la deuxième série d’arguments qu’il déploie, cette nature humaine hypostasiée opérerait au détriment de la nécessaire et souhaitable reconnaissance de la pluralité des différences et des singularités historiques, culturelles et sociales. Sous des dehors de savoir pur et désintéressé, de neutralité objective, cet échafaudage théorique sert en réalité aux institutions dominantes d’instrument d’oppression, de contrôle, de classification et de négation des différences. On reconnaît bien entendu ici ces thèses auxquelles le livre suivant de Foucault, Surveiller et Punir, va bientôt donner leur pleine extension. L’appel à l’universalisme abstrait est alors identifié pour ce qu’il serait: le masque par lequel, à travers tout un ensemble de pratiques discursives et de «biopouvoir», les institutions de la modernité ont assuré la gouvernementalité des individus et de la société.

Cette fois encore se dessinent les programmes d’une théorie et d’une action politique. Leur ambition, rappelle Foucault, sera notamment de travailler à dissiper l’illusion que le pouvoir réside dans le Gouvernement et ne s’exerce qu’à travers quelques institutions spécifiques (administration, police, armée, etc.); puis de montrer qu’il est aussi dans ces multiples médiations «d’institutions qui semblent n’avoir rien en commun avec le pouvoir politique et être indépendantes de lui — mais ne le sont pas».

Que penser, aujourd’hui, de ces deux programmes? C’est la question à laquelle je voudrais essayer de répondre dans la dernière partie de ce texte.

***

Il s’est agi, tout au long de cet échange, de lier une théorie à une pratique et puisque les deux protagonistes semblent convenir — à partir de perspectives certes différentes et pour des raisons elles-mêmes différentes — qu’ils oeuvrent dans un domaine au savoir profondément incertain, faisons de cette catégorie d’incertitude le point de départ à notre réflexion. C’est qu’à mon sens on y mesure toute la différence qui existe, en théorie comme en pratique, entre une position fondationnaliste et une position anti-fondationnaliste.

Selon le premier point de vue, notre savoir — et Chomsky l’admet sans ambages (5) — est limité et faillible . Pourtant, des vérités empiriques au moins partielles et qu’il est raisonnable d’admettre provisoirement, nous sont accessibles. Elles décrivent des faits concernant en particulier l’état actuel et passé du monde et notre militantisme doit en tenir le plus grand compte. Disposant en outre d’une idée, même partielle et spéculative, de la nature humaine, nous sommes en mesure, compte tenu de ce que nous savons de l’état du monde, d’identifier des structures de pouvoir et de domination comme étant illégitimes et de justifier qu’il faille travailler à les abattre. Nous sommes enfin en mesure de juger des progrès accomplis selon qu’ils pointent, ou non, vers un accroissement de la justice et de la décence. Le travail à réaliser ne sera sans doute jamais achevé, comme le souligne Chomsky :

Ce que je pense être l’apport le plus important de l’anarchisme [...] c’est cette reconnaissance qu’il y aura toujours à découvrir et à surmonter des structures de hiérarchie, d’autorité, de domination et de contraintes qui seront imposées à la liberté : l’esclavage, l’esclavage salarial, le racisme, le sexisme, les écoles autoritaires, etc. […] Si la société progresse et surmonte ces formes d’oppression, elle en découvrira d’autres (6).

La perspective que je viens de dessiner reconnaît les embûches et les immenses difficultés qui se dressent devant toute volonté de comprendre le monde et d’agir sur lui; mais elle refuse de faire de ces difficultés une impossibilité. Elle pense qu’il convient au contraire d’y faire face avec les moyens les plus efficaces que l’on puisse déployer : la raison, les faits et un idéal le plus explicitement formulé compte tenu de ce qu’il est raisonnable de penser. Une telle attitude est finalement celle de la phronesis des Anciens, qui se propose d’agir prudemment après avoir au mieux délimité l’incertitude et pour cela déterminé ce qui est vrai, ce qui est seulement vraisemblable, ce qui est faux et ce qui est souhaitable.

Les catégories de sujet, de vérité, de justice, d’émancipation bien qu’incertaines et perfectibles sont, on l’aura noté, indispensables à la réalisation de ce programme. Sans elles, en fait, il apparaît même impossible d’identifier les formes légitimes et illégitimes de pouvoir, de justifier d’abattre les unes et pas les autres, bref, de simplement formuler de manière cohérente un projet politique libertaire.

Or, me semble-t-il, Foucault s’est justement privé du recours à ces catégories, toutes suspectes dans la perspective de la rupture postmoderniste. Les conséquences de cette rupture apparaissent clairement dans la deuxième partie de son échange avec Chomsky, durant laquelle se mesure l’abîme qui sépare une position fondationnaliste d’une position anti- fondationnaliste.

Un premier et immense problème surgit sitôt que l’on cesse de prendre au sérieux les concepts de vérité et de savoir, ainsi que semble l’impliquer le constructivisme social et le perspectivisme défendus par Foucault. Si tout, en effet, n’est qu’affaire que de perspective et de construction sociale, comment l’action militante peut-elle invoquer une état (déplorable) du monde pour justifier que l’on se mobilise contre lui? Ou encore arguer contre les représentations fausses qu’en donnent les institutions dominantes et la propagande (7)?

Foucault a en tout cas publié de nombreux textes où il parle de la vérité et de savoir en des termes pour le moins étonnants et qui interdisent que l’on puisse répondre de manière satisfaisante à ces questions. Par exemple :

[…] par vérité, entendre un ensemble de procédures réglées pour la production, la loi, la répartition, la mise en circulation et le fonctionnement des énoncés; la vérité est liée circulairement à des systèmes de pouvoir qui le produisent et le soutiennent et à des effets de pouvoir qu’elle induit et la reconduisent. Régime de la vérité […][la question] est de savoir s’il est possible de constituer une nouvelle politique de la vérité. Le problème n’est pas de changer la conscience des gens […] mais le régime politique, économique, institutionnel de production de la vérité. […] La question politique, en somme, ce n’est pas l’erreur, l’illusion, la conscience aliénée ou l’idéologie; c’est la vérité elle-même (8).

Ou encore :

L’analyse historique de ce grand vouloir-savoir qui parcourt l’humanité fait donc apparaître à la fois qu’il n’y a pas de connaissance qui ne repose sur l’injustice (qu’il n’y a donc pas, dans la connaissance même, un droit à la vérité ou un fondement du vrai) et que l’instinct de connaissance est mauvais, (qu’il y a en lui quelque chose de meurtrier, et qu’il ne peut, qu’il ne veut rien pour le bonheur de l’humanité) (9).

De telles analyses de la vérité et du savoir sont intenables notamment parce qu’elle sont inconsistantes et je les pense suicidaires pour un mouvement qui aspire à comprendre et à changer le monde.

Quoiqu’il en soit, Foucault, semble-t-il, préconise de remplacer ces catégories philosophiques traditionnelles par le couple pouvoir/savoir. Il écrira :

Peut-être fait-il renoncer à croire que le pouvoir rend fou et qu’en retour la renonciation au pouvoir est une des conditions auxquelles on peut devenir savant. Il faut plutôt admettre que le pouvoir produit du savoir (et pas simplement en le favorisant parce qu’il le sert ou en l’appliquant parce qu’il lui est utile); que pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un l’autre; qu’il n’y a pas de relation de pouvoir sans constitution corrélative d’un champ de savoir, ne de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir. Ces rapports de «pouvoir-savoir» ne sont donc pas à analyser à partir d’un sujet de connaissance qui serait libre ou non par rapport au système de pouvoir; mais il faut considérer au contraire que le sujet qui connaît, les objets à connaître et les modalités de connaissance sont autant d’effets de ces implications fondamentales du pouvoir-savoir et de leurs transformations historiques. En bref, ce n’est pas l’activité du sujet de connaissance qui produirait un savoir, utile ou rétif au pouvoir, mais le pouvoir-savoir, les processus et les luttes qui le traversent et dont il est constitué, qui déterminent les formes et les domaines possibles de la connaissance (10).

Mais, ici encore, cette catégorie de pouvoir est problématique et pour la pensée et pour l’action. C’est que le pouvoir au sens foucaldien est un destin, il est la substance permanente de l’histoire, dont seuls varieraient les attributs comme autant d’espèces d’un même genre : son analyse est nominaliste et révèle une sorte de pancratisme hobbesien, proche du concept nietzschéen de volonté de puissance. Ce pouvoir-là est partout et vient de partout : « [il] n’est pas une institution, dira Foucault, et ce n’est pas une structure, ce n’est pas une certaine puissance dont certains seraient dotés : c’est le nom qu’on prête à une situation stratégique complexe dans une société donnée» (11).

