samedi, juin 28, 2008

EMMA GOLDMAN IS BACK

CRITIQUE DE LIVRE

Louis Cornellier écrit aujourd'hui un billet sur le livre salutaire de Natacha Condo-Dinucci et Jean-Charles Condo dénonçant le livre ésotérique Le Secret, de Rhonda Byrne,véritable phénomène médiatique.

Avec Louis Dubé, des sceptiques du Québec, j'en ai signé la préface.

jeudi, juin 26, 2008

LE SECRET DE LA SITUATION POLITIQUE

[Un superbe texte, plein d'humour et de malice d'Henri Michaux, qu'on peut lire ci-après et entendre ici, interprété par Eric Aubrahn.]

Les Ouménés de Bonada ont pour désagréables voisins les Nippos de Pommédé. Les Nibbonis de Bonnaris s'entendent soit avec les Nippos de Pommédé, soit avec les Rijabons de Carabule pour amorcer une menace contre les Ouménés de Bonnada après naturellement s'être alliés avec les Bitules de Rotrarque ou après avoir momentanément, par engagements secrets, neutralisés les Rijobettes de Billiguettes qui sont situés sur le flanc des Kolvites de Beulet qui couvrent le pays des Ouménés de Bonnada et la partie nord-ouest du turitaire des Nippos de Pommédé au-delà des Prochus d'Osteboule.
La situation naturellement ne se présente pas toujours d'une façon aussi simple: car les Ouménés de Bonnada sont traversés eux-même par quatre courants, ceux des Dohommédés de Bonnada, des Odobommédés de Bonnada, des Orodommédés de Bonnada et enfin des Dovoboddémonédés de Bonnada.
Ces courants d'opinion ne sont pas en fait des bases et se contrecarrent et se subdivisent comme on pense bien, suivant les circonstances, si bien que l'opinion des Dovoboddémonédés de Bonnada n'est qu'une opinion moyenne et l'on ne trouverait sûrement pas dix Dovoboddémonédés qui la partagent, et peut-être pas trois, quoiqu'ils acceptent de s'y tenir pour quelques instants pour la facilité, non certes du gouvernement, mais du recensement des opinions qui se fait trois fois par jour, quoique selon certains ce soit trop peu même pour une simple indication, tandis que, selon d'autres, peut-être utopistes, le recensement de l'opinion du matin et de celle du soir serait pratiquement suffisant.
Il y a aussi des opinions franchement d'opposition, en dehors des Odobommédés. Ce sont celles des Rodobodébommédés, avec lesquels aucun accord n'a jamais pu se faire, sauf naturellement sur le droit à la discussion, dont ils usent plus abondamment que n'importe quelle autre fraction des Ouménés de Bonnada, dont ils usent intarissablement.

mardi, juin 24, 2008

RECENSION ITALIENNE ...

du Piccolo manuale di autodifesa intellettuale parue dans une revue de philosophie en Italie. Ici.

lundi, juin 23, 2008

INTRODUCTION À L'ÉTHIQUE - 5

CRITIQUES ET LIMITES DE LA POSITION UTILITARISTE

Une première difficulté est interne à l’utilitarisme et concerne ce que nous voulons maximiser. Le plaisir, disait Bentham. Mais le plaisir est-il tout ce qui compte et certains états souhaitables ne sont-ils pas supérieurs à d’autres même s’ils contiennent moins de plaisir? On peut prendre une mesure de ces questions en se rappelant une formule célèbre de Bentham, qui assurait que «poetry equals pushpin» — le pushpin était un jeu fort simple joué alors par les gens du peuple. Bentham a-t-il raison? On voit le débat — politique et éducationnel — qui s’ouvre ici. Le seul fait qu’ils procurent du plaisir suffit-il à trancher positivement la question de la valeur de certaines activités? Suffit-il à les rendre également valables? Pour parler concrètement : la dernière rengaine pop vaut-elle Bach?

Le successeur de Bentham, en tout cas, et on l’a évoqué plus haut, ne partageait pas l’avis du fondateur. Pour John Stuart Mill, il y a des hiérarchies qualitatives de plaisir — et il vaut mieux ne pas parler de plaisir, mais de bonheur. Il vaut mieux, dira-t-il, être un homme insatisfait, qu'un porc satisfait, un Socrate insatisfait, qu’un imbécile satisfait. Et selon Mill, la hiérarchie des bonheurs apparaîtra à quiconque aura fait la pleine expérience de tous ceux qu’on veut comparer et ordonner. Écoutez sincèrement Bach, dirait Mill, ainsi que la dernière ritournelle et vous conviendrez, comme tout le monde qui fera cette expérience, que le premier donne plus de bonheur que la deuxième. En bon utilitariste, c’est donc le bonheur, envisagé qualitativement, qu’il faut considérer et maximiser.

Mais même avec ces précisions, la position utilitariste reste fragile. Celle-ci affirme deux choses : que pour juger de la moralité d’une action, on doit tenir compte de ses conséquences et d’elles seules, évaluées en termes de bonheur et de lui seul. Or, on a soutenu que chacune de ces deux positions est erronée : en d’autres termes, que la prise en compte des seules conséquences est une erreur et que la valorisation utilitariste du bonheur est également une erreur.

Voyons d’abord ce qu’on reproche à l’examen des (seules) conséquences. Est-ce simplement possible? Ce n’est pas toujours clair et une première difficulté consiste justement à déterminer ce que sont précisément les conséquences d’une action donnée. En deux secondes de réflexion, chacun trouvera facilement des exemples de gestes qui ont des conséquences inattendues et qu’on ne pouvait prévoir. La petite Mafalda, dans la BD du même nom, pointait vers un argument de ce genre quand elle se demandait (à peu près) où en serait le monde si Karl Marx avait accepté de manger sa soupe. Ce genre d’argument est intéressant puisqu’à l’évidence, faute de pouvoir, avec une certaine assurance, calculer les conséquences probables de la multitude des options qui s’offrent à nous, le point de vue utilitariste devient difficile à maintenir.

Mais il y a plus.

Imaginons que, dans un contexte donné, un acte X conduise à 100 hédons (unités de bonheur), un acte Y le même nombre d’hédons et que la seule chose qui les distingue est que le premier acte suppose que l’on mentira. Selon le point de vue utilitariste, les deux actes auraient la même valeur morale. Ce qui est contre intuitif et invite à penser qu’il y a autre chose que les conséquences à prendre en compte.

Pire encore: il n’est pas difficile d’imaginer des cas où le calcul utilitariste conduit à recommander un acte qui nous semble très fortement immoral. En voici un. Vous êtes dans une ville sur le point d’imploser sous les violences raciales. Or, si vous permettez à la foule de pendre un homme, que vous savez être innocent, tout se calmera et vous éviterez un bain de sang. Le calcul utilitariste recommanderait de faire pendre cet homme.

On n’est pas au bout de nos peines et le précepte utilitariste de ne considérer que le bonheur (c’est-à-dire leur hédonisme) a lui aussi été sévèrement critiqué. En termes simples : on ne semble pas rechercher le bonheur pour lui-même et les choses qui nous rendent heureux (ou malheureux) le font parce qu’on les valorise (ou non) — et pas le contraire.

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L’utilitarisme peut-il survivre à ces critiques? Pour ses défenseurs, la réponse est oui. Une stratégie habile et répandue consiste à le redéfinir. Jusqu’à maintenant, on recommandait de calculer les conséquences d’un acte et de les évaluer. Selon les défenseurs de l’utilitarisme, les problèmes rencontrés viennent justement de ce que l’on applique la maxime utilitariste à un acte à la fois. Ce qu’il faut, c’est l’appliquer à des catégories d’actes. L’utilitarisme ainsi conçu recommande d’agir selon une règle générale qui maximise l’utilité pour la société d’un type d’actes. Pour rescaper l’utilitarisme, dès lors, on abandonnera donc l’utilitarisme de l’acte pour adopter un utilitarisme de la règle.

C’est sous cette forme que l’utilitarisme est le plus souvent défendu de nos jours. Mais il est aussi attaqué par tous ceux qui le jugent indéfendable et qui pensent qu’il faut l’abandonner. Parmi eux, les défenseurs de l’approche déontologique que nous examinerons à présent.

vendredi, juin 20, 2008

QUELQUES OBSERVATIONS SUR LA RECHERCHE EN ÉDUCATION ET SES ACTUELLES CONDITIONS

[La revue L'autre Forum, de l'Université de Montréal, publie un numéro (vol. 12, no 2) sur le thème: La recherche sous infuence. Ce qui suit est ma contribution à ce numéro.]
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Il est ridicule de mettre en premier lieu ce qui vient ensuite et en dernier lieu ce qui vient d’abord. […] Nous qui accordons de la valeur à la connaissance, nous en ridiculisons l’idée en décrétant que chacun devra produire de la recherche écrite pour survivre et que le résultat de cette production s’appellera l’«explosion du savoir».
Jacques Barzun

Notre situation actuelle [en éducation] rappelle ce qui est arrivé à la biologie en U.R.S.S. sous la domination du lysenkisme — qui est d’ailleurs une théorie présentant des similitudes avec le constructivisme. À l’époque de Staline, Lysenko […] causa à la biologie soviétique un grand retard ainsi qu’une famine à grande échelle […]
À la porte de chaque commission scolaire devrait figurer un écriteau sur lequel on lirait : «Souvenons-nous de Lysenko».

E. D. Hirsch, Jr.

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Dans le vaste dispositif d’élaboration des pratiques et de leur justification théorique qui s’est mis en place en éducation au Québec, l’État et les universités sont les deux pôles d’une dynamique qui doit permettre la formation des maîtres, l’élaboration des programmes et, plus généralement, le développement d’une vision de l’éducation. La grande instance de légitimation de tout ce dispositif serait la recherche qui s’y pratique, par quoi il faut essentiellement entendre la recherche subventionnée, à laquelle chacun est invité à se livrer assidûment. Celle-ci a souvent mauvaise presse et cette réputation est à mon sens fondée dans une importante mesure.

