Nous avons jusqu’ici avancé qu’aucun argument concluant ne permettait de soutenir que le projet d’une éthique était voué à l’échec. Mais un tel projet, on s’en doute, reste immensément difficile et problématique.
On pourra commodément distinguer, dans l’histoire de l’éthique, trois grandes traditions qui ont été mises de l’avant et défendues: l’utilitarisme; les éthiques déontologiques; les éthiques de la vertu. Nous les examinerons ici tour à tour, en commençant par l’utilitarisme.
L’UTILITARISME
L’utilitarisme a été fondé au XVIII ème siècle par Jeremy Bentham (1748 – 1832). Il repose sur une idée toute simple, mais n’en a pas moins exercé une très profonde influence non seulement en éthique, mais aussi en politique, en droit et en économie et plus généralement sur notre façon même de penser les choix individuels et collectifs.
Partons d’un problème typique. Nous (ce peut être une seule personne ou toute une collectivité) sommes placés devant une situation où nous devons décider ce que nous allons faire. Un certain nombre d’options s’offrent à nous — disons trois, X, Y, et Z. Voici l’idée de Bentham : pour décider de ce qu’il faut faire, il suffira de disposer d’un étalon clair de ce qui est ultimement souhaitable (ou utile, en un sens spécial du mot, d’où : utilitarisme) et d’examiner les conséquences qu’auront X, Y et Z sur ceux qui seront affectés par la décision. On pourra alors calculer les effets qu’auront X, Y et Z. La bonne décision, celle qui est moralement bonne, sera celle qui maximise ce que notre étalon nous donne comme souhaitable.
Il y a eu bien des discussions entre les utilitaristes pour savoir quel est le bon étalon et comment faire le calcul. Pour Bentham, l’étalon était le plaisir («La nature a placé l’humanité sous l’empire de deux maîtres : la peine et le plaisir.»). Pour son célèbre disciple John Stuart Mill, c’était le bonheur. Selon Bentham, il fallait calculer la quantité de plaisir; pour Mill, la qualité du bonheur devait aussi être prise en compte. Mais laissons cela pour le moment, pour revenir au principe mis de l’avant.
Le voici :
1. Les actions désirables sont celles qui maximisent le plaisir (ou le bonheur) — et qui minimisent la douleur (ou le malheur).
2. Ce sont les conséquences des actions sur tous ceux qui sont affectés qui permettent de décider ce qu’il faut faire — l’utilitarisme est en effet démocratique et accorde dans le calcul la même valeur à la même quantité de douleur ou de plaisir de l’un ou de l’autre.
D’où la célèbre maxime utilitariste que propose Bentham : «Le plus grand bonheur du plus grand nombre».
Souvent, à première vue, on ne se rend pas tout de suite compte que cette proposition est révolutionnaire — et il faut ici rappeler que les utilitaristes étaient justement des réformateurs sociaux radicaux. Mais si on prend au sérieux ce qui est proposé par Bentham, cela a des répercussions considérables.
D’abord par ce qui est mis de côté en éthique. Pour décider de ce qui est moral, il n’est en effet plus question de s’en remettre à des prescriptions immuables de la religion ou de la morale traditionnelle; plus question, non plus, de chercher à s’approcher d’idéaux plus ou moins clairement définis (le juste, le bien et ainsi de suite); plus question, enfin, d’en appeler à la pureté des intentions de l’agent. L’utilitarisme fait de la morale une affaire de bonheur ici-bas.
Ensuite, l’utilitarisme apporte la promesse d’une rigueur nouvelle et qui se veut scientifique pour la résolution des dilemmes éthiques, économiques, sociaux. En effet, dès qu’on a convenu de l’étalon et de la manière de mesurer, tous les dilemmes seront résolus par un simple calcul. Un dilemme moral se présente? Asseyons-nous et calculons!
Prenez Bentham. Il a proposé un modèle de calcul de la félicité (plaisir) qui prend en compte sept aspects du plaisir : son intensité; sa durée; sa certitude; sa proximité; sa fécondité; sa pureté; l’étendue de son action (sur les autres). Je vous passe le détail de ce que signifient ces termes. Mais disons que vous vous demandez si vous devez allez à une manifestation ou aller fêter avec des amis. Pour décider, calculez. Attribuez des points aux deux options. Vous trouverez, disons, que la première est forte sur 1, 3, 4, 6, la deuxième sur 2, 5, 7. Faites le total des hédons (unités de plaisir) et agissez selon le résultat.
L’approche, encore une fois, est révolutionnaire. Souvent, c’est vrai, elle aboutit aux mêmes recommandations que celles de la morale traditionnelle. Mais pas toujours. Imaginez un homme malade, très souffrant, dont la mort est certaine et qui supplie qu’on mette fin à ses jours. Il est très possible que l’utilitarisme demande ici qu’on accède à sa demande : il est en effet des cas où le meurtre par compassion est ce qui augmente le bonheur du plus grand nombre.
Quand on rencontre cette idée, et qu’on a compris en quoi elle est profondément en rupture avec nos habituelles façons de penser l’éthique, c’est un exercice intéressant et amusant de l’appliquer à divers problèmes. Que dirait un utilitariste sur l’avortement? De la distribution de la richesse? De l’accès à l’éducation? De la peine de mort?
Il y a autre chose encore, par quoi Bentham a été novateur. Voici. Si ce qui compte c’est la douleur et le plaisir, il n’y a plus aucune raison d’exclure du nouveau champ de l’éthique, tel que défini, des êtres qui peuvent ressentir le plaisir et la douleur. Vous le voyez venir? Eh oui. Bentham est à la source de l’inclusion des animaux dans la sphère de l’éthique. Ce qui compte en effet, du point de vue éthique, ce n’est pas si les animaux peuvent raisonner ou s’ils peuvent parler, mais s’ils peuvent souffrir. Or c’est évidemment le cas. L’utilitarisme est ainsi une source importante de cet aspect de la sensibilité contemporaine à l’endroit des animaux.
On le voit : la position utilitariste est une manière simple, claire et rigoureuse de concevoir l’éthique. À première vue, elle semble avoir pour elle de s’accorder d’une part avec un certain sens commun (dans la mesure où l’utilitarisme tend à penser qu’il faut envisager les conséquences des gestes posés pour décider s’ils sont moraux ou non), d’autre part avec un certain idéal démocratique (puisqu’il accorde la même valeur aux effets des actions sur les uns comme sur les autres). On comprend alors l’immense influence que l’utilitarisme a exercé auprès des philosophes, des décideurs et des économistes. Mais cette position a reçu sa part de critiques, que certains estiment lui être fatales. Voyons en quelques-unes.
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