Le danger est ici que l’on confonde savoir et pouvoir là où il y aurait lieu de les distinguer. On aura un exemple de cette confusion vers la fin de l’échange, et de manière particulièrement intéressante, lorsque Foucault invoquera la catégorie de maladie mentale, sur laquelle il a tant travaillé, pour affirmer qu’elle est historiquement située et que «les définitions de la maladie et de la folie, ainsi que leur classification, ont été construits de telle sorte qu’ils excluent de notre société un certain nombre de personnes». Bref : ces catégories ne seraient que le nom et le masque d’un certain pouvoir. Mais cela est loin d’être évident. Et c’est ainsi que Chomsky, qui n’ignore bien entendu rien du caractère fallacieux et idéologique de tant de catégories des sciences sociales, répond, et avec raison : «Je dois dire mon désaccord [sur ce point] avec Monsieur Foucault et exprimer mon point de vue selon lequel le concept de maladie mentale a probablement un caractère absolu, au moins dans une certaine mesure».

Le point de vue défendu par Foucault me semble également problématique sur un plan stratégique en ce qu’il ne permet pas de justifier le choix des cibles dans les combats qui sont entrepris. Doit-on, par exemple, lutter en priorité sur le plan économique et nous en prendre aux Corporations Transnationales (comme le suggère d’ailleurs Chomsky), ou autre chose encore, peut-être de l’ordre de ce qu’esquisse Foucault? Rien, dans la perspective foucaldienne, ne semble permettre de le décider. De même, rien ne permet de décider de ce qui, dans les structures de pouvoir existantes, peut être considéré comme légitime ou illégitime ou comme constituant un gain et partant être mis en œuvre pour l’obtention de gains ultérieurs. Les échanges que les deux philosophes ont sur la désobéissance civile et sur droit international sont à cet égard emblématiques de leurs positions respectives.

Chomsky conçoit la désobéissance civile comme s’exerçant au nom d’une présomption de justice supérieure. Il insistera même pour souligner que certaines lois existantes incorporent des valeurs humaines décentes et que l’on puisse donc, en certains cas, s’appuyer sur le système légal et ses possibilités pour justifier que l’on doive poser des gestes que l’État qualifiera d’illégaux.

De même, dira-t-il, le droit international, s’il permet que des interventions armées se fassent «au profit de structures de pouvoir qui se donnent pour des États et agissent contre les intérêts des masses» n’est pas que cela. Les principes de Nuremberg, la Charte des Nations Unies existent également et «exigent du citoyen qu’il agisse contre son propre État en posant des gestes que ce dernier tiendra pour illégaux». On doit donc, et c’est là un point théorique et stratégique crucial, en appeler dans nos combats à une certaine idée de la justice; et on peut même, en certains cas, en appeler, contre les institutions dominantes, à l’idée de justice qu’elles admettent.

Chomsky résume comme suit ce qu’on peut tirer de ces analyses:

Il est trop irréfléchi et précipité de ne faire de nos actuels systèmes de justice que des outils d’oppression au service d’une classe : ils ne le sont pas. Bien sûr ils incorporent des systèmes d’oppression de classe et des éléments d’autres types d’oppression également; mais on y trouve aussi une tendance vers la vraie humanité et vers des concepts valables de justice, de décence, d’amour, de bonté et de sympathie qui sont bien réels. Et je pense que dans toute société future, qui ne sera bien évidemment jamais parfaite, nous aurons de tels concepts, incorporant de plus en plus une défense des besoins humains fondamentaux, y compris des besoins de solidarité, de sympathie et ainsi de suite, mais qui reflèteront sans doute toujours en quelque manière, les inégalités et les éléments d’oppression de cette société.

De ce point de vue, de la même façon que la délimitation de l’incertitude de la théorie présuppose un concept de vérité, la décision d’agir dans un jeu à information incomplète comme celui de l’action militante présuppose les concepts de raisonnable, de plausible et de but désirable. Foucault semble, à en juger sur cette conversation, s’en être privé.

C’est que si le «fatum» de l’Histoire est l’éternelle imposition par le pouvoir d’un ordre social et politique aliénant et arbitraire, le combat mené contre lui ne saurait avoir de justification dans l’idéal d’un ordre social moins oppressif, plus humain et plus juste — toutes catégories pour lesquelles Foucault professe la plus extrême méfiance. Et si nous acceptons son analyse, nous sommes incapables de justifier les combats que nous menons en termes de justice et dès lors conduits à ce qui ressemble fort à un sorte de nihilisme politique :

Foucault : Le prolétariat est en guerre contre la classe dominante parce que, pour la première fois de l’histoire, il veut prendre le pouvoir. Et parce qu’il va renverser le pouvoir de la classe dominante, il considère cette guerre comme juste.

Chomsky : Eh bien, je ne suis pas d’accord.

Foucault : On fait la guerre pour la gagner, pas parce qu’elle et juste.

Chomsky : Personnellement, je ne suis pas d’accord avec ça. Par exemple, si j’étais convaincu que l’arrivée au pouvoir du prolétariat signifierait l’avènement d’un État policier terroriste au sein duquel la liberté, la dignité et la décence des relations humaines seraient détruites, alors je ne souhaiterais pas que le prolétariat prenne le pouvoir. En fait, on ne peut vouloir l’accession au pouvoir du prolétariat, me semble-t-il, que parce qu’on pense, à tort ou à raison, que par un tel transfert de pouvoir on actualisera certaines valeurs humaines fondamentales.

Comme le dira Michael Walzer, Foucault en appelle à la résistance, «mais à la résistance au nom de quoi? Au bénéfice de qui? Et dans quel but? Il n’est pas possible [dans le cadre de sa pensée] de répondre […] de manière satisfaisante à ces questions . (12)»

***
C’est dans toute sa radicale opposition au projet même d’une pensée du politique — et plus généralement d’une philosophie — moderniste que s’est défini le postmodernisme anti-fondationnaliste dont Foucault a été un des principaux penseurs.

Sur le plan du politique, son ambition a été de montrer que les concepts et les valeurs à portée transcendante par lesquelles le projet traditionnel d’une théorie du politique s’était articulé — le vrai, le juste, le sujet et son émancipation — n’ont aucune des vertus qu’on leur attribue et ne peuvent donc servir de points d’appui sur lesquels construire une politique libérée des immanences.

Cette analyse, si elle était juste, aurait pour conséquence de demander que nous sortions du projet philosophique occidental. Je pense que la démonstration n’est pas convaincante.

Mais il y a plus, puisque la perspective théorique ici ouverte s’étant privée d’emblée des ressources des catégories transcendantes se trouve placée devant un dilemme qu’a bien vu Habermas. En effet, ou bien, pour se maintenir comme ensemble de propositions à prétention théorique, elle est contrainte de réintroduire dans son argumentaire les catégories dont elle a voulu s’émanciper — et en ce cas de nier par sa pratique ce qu’elle condamne en théorie; ou bien elle est vouée à ne pas pouvoir se défendre devant quiconque la décrète insignifiante ou refuse de la considérer.

Ce dilemme, qui est celui de tout relativisme, apparaît à quelques reprises dans l’échange entre Foucault et Chomsky; mais il est aussi au cœur de bon nombre des critiques adressées à son oeuvre depuis quelques années, par exemple dans tous ce cas de figure où on conteste ses analyses, les faits qu’il invoque, les données qu’il présente (13) .

Plus généralement, me semble-t-il, on devrait considérer attentivement ce dilemme par lequel Gary Gutting conclut l’article de la Routledge Encyclopedia of Philosophy consacré à Foucault :

Pour Foucault, la philosophie n’est toujours qu’un moyen de surmonter un ensemble donné de limitations historiques. Elle n’a pas plus de finalité propre qu’elle ne recèle de vérité particulière ou ne produit d’effet spécifique. Elle n’est qu’un ensemble de techniques intellectuelles, liées à une prise de conscience de l’entreprise historiquement connue sous le nom de philosophie. S’il advient que la philosophie modifie la compréhension qu’elle a d’elle-même selon la perspective dessinée par la pratique de Foucault, alors celui-ci sera reconnu comme un grand philosophe — ou, ce qui est plus probable, comme quelqu’un ayant joué un rôle majeur dans l’élimination de la philosophie telle qu’elle avait été conçue depuis Platon. Dans le cas contraire, il restera, selon toute vraisemblance, une figure mineure, intéressante pour ses perspectives historiques bizarres et pour sa critique sociale bien particulière (14).»

Je suis de ceux qui considèrent que c’est la deuxième hypothèse proposée par Gutting est la bonne. Et si c’est bien le cas, il conviendra alors de s’interroger sur l’immense succès remporté par la pensée de Foucault — et pas seulement dans le milieux libertaires ou sympathisants, mais dans l’intelligentsia en général.