La première thèse que je veux soutenir est que la recherche au sens où elle est prônée n’est pas toujours nécessaire ou même souhaitable en éducation; que là où elle est possible, elle est en général extrêmement difficile à réaliser; que là où elle était possible et a été réalisée correctement, elle ne peut, à elle seule, dicter les politiques publiques.

Si les affirmations précédentes sont vraies, on est en présence d’une manière de paradoxe : tout le monde est tenu de faire ce qui n’est ni facile, ni toujours possible ou nécessaire, ni même, en certains cas, souhaitable. Dans ces conditions, on peut se risquer à faire certaines prédictions. En voici trois.

La première est que ce qui se donnera comme de la recherche tendra, au moins en certains cas, à ne l’être qu’en un sens cosmétique et métaphorique du terme; la deuxième, que cette recherche se fera au détriment de (voire sera carrément nuisible à) certains autres aspects de l’étude et de la pratique de l’éducation ainsi que de la formation des maîtres (l’acquisition d’une culture générale, la connaissance de l’histoire et de la philosophie de l’éducation, la maîtrise des certains acquis scientifiques, par exemple); la troisième, que le système qui met en place et perpétue ce dispositif de légitimation doit se comprendre en des termes non pas scientifiques ou épistémologiques, mais bien sociologiques et idéologiques : cela signifie qu’il aura ses lieux de dispensation du pouvoir et de contrôle des capitaux (financiers, mais aussi culturels et symboliques) et tendra à ne tolérer aucune dissidence — cette situation étant extrêmement dangereuse tant pour la vigueur et la liberté de la pensée que pour le contrôle politique qu’elle donne à l’État et à certains groupes sur l’éducation.

Ces trois prédictions me paraissent avérées et décrire assez précisément la situation actuelle de la recherche en éducation au Québec telle que j’ai pu l’observer depuis 20 ans à titre de professeur dans une faculté d’éducation.

Les remarques qui suivent voudraient suggérer que cette conclusion, dont je sais bien qu’elle demeure polémique et minoritaire, mérite d’être prise au sérieux.
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J’ai d’abord dit que la recherche n’est pas toujours nécessaire en éducation.

Cela tient à ce que comprendre l’éducation est pour une part importante un travail d’analyse conceptuelle et exigeant donc la production de définitions conceptuelles. C’est ainsi qu’aucune recherche au monde ne vous dira ce qu’est l’éducation, ce qu’est le savoir ou ce que sont tant d’autres concepts nécessaires pour cerner ce que signifie éduquer — comme intérêt, expérience, découverte, etc.

Considérez par exemple les débats ayant récemment entouré le programme d’histoire réformée du MELS — qui a suscité la colère de bien des observateurs. Au cœur de ces débats se trouve la question de savoir si ce programme endoctrine ou non. Or, justement : on ne peut trancher cette question par une simple recherche empirique et y répondre exige minimalement la production d’une définition conceptuelle de l’endoctrinement.

Ce travail de réflexion est immense et difficile, mais il est indispensable. À mon avis, il est à peu près complètement ignoré dans les facultés d’éducation ou au MELS. Pire : il y est méprisé. Et la pauvreté conceptuelle et la confusion de certains travaux publiés en éducation, je le crains, est un rappel du risque qu’on court à négliger ces devoirs de l’esprit.

J’ai ensuite soutenu que, là où elle est possible, la recherche sur l’éducation est en général extrêmement difficile à réaliser. C’est tout particulièrement vrai de la recherche sur l’enseignement et l’apprentissage. Prenons un exemple trivial. Supposons que vous ayez identifié un problème qui vous intéresse et dont la solution ne saurait être conceptuelle : disons que vous vous passionnez pour la question de savoir quel impact a l’humour du professeur sur les résultats scolaires de ses élèves. Vous vous proposerez donc de réaliser une recherche empirique. Mais pour cela, cette fois encore, vous devrez d’abord produire des définitions des concepts que vous voulez employer : qu’est-ce que l’humour, par exemple, et comment le reconnaîtrez-vous? Puis, vous devrez réaliser votre recherche, idéalement dans des conditions rigoureuses : vous aurez des groupes constitués de manière aléatoire et suffisamment nombreux; vous aurez un groupe expérimental et un groupe témoin; vous vous efforcerez de garder les traitements identiques, à l’exception de l’humour. Et ainsi de suite .

Ces conditions sont très difficiles à satisfaire et ne le sont que très, très rarement dans la recherche réalisée en éducation. En lieu et place, de manière massivement prévalente, on y appelle «recherche» le recours à toutes sortes de théories plus ou moins sérieuses, souvent hautement abstraites et empruntées ici et là aux les sciences sociales ou à la philosophie ou des travaux sur un nombre très limité de sujets. Il en résulte souvent une sorte d’artificialisme théorique parfois assez désolant. Il en résulte aussi ceci que la recherche crédible est ignorée ou méconnue, tandis que celle qui est connue et utilisée par les décideurs n’est pas crédible.

Il y a pire encore: depuis vingt ans environ, le milieu des sciences de l’éducation a massivement adhéré à des thèses postmodernistes à la mode dans certains autres secteurs de la vie académique, à des conceptions franchement irrationalistes voire parfois carrément antirationalistes, hostiles au savoir et à la science.

Ce qui en résulte a été bien décrit dans une importante étude portant sur les recherches publiées en éducation en Grande Bretagne .

L’auteur montre que la recherche en éducation est partisane et biaisée, aussi bien dans la manière dont elle est menée que dans la présentation des résultats et dans ses argumentaires; qu’elle est méthodologiquement inadéquate; il note encore la présence d'un large pan de recherches non empiriques dans lesquelles des thèses controversées sont données comme allant de soi, où des sources secondaires (plutôt que primaires) sont couramment utilisées et qui confinent à l'adulation de grands auteurs à la mode (J.F. Lyotard et Michel Foucault, sont nommés), auteurs dont il est loin d'être évident qu'ils ont quoi que ce soit d'important, de vrai ou de non trivial à nous dire sur l'éducation. Enfin, ces recherches, rappelle-t-il, tendent à ne pas être répliquées de manière à produire un savoir cumulatif et à être conduites en un vacuum, sans être pris en compte par le reste de la communauté scientifique.

Ce portrait me semble globalement exact et correspondre à ce que je constate chez nous depuis des années.

J’ai enfin dit que là où elle est possible et a été réalisée correctement, la recherche ne peut à elle seule dicter les politiques publiques qu’il conviendrait d’aborder. Ceci tient d’abord, bien entendu, au caractère politique et normatif de l’activité d’éduquer : comme on le sait depuis David Hume au moins, des propositions prescriptives ne peuvent être déduites de seules propositions descriptives. Mais il faut aussi noter que le nombre fantastique de variables à prendre en compte rend souvent très problématique la généralisation des résultats. Cela a des répercussions fort importantes. Laissez-moi donner un exemple de ce que je veux dire .

Il existe en éducation une recherche bien connue et méthodologiquement exemplaire appelée STAR (pour : Student/Teacher Achievement Ratio). Réalisée au Tennessee, elle y a établi les effets bénéfiques de la réduction de la taille des groupes sur l’équité et la réussite des élèves. Or, lorsque la Californie, au coût de $5 milliards, a implanté cette politique, les effets escomptés ne se sont pas produits. Pour le dire sommairement, cette désastreuse conséquence tient au fait que la recherche, même méthodologiquement et conceptuellement valide, doit encore, pour être utilisée, être interprétée et évaluée dans le cadre d’une vision, riche et articulée de l’éducation — et donc par des gens qui ont réfléchi à ce que signifie éduquer, qui connaissent les résultats de recherches crédibles déjà menées, qui connaissent la psychologie cognitive et qui ont fait l’effort conceptuel de penser l’éducation.

Ce qui nous ramène à mon premier point, celui de la nécessité d’une connaissance des concepts et des théories de l’éducation pour ses praticiens et pour les décideurs.

Mais cette analyse serait incomplète si elle ne touchait aussi un mot de la manière dont la recherche en éducation s’institutionnalise chez nous, à travers la relation université/État afin de montrer comment elle est transformée dans cette dynamique.

La funeste alliance


Pour ce faire, je ne résiste pas à la tentation de retourner contre les théoriciens constructivistes des sciences de l’éducation les armes qu’ils pointent si facilement sur la science empirique et expérimentale.

Celle-ci, on le sait, est par plusieurs d’entre eux présumée n’être qu’une construction sociale, sans valeur de vérité, ayant usurpé son prestige et dont l’autorité n’a d’autre fondement et d’existence que dans son inscription sociale et les liens qu’elle entretient avec le politique. Si c’est là une conception absolument intenable de la science, c’est toutefois une description tout à fait juste de la genèse et de la nature d’une bonne part du « savoir» produit dans les sciences de l’éducation, en même temps qu’une excellente explication de son influence.

Les professeurs en éducation doivent produire de la recherche, idéalement subventionnée; les fonctionnaires consomment cette recherche, les deux groupes s’alimentant aux fonds publics — les deuxièmes distribuant aux premiers une partie de la manne. Ce copinage est potentiellement fort dangereux, puisqu’il met en cause l’indépendance des chercheurs par rapport au politique et donne à l’alliance ainsi créée un immense pouvoir. Il ne laisse guère d’espace de libre examen qui serait indépendant des intérêts des uns et des autres. Les fonctionnaires du ministère se félicitent de fonder leur décisions sur des travaux universitaires et les légitiment par là, tandis que des universitaires voient dans l’utilisation de leurs travaux dans la prise de décision politique une reconnaissance qui établirait leur valeur. Comme le disait John Updike, il est difficile de faire admettre quelque chose à quelqu’un lorsque le versement de son salaire dépend précisément du fait qu’il ne l’admettra pas. Cette alliance finit par constituer une véritable secte, réduisant au silence toute opposition, monopolisant canaux de diffusion de l’information et distribuant fonds de recherches et capital symbolique.

