[La revue L'autre Forum, de l'Université de Montréal, publie un numéro (vol. 12, no 2) sur le thème: La recherche sous infuence. Ce qui suit est ma contribution à ce numéro.]
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Il est ridicule de mettre en premier lieu ce qui vient ensuite et en dernier lieu ce qui vient d’abord. […] Nous qui accordons de la valeur à la connaissance, nous en ridiculisons l’idée en décrétant que chacun devra produire de la recherche écrite pour survivre et que le résultat de cette production s’appellera l’«explosion du savoir».
Jacques Barzun
Notre situation actuelle [en éducation] rappelle ce qui est arrivé à la biologie en U.R.S.S. sous la domination du lysenkisme — qui est d’ailleurs une théorie présentant des similitudes avec le constructivisme. À l’époque de Staline, Lysenko […] causa à la biologie soviétique un grand retard ainsi qu’une famine à grande échelle […]
À la porte de chaque commission scolaire devrait figurer un écriteau sur lequel on lirait : «Souvenons-nous de Lysenko».
E. D. Hirsch, Jr.
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Dans le vaste dispositif d’élaboration des pratiques et de leur justification théorique qui s’est mis en place en éducation au Québec, l’État et les universités sont les deux pôles d’une dynamique qui doit permettre la formation des maîtres, l’élaboration des programmes et, plus généralement, le développement d’une vision de l’éducation. La grande instance de légitimation de tout ce dispositif serait la recherche qui s’y pratique, par quoi il faut essentiellement entendre la recherche subventionnée, à laquelle chacun est invité à se livrer assidûment. Celle-ci a souvent mauvaise presse et cette réputation est à mon sens fondée dans une importante mesure.
La première thèse que je veux soutenir est que la recherche au sens où elle est prônée n’est pas toujours nécessaire ou même souhaitable en éducation; que là où elle est possible, elle est en général extrêmement difficile à réaliser; que là où elle était possible et a été réalisée correctement, elle ne peut, à elle seule, dicter les politiques publiques.
Si les affirmations précédentes sont vraies, on est en présence d’une manière de paradoxe : tout le monde est tenu de faire ce qui n’est ni facile, ni toujours possible ou nécessaire, ni même, en certains cas, souhaitable. Dans ces conditions, on peut se risquer à faire certaines prédictions. En voici trois.
La première est que ce qui se donnera comme de la recherche tendra, au moins en certains cas, à ne l’être qu’en un sens cosmétique et métaphorique du terme; la deuxième, que cette recherche se fera au détriment de (voire sera carrément nuisible à) certains autres aspects de l’étude et de la pratique de l’éducation ainsi que de la formation des maîtres (l’acquisition d’une culture générale, la connaissance de l’histoire et de la philosophie de l’éducation, la maîtrise des certains acquis scientifiques, par exemple); la troisième, que le système qui met en place et perpétue ce dispositif de légitimation doit se comprendre en des termes non pas scientifiques ou épistémologiques, mais bien sociologiques et idéologiques : cela signifie qu’il aura ses lieux de dispensation du pouvoir et de contrôle des capitaux (financiers, mais aussi culturels et symboliques) et tendra à ne tolérer aucune dissidence — cette situation étant extrêmement dangereuse tant pour la vigueur et la liberté de la pensée que pour le contrôle politique qu’elle donne à l’État et à certains groupes sur l’éducation.
Ces trois prédictions me paraissent avérées et décrire assez précisément la situation actuelle de la recherche en éducation au Québec telle que j’ai pu l’observer depuis 20 ans à titre de professeur dans une faculté d’éducation.
Les remarques qui suivent voudraient suggérer que cette conclusion, dont je sais bien qu’elle demeure polémique et minoritaire, mérite d’être prise au sérieux.
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J’ai d’abord dit que la recherche n’est pas toujours nécessaire en éducation.
Cela tient à ce que comprendre l’éducation est pour une part importante un travail d’analyse conceptuelle et exigeant donc la production de définitions conceptuelles. C’est ainsi qu’aucune recherche au monde ne vous dira ce qu’est l’éducation, ce qu’est le savoir ou ce que sont tant d’autres concepts nécessaires pour cerner ce que signifie éduquer — comme intérêt, expérience, découverte, etc.