Avec peu d’assurance, je l’admets, je proposerais que cette popularité s’explique par l’inscription de cette pensée dans un moment historique où la fin de l’espoir en la possibilité d’un changement social radical porté par les années soixante engendre une profonde remise en question des catégories conceptuelles qui avaient permis de l’envisager et de le penser, et en particulier de leur dogmatisme. Foucault, brillant, inassignable à une perspective théorique précise, sensible à la multiplicité des combats, arrivait à un moment opportun. La perspective discursive qu’il déployait offrait en outre la consolation de pouvoir penser que puisque le pouvoir est partout et jusque dans le langage et les silences, la formulation d’un projet de critique radicale, fut-il formulé de manière ésotérique et ne s’adresser qu’à un auditoire limité, était néanmoins un geste politique radical.

Mais, au total, le centrement, de manière massivement prévalente, de la critique sociale sur l’individu et sur les différences a, il faut le craindre, engendré une certaine dilution de la critique sociale qui a contribué à divertir les radicaux de nombreux et importants combats économiques et politiques tout en entretenant la dangereuse illusion qu’une rébellion dans les mots était une rébellion dans les choses.

***
Mais si, presque quarante ans plus tard, on est tenté de déplorer que Foucault et ses disciples aient si complètement accompli le programme qu’il proposait en 1971, il faut aussi déplorer que Chomsky n’ait qu’à moitié réalisé le sien. C’est que celui-ci n’est pas resté entièrement fidèle au programme qu’il avait esquissé — ou plutôt n’en a accompli qu’une part sur les deux qu’il annonçait.

Ce qu’il a accompli est certes important et restera sans doute comme un témoignage particulièrement riche et bien documenté de certains des plus troublants aspects de la vie économique et politique des quarante dernières années. Mais Chomsky a aussi, hélas, renoncé à travailler à imaginer des institutions désirables.

Cette deuxième tâche était, j’en suis persuadé, la plus difficile des deux qu’il esquissait et c’est justement celle qui nous fait le plus cruellement défaut aujourd’hui, au moment où quiconque désire s’informer peut aisément découvrir toute l’horreur et toute la misère du monde, mais est alors amené, devant l’absence d’alternative crédible, à conclure avec un fatalisme souvent teinté de cynisme qu’on peut rien changer .

C’est à lutter contre ce cynisme et ce fatalisme que les libertaires devraient aujourd’hui œuvrer, avec les armes de la raison, des faits, mais aussi avec l’espoir raisonnable qu’un monde plus humain est possible et que l’anarchisme détient (au moins) quelques–unes des clés qui en ouvrent la porte (15).

Notes:
(1) L’échange a été retranscrit et publié par l’organisateur et animateur de la rencontre : ELDERS, F., «Human nature : justice versus power. Noam chomsky and Michel Foucault», dans : DAVIDSON, Arnold I., Foucault and His Interlocutors, The University of Chicago Press, 1997. Une version française de ce dialogue est récemment parue: CHOMSKY, N., FOUCAULT, M. et ELDERS, F. (Interviewer), Sur la nature humaine : Comprendre le pouvoir, La Petite Bibliothèque d'Aden, 2006. Je citerai ici des extraits que j’aurai moi-même traduits de la version anglaise disponible sur Internet à : [http://www.chomsky.info/debates/1971xxxx.htm]. Document consulté le 16 juin 2006.
(2) Michel Foucault (1926-1984) , au moment où ce débat a lieu, est professeur au Collège de France et a publié certains ouvrages qui sont désormais considérés comme des pièces majeures de son corpus (Histoire de la folie à l’âge classique, 1961; Naissance de la clinique, 1963; Les Mots et les Choses, 1966; L’archéologie du savoir, 1969); en 1971, il vient de fonder le GIP, Groupe d’information sur les Prisons. Noam Chomsky (1928) est quant à lui professeur au Massachusetts Institute of technology où il a formulé et commencé à réaliser le programme de recherche de la linguistique contemporaine fondé sur l’hypothèse innéiste d’une grammaire universelle (Syntactic structures, 1957). Deux ouvrages viennent de faire connaître ces thèses auprès d’un large public francophone : La Linguistique cartésienne (1966) et Le langage et la pensée (1968). Par ces travaux, Chomsky est reconnu comme un des principaux acteurs de la toute récente révolution cognitive. Politiquement, il est alors engagé dans la lutte contre la guerre du Vietnam; il a notamment publié : American Power and the New Mandarins, 1969 et At War with Asia, 1970.

(3) Bien qu’il ne développe pas cette idée durant cet échange, on sait que Chomsky invoquera à ce propos l’abduction peircéenne.
(4) Foucault citera d’ailleurs Nietzsche dans son dialogue avec Chomsky. Il m’a toujours été impossible de lire sans penser à Foucault ce passage du Gai savoir (§ 7) dans lequel Nieztsche dresse une liste des histoires à écrire: «Toutes les catégories de passions doivent être méditées séparément à travers les temps, les peuples, les individus grands et petits […] ! Jusqu'à présent, tout ce qui a donné de la couleur à l'existence n'a pas encore d'histoire : où trouverait-on, par exemple, une histoire de l'amour, de l'avidité, de l'envie, de la conscience, de la piété, de la cruauté? Nous manquons même complètement jusqu'à ce jour d'une histoire du droit, ou même seulement d'une histoire de la pénalité.» (Traduction : Henri Albert)

(5) Il dira : «[…] nous devons avoir le courage de spéculer et de créer des théories sociales, même fondées sur un savoir partiel et tout en restant ouverts à la forte possibilité — en fait à la substantielle probabilité — qu’au moins sur certains aspects nous serons bien loin de la vérité».
(6) «The Manufacture of Consent», dans : CHOMSKY, N., Language and Politics, Édité Par C.P. Otero, Black Rose Books, Montréal et New York, 1998. Page 395.
(7) C’était notamment le sens de la percutante critique adressée par Jürgen Habermas à Foucault. Voir : Habermas, Jurgen, The Philosophical Discourse of Modernity, The MIT Press, Massachusetts, 1990.
(8) «Entretiens avec Michel Foucault», dans : Dits et écrits, Tome II, Quarto Gallimard, Paris, 2001. Page 160.

(9) «Nietzsche, la généalogie, l’histoire», dans : Dits et écrits, Tome I, Quarto Gallimard, Paris, 2001. Page 1023.

(10) FOUCAULT, Michel, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Bibliothèque des histoires, NRF, Gallimard, Paris, 1975. Pages 32.
(11)FOUCAULT, Michel, La volonté de savoir, Gallimard, Paris, 1976. Page 123.
(12) WALZER, M. The Company of Critics. Social criticism and Political Commitment in the Twentieth Century, Peter Haben, London, 1989.
(13) Voir notamment : WINDSCHUTTLE, K., The Killing of History. How Literary Critics and Social Theorists are Murdering our Past, Encounter Books, San Francisco, 1996; et : WOLIN, Richard, The Seduction of Unreason. The Intellectual Romance with Fascism from Nietzsche to Postmodernism, Princeton University Press, Princeton and Oxford, 2004.



(14) GUTTING, GARY (1998, 2003). Foucault, Michel. In E. Craig (Ed.), Routledge Encyclopedia of Philosophy, London: Routledge. Cunsulté le 23 mars 2006 de : http://www.rep.routledge.com/article/DD019SECT6.




(15) C’est contre ce fatalisme et ce cynisme que travaille le Projet International pour une Société Participative (International Project for a Participatory Society) dont je fais partie et dont certains des travaux peuvent être consultés à : [http://www.zmag.org/pps.htm]. Lien consulté le 2 juillet 2006.

mercredi, mai 14, 2008

LA DÉMONSTRATION DU THÉORÈME DE PYTHAGORE PAR EUCLIDE

J'ai trouvé cette bien jolie explication de la démonstration du théorème de Pythagore par Euclide. Comment ne pas aimer la géométrie après ça?

Avant de la lire, voici le texte d'Euclide:

Dans les triangles rectangles, le carré sur le côté sous-tendant l'angle droit est égal aux carrés sur les côtés contenant l'angle droit.

Soit le triangle rectangle ABC ayant l'angle sous BAC droit. Je dis que le carré sur BC est égal aux carrés sur BA, AC.

En effet d'une part que le carré BDEC soit décrit sur BC, d'autre part les carrés GB, HC sur

BA, AC (Prop. 46) et que par le point A, soit menée AL, parallèle à l'une quelconque des BD, CE (Prop. 31). Et que AD, FC soient jointes (Dem. 1).