Tout cela, je le crains, s’est fait et continue de se faire au détriment de la vie de l’esprit et est bien loin de servir et l’université et les enfants du Québec.

La situation me paraît à ce point déplorable que j’ai récemment — et très sérieusement — proposé un moratoire de quelques années sur la recherche (en particulier subventionnée) en éducation, persuadé qu’il serait bénéfique à tout le monde.

La proposition n’a eu aucun écho et je ne m’en suis pas étonné.

Les lecteurs et lectrices des lignes qui précèdent auront compris pourquoi.

lundi, juin 16, 2008

J'ABATS MON JEU

[Le 29 février dernier, j'ai été invité à m'adresser aux militantes et militants de Québec Solidaire réunis en congrès à Montréal sur le thème de l'avenir de la gauche. Voici ce que j'avais alors à dire. Une version de ce texte paraît dans le dernier numéro de la revue À Bâbord.]


Mesdames, Messieurs, et, vous me permettrez de le dire, chers amis,

Je suis très heureux et très honoré d’être parmi vous ce soir.
Quand Françoise David et Amir Kahdir m’ont proposé de venir échanger avec vous sur la gauche et ses défis, j’ai aussitôt accepté avec enthousiasme. D’abord parce que je ne peux rien leur refuser; ensuite parce Françoise elle même nous avait fait, à Jean-Marc Piotte et à moi, le grand bonheur de nous présenter ses idées précisément sur ce sujet dans un collectif intitulé Au bout de l’impasse à gauche; enfin parce que le sujet me semble intéressant et important – c’est d’ailleurs précisément pour cela qu’avec Jean-Marc j’ai voulu lui consacrer un livre.

J’ignore ce qui en est de Piotte, mais en lisant les textes qui composent notre livre, je me suis souvent dit que la question des défis de la gauche est complexe, complexe au point où je me suis trouvé bien chanceux, à titre de coordonateur de l’ouvrage, de ne pas avoir à produire moi-même un texte sur le sujet. Françoise, en m’invitant ce soir, me rend la monnaie de ma pièce. Et me voici embarrassé à mon tour. D’autant que je sais bien que tous et toutes vous réfléchissez beaucoup à ces questions, qui sont de celles qu’on ne peut éviter sitôt qu’on milite.

