mardi, juin 03, 2008

INTRODUCTION À L'ÉTHIQUE - 2

Éthique et religion

Beaucoup de gens tirent leurs conceptions morales de la religion à laquelle ils adhèrent et décident à partir d’elle du comportement à adopter dans telle ou telle circonstance. C’est ainsi que le Chrétien invoquera les dix commandements ou que le croyant en appellera à tel ou tel passage de la Bible — ou du Coran, ou de la Bhagavad Gita, ou de la Torah. L’idée est la suivante : est bien ce que Dieu y prescrit; mal ce qu’il y interdit. Les problèmes de l’éthique sont ainsi résolus.

Les adeptes de cette doctrine (appelée le commandement divin) ont du mal à concevoir qu’il puisse en être autrement et pensent très sincèrement que la moralité serait impossible en dehors de la religion : «Sans dieu, tout serait permis», diraient-elles volontiers, en paraphrasant Dostoïevski.

Ce n’est pas que de la théorie : dans le monde, en ce moment même, on trouvera bien des milieux où une telle vision des choses est extrêmement présente et influente. C’est elle, au moins en partie, qui anime les intégristes de tout poil et de tous les pays et qui inspire les fondamentalistes — depuis les Etats-Unis jusqu’aux quatre coins du monde.

Si ces personnes ont raison, l’éthique, du moins telle que la philo essaie de la concevoir, est un projet vain. En effet, devant tout problème moral, il suffirait de consulter les voix autorisées pour savoir quoi penser et que faire.

Que penser de cette position?

Elle a pour commencer un certain nombre de problèmes que la plupart des gens reconnaissent d’emblée. Il y a d’abord bien entendu le fait que tout dépend que l’on croie ou non à Dieu. Ensuite le fait qu’il existe des religions différentes qui donnent des prescriptions différentes. Et puis le fait qu’une même religion a pu, durant son histoire, soutenir des positions différentes voire opposées sur un même sujet. Il y a encore le fait qu’on trouvera dans un même texte (la Bible, disons) des positions différentes voire opposées. Il y a enfin le fait que certaines prescriptions religieuses nous semblent parfaitement délirantes.
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Lettre au Dr Laura

[Dans la lettre qui suit, qui circule sans nom d’auteur sur Internet depuis quelques années, quelqu’un interroge le Dr Laura Schlessinger, une personnalité intégriste qui animait à ce moment-là une émission de radio aux Etats-Unis et met malicieusement en évidence des difficultés inhérentes à l’idée du commandement divin.]


Chère Dr Laura,

Je vous remercie d’en faire autant pour éduquer le peuple sur les commandements divins. J’ai énormément appris de vous et je m’efforce de partager mon savoir avec le plus de gens possible. C’est ainsi que lorsque que quelqu’un veut défendre un mode de vie homosexuel, je lui rappelle simplement Lévitique 18 : 22 [«Tu ne coucheras point avec un homme comme on couche avec une femme. C'est une abomination.» ] : le texte affirmant que c’est une abomination, c’est la fin du débat. J’ai toutefois besoin de votre aide en ce qui concerne quelques lois particulières et la meilleure manière de m’ y conformer.

Lorsque je fais brûler un taureau sur l’autel des sacrifices, je n’ignore pas que cela produit une odeur agréable à notre Seigneur : c’est dit dans Lévitique, 1 : 9 [«Il lavera avec de l'eau les entrailles et les jambes; et le sacrificateur brûlera le tout sur l'autel. C'est un holocauste, un sacrifice consumé par le feu, d'une agréable odeur à l'Éternel.»] Le problème, c’est avec mes voisins. Ils affirment que l’odeur ne leur est pas agréable à eux. Que devrais-je faire?

Je voudrais vendre ma fille en esclavage, comme on le suggère dans Exode 21 : 7 [«Si un homme vend sa fille pour être esclave, elle ne sortira point comme sortent les esclaves.» ] Ma question est : à notre époque, quel serait selon vous un juste prix pour ma fille?

Je sais très bien, en vertu de Lévitique 15 : 19-24, que je ne peux avoir de contacts avec une femme qui est souillée par ses menstruations. [«La femme qui aura un flux, un flux de sang en sa chair, restera sept jours dans son impureté. Quiconque la touchera sera impur jusqu'au soir. Tout lit sur lequel elle couchera pendant son impureté sera impur, et tout objet sur lequel elle s'assiéra sera impur. Quiconque touchera son lit lavera ses vêtements, se lavera dans l'eau, et sera impur jusqu'au soir. Quiconque touchera un objet sur lequel elle s'est assise lavera ses vêtements, se lavera dans l'eau, et sera impur jusqu'au soir. S'il y a quelque chose sur le lit ou sur l'objet sur lequel elle s'est assise, celui qui la touchera sera impur jusqu'au soir. Si un homme couche avec elle et que l'impureté de cette femme vienne sur lui, il sera impur pendant sept jours, et tout lit sur lequel il couchera sera impur.» ] Mon problème est : comment savoir si une femme a ou non ses menstruations. J’ai bien essayé de le leur demander, mais elles semblent beaucoup s’en offusquer.

Grâce à Lévitique 25 : 4 [«C'est des nations qui vous entourent que tu prendras ton esclave et ta servante qui t'appartiendront, c'est d'elles que vous achèterez l'esclave et la servante.»] je sais que je peux acheter des esclaves des nations avoisinantes. Un des mes amis soutient cependant que cela s’applique aux Mexicains mais pas aux Canadiens. Pouvez-vous trancher ce débat?