Puisque chacun des angles sous BAC, BAG est droit, alors relativement à une certaine droite: BA, et en un point qui est sur elle: A, les deux droites AC, AG, non placées du même côté, font des angles adjacents égaux à deux droits. Donc CA est en alignement avec AG (Prop. 14). Alors pour la même raison BA est aussi en alignement avec AH.

Et puisque l'angle sous DBC est égal à celui sous FBA car chacun est droit (Dem. 4), que celui sous ABC soit ajouté de part et d'autre: celui sous DBA tout entier est donc égal à celui sous FBC tout entier (N.C. 2).

Et puisque, d'une part DB est égale à BC, d'autre part FB à BA, alors les deux DB, BA sont égales aux deux FB, BC2, chacune à chacune et l'angle sous DBA est égal à celui sous FBC. La base AD {est} donc égale à la base FC, et le triangle ABD égal au triangle FBC (Prop. 4).

Et le parallélogramme BL {est} double du triangle ABD, car ils ont la même base BD, et sont dans les mêmes parallèles: BD, AL (Prop. 41). D'autre part le carré GB est double du triangle FBC, car, de nouveau, ils ont la même base FB, et sont dans les mêmes parallèles: FB, GC. {Or les doubles de choses égales sont égaux entre eux}3. Donc le parallélogramme BL est égal au carré GB (N.C. 1). Alors semblablement, AE et BK étant jointes, il sera démontré aussi que le parallélogramme CL est égal au carré HC. Donc le carré BDEC tout entier est égal aux deux carrés GB, HC, et, d'une part BDEC est le carré qui a été décrit sur BC, d'autre part GB et HC sont les carrés sur BA, AC. Donc le carré sur le côté BC est égal aux carrés sur les côtés BA, AC.

Donc, dans les triangles rectangles, le carré sur le côté sous-tendant l'angle droit est égal aux carrés sur les côtés contenant l'{angle} droit. Ce qu'il fallait démontrer.

jeudi, mai 08, 2008

SUR: THE GOD DELUSION, DE R. DAWKINS

[Un texte paru dans le numéro 7 de la revue Cité Laïque]

Paru à l'automne 2006, le dernier opus de Richard Dawkins s'intitule : The God Delusion -- ce qu'on peut traduire par : Dieu comme délire. C'est un livre merveilleusement bien écrit, informatif, percutant et qui ne recule ni devant les questions difficiles, ni devant les sujets polémiques.

Dawkins entend montrer que la foi religieuse est un délire, au sens où elle est une fausse croyance qui persiste malgré la prévalence de fortes et convaincantes données qui la contredisent. Tous les humanistes, les sceptiques, les rationalistes et les libres- penseurs ajouteront avec bonheur ce livre à leur bibliothèque. Et à en juger par l'immense succès qu'il connaît au moment où je rédige ces lignes, tout semble indiquer que le lectorat de Dawkins sera bien plus vaste encore et que son livre rejoindra un large public.

On ne peut que s'en réjouir, d'autant qu'une de ses ambitions avouées, en l'écrivant, a justement été de convaincre les personnes agnostiques, dubitatives ou même croyantes des vertus de l'athéisme. Dawkins avoue un autre objectif : celui de proclamer la fierté d'être athée. « Être athée n'est pas une chose dont on devrait s'excuser, écrit-il. Bien au contraire, c'est quelque chose qui nous demande de nous tenir fermement debout face à l'horizon. C'est quelque chose dont nous pouvons être fiers puisque être athée est presque toujours le signe d'une saine indépendance d'esprit et même, au fond, d'un esprit sain. » (page 3)

Le message vaut d'être affirmé et entendu au moment où, avec la place grandissante prise par la religion à l'échelle planétaire dans les affaires humaines, les athées tendent à être considérés comme des parias. Et il n'est pas besoin d'aller dans ces pays où fleurit le fondamentalisme musulman ou judaïque pour le constater, comme le montre Dawkins, qui cite notamment cette sidérante déclaration de G.W. Bush, père : « Je ne suis pas prêt à dire que les athées [des États-Unis] devraient être considérés comme des citoyens ou des patriotes. Nous sommes une nation unie devant Dieu. » (page 43)

Dans les pages qui suivent, je vais d'abord brièvement rappeler le parcours de Dawkins puis proposer un survol de l'ouvrage.
Du gène égoïste à dieu comme délire

Richard Dawkins (né en 1941) est, comme on sait sans doute, un éthologiste et un éminent biologiste néo-darwinien. En 2005, en guise de clin d'oeil à l'expression « Le bouledogue de Darwin » que l'on avait appliquée au XIXe siècle à Thomas Huxley (1825- 1895), le magazine Discover a baptisé Dawkins « Le rottweiler de Darwin ». La boutade touche juste, en ce sens que Dawkins est bien un fervent défenseur du darwinisme, une théorie à laquelle il a apporté d'importantes contributions. Il s'est d'ailleurs fait connaître en 1976 par un livre aujourd'hui devenu un classique : The Selfish Gene, dans lequel il défend une conception réductionniste de l'évolution centrée sur les gènes. C'est dans cet ouvrage qu'il introduit le concept de mème, devenu fameux, et qui permet, sur le modèle de l'explication par les gènes, d'expliquer la propagation d'idées et plus généralement de phénomènes culturels.

On doit à Dawkins de nombreux autres ouvrages de biologie, parmi lesquels, The Blind Watchmaker, 1986 ; Climbing Mount Improbable, 1997 ; réédition 2006 ; et Unweaving the Rainbow, 1998.

Mais Dawkins est plus que cela. Il est également un intellectuel bien connu pour ses régulières interventions dans certains grands débats de société -- en particulier contre le créationnisme ; un vulgarisateur scientifique réputé ; et, depuis 1995, le tout premier titulaire, à l'université d'Oxford, d'une chaire vouée à faire connaître la science auprès du grand public (The Charles Simonyi Chair in the Public Understanding of Science).

Parallèlement à ces activités, Dawkins est aussi un ardent défenseur de l'humanisme, de la laïcité et, plus généralement, de la libre-pensée. Il signe notamment une percutante chronique dans le magazine Free Inquiry, l'organe du Council for Secular Humanism des États-Unis. Il a, à de nombreuses reprises, exprimé ses convictions athées, et sa passionnelle adhésion au mouvement des « Brights ». Il est bien connu aussi pour ses sévères critiques à l'endroit de la religion. On aura compris que tous ceux et celles qui suivent ses activités se doutaient bien que Dawkins finirait un jour par publier un gros ouvrage sur ces questions. Cet ouvrage attendu, c'est justement The God Delusion.
The God Delusion

L'ouvrage se compose de dix chapitres que j'examinerai brièvement, parfois en les regroupant.
Ouverture : la religion d'Einstein et les autres

Le premier chapitre est intitulé : A deeply religious non-believer (Un non-croyant profondément religieux). La formule est d'Albert Einstein, auquel plusieurs pages de ce chapitre sont consacrées.

C'est que Dawkins veut d'entrée de jeu établir une très importante distinction conceptuelle entre d'une part la religion comme croyance en ce dieu « interventionniste, qui fait des miracles, connaît nos moindres pensées, punit nos péchés, et exauce nos prières » (page 19) dont nous parlent la Bible et les religions révélées et, d'autre part, le dieu et la religion tels qu'Einstein et bien d'autres -- notamment des scientifiques -- les ont conçus. La religion einsteinienne n'est rien d'autre qu'une sorte de « sentiment océanique de la vie » très intellectualisé, que le sentiment d'une « infinie admiration pour la structure du monde telle que notre science nous la révèle » (page 15) et n'a rien à voir avec le théisme des religions. Cette distinction est importante, notamment parce que bien des prosélytes entretiennent à ce sujet une trompeuse confusion qui laisse entendre qu'Einstein croyait en dieu et était finalement un homme religieux au sens usuel du terme. L'entretien délibéré de cette confusion, nous dit l'auteur, « est un acte de haute trahison intellectuelle » (page 19) : il faut lui donner raison sur ce point capital.

Dawkins réunit donc de nombreuses citations qui ne laissent aucun doute sur le fait qu'Einstein, comme tant d'autres scientifiques ou philosophes, utilisait le mot dieu en un sens métaphorique et que sa religion et son dieu (qui ne joue pas aux dés !) n'ont rien à voir avec les religions révélées et la religion telles qu'on les entend habituellement. La distinction entre religion einsteinienne et religion surnaturelle étant établie, Dawkins précise que son livre ne s'intéressera qu'à celles qui relèvent de cette dernière catégorie.