Mais je veux jouer le jeu et m’exprimer de la manière la plus simple et la plus complète possible; je veux aussi vous parler sur un ton personnel, en ne cachant ni mes convictions, ni mes doutes, ni mes incertitudes. En fait, si je devais donner un titre à ce texte, ce pourrait être : J’abats mon jeu.
Je ne reviendrai plus là-dessus, mais cela doit être dit et l’être en commençant : être de gauche pour moi et pour beaucoup de gens, je pense, c’est d’abord une certaine attitude éthique devant l’état du monde, une réaction, très vive et première, devant des choses comme l’injustice l’inégalité, la souffrance. Devant cela : «Et le silence en moi comme un carreau se brise», comme dit Aragon. Et c’est exactement cela. Il y a quelques semaines, des reportages ont fait état de la situation des enfants pauvres à l’école à Montréal. C’était et c’est absolument intolérable. J’ai hurlé et je le dis sans gêne, j’ai pleuré en lisant ces textes. Ces cris et ces larmes me rappellent que je suis encore vivant.
Mais la gauche c’est aussi la conviction, raisonnable, qu’on peut changer ces choses intolérables, qu’un monde meilleur, parce que sans elles, est possible. Les questions dont je veux parler, ce soir, sont donc: comment s’en tire-t-on dans ce combat; et : comment pourrait-on faire mieux.
En répondant à la première question, je dois dire que je trouve que nous sommes parfois bien sévères envers nous-mêmes, à gauche. Tout se passe comme si on cultivait parfois l’art de transformer une victoire en défaite, ou encore l’art subtil du pessimisme qui consiste à être confiant que tout va aller mal et plus mal encore. Je pose la question comme ceci. De mon vieux professeur Bunge, et parce que c’est commode, j’adopte une vision fonctionnaliste de la société, de toute société. Je vois donc des séries d’institutions qui remplissent des fonctions que je regroupe sous diverses rubriques : par exemple : économie – production, allocation de ressources, consommation; culture – production de sens; politique - dissémination des pouvoirs et prises de décision; parentèle : reproduction biologique, rôles différenciées ou non selon le sexe. Et je dois bien constater que sur bien des plans :
Primo, il existe bien une sensibilité de gauche, suffisamment définie pour qu’on puisse la reconnaître;
Deuxio : elle a fait, en quelques décennies, des progrès immenses et remarquables.
Il serait outrancier de ne pas le reconnaître et ce serait insultant pour nos devancières et devanciers qui ont milité pour obtenir ces gains. Sur les fronts de la lutte au sexisme, au racisme, sur celui d’une certaine sensibilité à l‘environnement, aux animaux, sur d’autres encore, nous avons fait et continuons de faire des progrès considérables; et globalement, ce qui l’a emporté sur tous ces fronts, c’est le point de vue de la gauche.
Certes, et je ne le sais que trop, il reste bien des combats à mener sur chacun de ces plans; mais il faut se rappeler, avec bonheur, ces importantes et grandes victoires. Militer, suggérait récemment Chomsky, c’est un peu come faire de l’alpinisme. On gravit un sommet : c’est une victoire. Mais arrivé là, on aperçoit un nouveau sommet, qu’on ne soupçonnait pas, et que nous devons à présent gravir. Nous nous remettons donc au travail. Mais souvenons-nous qu’on est parvenus à une certaine hauteur; et souvenons nous avec respect de ceux et celles qui nous y ont conduit.
Nous luttons aujourd’hui pour préserver notre système de santé public; c’est un urgent et gravissime combat; mais si on ne le menait pas il y a 50 ans, c’est qu’il n’y avait pas de système de santé public! La guerre en Irak est une abomination, la chose est généralement convenue et nous combattons cette infamie; mais il y a 40 ans, les premiers opposants et opposantes à la Guerre contre le Vietnam vous raconteront qu’ils et elles tenaient leurs rencontres dans des cuisines de maisons privées où deux ou trois personnes les écoutaient aimablement, mais sans trop comprendre de quoi elles parlaient quand elles utilisaient les mots : «Etats-Unis» et «agression» dans la même phrase. Nous avons donc gravi des sommets. Nous voyons aujourd’hui cet autre à gravir qui s’appelle : Mettre un terme à la Guerre en Irak; et nous soupçonnons derrière lui un autre sommet qui s’appelle: Traduire pour crimes de guerre et en invoquant pour cela les lois de Nuremberg G. W. Bush, le sieur Tony Blair et quelques autres.
C’étaient les fleurs. Je ne m’attarderai pas plus longtemps à ce beau bouquet que vous connaissez bien. Vous soupçonnez à présent le pot. Vous avez raison. Je nous en offrirai quatre. Mais avant, je dois vous avouer que je parle avec un certain sentiment d’urgence.
Je me refuse à céder à la panique ou au prophétisme catastrophique; je veux rester calme et rationnel. Mais à mon refus viscéral des injustices et des inégalités qui a fait de moi un militant, s’ajoute désormais la triste et terrifiante perspective que nos institutions tendent en même temps qu’à des guerres intolérables et qui pourraient déboucher sur une catastrophe nucléaire, à des conséquences graves et peut-être irrémédiables sur le plan écologique. Je manque de mots pour exprimer ce sentiment qui m’habite désormais et comme à chaque fois que je manque de mots, je me tourne vers un poète. Ce sentiment d’urgence que je ressens, voici comment l’exprimait le poète Rabindranath Tagore: «Ne voyez-vous pas la laideur mortelle qui éclate partout? Ne voyez-vous pas dans vos villes, dans vos rapports, le même masque monotone qui fait que nulle place n’est laissée à l’expression vivante de l’âme? La mort s’insinue morceau par morceau dans le corps de votre civilisation. La soif du gain ne connaît pas de limite à sa rapacité. Son seul objet est de produire et de consommer. Elle n’a de respect ni pour les êtres humains, ni pour la magnifique nature. Elle est impitoyablement prête, sans une minute d’hésitation, à rejeter la beauté et la vie hors d’elle-même, ou à les changer en argent. La présente civilisation commerciale de l’homme prend beaucoup de temps et d’espace pour tuer le temps et l’espace. Ses mouvements sont violents, son bruit agressif et discordant. Elle porte sa propre condamnation, parce qu’elle foule aux pieds l’humanité sur laquelle elle se tient debout.»
Voici à présent mes pots, c’est-à-dire les quatre directions dans lesquelles la gauche me semble devoir faire mieux si elle veut gravir les sommets qu’il est urgent qu’elle gravisse. En retenant une suggestion de mon ami Michael Albert, qui a, mieux que moi, le sens des métaphores, je vais les associer chacun à un objet. Ce sont :
1. Le porte-voix ou notre problème de communication
2. La longue vue ou notre problème de vision
3. Le pot de colle ou notre problème d’attraction-rétention
4. L’étoile du Nord ou notre manque … d’étoile du nord
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1. Le porte-voix ou notre problème de communication
Une de nos missions centrales consiste à faire connaître des faits, à exposer des données, à corriger des erreurs, des omissions et ainsi de suite : en somme, à communiquer. Je soumets, sans pouvoir faute de temps le développer comme il conviendrait et en portant moi même le chapeau, que notre bilan, ici, pourrait être bien meilleur. Parmi les nombreuses raisons qui l’expliquent, j’en nommerai deux avant de dire ce que je voudrais qu’on fasse pour corriger cette situation.
La première raison m’a intéressé tout particulièrement en tant qu’universitaire et c’est une certaine rupture avec les idéaux de rationalité du Siècle des lumières par une partie de la gauche. J’ai écrit le Petit cours d’autodéfense intellectuelle en partie contre cela et je pense modestement qu’il répondait à une attente.
Mais la principale raison de notre faiblesse au niveau du porte-voix est la deuxième, qui est externe à nous. Les institutions dominantes ont compris depuis longtemps l’importance du contrôle idéologique et des sommes colossales y sont consacrées dans le cadre d’institutions qui y sont spécifiquement dévolues. Je ne vous rappellerai pas ce que vous savez toutes et tous sur la concentration des médias, sur les relations publiques, la publicité et ainsi de suite. Récemment j’ai tenu à faire republier un des textes fondateurs de cette tradition, Propaganda, d’Edward Bernays. C’est une lecture édifiante pour comprendre contre quoi on lutte. On peut diverger d’avis sur l’analyse plus fine du phénomène : mais ignorer son importance centrale serait suicidaire.
Comment, dans ces circonstances, rendre notre porte-voix plus efficace? D’abord en ne renonçant surtout pas à ce que nous avons de plus précieux : la raison, l’argumentation, les faits. Lisons The Lancet, par exemple, prestigieuse revue médicale. Découvrons y des études épidémiologiques crédibles sur les morts de civils en excès en Irak depuis 2003. Montrons comment un tel travail, scientifique, se fait et expliquons pourquoi il est plus crédible que celui de la Maison Blanche qui de toute façon assure ne pas compter les morts. Exposons le mensonge de l’une (50 000 morts) et mettons au grand jour la vérité de l’autre (plus de 650 000, il ya un an). Et ainsi de suite, sur 1000 sujets. Mais cela se fait et, manifestement, ne suffit pas. Parce que l’ennemi est puissant, parce qu’il est difficile de se faire entendre. Je suggère qu’une gauche crédible prendra ce problème très au sérieux et encouragerait du travail militant dans diverses directions pour le corriger : elle pourrait créer un très riche site web d’infos; soutenir la création d’un organisme de surveillance des médias qui interviendrait pour corriger erreurs, omissions, partialités et qui militerait pour faire entendre d’autres voix à la radio, à la télé, etc.; contribuer à créer un organisme de surveillance de firmes de relations publiques; aiderait les publications et médias indépendants. Vous aurez d’autres idées, j’en suis certain. De mon côté, je plaide depuis 15 ans mais sans succès pour la création d’un quotidien de gauche.
Mais je pense m’être fait comprendre sur ce premier chantier et j’en viens donc au deuxième: la longue-vue.
2. La longue vue ou notre problème de vision
Trop souvent, on pourra observer ceci. Demandez à une personne de gauche contre quoi elle est et elle vous donnera une longue liste de maux qu’elle combat, avec raison. Demandez lui ensuite en faveur de quoi elle est et la réponse sera infiniment plus courte et le plus souvent vague à souhait. C’est tout particulièrement le cas dans les deux secteurs où la gauche a été particulièrement pauvre, je pense : l’Économie et le politique.
Nous savons tous et toutes nommer, disons en économie, des maux que nous déplorons; mais qui saurait articuler de manière crédible une vision d’une économie saine, incorporant des valeurs qu’on souhaite implanter et promouvoir? Nous manquons terriblement de tout cela et sur ces deux plans, économie et politique nous devons être plus créatifs, plus innovateurs. Il y a à cet exercice des vertus pédagogiques importantes et nous avons alors quelque chose à proposer non seulement à court et à moyen mais aussi à long terme. Je déplore le peu de travaux en ce sens et le fait que ces types de réflexion n’irriguent pas plus toute l’action de la gauche. Vous le savez peut-être : j’ai de mon côté fait de mon mieux pour faire connaître l’économie participaliste de Michael Albert et Robin Hahnel ainsi qu’un modèle de politique participative de Steve Shalom. Ces deux visions vont dans le sens que je préconise (l’autogestion et la démocratie participative); mais bien d’autres directions restent à développer, explorer, implanter – je pense notamment aux différents modèles de coopératives. Il est urgent de faire ici montre d’audace et une gauche à mon goût alimenterait la réflexion sur tout cela et aiderait aussi à mettre sur pieds diverses expériences, avec, à chaque fois, l’ambition de sortir des cadres convenus. Il faut imaginer des lieus de travail non-hiérarchiques, ne visant pas le profit ou en tout cas pas le profit à tout prix, des manière différentes de produire et de consommer, de prendre des décisions. Ce sont de vastes chantiers et on les a trop négligés. Nous avons gagné de grandes victoires, je l’ai dit; mais sur ces plans, nous sommes faibles. Et en évoquant ces expériences qu’il faut tenter, j’ai déjà commencé à parler de mon troisième thème : le pot de colle.
3. Le pot de colle ou notre problème d’attraction-rétention
Nous tentons de comprendre le monde, dénonçons des injustices qu’on y trouve, en luttant contre diverses institutions, nous alertons nos contemporains, nous leur proposons des manières différentes de fonctionner. Nous voulons être entendus, écoutés : c’est le problème de L’attraction. Et ces gens qui sont venus nous voulons les garder avec nous, pour que le mouvement soit de plus en plus fort et finalement capable d’obtenir les changements qu’il cherche à gagner. C’est le problème du pot de colle. Il est crucial si on veut gagner. Et on ne milite pas pour perdre, mais pour gagner et je veux dire pas seulement pour préserver des gains, mais pour en remporter de nouveaux. Et pour cela il nous faut attirer et conserver des gens. Il nous faut mobiliser. Il nous faut un pot de colle.
Or là-dessus, nous ne sommes pas à la hauteur. En le disant, rassurez-vous, je ne veux surtout pas nier le rôle de l’idéologie et des institutions dominantes dans tout cela :il est central et se manifeste jusque dans le langage (on a tout fait, par exemple, pour que privé soit associé a positif, excellent, efficace et public à mauvais et inefficient; gogauche est une expression qui me donne des boutons; et je rage comme vous quand les médias ne couvrent pas, ou trop peu, ce qu’on dit et qu’on fait, même lorsque cela mobilise beaucoup de monde; ou quand je découvre que l’Institut Économique de Montréal peut émettre pour fins d’impôt des reçus à titre d’organisme de charité.
Mais je pense aussi que nous avons notre part de responsabilité dans notre malheur. Nous avons manqué de vision, d’abord, comme je l’ai dit et cela est impardonnable. Mais nous avons aussi parfois été, nous le sommes même peut-être encore trop : arrogants, sectaires, intransigeants, nous entredéchirant sur des points qui doivent paraître bien mineurs (parfois avec raison) vus de l’extérieur. Nous avons donné ainsi un piètre spectacle à celles et ceux que nous voudrions attirer. Michael Moore, le cinéaste bien connu, a suggéré il y a quelques années aux gens de gauche, et spécifiquement aux intellos comme moi, d’aller jouer au bowling et de faire de la danse en ligne. Je comprends le message et il a raison. Et pour faire amande honorable, je vous annonce que je prépare un livre sur le hockey.
Mais la question du pot de colle est plus vaste qu’une simple question d’image de respect des personnes. Il concerne aussi notre capacité, à gauche, d’être unifiés sur des questions de fond. La droite l’est. Malgré ses divisions elle sait faire front commun pour préserver ce qui lui est cher. À gauche, beaucoup moins, et je le déplore.
Il y a autre chose encore pour moi, derrière ce pot de colle, et qui concerne la rétention. Militer ne devrait pas nous donner qu’une satisfaction de type kantienne d’avoir fait son devoir ou le plaisir de côtoyer des gens sympathiques et de faire la fête de temps en temps. Je suis pour tout cela, on le fait déjà et c’est très bien ainsi. Mais militer devrait aussi donner des avantages concrets, et rapidement, et surtout à ceux pour lesquels on se bat d’abord : les plus faibles, le plus pauvres. Laissez-moi le dire autrement : le brave Coluche disait avoir fréquenté l’université pendant une très courte période et que s’il l’avait quittée, c’est parce que ses professeurs qui essayaient de lui vendre de l’intelligence n’avaient pas un échantillon sur eux. Eh bien voilà : je voudrais que nous ayons des échantillons. De solidarité. De générosité. D’équité. Je voudrais des actions qui préfigurent dès aujourd’hui ce monde de demain pour lequel nous nous battons. Je voudrais des corvées d’aide à ceci et à cela; de ces expériences économiques dont je parlais plus haut et pour lesquelles des travailleuses de chez Wall Mart quitteraient leur employeur en lui disant Bye bye Boss et ne m’appelle plus jamais «associée», pauvre Zouf; et mille autre choses — je fais confiance à votre imagination, mais toujours avec audace et sans avoir peur de rompre la cage dans lequel on voudrait enfermer l’oiseau de la pensée.
Mon exposé pourrait s’arrêter ici. J’ai dit l’essentiel de ce que je voulais dire. Mais je vous ai promis d’aller jusqu’au bout de ma réflexion et pour ce faire je vais donc sortir de mes tiroirs un objet que je ne sors pas en public d’habitude : une Étoile du nord.
4. L’étoile du Nord ou notre manque … d’étoile du nord
Ce que je veux dire ici n’est pas facile à exprimer. Cela concerne le fait que notre combat est un combat pour quelque chose qui nous dépasse — et je le dis sans qu’il y ait la moindre trace de religiosité en moi. Avec les années, c’est une réalité à laquelle je suis devenu de plus en plus sensible. Aussi, quand j’ai trouvé l’idée parfaitement exprimée chez Bertrand Russell, j’ai aussitôt voulu traduire et faire paraître son livre en français. Laissez moi donc vous lire ceci :
Le monde a besoin d’une philosophie ou d’une religion qui favorise la vie. Mais pour favoriser la vie, il est nécessaire d’apprécier quelque chose d’autre que la vie elle-même. La vie consacrée uniquement à la vie est animale, sans aucune réelle valeur humaine, incapable de préserver de façon permanente les hommes de l’ennui et de l’impression que tout est vanité. Si la vie doit être profondément humaine, il faut qu’elle serve un but qui semble, en un certain sens, en dehors de la vie humaine, un but impersonnel et au-dessus de l’humanité, tel que Dieu, la vérité, ou la beauté. Ceux qui favorisent le mieux la vie ne se proposent pas la vie comme but. Ils visent plutôt à ce qui semble une incarnation progressive ou un apport, dans notre existence humaine, de quelque chose d’éternel, de quelque chose qui apparaît à l’imagination comme situé dans un univers éloigné des luttes, des désappointements et des mâchoires dévorantes du Temps. Le contact avec ce monde éternel - même s’il n’existe que dans notre imagination — apporte une force et une paix fondamentales qui ne peuvent être entièrement détruites par les combats et les échecs apparents de notre vie temporelle. Pour ceux qui l’ont une fois connu, c’est la clef de la sagesse.