Considérez par exemple les débats ayant récemment entouré le programme d’histoire réformée du MELS — qui a suscité la colère de bien des observateurs. Au cœur de ces débats se trouve la question de savoir si ce programme endoctrine ou non. Or, justement : on ne peut trancher cette question par une simple recherche empirique et y répondre exige minimalement la production d’une définition conceptuelle de l’endoctrinement.
Ce travail de réflexion est immense et difficile, mais il est indispensable. À mon avis, il est à peu près complètement ignoré dans les facultés d’éducation ou au MELS. Pire : il y est méprisé. Et la pauvreté conceptuelle et la confusion de certains travaux publiés en éducation, je le crains, est un rappel du risque qu’on court à négliger ces devoirs de l’esprit.
J’ai ensuite soutenu que, là où elle est possible, la recherche sur l’éducation est en général extrêmement difficile à réaliser. C’est tout particulièrement vrai de la recherche sur l’enseignement et l’apprentissage. Prenons un exemple trivial. Supposons que vous ayez identifié un problème qui vous intéresse et dont la solution ne saurait être conceptuelle : disons que vous vous passionnez pour la question de savoir quel impact a l’humour du professeur sur les résultats scolaires de ses élèves. Vous vous proposerez donc de réaliser une recherche empirique. Mais pour cela, cette fois encore, vous devrez d’abord produire des définitions des concepts que vous voulez employer : qu’est-ce que l’humour, par exemple, et comment le reconnaîtrez-vous? Puis, vous devrez réaliser votre recherche, idéalement dans des conditions rigoureuses : vous aurez des groupes constitués de manière aléatoire et suffisamment nombreux; vous aurez un groupe expérimental et un groupe témoin; vous vous efforcerez de garder les traitements identiques, à l’exception de l’humour. Et ainsi de suite .
Ces conditions sont très difficiles à satisfaire et ne le sont que très, très rarement dans la recherche réalisée en éducation. En lieu et place, de manière massivement prévalente, on y appelle «recherche» le recours à toutes sortes de théories plus ou moins sérieuses, souvent hautement abstraites et empruntées ici et là aux les sciences sociales ou à la philosophie ou des travaux sur un nombre très limité de sujets. Il en résulte souvent une sorte d’artificialisme théorique parfois assez désolant. Il en résulte aussi ceci que la recherche crédible est ignorée ou méconnue, tandis que celle qui est connue et utilisée par les décideurs n’est pas crédible.
Il y a pire encore: depuis vingt ans environ, le milieu des sciences de l’éducation a massivement adhéré à des thèses postmodernistes à la mode dans certains autres secteurs de la vie académique, à des conceptions franchement irrationalistes voire parfois carrément antirationalistes, hostiles au savoir et à la science.
Ce qui en résulte a été bien décrit dans une importante étude portant sur les recherches publiées en éducation en Grande Bretagne .
L’auteur montre que la recherche en éducation est partisane et biaisée, aussi bien dans la manière dont elle est menée que dans la présentation des résultats et dans ses argumentaires; qu’elle est méthodologiquement inadéquate; il note encore la présence d'un large pan de recherches non empiriques dans lesquelles des thèses controversées sont données comme allant de soi, où des sources secondaires (plutôt que primaires) sont couramment utilisées et qui confinent à l'adulation de grands auteurs à la mode (J.F. Lyotard et Michel Foucault, sont nommés), auteurs dont il est loin d'être évident qu'ils ont quoi que ce soit d'important, de vrai ou de non trivial à nous dire sur l'éducation. Enfin, ces recherches, rappelle-t-il, tendent à ne pas être répliquées de manière à produire un savoir cumulatif et à être conduites en un vacuum, sans être pris en compte par le reste de la communauté scientifique.
Ce portrait me semble globalement exact et correspondre à ce que je constate chez nous depuis des années.
J’ai enfin dit que là où elle est possible et a été réalisée correctement, la recherche ne peut à elle seule dicter les politiques publiques qu’il conviendrait d’aborder. Ceci tient d’abord, bien entendu, au caractère politique et normatif de l’activité d’éduquer : comme on le sait depuis David Hume au moins, des propositions prescriptives ne peuvent être déduites de seules propositions descriptives. Mais il faut aussi noter que le nombre fantastique de variables à prendre en compte rend souvent très problématique la généralisation des résultats. Cela a des répercussions fort importantes. Laissez-moi donner un exemple de ce que je veux dire .