Pour clore ce chapitre, il aborde la question du traitement préférentiel dont bénéficient les religions dans nos sociétés, entre autres dans nos politiques publiques. Il suffit, semble-t-il, qu'une pratique ou une croyance reçoive ou se donne le label « religion » pour qu'on adopte à son endroit des comportements empreints de révérence et de respect qu'on ne se sentirait pas tenus d'avoir si elles étaient privées de ce label. Dawkins donne de nombreux exemples de ces inexplicables doubles standard. En voici un. « La religion reste la manière la plus facile d'obtenir le statut d'objecteur de conscience en temps de guerre. Vous aurez beau être un brillant éthicien ayant rédigé une thèse doctorale primée pour exposer les maux que cause la guerre, le comité qui examinera votre requête pour être reconnu comme objecteur de conscience vous fera passer un mauvais quart d'heure. Mais si vous dites simplement qu'un de vos deux parents (ou les deux) est quaker, vous passerez comme du beurre à la poêle, même si vous avez du mal à vous exprimer et ne connaissez rien du pacifisme ou même du quakerisme. » (page 21)

Dawkins annonce ensuite ses couleurs. Il ne s'agit pas pour lui d'offenser ou de blesser sans raison qui que ce soit ; mais il n'accorde pas plus de respect aux croyances religieuses qu'il n'en accorderait à quelque autre opinion.

Ce premier chapitre se conclut sur ce mot savoureux de H.L. Mencken : « Nous devons respecter la religion de notre voisin, mais au même titre et dans la même mesure où nous devons respecter sa conviction que son épouse est fort belle et ses enfants brillants. » (page 27)
Contre le théisme

Les trois chapitres suivants (The God hypothesis -- L'hypothèse de dieu ; Arguments for god's existence -- Les arguments en faveur de l'existence de dieu ; Why there almost certainly is no god -- Pourquoi, presque certainement, il n'y a pas de dieu) lancent une charge en règle contre le théisme.

En ces pages qui n'auraient pas déplu à Prévert, on trouvera d'abord cette mémorable définition du dieu de l'Ancien Testament, « un des plus déplaisants personnages de toute la littérature de fiction, jaloux et fier de l'être, c'est une brute misogyne, homophobe, raciste, infanticide, génocidaire, nuisible, mégalomaniaque, sadomasochiste, capricieuse et malveillante. » (page 31)

Dawkins définit ensuite l'hypothèse de l'existence de dieu comme celle selon laquelle « il existe une intelligence surhumaine et surnaturelle qui a délibérément conçu et créé l'univers et tout ce qui s'y trouve, y compris nous » (page 31). Puis, il précise que son objectif sera de défendre l'hypothèse concurrente : « [...] toute intelligence créatrice, d'une complexité suffisante pour concevoir qui que ce soit, ne peut exister qu'au terme d'un long processus d'évolution graduelle. » (ibidem)

Résolument non-sectaire Dawkins s'en prend à toutes les versions de l'hypothèse-dieu. « Je n'attaque pas une version particulière de dieu ou des dieux, écrit-il. J'attaque dieu, tous les dieux, tout et n'importe quoi de surnaturel, quel qu'il soit et où qu'il soit, qu'il ait été mis de l'avant hier ou le sera demain » (page 36). Il passe donc en revue le polythéisme et le monothéisme avant d'aborder le déisme présumé des Pères fondateurs de la République américaine et de consacrer des pages fortes et riches d'idées nouvelles à la « pauvreté de l'agnosticisme ».

Il montre ici que s'il est légitime de suspendre son jugement dans tous ces cas où les faits et les arguments disponibles ne sont pas concluants, ce n'est pas le cas à propos de l'hypothèse-dieu. Son argumentation repose sur une distinction conceptuelle entre d'une part un agnosticisme provisoire, raisonnable, portant sur des propositions pour le moment indécidables mais que des faits et des arguments nouveaux pourraient permettre de trancher et, d'autre part, un agnosticisme permanent et de principe, portant cette fois sur des propositions que rien ni aucun fait ne pourrait jamais permettre de trancher.

On aura compris que Dawkins soutient que l'hypothèse- dieu relève de la première catégorie, qu'elle peut raisonnablement être tenue pour tranchée et que les agnostiques commettent l'erreur de la situer dans la deuxième catégorie. Cela a pour conséquence, sur le plan rhétorique, de demander aux incroyants de justifier leur incroyance, plutôt qu'aux croyants leur croyance : ce profond déplacement de nos discussions sur l'hypothèse-dieu est lourd de conséquences.

La métaphore de la théière, qu'il reprend à Bertrand Russell, est à ce sujet fort éclairante. Soit l'hypothèse d'une minuscule théière orbitant autour du soleil et invisible à nos meilleurs télescopes. Sa négation est peut-être logiquement impossible à démontrer, mais personne ne se dirait à ce propos « agnosticothéiéristique » et tout le monde se dira athéirériste. Sauf, bien sûr, s'il s'agit d'une théière dont parlent d'anciens livres, dont l'existence est rappelée en de solennelles cérémonies tenues tous les dimanches, déclarée sacrée, enseignée aux enfants dès le plus jeune âge, et ainsi de suite...

Dawkins aborde notamment ensuite l'hypothèse d'un Non Overlapping Magisteria (ou NOMA, due au regretté Stephen Jay Gould) et les expériences de prières présumées guérisseuses.

Le chapitre suivant est consacré aux prétendues « preuves » de l'existence de dieu, abordées une à une. Celles proposées par Thomas d'Aquin, d'abord ; puis l'argument ontologique et ses dérivés ; l'argument par la beauté du monde ; celui faisant appel à l'expérience personnelle ; l'invocation des Écritures ou des savants éminents ; le pari de Pascal. On le sait : les réfutations de tous ces arguments sont bien connues et au total, ce chapitre, bien que nécessaire dans un tel ouvrage, contient moins de matériel nouveau que les autres. Les pages dont le contenu apparaîtra sans doute moins connu à bien des lecteurs sont probablement les dernières du chapitre (pages 105-109), consacrées à un récent argument utilisant le théorème de probabilités conditionnelles de Bayes et mis de l'avant par Stephen Unwin.

Le dernier chapitre de cette section du livre explique pourquoi, presque certainement, il n'y a pas de dieu. C'est sans doute le chapitre le plus important, le plus riche et le plus complexe du livre. Dawkins, utilisant les ressources du darwinisme, retourne en fait ici contre ceux qui l'avancent en faveur de l'existence de dieu l'argument de l'hypercomplexité et partant, de l'improbabilité de la vie. Voici une paraphrase (d'une partie) de l'argument présenté par Dawkins.

Un immense et séculaire défi à l'intelligence humaine a été de rendre compte et d'expliquer l'apparition complexe et improbable de ce qui semble avoir été conçu.

Une réponse spontanée est d'invoquer un concepteur -- un horloger pour la montre -- et de poursuivre selon cette logique pour une aile, un oeil, une araignée, un être humain.

Mais c'est une erreur puisqu'il nous faut en ce cas rendre compte du concepteur : devant le problème de rendre compte d'une improbabilité statistique, n'allons pas, pour le résoudre, postuler du plus improbable encore! Il nous faut quelque mécanisme permettant de passer graduellement et de manière plausible de la simplicité à la complexité.

L'évolutionnisme darwinien est le plus ingénieux et puissant de ces mécanismes.[...]

Si cet argument est valable, dit Dawkins, alors la prémisse de l'hypothèse-dieu est indéfendable et dieu, presque (logique oblige) certainement, n'existe pas. En ce cas, la discussion doit donc à présent se porter sur la religion elle-même, en en particulier sur ses sources, sa nature, ses fonctions, ses éventuels mérites, sa prévalence dans l'espace et le temps ainsi que sur l'attitude rationnelle à adopter face à elle. C'est précisément ce vers quoi se tourne Dawkins dans la suite de son ouvrage.
Aux sources de la religion

« La vérité, en matière de religion, est tout simplement l'opinion qui a survécu. »

Oscar Wilde (cité par Dawkins, page 191)

Le cinquième chapitre porte sur les sources de la religion (The roots of religion). Une des questions centrales de ce chapitre est celle-ci : si la religion est quelque chose d'irrationnel et qui conduit à adopter des pratiques et des croyances délirantes et ruineuses pour les adeptes, comment expliquer sa large prévalence ? Ne faudrait-il pas penser que la sélection naturelle aurait dû, en toute logique, éliminer ces croyances ?