Mon Étoile du nord a été et reste l’anarchisme. Et je dois vous le dire : L’autogestion économique et la démocratie participative me paraissent encore des objectifs qu’on doit viser. Mais quoi que vous pensiez, je vous souhaite de découvrir votre Étoile du Nord. Voici la mienne , dans les mots d’une femme remarquable du XIXe siècle, Voltairine de Cleyre :
Oui, je crois que l’on peut remplacer ce système injuste par un système plus juste; je crois à la fin de la famine, de l’abandon, et des crimes qu’ils engendrent; je crois au règne de l’âme humaine sur toutes les lois que l’homme a faites ou fera; je crois qu’il n’y a maintenant aucune paix et qu’il n’y aura aucune paix aussi longtemps que l’humain règnera sur l’humain; je crois en la désintégration et la dissolution complètes du principe et de la pratique de l’autorité; je suis une anarchiste, et si vous me condamnez, je suis prête à recevoir votre condamnation.

Je vous remercie de m’avoir écouté.

mardi, juin 10, 2008

INTRODUCTION À L'ÉTHIQUE -4

Nous avons jusqu’ici avancé qu’aucun argument concluant ne permettait de soutenir que le projet d’une éthique était voué à l’échec. Mais un tel projet, on s’en doute, reste immensément difficile et problématique.

On pourra commodément distinguer, dans l’histoire de l’éthique, trois grandes traditions qui ont été mises de l’avant et défendues: l’utilitarisme; les éthiques déontologiques; les éthiques de la vertu. Nous les examinerons ici tour à tour, en commençant par l’utilitarisme.


L’UTILITARISME


L’utilitarisme a été fondé au XVIII ème siècle par Jeremy Bentham (1748 – 1832). Il repose sur une idée toute simple, mais n’en a pas moins exercé une très profonde influence non seulement en éthique, mais aussi en politique, en droit et en économie et plus généralement sur notre façon même de penser les choix individuels et collectifs.

Partons d’un problème typique. Nous (ce peut être une seule personne ou toute une collectivité) sommes placés devant une situation où nous devons décider ce que nous allons faire. Un certain nombre d’options s’offrent à nous — disons trois, X, Y, et Z. Voici l’idée de Bentham : pour décider de ce qu’il faut faire, il suffira de disposer d’un étalon clair de ce qui est ultimement souhaitable (ou utile, en un sens spécial du mot, d’où : utilitarisme) et d’examiner les conséquences qu’auront X, Y et Z sur ceux qui seront affectés par la décision. On pourra alors calculer les effets qu’auront X, Y et Z. La bonne décision, celle qui est moralement bonne, sera celle qui maximise ce que notre étalon nous donne comme souhaitable.

Il y a eu bien des discussions entre les utilitaristes pour savoir quel est le bon étalon et comment faire le calcul. Pour Bentham, l’étalon était le plaisir («La nature a placé l’humanité sous l’empire de deux maîtres : la peine et le plaisir.»). Pour son célèbre disciple John Stuart Mill, c’était le bonheur. Selon Bentham, il fallait calculer la quantité de plaisir; pour Mill, la qualité du bonheur devait aussi être prise en compte. Mais laissons cela pour le moment, pour revenir au principe mis de l’avant.

Le voici :

1. Les actions désirables sont celles qui maximisent le plaisir (ou le bonheur) — et qui minimisent la douleur (ou le malheur).

2. Ce sont les conséquences des actions sur tous ceux qui sont affectés qui permettent de décider ce qu’il faut faire — l’utilitarisme est en effet démocratique et accorde dans le calcul la même valeur à la même quantité de douleur ou de plaisir de l’un ou de l’autre.

D’où la célèbre maxime utilitariste que propose Bentham : «Le plus grand bonheur du plus grand nombre».

Souvent, à première vue, on ne se rend pas tout de suite compte que cette proposition est révolutionnaire — et il faut ici rappeler que les utilitaristes étaient justement des réformateurs sociaux radicaux. Mais si on prend au sérieux ce qui est proposé par Bentham, cela a des répercussions considérables.

D’abord par ce qui est mis de côté en éthique. Pour décider de ce qui est moral, il n’est en effet plus question de s’en remettre à des prescriptions immuables de la religion ou de la morale traditionnelle; plus question, non plus, de chercher à s’approcher d’idéaux plus ou moins clairement définis (le juste, le bien et ainsi de suite); plus question, enfin, d’en appeler à la pureté des intentions de l’agent. L’utilitarisme fait de la morale une affaire de bonheur ici-bas.

Ensuite, l’utilitarisme apporte la promesse d’une rigueur nouvelle et qui se veut scientifique pour la résolution des dilemmes éthiques, économiques, sociaux. En effet, dès qu’on a convenu de l’étalon et de la manière de mesurer, tous les dilemmes seront résolus par un simple calcul. Un dilemme moral se présente? Asseyons-nous et calculons!

Prenez Bentham. Il a proposé un modèle de calcul de la félicité (plaisir) qui prend en compte sept aspects du plaisir : son intensité; sa durée; sa certitude; sa proximité; sa fécondité; sa pureté; l’étendue de son action (sur les autres). Je vous passe le détail de ce que signifient ces termes. Mais disons que vous vous demandez si vous devez allez à une manifestation ou aller fêter avec des amis. Pour décider, calculez. Attribuez des points aux deux options. Vous trouverez, disons, que la première est forte sur 1, 3, 4, 6, la deuxième sur 2, 5, 7. Faites le total des hédons (unités de plaisir) et agissez selon le résultat.

L’approche, encore une fois, est révolutionnaire. Souvent, c’est vrai, elle aboutit aux mêmes recommandations que celles de la morale traditionnelle. Mais pas toujours. Imaginez un homme malade, très souffrant, dont la mort est certaine et qui supplie qu’on mette fin à ses jours. Il est très possible que l’utilitarisme demande ici qu’on accède à sa demande : il est en effet des cas où le meurtre par compassion est ce qui augmente le bonheur du plus grand nombre.

Quand on rencontre cette idée, et qu’on a compris en quoi elle est profondément en rupture avec nos habituelles façons de penser l’éthique, c’est un exercice intéressant et amusant de l’appliquer à divers problèmes. Que dirait un utilitariste sur l’avortement? De la distribution de la richesse? De l’accès à l’éducation? De la peine de mort?

Il y a autre chose encore, par quoi Bentham a été novateur. Voici. Si ce qui compte c’est la douleur et le plaisir, il n’y a plus aucune raison d’exclure du nouveau champ de l’éthique, tel que défini, des êtres qui peuvent ressentir le plaisir et la douleur. Vous le voyez venir? Eh oui. Bentham est à la source de l’inclusion des animaux dans la sphère de l’éthique. Ce qui compte en effet, du point de vue éthique, ce n’est pas si les animaux peuvent raisonner ou s’ils peuvent parler, mais s’ils peuvent souffrir. Or c’est évidemment le cas. L’utilitarisme est ainsi une source importante de cet aspect de la sensibilité contemporaine à l’endroit des animaux.
On le voit : la position utilitariste est une manière simple, claire et rigoureuse de concevoir l’éthique. À première vue, elle semble avoir pour elle de s’accorder d’une part avec un certain sens commun (dans la mesure où l’utilitarisme tend à penser qu’il faut envisager les conséquences des gestes posés pour décider s’ils sont moraux ou non), d’autre part avec un certain idéal démocratique (puisqu’il accorde la même valeur aux effets des actions sur les uns comme sur les autres). On comprend alors l’immense influence que l’utilitarisme a exercé auprès des philosophes, des décideurs et des économistes. Mais cette position a reçu sa part de critiques, que certains estiment lui être fatales. Voyons en quelques-unes.
(À Suivre...)

samedi, juin 07, 2008

INTRODUCTION À L'ÉTHIQUE - 3

L’égoïsme ?

Il existe en éthique une position qui simplifierait beaucoup les choses si elle était tenable : l’égoïsme.

On trouve quelque chose de cette position dans une certaine sagesse populaire («on sait bien que c’est toujours chacun pour soi…»), dans des formulations du darwinisme social («dans la société, c’est la loi de la jungle…») et même dans les principes de base de l’économie classique, où chaque personne est vue comme un agent calculateur maximisant son intérêt.