Il existe en éducation une recherche bien connue et méthodologiquement exemplaire appelée STAR (pour : Student/Teacher Achievement Ratio). Réalisée au Tennessee, elle y a établi les effets bénéfiques de la réduction de la taille des groupes sur l’équité et la réussite des élèves. Or, lorsque la Californie, au coût de $5 milliards, a implanté cette politique, les effets escomptés ne se sont pas produits. Pour le dire sommairement, cette désastreuse conséquence tient au fait que la recherche, même méthodologiquement et conceptuellement valide, doit encore, pour être utilisée, être interprétée et évaluée dans le cadre d’une vision, riche et articulée de l’éducation — et donc par des gens qui ont réfléchi à ce que signifie éduquer, qui connaissent les résultats de recherches crédibles déjà menées, qui connaissent la psychologie cognitive et qui ont fait l’effort conceptuel de penser l’éducation.
Ce qui nous ramène à mon premier point, celui de la nécessité d’une connaissance des concepts et des théories de l’éducation pour ses praticiens et pour les décideurs.
Mais cette analyse serait incomplète si elle ne touchait aussi un mot de la manière dont la recherche en éducation s’institutionnalise chez nous, à travers la relation université/État afin de montrer comment elle est transformée dans cette dynamique.
La funeste alliance
Pour ce faire, je ne résiste pas à la tentation de retourner contre les théoriciens constructivistes des sciences de l’éducation les armes qu’ils pointent si facilement sur la science empirique et expérimentale.
Celle-ci, on le sait, est par plusieurs d’entre eux présumée n’être qu’une construction sociale, sans valeur de vérité, ayant usurpé son prestige et dont l’autorité n’a d’autre fondement et d’existence que dans son inscription sociale et les liens qu’elle entretient avec le politique. Si c’est là une conception absolument intenable de la science, c’est toutefois une description tout à fait juste de la genèse et de la nature d’une bonne part du « savoir» produit dans les sciences de l’éducation, en même temps qu’une excellente explication de son influence.
Les professeurs en éducation doivent produire de la recherche, idéalement subventionnée; les fonctionnaires consomment cette recherche, les deux groupes s’alimentant aux fonds publics — les deuxièmes distribuant aux premiers une partie de la manne. Ce copinage est potentiellement fort dangereux, puisqu’il met en cause l’indépendance des chercheurs par rapport au politique et donne à l’alliance ainsi créée un immense pouvoir. Il ne laisse guère d’espace de libre examen qui serait indépendant des intérêts des uns et des autres. Les fonctionnaires du ministère se félicitent de fonder leur décisions sur des travaux universitaires et les légitiment par là, tandis que des universitaires voient dans l’utilisation de leurs travaux dans la prise de décision politique une reconnaissance qui établirait leur valeur. Comme le disait John Updike, il est difficile de faire admettre quelque chose à quelqu’un lorsque le versement de son salaire dépend précisément du fait qu’il ne l’admettra pas. Cette alliance finit par constituer une véritable secte, réduisant au silence toute opposition, monopolisant canaux de diffusion de l’information et distribuant fonds de recherches et capital symbolique.
Tout cela, je le crains, s’est fait et continue de se faire au détriment de la vie de l’esprit et est bien loin de servir et l’université et les enfants du Québec.
La situation me paraît à ce point déplorable que j’ai récemment — et très sérieusement — proposé un moratoire de quelques années sur la recherche (en particulier subventionnée) en éducation, persuadé qu’il serait bénéfique à tout le monde.
La proposition n’a eu aucun écho et je ne m’en suis pas étonné.
Les lecteurs et lectrices des lignes qui précèdent auront compris pourquoi.
vendredi, juin 20, 2008
QUELQUES OBSERVATIONS SUR LA RECHERCHE EN ÉDUCATION ET SES ACTUELLES CONDITIONS
Libellés :
éducation,
épistémologie,
Normand Baillargeon,
recherche,
sciences de l'éducation
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