L'hypothèse de Dawkins, qui s'inspire entre autres ici des travaux du philosophe Daniel C. Dennett et de la psychologie évolutionniste, est essentiellement que les croyances religieuses sont un sous-produit de facultés qui ont évolué pour d'autres raisons, utiles celles- là, bien entendu. Les cerveaux des enfants, fait-il remarquer, sont programmés pour croire ce que leur disent leurs parents en particulier et les adultes en général. Cela leur permet d'accéder à un vaste répertoire d'informations utiles voire indispensables et d'y accéder sans avoir à eux-mêmes faire l'expérience de ce qu'ils apprennent. Inutile, donc, de se lancer du haut de la falaise pour découvrir qu'il ne faut pas le faire. Il y a un avantage évolutif évident à cela. Mais ce système a son revers, qui est qu'il peut favoriser la transmission d'informations qui n'ont d'autre vertu que d'appartenir à une certaine tradition. On aura compris que c'est selon Dawkins le cas des croyances religieuses. Dans ce chapitre, Dawkins a également recours, en des pages lumineuses, à la notion de mème dont on se souviendra qu'il est le créateur.

Le chapitre se ferme sur l'habile évocation de ces « cargo cults », qui sont comme on sait des cultes voués aux avions dans le Pacifique (en Mélanésie et Nouvelle-Guinée) donnés comme paradigme de la croyance religieuse, de sa naissance et de sa propagation.
Sur la moralité

« La religion est une insulte à la dignité humaine. Avec ou sans elle, on aurait de bonnes personnes se comportant bien et de mauvaises personnes se comportant mal. Mais la religion est nécessaire pour que de bonnes personnes se comportent mal. »

Steven Weinberg (cité par R. Dawkins, p. 249)

Les trois chapitres suivants se penchent d'abord sur la moralité et ses sources (The roots of morality : why are we good ?), puis sur le « livre saint » et les transformations de la moralité (The 'good' book and the changing moral Zeitgeist) avant de mettre en évidence ce qui est malsain dans la religion. (What is wrong with religion ? Why be so hostile ?).

Dawkins montre d'abord, avec une palpable délectation, que la conviction souvent réaffirmée des personnes croyantes que la moralité serait impossible sans dieu n'est non seulement jamais démontrée mais s'exprime souvent d'une manière bien peu morale et terriblement haineuse envers qui ne partage pas leur foi.

Toutefois, la partie la plus éclairante de ce chapitre est sans doute celle où Dawkins, dissipant équivoques et mécompréhensions entourant la notion de gène égoïste, montre la fécondité et la force de l'hypothèse de l'origine darwinienne de la moralité en invoquant d'une part un altruisme s'appliquant à nos proches (kin altruism), d'autre part un altruisme réciproque, familier à ceux qui connaissent les travaux de Robert Trivers et de Robert Axelrod. Il leur adjoint de stimulantes réflexions sur la notion de réputation (pages 218 et suivantes) envisagée d'un point de vue biologique.

Dawkins rappelle ensuite des travaux expérimentaux portant sur la moralité, travaux intéressants que je ne connaissais pas et qui ont été menés par le biologiste Marc Hauser, selon lesquels il n'y aurait aucune différence statistiquement significative entre athées et croyants dans les jugements moraux. Ce qui, rappelle Dawkins, est compatible avec l'idée que la religion n'est pas nécessaire pour agir moralement. On trouvera en outre dans ce chapitre une amusante référence à une grève des policiers de Montréal, en octobre 1969, qui montre, a contrario, que la religion n'est pas garante d'un agir moral.

Le chapitre 7 est essentiellement un attristant catalogue de pratique immorales tolérées ou prônées dans les Saintes Écritures (Ancien mais aussi Nouveau Testament) qui rappelle à quel point il est heureux -- et la remarque vaut aussi pour les croyants -- qu'on n'y cherche pas des règles d'action à suivre rigoureusement. Un passage de ce chapitre (pages 244 et suivantes) mérite d'être rapporté avec quelques détails et en donnera la tonalité. Le psychologue George Tamarin a présenté à plus d'un millier d'enfants israéliens âgés entre 8 et 14 ans l'histoire de la destruction de Jéricho telle qu'elle est contée dans le livre de Josué. On leur posa une seule question : « Pensez-vous que Josué et les Israélites ont agi correctement ou non ? » Trois réponses étaient proposées : A : J'approuve totalement ; B : j'approuve partiellement ; et C : Je désapprouve totalement. 66% des enfants optèrent pour A, 26 % pour C et un maigre 8 % pour B. Les justifications données pour A étaient, unanimement, religieuses.

Tamarin fit ensuite une malicieuse expérience de contrôle, donnant à 168 enfants israéliens le même texte où il s'était contenté de remplacer Josué par « Le Général Lin » et Israël par « le royaume de Chine, il y a 300 ans ». 7% des enfants approuvèrent le comportement du Général et 75 % le désapprouvèrent.

Étant bien conscient que la présente recension court le risque imminent de souffrir de gigantisme, je me limiterai à dire que le huitième chapitre (What is wrong with religion ? Why be so hostile ?) souligne les méfaits du fondamentalisme, montre son rôle dans la perpétuation de nombreux conflits politiques et, surtout, rappelle comment même les versions plus modérées de la « foi » contribuent à la création d'un milieu favorable à l'expression du fanatisme religieux.
Religion et maltraitance d'enfants

Le neuvième et avant-dernier chapitre porte sur l'enfance, les torts que la religion lui fait subir et les difficultés qu'ont à s'en libérer les adultes qu'on a endoctrinés durant cet âge de la vie (Childhood, abuse and the escape from religion). C'est à mon avis un des plus percutants et importants chapitres de ce livre ; il y a fort à parier que ce sera aussi un des plus controversés.

N'est-il pas inconcevable, demande Dawkins, que l'on désigne des enfants d'un nom qui est celui de la religion de leurs parents -- en parlant par exemple d'un petit musulman, d'un petit catholique et ainsi de suite ? Imaginerait-on pouvoir désigner les enfants comme étant des petits libéraux, des petits péquistes, des petits adéquistes ? De telles étiquettes sont pourtant utilisées, communes, admises dès lors que c'est de religion qu'il est question -- alors qu'on ne devrait décemment parler que d'enfants nés de parents catholiques, musulmans, etc. Ces étiquettes servent à isoler les enfants les uns des autres et surtout, dans les cas les plus extrêmes, à ériger autour d'eux un mur derrière lequel ils sont sans retenue endoctrinés, malheureuses victimes du hasard qui les a fait naître au sein d'une tradition religieuse. Comment qualifier par ailleurs, si ce n'est de maltraitance religieuse d'enfants, une éducation qui leur parle, inlassablement, d'enfer, de damnation éternelle, de dépravation ? Dawkins est particulièrement touchant quand il aborde ces graves questions.

Le chapitre s'ouvre (pages 311-315) sur l'histoire d'Edgardo Mortara, un enfant juif qui a vécu en Italie au XIXe siècle. Le petit Edgardo ayant été baptisé en secret par la nurse (catholique) de la famille, l'Église, par l'intermédiaire des gardes pontificaux, viendra s'emparer de l'enfant, l'enlevant à ses parents qui ne le reverront jamais : un enfant baptisé ne pouvait en effet être élevé par des Juifs! L'histoire de cet enfant, hélas, n'est en rien exceptionnelle et s'est répétée un grand nombre de fois à cette époque. Elle met en évidence certains des thèmes que Dawkins va traiter dans les pages qui suivent. Par exemple, comment admettre qu'il suffit qu'une personne quelconque, n'importe qui, asperge d'un peu d'eau un enfant qui n'a aucune conscience de la véritable signification de ce geste pour qu'un rite ayant de si lourdes conséquences pour lui soit tenu pour avoir été légitimement accompli? Par ailleurs, depuis les prêtres, jusqu'au Pape en passant par les cardinaux, tout ce beau monde était persuadé d'agir pour le bien de l'enfant puisqu'ils assuraient son salut en l'introduisant dans la vraie religion : mais, mortelle blessure, ils le séparaient pour cela de ses parents. Quant à ces parents, les méfaits de la croyance religieuse se mesurent en constatant qu'il leur aurait suffi de consentir à être aspergés d'un peu d'eau pour revoir leur enfant : ce qu'ils n'ont pas fait.

L'idée qu'on peut faire changer de religion un enfant ignorant et qui ne comprend rien à ces choses par un simple rite comme celui-là est absurde, conclut Dawkins ; mais elle ne l'est pas plus que l'idée, préalable, qu'un enfant puisse appartenir à une religion en particulier. C'est donc à elle que Dawkins s'en prend.
Persistance de la religion et promotion de l'athéisme

Le dixième et dernier chapitre est intitulé A much needed gap (Une indispensable brèche). Dawkins y distingue quatre fonctions accomplies par la religion : explication ; exhortation ; consolation et inspiration. Son livre montre bien à quel point, aujourd'hui encore plus qu'hier compte tenu de l'avènement de la science, la première de ces fonctions est accomplie de manière très insatisfaisante par la religion. On a également, après la lecture du livre de Dawkins, toutes les raisons de convenir d'une part que la religion accomplit un bien mauvais travail en matière d'exhortation à la moralité, d'autre part que les perspectives ouvertes par la science contemporaine (essentiellement la biologie) pour expliquer l'origine de la moralité (et, donc, également, à tout le moins en partie, celle de la religion) sont fort prometteuses.