On retrouve aussi cette idée d’égoïsme dans la pensée libertarienne (par exemple, dans les écrits de la romancière et philosophe Ayn Rand (1905-1982)) où elle sert à combattre des mesures sociales et politiques comme l’assistance sociale, l’assurance santé et ainsi de suite, perçus comme des manifestations d’altruisme malsain. C’est dire s’il est important d’y voir clair.

Pour cela on devrait commencer par soigneusement distinguer deux idées reliées à l’égoïsme. La première est l’égoïsme psychologique.

C’est une thèse descriptive, qui prétend nous dire comment agissent les êtres humains. Elle donne une réponse simple: par égoïsme. Platon présente cette idée en mettant dans la bouche d’un de ses personnages l’histoire d’un brave et honnête berger appelé Gygès, qui trouve un anneau magique qui le rend invisible. Dès qu’il s’en aperçoit, le berger perd ses belles vertus et profite de son invisibilité pour séduire la femme du roi, tuer ce dernier et prendre le pouvoir. Cette terrible histoire est racontée pour rendre plausible une idée de la moralité (que Platon refuse) selon laquelle nous ne serions moraux que par crainte des punitions et de tous ces autres effets néfastes qu’auraient pour nous certaines actions si nous les posions. Par contre, si nous étions sûrs de ne pas subir ces conséquences, nous ne ferions rien d’autre que de poursuivre notre intérêt, comme le fait Gygès. Bref : nous serions tous, dans les faits, des égoïstes.

***
L’anneau de Gygès

Maintenant, que ceux qui la pratiquent agissent par impuissance de commettre l'injustice, c'est ce que nous sentirons particulièrement bien si nous faisons la supposition suivante. Donnons licence au juste et à l'injuste de faire ce qu'ils veulent ; suivons-les et regardons où, l'un et l'autre, les mène le désir. Nous prendrons le juste en flagrant délit de poursuivre le même but que l'injuste, poussé par le besoin de l'emporter sur les autres : c'est ce que recherche toute nature comme un bien, mais que, par loi et par force, on ramène au respect de l'égalité. La licence dont je parle serait surtout significative s'ils recevaient le pouvoir qu'eut jadis, dit-on, l'ancêtre de Gygès le Lydien.

Cet homme était berger au service du roi qui gouvernait alors la Lydie. Un jour, au cours d'un violent orage accompagné d'un séisme, le sol se fendit et il se forma une ouverture béante près de l'endroit où il faisait paître son troupeau. Plein d'étonnement, il y descendit, et, entre autres merveilles que la fable énumère, il vit un cheval d'airain creux, percé de petites portes ; s'étant penché vers l'intérieur, il y aperçut un cadavre de taille plus grande, semblait-il, que celle d'un homme, et qui avait à la main un anneau d'or, dont il s'empara ; puis il partit sans prendre autre chose.

Or, à l'assemblée habituelle des bergers qui se tenait chaque mois pour informer le roi de l'état de ses troupeaux, il se rendit portant au doigt cet anneau. Ayant pris place au milieu des autres, il tourna par hasard le chaton de la bague vers l'intérieur de sa main ; aussitôt il devint invisible à ses voisins qui parlèrent de lui comme s'il était parti. Etonné, il mania de nouveau la bague en tâtonnant, tourna le chaton en dehors et, ce faisant, redevint visible. S'étant rendu compte de cela, il répéta l'expérience pour voir si l'anneau avait bien ce pouvoir ; le même prodige se reproduisit : en tournant le chaton en dedans il devenait invisible, en dehors visible.

Dès qu'il fut sûr de son fait, il fit en sorte d'être au nombre des messagers qui se rendaient auprès du roi. Arrivé au palais, il séduisit la reine, complota avec elle la mort du roi, le tua, et obtint ainsi le pouvoir. Si donc il existait deux anneaux de cette sorte, et que le juste reçût l'un, l'injuste l'autre, aucun, pense-t-on, ne serait de nature assez adamantine pour persévérer dans la justice et pour avoir le courage de ne pas toucher au bien d'autrui, alors qu'il pourrait prendre sans crainte ce qu'il voudrait sur l'agora, s'introduire dans les maisons pour s'unir à qui lui plairait, tuer les uns, briser les fers des autres et faire tout à son gré, devenu l'égal d'un dieu parmi les hommes.

En agissant ainsi, rien ne le distinguerait du méchant : ils tendraient tous les deux vers le même but. Et l'on citerait cela comme une grande preuve que personne n'est juste volontairement, mais par contrainte, la justice n'étant pas un bien individuel, puisque celui qui se croit capable de commettre l'injustice la commet. Tout homme, en effet, pense que l'injustice est individuellement plus profitable que la justice, et le pense avec raison d'après le partisan de cette doctrine. Car si quelqu'un recevait cette licence dont j'ai parlé, et ne consentait jamais à commettre l'injustice, ni à toucher au bien d'autrui, il paraîtrait le plus malheureux des hommes, et le plus insensé, à ceux qui auraient connaissance de sa conduite ; se trouvant mutuellement en sa présence, ils le loueraient, mais pour se tromper les uns les autres, et à cause de leur crainte d'être eux-mêmes victimes de l'injustice. Voilà ce que j'avais à dire sur ce point.

Platon, La République, Livre II

***


Cette analyse psychologique n’a pas convaincu grand monde, notamment parce qu’il apparaît clairement que les motifs de certaines de nos actions ne sont pas égoïstes (on agit pour toutes sortes de raisons : par colère, par amour, par peur, etc. …et parfois même par altruisme) et aussi parce qu’on sait bien que nous posons parfois des gestes qui ne servent pas notre intérêt (fumer, par exemple). Les partisans de l’égoïsme psychologique ont bien tenté de sauver leur thèse en assurant que, derrière ce qui peut sembler des motifs d’agir autres que l’égoïsme, c’est bien toujours de l’égoïsme qu’il s’agit en dernière analyse. Par exemple, X semble poser un geste généreux en donnant des sous à Y, mais il le fait en réalité pour des motifs égoïstes : prestige, la reconnaissance sociale, pouvoir, etc. Mais cette tentative de sauver la théorie la rend aussi infiniment vague et infalsifiable et, partant, sans grand intérêt.

La deuxième idée qu’il faut distinguer est l’égoïsme éthique : c’est cette fois une thèse prescriptive, c’est-à-dire qui nous dit comment les êtres humains devraient agir. Selon ce point de vue, nous n’avons aucun devoir envers autrui, seulement un devoir envers nous-mêmes : celui d’agir afin de promouvoir notre propre intérêt.

Voyez par exemple l’influente version que propose de cette idée Ayn Rand, dont j’ai parlé plus haut. Selon elle, l’égoïsme est la première des vertus, la seule qui respecte la valeur et l’intégrité de la personne ainsi que son autonomie. Chacun devrait donc agir pour promouvoir exclusivement son propre intérêt — et cela serait d’autant vrai que chacun de nous est justement l’expert par excellence sur ce qui constitue son propre intérêt. L’altruisme, de ce point de vue, serait la marque d’un profond mépris pour l’individu et une manière de cultiver sa dépendance. Laissons plutôt chacun poursuivre ses fins égoïstes, conclut Rand, et le monde ira pour le mieux. Notez bien qu’elle ne dit pas que nous ne devrions pas ou jamais aider les autres : il peut arriver que cela soit la chose à faire pour un égoïste et, en ce cas, c’est ce qu’il devrait faire. Mais ce n’est pas l’altruisme qui rendrait cette éventuelle action morale. Plus encore, ce serait un mal d’élever l’altruisme au niveau social et d’en faire le cœur de politiques publiques.

C’est là une position qui heurte la sensibilité morale de bien des gens; mais elle n’est pas si facile à complètement réfuter. À mon avis, c’est le philosophe James Rachels qui a donné le meilleur argument qu’on puisse lui opposer. C’est le suivant.

Si nous traitons différemment des personnes ou des groupes, cela ne peut se justifier que s’il y a entre elles des différences pertinentes. Par exemple, si on permet à X d’aller à l’université et pas à Y, cela ne peut se justifier que si X et Y diffèrent par des caractéristiques pertinentes — par exemple, X a complété les études nécessaires et pas Y. Dans tous les autres cas, le traitement différent sera arbitraire et indéfendable. Or, justement : l’égoïsme éthique, qui traite différemment moi et le reste du monde, ne peut justifier ce traitement et est donc arbitraire. Cette idée nous réconcilie avec cette intuition que nous devons nous préoccuper des autres parce qu’ils sont pareils à nous selon toutes les caractéristiques pertinentes : ils aiment, souffrent, pensent, ressentent et meurent.

En résumé, c’est entendu : la recherche de notre propre intérêt est un thème qui ne peut être entièrement oubliée en éthique. Mais ce n’est pas la seule vertu éthique et c’est une erreur de l’égoïsme éthique de prendre la partie pour le tout. Peut-on faire mieux? Certains le pensent et proposent de véritables systèmes éthiques.

mardi, juin 03, 2008

INTRODUCTION À L'ÉTHIQUE - 2

Éthique et religion

Beaucoup de gens tirent leurs conceptions morales de la religion à laquelle ils adhèrent et décident à partir d’elle du comportement à adopter dans telle ou telle circonstance. C’est ainsi que le Chrétien invoquera les dix commandements ou que le croyant en appellera à tel ou tel passage de la Bible — ou du Coran, ou de la Bhagavad Gita, ou de la Torah. L’idée est la suivante : est bien ce que Dieu y prescrit; mal ce qu’il y interdit. Les problèmes de l’éthique sont ainsi résolus.