Mais, tout en convenant de tout cela, il nous faut admettre que bien des gens cherchent et trouvent, dans la religion, de la consolation et de l'inspiration. Dawkins aborde directement ces thèmes. Son argumentation, pour l'essentiel, est ici encore de soutenir que ces mêmes fonctions pourraient être accomplies par d'autres moyens.

Toutefois, il n'est sans doute pas raisonnable de penser que d'ici peu la plupart des gens tireront, comme Dawkins, consolation et inspiration de la contemplation de la nature. Et nonobstant ces belles pages qu'il consacre aux perspectives d'émerveillement qu'ouvrent les découvertes de la science contemporaine, il y a fort à parier qu'elles pèsent pour la plupart des gens de bien peu de poids face aux promesses de la religion. C'est une des faiblesses de ce livre. L'autre, plus grave encore, est une évacuation du politique et de la problématique de l'aménagement de l'espace public dans une société pluraliste.

En attendant, comment se délester de la religion ? Dawkins propose essentiellement deux voies. La première consisterait à repenser l'éducation des enfants et les modalités de transmission de la tradition religieuse. La deuxième concerne l'organisation des athées en mouvements et le développement de leur activisme. On ne peut que souscrire aux deux volets de ce programme, même si leur formulation plus explicite ne pourra éviter d'en venir à confronter les questions politiques que le livre occulte.

DAWKINS, Richard, The God Delusion, Houghton Mifflin, New York, 2006, 416 pages.

mardi, mai 06, 2008

9 ème MARCHÉ DE LA POÉSIE DE MONTRÉAL

En compagnie de la poète Hélène Dorion, j'ai le bonheur d'être invité d'honneur du 9 ème Marché de la poésie de Montréal.

On trouvera ici les informations concernant cet événement.

J'y lirai notamment des extraits de mon anthologie: Sève et sang et de ma traduction (la première en français) d'un recueil d'aphorismes de R. Tagore intitulé Stray Birds (Les oiseaux de passage). le livre, pubié par les Éditions du Noroît sort incessamment.


Au plaisir de vous croiser lors de cet événement qui promet.

ENTRETIEN SUR FREDERICK DOUGLASS

Il se trouve ici.

dimanche, mai 04, 2008

INTRODUCTION à L'ÉTHIQUE - 1


1- Qu’est-ce que l’éthique ? Est-elle possible ?



[Je commence une série de textes qui composeront une modeste introduction à l’éthique destinée au grand public. Je compte en tirer un petit ouvrage et j’apprécie énormément de pouvoir le présenter au lectorat de ce blogue. Tous vos commentaires et toutes vos suggestions sont donc les bienvenus. Vous pouvez me les transmettre à : baillargeon.normand@uqam.ca.]


Trois questions préalables se posent, auxquelles je vais d’abord répondre. Ce sont : Qu’est-ce que l’éthique? Pourquoi l’étudier? Comment sera organisée cette série de textes?

Qu’est-ce que l’éthique?

L’éthique est la branche de la philosophie qui s’occupe de la morale et qui essaie donc de répondre, de manière argumentée, à une question que Socrate formulait ainsi : «Comment devons-nous vivre?»: Comme il le dit dans le même passage, ce n’est pas là une mince affaire. Ce qui est en jeu, ici, c’est la question de déterminer comment il convient d’agir et donc ce qui constitue une vie bonne.

À partir de là, il devient difficile d’être plus précis, pour la simple raison que toute définition de l’éthique inclut certaines présomptions (notamment sur ce que sont les êtres humains et sur ce qui constitue une vie bonne) et qu’il n’y a pas d’unanimité sur ce sujet.

On pourra commodément distinguer deux branches à l’éthique : l’éthique théorique et l’éthique appliquée. Ceux et celles qui étudient l’éthique théorique s’intéressent à la question de la nature et de la possibilité de l’éthique et, du moins pour ceux qui croient l’entreprise possible, proposent des principes et des théories permettant de répondre de manière argumentée et cohérente à la question de savoir comment nous devrions vivre. Diverses écoles concurrentes existent ici, comme on s’en doute : mais, on va le voir, elles ne sont pas très nombreuses.

L’éthique appliquée, comme son nom l’indique, applique ces principes à l’examen de questions et problèmes pratiques. On imaginera sans mal une infinité de cas concrets où des questions éthiques se posent dans nos vies, non seulement au niveau individuel mais au niveau collectif — ce qui fait que l’éthique est intimement liée au politique. Voici, en vrac, des exemples de questions et de problèmes abordés en éthique appliquée : on notera qu’ils se posent dans tout le spectre des activités humaines, depuis la médecine jusqu’à l’éducation en passant par l’économie, le politique et ainsi de suite.

Le suicide est-il défendable? L’euthanasie? L’avortement? Les dons d’organes, dans tel ou tel cas concret? Le clonage? Le clonage humain? La peine de mort? Les animaux ont-ils des droits? Lesquels et pourquoi? Sur quel principe de justice convient-il de répartir divers types de biens sociaux? La pratique de la discrimination positive dans l’embauche ou dans l’admission à l’université est-elle acceptable? Le salariat est-il moralement acceptable? Quelle place faire aux droits de propriété dans une société saine? La redistribution de la richesse par l’État est–elle morale? Les entreprises peuvent-elles avoir des droits? Quelles responsabilités avons-nous quant à la faim et à la pauvreté dans le monde? Avons-nous des devoirs face aux générations futures? La censure — de la pornographie par exemple — est-elle justifiée? Une guerre peut-elle être juste?

Le sujet, on le devine, est passionnant et incontournable. Mais il faut aussi admettre, avec humilité, que nous n’en savons que peu de choses en ces matières et même que notre ignorance est si grande qu’il se pourrait que sur ce sujet — contrairement à la physique, à la biologie et à tant d’autres, où nous avons fait de considérables progrès — nous n’en sachions guère plus aujourd’hui qu’Aristote il y a quelque deux millénaires et demi.

Pourquoi l’étudier?

Les raisons d’étudier l’éthique sont nombreuses. Outre le plaisir de comprendre des questions complexes et de chercher à percer des mystères profonds et intrigants, étudier l’éthique peut nous aider à réfléchir à des questions personnelles, sociales et politiques importantes et en certains cas vitales; peut encore nous aider à mieux comprendre certaines des options qui s’offrent à nous et certains des choix que font nos sociétés et nos institutions; peut finalement nous aider à mieux définir nos propres choix et nos propres options. Au total, étudier l’éthique permet d’avoir une vision plus claire de nombreux enjeux personnels, sociaux et politiques et devrait être un passage obligé pour tout le monde.

Comment sera organisée cette série de textes?

Je vais essayer, lorsque ce sera possible et pertinent, de donner des exemples d’application des théories éthiques; mais je vais centrer cette série sur l’éthique théorique.

Je commencerai par traiter, ici même, de trois positions qui, si elles étaient admises, rendraient extrêmement problématique voire impossible de produire la réflexion systématique et rationnelle que l’éthique ambitionne de mettre de l’avant. Ce sont : le relativisme moral; l’idée de donner un fondement religieux à la moralité; l’égoïsme moral.

Le texte suivant, dans un prochain numéro, sera consacré à l’exposé, puis à l’examen critique des trois grandes positions éthiques traditionnelles que l’on distingue généralement, à savoir : la position utilitariste, qui a tout particulièrement été exposée et défendue par Jeremy Bentham (1748-1832) et John Stuart Mill (1806-1873); la position déontologique, qui a exemplairement été présentée et défendue par Emmanuel Kant (1724-1804); enfin, la position arététique — c’est le mot qui désigne les morales de la vertu dont Aristote, dès l’Antiquité, a donné la première (et magistrale) formulation.

On assiste aujourd’hui à divers efforts pour aller au-delà de ces trois avenues ouvertes par la philosophie classique. Le texte suivant en examinera deux. La première est celle proposée par les féministes qui défendent typiquement une morale dite de la sollicitude; la deuxième regroupe ces diverses avenues désormais empruntées notamment par la sociobiologie et la psychologie évolutionniste pour «biologiser» l’éthique.

Certains des problèmes qu’aborde l’éthique, on l’a vu, se situent au croisement de l’éthique et du politique. Le texte qui suivra expose et analyse trois positions actuellement fort influentes qui ont émergé à cette jonction, soit celle de la justice comme équité proposée par John Rawls (1921-2002), le point de vue libertarien, qu’a défendu Robert Nozick (1938-2002) et le point de vue communautariste qu’a notamment exposé et défendu Charles Taylor (1931).