Les adeptes de cette doctrine (appelée le commandement divin) ont du mal à concevoir qu’il puisse en être autrement et pensent très sincèrement que la moralité serait impossible en dehors de la religion : «Sans dieu, tout serait permis», diraient-elles volontiers, en paraphrasant Dostoïevski.

Ce n’est pas que de la théorie : dans le monde, en ce moment même, on trouvera bien des milieux où une telle vision des choses est extrêmement présente et influente. C’est elle, au moins en partie, qui anime les intégristes de tout poil et de tous les pays et qui inspire les fondamentalistes — depuis les Etats-Unis jusqu’aux quatre coins du monde.

Si ces personnes ont raison, l’éthique, du moins telle que la philo essaie de la concevoir, est un projet vain. En effet, devant tout problème moral, il suffirait de consulter les voix autorisées pour savoir quoi penser et que faire.

Que penser de cette position?

Elle a pour commencer un certain nombre de problèmes que la plupart des gens reconnaissent d’emblée. Il y a d’abord bien entendu le fait que tout dépend que l’on croie ou non à Dieu. Ensuite le fait qu’il existe des religions différentes qui donnent des prescriptions différentes. Et puis le fait qu’une même religion a pu, durant son histoire, soutenir des positions différentes voire opposées sur un même sujet. Il y a encore le fait qu’on trouvera dans un même texte (la Bible, disons) des positions différentes voire opposées. Il y a enfin le fait que certaines prescriptions religieuses nous semblent parfaitement délirantes.
***
Lettre au Dr Laura

[Dans la lettre qui suit, qui circule sans nom d’auteur sur Internet depuis quelques années, quelqu’un interroge le Dr Laura Schlessinger, une personnalité intégriste qui animait à ce moment-là une émission de radio aux Etats-Unis et met malicieusement en évidence des difficultés inhérentes à l’idée du commandement divin.]


Chère Dr Laura,

Je vous remercie d’en faire autant pour éduquer le peuple sur les commandements divins. J’ai énormément appris de vous et je m’efforce de partager mon savoir avec le plus de gens possible. C’est ainsi que lorsque que quelqu’un veut défendre un mode de vie homosexuel, je lui rappelle simplement Lévitique 18 : 22 [«Tu ne coucheras point avec un homme comme on couche avec une femme. C'est une abomination.» ] : le texte affirmant que c’est une abomination, c’est la fin du débat. J’ai toutefois besoin de votre aide en ce qui concerne quelques lois particulières et la meilleure manière de m’ y conformer.

Lorsque je fais brûler un taureau sur l’autel des sacrifices, je n’ignore pas que cela produit une odeur agréable à notre Seigneur : c’est dit dans Lévitique, 1 : 9 [«Il lavera avec de l'eau les entrailles et les jambes; et le sacrificateur brûlera le tout sur l'autel. C'est un holocauste, un sacrifice consumé par le feu, d'une agréable odeur à l'Éternel.»] Le problème, c’est avec mes voisins. Ils affirment que l’odeur ne leur est pas agréable à eux. Que devrais-je faire?

Je voudrais vendre ma fille en esclavage, comme on le suggère dans Exode 21 : 7 [«Si un homme vend sa fille pour être esclave, elle ne sortira point comme sortent les esclaves.» ] Ma question est : à notre époque, quel serait selon vous un juste prix pour ma fille?

Je sais très bien, en vertu de Lévitique 15 : 19-24, que je ne peux avoir de contacts avec une femme qui est souillée par ses menstruations. [«La femme qui aura un flux, un flux de sang en sa chair, restera sept jours dans son impureté. Quiconque la touchera sera impur jusqu'au soir. Tout lit sur lequel elle couchera pendant son impureté sera impur, et tout objet sur lequel elle s'assiéra sera impur. Quiconque touchera son lit lavera ses vêtements, se lavera dans l'eau, et sera impur jusqu'au soir. Quiconque touchera un objet sur lequel elle s'est assise lavera ses vêtements, se lavera dans l'eau, et sera impur jusqu'au soir. S'il y a quelque chose sur le lit ou sur l'objet sur lequel elle s'est assise, celui qui la touchera sera impur jusqu'au soir. Si un homme couche avec elle et que l'impureté de cette femme vienne sur lui, il sera impur pendant sept jours, et tout lit sur lequel il couchera sera impur.» ] Mon problème est : comment savoir si une femme a ou non ses menstruations. J’ai bien essayé de le leur demander, mais elles semblent beaucoup s’en offusquer.

Grâce à Lévitique 25 : 4 [«C'est des nations qui vous entourent que tu prendras ton esclave et ta servante qui t'appartiendront, c'est d'elles que vous achèterez l'esclave et la servante.»] je sais que je peux acheter des esclaves des nations avoisinantes. Un des mes amis soutient cependant que cela s’applique aux Mexicains mais pas aux Canadiens. Pouvez-vous trancher ce débat?

Un de mes voisins persiste à travailler le jour du Sabbat. Or, selon Exode 35 : 2, il doit être mis à mort [«On travaillera six jours; mais le septième jour sera pour vous une chose sainte; c'est le sabbat, le jour du repos, consacré à l'Éternel. Celui qui fera quelque ouvrage ce jour-là, sera puni de mort.»]. Suis-je dans l’obligation morale de le tuer moi-même?

Un ami à moi considère que si c’est certes une abomination de manger des mollusques et des crustacés, comme le laisse entendre Lévitique 11 : 10-12 [Vous mangerez de tous ceux qui ont des nageoires et des écailles, et qui sont dans les eaux, soit dans les mers, soit dans les rivières. Mais vous aurez en abomination tous ceux qui n'ont pas des nageoires et des écailles, parmi tout ce qui se meut dans les eaux et tout ce qui est vivant dans les eaux, soit dans les mers, soit dans les rivières. Vous les aurez en abomination, vous ne mangerez pas de leur chair, et vous aurez en abomination leurs corps morts. Vous aurez en abomination tous ceux qui, dans les eaux, n'ont pas des nageoires et des écailles.], ce n’est pas une abomination aussi grande que l’homosexualité. Je ne suis pas d’accord. Pouvez vous trancher notre débat?

Lévitique 20 :20 semble affirmer que je ne peux m’approcher de l’autel si j’ai une mauvaise vision [«un homme […] ayant une tache à l'œil»]. Je dois avouer que je porte des lunettes. Ma vision doit-elle être de 20/20 ou y a-t-il de la place pour quelque tolérance, ici?

Je sais que vous avez beaucoup étudié ces questions et je suis confiant que vous pourrez m’aider. Je vous remercie de nous rappeler que la parole de Dieu est éternelle et ne change pas.

(Traduction: Normand Baillargeon)

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Mais la doctrine du commandement divin souffre aussi d’un problème majeur et irréparable qui a été aperçu par Platon — il y a donc longtemps. Le voici.

Cela se passe dans un dialogue appelé Euthyphron. En allant au palais de justice pour y apprendre les accusations qui sont portées contre lui, Socrate croise ce jeune homme, Euthyphron. Celui-ci est allé porter plainte contre son propre père, qu’il accuse de meurtre. Était-ce la chose à faire, demande Socrate? Certainement, répond l’autre : c’est ce qui est saint (ou pieux), c’est ce que demandent les dieux. On reconnaît là notre doctrine du commandement divin. Socrate pose alors à Euthyphron la question suivante : «Le saint [ou le pieux] est-il aimé des dieux parce qu’il est saint, ou est-il saint parce qu’il est aimé des dieux ?» Un philosophe contemporain soutient qu’on peut savoir si une personne est douée pour la philo selon qu’il se rend compte, ou non, de la profondeur et des implications de cette question. Apparemment, Euthyphron n’était pas très doué, puisqu’il répond : «Je n’entends pas bien ce que tu dis là, Socrate.»
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Le dilemmme d’Euthyphron