Le prochain texte sera consacré à quelques exemples d’études en éthique appliqué : l’avortement, l’euthanasie et le traitement des animaux comptent parmi les sujets que j’aborderai alors. La série se termine par un survol de théories et problèmes particulièrement notables de la méta-éthique, c’est à dire de la réflexion qui prend l’éthique elle-même pour objet afin de s’interroger sur sa nature, sur le sens des concepts qu’on y trouve et ainsi de suite.

Je commence, comme je l’ai dit, par examiner trois positions qui sont souvent exprimées et qui, si elles s’avéraient tenables, interdiraient, limiteraient fortement ou du moins rendraient impératif de transformer radicalement le projet d’élaborer une éthique. Ces trois positions sont le relativisme éthique; celle qui consiste à faire dépendre l’éthique de la religion; l’égoïsme.

Je les prendrai tour à tour.

Le relativisme éthique


Ce qui est moral varie d’une société à l’autre et la morale n’est qu’un nom commode pour désigner des comportements socialement acceptés.
Ruth Benedict, anthropologue

L’éthique, on l’a vu, est un effort pour chercher à répondre rationnellement aux questions et problèmes que nous pose la conduite de nos vies.

Mais se pourrait-il que cette entreprise elle-même n’ait aucune chance de succès et qu’on perde notre temps en s’y attachant? Plus précisément : se pourrait-il qu’il n’y ait pas, en éthique, de critères, de normes, de valeurs qu’on pourrait défendre rationnellement parce qu’ils seraient en quelque sens de ces mots objectifs ou universels?

C’est précisément ce que suggère le relativisme éthique, une doctrine très répandue et qui mérite un examen attentif.

De la «reine du monde» au relativisme éthique

Au point de départ, cette position fera remarquer la grande variété des codes éthiques d’une époque, d’une culture, d’une société à l’autre.

Par exemple, certaines sociétés ont permis et encouragé la polygamie, tandis que d’autres l’ont jugée inacceptable et l’ont interdite; certaines sociétés ont permis et encouragé l’infanticide, que d’autres ont jugé inacceptable et interdit; certaines sociétés ont recommandé de manger les parents décédés, d’autres de les enterrer; l’esclavage était acceptable à certains peuples, mais nous ne l’acceptons plus.

On pourrait continuer indéfiniment ce petit jeu et c’est peut-être justement le fondateur de l’histoire en Occident, Hérodote, qui l’a joué le premier. Il concluait en citant le poète Pindare selon qui la coutume est « un roi qui gouverne tout ».

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«Le roi qui gouverne tout»

Si l'on proposait en effet à tous les hommes de faire un choix parmi les meilleures lois qui s'observent dans les divers pays, il est certain que, après un examen réfléchi, chacun se déterminerait pour celles de sa patrie : tant il est vrai que tout homme est persuadé qu'il n'en est point de plus belles. Il n'y a donc nulle apparence que tout autre qu'un insensé et un furieux en fit un sujet de dérision.
Que tous les hommes soient dans ces sentiments touchant leurs lois et leurs usages, c'est une vérité qu'on peut confirmer par plusieurs exemples, et entre autres par celui-ci : Un jour Darius, ayant appelé près de lui des Grecs soumis à sa domination, leur demanda pour quelle somme ils pourraient se résoudre à se nourrir des corps morts de leurs pères. Tous répondirent qu'ils ne le feraient jamais, quelque argent qu'on pût leur donner. Il fit venir ensuite les Calaties, peuples des Indes, qui mangent leurs pères ; il leur demanda en présence des Grecs, à qui un interprète expliquait tout ce qui se disait de part et d'autre, quelle somme d'argent pourrait les engager à brûler leurs pères après leur mort. Les Indiens, se récriant à cette question, le prièrent de ne leur pas tenir un langage si odieux : tant la coutume a de force. Aussi rien ne me paraît plus vrai que ce mot que l'on trouve dans les poésies de Pindare : La loi est un roi qui gouverne tout.

Hérodote, Histoires, Livre III : Thalie, section XXXVIII.
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Remarquer la diversité des codes éthiques, c’est faire un constat — historique ou ethnologique — que personne ne contestera. Mais attention : en rester là, ce n’est pas encore être arrivé au relativisme éthique. Ce que ce dernier avance, en se fondant sur l’observation de la diversité des codes, c’est une thèse à propos de l’éthique.

Cette thèse comprend typiquement deux idées qu’on peut formuler comme ceci :

1. Il n’existe pas de normes ou de vérités universelles en éthique et toutes les normes éthiques sont arbitraires et relatives aux sociétés où elles sont présentes.

2. Puisque le code éthique de notre société n’est qu’un code parmi d’autres, sans privilège d’aucune sorte, on en devrait ni juger les normes et les pratiques d’une autre société, ni tenter de lui imposer les nôtres.

Ces deux propositions sont logiquement distinctes, mais les partisans du relativisme éthique soutiennent typiquement les deux. Que faut-il en penser? Comme on va le voir, cette position résiste mal à un examen sérieux.

De graves problèmes


La première chose à noter, c’est que bien qu’il soit très séduisant, le raisonnement qui passe de l’observation de la diversité de codes moraux à l’inexistence de normes ou vérités universelles en éthique est invalide — la conclusion ne découle pas des prémisses.

Pour le comprendre, pensez à la diversité des positions qui ont été (ou sont encore) défendues sur, disons, la forme de la Terre, sa situation dans l’espace, son éventuel mouvement : on ne pourrait en conclure qu’il n’y a pas de vérité en la matière. (Notez bien qu’il se pourrait qu’il n’y ait pas vérité en éthique : ce que je fais remarquer ici, c’est qu’on ne peut pas le conclure à partir du constat de la diversité des codes.)

Une deuxième difficulté du relativisme est de rendre impossible tout désaccord en éthique. Par exemple, si on le prend au sérieux, on ne pourra pas s’opposer à la politique nazie d’extermination des Juifs puisque cette pratique était morale du point de vue de leur code social.

On sera ici tenté de remarquer qu’il y avait pourtant des gens, en Allemagne, en 1936, qui s’opposaient à la politique nazie. Justement : la notion de société qu’invoquent les relativistes est floue et ne permet pas de rendre compte de désaccords et conflits éthiques, y compris au sein d’une même société où ils surgissent pourtant. Pire : individuellement, nous appartenons à plusieurs sous-groupes de notre société, dont les codes d’éthique sont parfois, sur certains points, en opposition. Que doit penser Lucie qui se demande si elle doit avorter, elle qui est à la fois catholique et citoyenne canadienne? En quoi le relativisme moral peut-il l’aider?

Pour finir, on pourra remarquer que la diversité des codes dont les relativistes partent n’est si grande que si on en reste à la surface des choses. Examinés plus attentivement, les codes éthiques semblent au contraire remarquablement convergents et leurs différences pourraient bien s’expliquer par des contextes différents.


Deux mérites du relativisme éthique


On dira alors que manger ses parents ou les enterrer sont deux manières différentes de leur manifester son respect; que pratiquer l’infanticide dans un contexte de vie très difficile (les Eskimos) est une manière de témoigner son attachement à sa famille. Ce contextualisme, qui n’est pas le relativisme, est ce qu’il y a de juste et à préserver dans la position relativiste. C’est son premier mérite.

Son deuxième est cet appel à la tolérance que lancent souvent les relativistes — c’est la deuxième thèse relativiste énoncée plus haut. Mais ici, il faut mettre un bémol.

J’ai dit que cette idée est logiquement distincte de la première, qui affirme les normes éthiques sont arbitraires et relatives aux sociétés où elles ont présentes. À y regarder plus près, les deux idées sont en fait incompatibles entre elles : en appeler à la tolérance est inconsistant pour une doctrine relativiste, puisque c’est justement faire appel à un jugement moral universaliste.

Malgré tout, et même s’il est bien mal défendu par cette position, l’appel à la tolérance est un des mérites du relativisme éthique. Il nous met en garde contre le dogmatisme, l’impérialisme, l’ethnocentrisme et l’arrogance. Et si quelqu’un voit mal l’intérêt de tout ça, il peut consulter n’importe quelle histoire du colonialisme, n’importe où dans le monde.

On peut conclure de ce qui précède que le relativisme éthique ne devrait pas nous interdire de chercher à répondre rationnellement aux questions et problèmes que nous pose la conduite de nos vies. Mais, on l’a vu, ce n’est pas la seule position qui prétend que l’éthique est impossible. En voici une deuxième.