Socrate : Le saint est-il aimé des dieux parce qu’il est saint, ou est-il saint parce qu’il est aimé des dieux ?
Euthyphron : Je n’entends pas bien ce que tu dis là, Socrate.
Socrate : Je vais tâcher de m’expliquer. Ne disons-nous pas qu’une chose est portée, et qu’une chose porte ? qu’une chose est vue, et qu’une chose voit ? qu’une chose est poussée, et qu’une chose pousse ? Comprends-tu que toutes ces choses diffèrent, et en quoi elles diffèrent ?
Euthyphron : Il me semble que je le comprends.
Socrate : Ainsi la chose aimée est différente de celle qui aime ?
Euthyphron : Belle demande !
Socrate : Et, dis-moi, la chose portée est-elle portée, parce qu’on la porte, ou par quelque autre raison ?
Euthyphron : Par aucune autre raison, sinon qu’on la porte.
Socrate : Et la chose poussée est poussée parce qu’on la pousse, et la chose vue est vue parce qu’on la voit ?
Euthyphron : Assurément.
Socrate : Il n’est donc pas vrai qu’on voit une chose parce qu’elle est vue ; mais, au contraire, elle est vue parce qu’on la voit. Il n’est pas vrai qu’on pousse une chose parce qu’elle est poussée ; mais elle est poussée parce qu’on la pousse. Il n’est pas vrai qu’on porte une chose parce qu’elle est portée ; mais elle est portée parce qu’on la porte : cela est-il assez clair ? [10c] Entends-tu bien ce que je veux dire ? Je veux dire qu’on ne fait pas une chose parce qu’elle est faite, mais qu’elle est faite parce qu’on la fait ; que ce qui pâtit ne pâtit pas parce qu’il est pâtissant, mais qu’il est pâtissant parce qu’il pâtit. N’est-ce pas ?
Euthyphron : Qui en doute ?
Socrate : Être aimé n’est-ce pas aussi un fait, ou une manière de pâtir ?
Euthyphron : Oui.
Socrate : Et n’en est-il pas de ce qui est aimé comme de tout le reste ? ce n’est pas parce qu’il est aimé qu’on l’aime ; mais c’est parce qu’on l’aime qu’il est aimé.
Euthyphron : Cela est plus clair que le jour.
Socrate : Que dirons-nous donc du saint, moi cher Euthyphron ? Tous les dieux ne l’aiment-ils pas, selon toi ?
Euthyphron : Oui, sans doute.
Socrate : Est-ce parce qu’il est saint, ou par quelque autre raison ?
Euthyphron : Par aucune autre raison, sinon qu’il est saint.
Socrate : Ainsi donc, ils l’aiment parce qu’il est saint ; mais il n’est pas saint parce qu’ils l’aiment.
Euthyphron : Il paraît.
Socrate : D’un autre côté, ce qui est aimable aux dieux est aimable aux dieux, est aimé des dieux, parce que les dieux l’aiment ?
Euthyphron : Qui peut le nier ?
Socrate : Il suit de là, cher Euthyphron, qu’être aimable aux dieux, et être saint, sont choses fort différentes.
Euthyphron : Comment, Socrate ?
Socrate : Oui, puisque nous sommes tombés d’accord que les dieux aiment le saint parce qu’il est saint, et qu’il n’est pas saint parce qu’ils l’aiment. N’en sommes-nous pas convenus ?
Euthyphron : Je l’avoue.
Socrate : Et, qu’au contraire, ce qui est aimable aux dieux n’est tel que parce que les dieux l’aiment, par le fait même de leur amour ; et que les dieux ne l’aiment point parce qu’il est aimable aux dieux.
Euthyphron : Cela est vrai.
Socrate : Or, mon cher Euthyphron, si être aimable aux dieux et être saint étaient la même chose, comme le saint n’est aimé que parce qu’il est saint, il s’ensuivrait que ce qui est aimable aux dieux serait aimé des dieux par [11a] l’énergie de sa propre nature ; et, comme ce qui est aimable aux dieux n’est aimé des dieux que parce qu’ils l’aiment, il serait vrai de dire que le saint n’est saint que parce qu’il est aimé des dieux. Tu vois donc bien qu’être aimable aux dieux et être saint ne se ressemblent guère : car l’un n’a d’autres titres à l’amour des dieux que cet amour même ; l’autre possède cet amour parce qu’il y a des titres. Ainsi, mon cher Euthyphron, quand je te demandais ce que c’est précisément que le saint, tu n’as pas voulu sans doute m’expliquer son essence, et tu t’es contenté de m’indiquer une de ses propriétés, qui est d’être aimé de tous les dieux. Mais quelle est la nature même de la sainteté ? C’est ce que tu ne m’as pas encore dit. Si donc tu l’as pour agréable, je t’en conjure, ne m’en fais pas un secret ; et, commençant enfin par le commencement, apprends-moi ce que c’est que le saint, qu’il soit aimé des dieux ou quelque autre chose qui lui arrive ; car, sur cela, nous n’aurons pas de dispute. Allons, dis-moi franchement ce que c’est que le saint et l’impie.
Euthyphron : Mais, Socrate, je ne sais comment t’expliquer ce que je pense ; car tout ce que nous établissons semble tourner autour de nous, et ne vouloir pas tenir en place.

Platon Euthyphron, 10 a – 11 a.

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Ce que la question implique, c’est que même si on accepte la doctrine du commandement divin, on ne peut échapper à un dilemme dont la solution demande qu’on renonce à la doctrine du commandement divin.

Supposons qu’on réponde à Socrate que X est la chose à faire parce que c’est ce que Dieu commande. Par exemple, un marchand ne vole pas ses clients parce qu’Allah l’exige. En ce cas, voler n’est ni bien ni mal en soi et c’est ce qu’il faut faire parce qu’Allah le veut. S’il avait recommandé de voler ses clients, c’est ce qui serait bien et ce qu’il faudrait faire. Cette conclusion est inacceptable, même si on est croyant. Elle fait dépendre ce qui est moral des commandements arbitraires de Dieu — qui aurait bien pu commander le contraire de ce qu’on a — et rend impossible de maintenir que Dieu est bon.

Arrivé à cette conclusion, le croyant se rabat alors sur la deuxième option du dilemme : ce qui est saint est aimé des dieux. En d’autres termes, Dieu commande ce qui est juste et c’est parce que c’est juste que c’est recommandé par lui. Dieu sait que voler ses clients est mal et c’est pourquoi il le commande et qu’on retrouve ce commandement dans le Coran. Tout va bien pour le croyant et la doctrine du commandement divin, alors? Regardez mieux. On l’a rejetée pour la sauver, cela en admettant qu’il existe un standard de ce qui est bien (ou mal) indépendant de Dieu.

Le fait, à vrai dire, est que les théologiens eux-mêmes rejettent massivement la doctrine du commandement divin pour fonder l’éthique — et cherchent dans d’autres directions.

Résumons. L’éthique veut proposer des principes et des théories permettant de répondre de manière argumentée et cohérente à la question de savoir comment nous devrions vivre. Certains pensent que l’entreprise est vouée à l’échec : c’est le cas des relativistes moraux. Mais nous avons conclu que leur position est intenable. D’autres pensent que l’entreprise est inutile, cette fois en raison de la doctrine du commandement divin. Nous venons de voir que cette idée est incohérente. Il ne nous donc reste plus à examiner qu’une dernière position selon laquelle l’éthique est vouée à l’échec.

dimanche, juin 01, 2008

OISEAUX DE PASSAGE -LES 35 PREMIERS APHORISMES

[Voici les 35 premiers aphorismes des Oiseaux de passage, un ouvrage de R. Tagore que j'ai traduit eui qui paraît chez Le Noroît. Le livre sera en librairie à la mi-juin.]

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1
L’été, les oiseaux de passage viennent chanter sous ma fenêtre; puis ils s’envolent.
Les feuilles jaunies de l’automne, qui n’ont rien à chanter, virevoltent et tombent au sol en soupirant.




2
Ô vous les petits vagabonds du monde, que l’on retrouve parmi mes mots les traces de vos pas.




3
Le monde, pour son amant, retire son masque d’immensité.
Il devient minuscule, petit comme une chanson, comme un baiser d’éternité.




4
Ce sont les larmes de la terre qui gardent ses sourires en fleur.






5
Le puissant désert brûle d’amour pour un brin d’herbe qui secoue la tête et s’éloigne en riant.




6
Si vous versez des larmes quand le soleil vous manque, vous ne verrez pas les étoiles.




7
Eau dansante, ce sable sur ton chemin espère ton chant et ton mouvement. L’abandonneras-tu à son impotence?




8
Son visage pensif hante mes rêves, comme pluie nocturne.




9
Nous rêvâmes une nuit que nous étions étrangers l’un à l’autre.
Quand nous nous éveillâmes, chacun de nous savait combien l’autre comptait pour lui.

10
Et en mon cœur se lève une tristesse pareille à la nuit sur les arbres silencieux.




11
Langoureuse brise de ces doigts invisibles qui jouent en mon coeur la musique de l’onde.




12
— Mais quel langage est donc le tien, Ô Océan?
— Celui de l’éternelle question.
— Et en quelle langue lui réponds-tu, Ô Firmament?
— Celle du silence éternel.




13
Écoute, mon cœur, tous ces murmures du monde par lesquels il te fait l’amour.




14
Le mystère de la création est profond comme les ténèbres de la nuit.
L’illusion de savoir est comme la brume de l’aube.

15
Ne loge pas ton amour au sommet du précipice simplement parce qu’il est élevé.




16
Ce matin, je me suis assis à ma fenêtre et le monde, tel un passant, s’est arrêté un moment et m’a fait signe, avant de poursuivre son chemin




17
Ces petites pensées sont comme des traces de rouille sur la feuille; elles sont des soupirs de joie en mon cœur.




18
Ce que tu es, tu ne le vois pas; ce que tu vois n’es que ton ombre.




19
Mes espoirs, Ô mon Maître, sont fous et ils crient dans mes chansons.
Accorde-moi seulement de les écouter


20
Je ne choisis pas ce qui est mieux : c’est lui qui me choisit.




21
Ceux-là qui portent leur lanterne sur le dos sont précédés de leur ombre.




22
Ma propre existence est un objet de perpétuel étonnement appelé la vie.




23
— «Nous , les feuilles jaunies, savons répondre aux orages. Qui es-tu, toi qui ne dis rien?
— «Une simple fleur.»




24
Le repos est au travail ce que la paupière est à l’œil.

25
L’homme naît enfant; sa force est de pouvoir grandir.




26
Dieu espère des réponses, non pour le soleil ou pour la terre, mais pour les fleurs qu’il nous envoie.




27
La lumière qui, tel un enfant nu, joue au milieu des feuilles vertes, ignore, bienheureuse, que l’Homme sait mentir.




28
Ô Beauté, dévoile-toi dans l’amour et non dans la flatterie des miroirs.




29
Sur le rivage du monde battent les vagues de mon cœur : de ses larmes il y signe avec ces mots : «Je t’aime».


30
— Lune, qu’attends-tu donc?
— Le soleil, pour le saluer avant de lui céder la place.




31
Les arbres s’élèvent jusqu’à ma fenêtre, comme les ardentes voix de la terre muette.




32
Ses propres matins sont à Dieu de nouvelles surprises.




33
Le monde donne son prix à la vie; l’amour lui donne sa valeur.




34
Le lit desséché de la rivière ne trouve aucun réconfort dans ce qu’il a été.



35
L’oiseau se voudrait nuage; le nuage se voudrait oiseau.