Un de mes voisins persiste à travailler le jour du Sabbat. Or, selon Exode 35 : 2, il doit être mis à mort [«On travaillera six jours; mais le septième jour sera pour vous une chose sainte; c'est le sabbat, le jour du repos, consacré à l'Éternel. Celui qui fera quelque ouvrage ce jour-là, sera puni de mort.»]. Suis-je dans l’obligation morale de le tuer moi-même?

Un ami à moi considère que si c’est certes une abomination de manger des mollusques et des crustacés, comme le laisse entendre Lévitique 11 : 10-12 [Vous mangerez de tous ceux qui ont des nageoires et des écailles, et qui sont dans les eaux, soit dans les mers, soit dans les rivières. Mais vous aurez en abomination tous ceux qui n'ont pas des nageoires et des écailles, parmi tout ce qui se meut dans les eaux et tout ce qui est vivant dans les eaux, soit dans les mers, soit dans les rivières. Vous les aurez en abomination, vous ne mangerez pas de leur chair, et vous aurez en abomination leurs corps morts. Vous aurez en abomination tous ceux qui, dans les eaux, n'ont pas des nageoires et des écailles.], ce n’est pas une abomination aussi grande que l’homosexualité. Je ne suis pas d’accord. Pouvez vous trancher notre débat?

Lévitique 20 :20 semble affirmer que je ne peux m’approcher de l’autel si j’ai une mauvaise vision [«un homme […] ayant une tache à l'œil»]. Je dois avouer que je porte des lunettes. Ma vision doit-elle être de 20/20 ou y a-t-il de la place pour quelque tolérance, ici?

Je sais que vous avez beaucoup étudié ces questions et je suis confiant que vous pourrez m’aider. Je vous remercie de nous rappeler que la parole de Dieu est éternelle et ne change pas.

(Traduction: Normand Baillargeon)

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Mais la doctrine du commandement divin souffre aussi d’un problème majeur et irréparable qui a été aperçu par Platon — il y a donc longtemps. Le voici.

Cela se passe dans un dialogue appelé Euthyphron. En allant au palais de justice pour y apprendre les accusations qui sont portées contre lui, Socrate croise ce jeune homme, Euthyphron. Celui-ci est allé porter plainte contre son propre père, qu’il accuse de meurtre. Était-ce la chose à faire, demande Socrate? Certainement, répond l’autre : c’est ce qui est saint (ou pieux), c’est ce que demandent les dieux. On reconnaît là notre doctrine du commandement divin. Socrate pose alors à Euthyphron la question suivante : «Le saint [ou le pieux] est-il aimé des dieux parce qu’il est saint, ou est-il saint parce qu’il est aimé des dieux ?» Un philosophe contemporain soutient qu’on peut savoir si une personne est douée pour la philo selon qu’il se rend compte, ou non, de la profondeur et des implications de cette question. Apparemment, Euthyphron n’était pas très doué, puisqu’il répond : «Je n’entends pas bien ce que tu dis là, Socrate.»
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Le dilemmme d’Euthyphron

Socrate : Le saint est-il aimé des dieux parce qu’il est saint, ou est-il saint parce qu’il est aimé des dieux ?
Euthyphron : Je n’entends pas bien ce que tu dis là, Socrate.
Socrate : Je vais tâcher de m’expliquer. Ne disons-nous pas qu’une chose est portée, et qu’une chose porte ? qu’une chose est vue, et qu’une chose voit ? qu’une chose est poussée, et qu’une chose pousse ? Comprends-tu que toutes ces choses diffèrent, et en quoi elles diffèrent ?
Euthyphron : Il me semble que je le comprends.
Socrate : Ainsi la chose aimée est différente de celle qui aime ?
Euthyphron : Belle demande !
Socrate : Et, dis-moi, la chose portée est-elle portée, parce qu’on la porte, ou par quelque autre raison ?
Euthyphron : Par aucune autre raison, sinon qu’on la porte.
Socrate : Et la chose poussée est poussée parce qu’on la pousse, et la chose vue est vue parce qu’on la voit ?
Euthyphron : Assurément.
Socrate : Il n’est donc pas vrai qu’on voit une chose parce qu’elle est vue ; mais, au contraire, elle est vue parce qu’on la voit. Il n’est pas vrai qu’on pousse une chose parce qu’elle est poussée ; mais elle est poussée parce qu’on la pousse. Il n’est pas vrai qu’on porte une chose parce qu’elle est portée ; mais elle est portée parce qu’on la porte : cela est-il assez clair ? [10c] Entends-tu bien ce que je veux dire ? Je veux dire qu’on ne fait pas une chose parce qu’elle est faite, mais qu’elle est faite parce qu’on la fait ; que ce qui pâtit ne pâtit pas parce qu’il est pâtissant, mais qu’il est pâtissant parce qu’il pâtit. N’est-ce pas ?
Euthyphron : Qui en doute ?
Socrate : Être aimé n’est-ce pas aussi un fait, ou une manière de pâtir ?
Euthyphron : Oui.
Socrate : Et n’en est-il pas de ce qui est aimé comme de tout le reste ? ce n’est pas parce qu’il est aimé qu’on l’aime ; mais c’est parce qu’on l’aime qu’il est aimé.
Euthyphron : Cela est plus clair que le jour.
Socrate : Que dirons-nous donc du saint, moi cher Euthyphron ? Tous les dieux ne l’aiment-ils pas, selon toi ?
Euthyphron : Oui, sans doute.
Socrate : Est-ce parce qu’il est saint, ou par quelque autre raison ?
Euthyphron : Par aucune autre raison, sinon qu’il est saint.
Socrate : Ainsi donc, ils l’aiment parce qu’il est saint ; mais il n’est pas saint parce qu’ils l’aiment.
Euthyphron : Il paraît.
Socrate : D’un autre côté, ce qui est aimable aux dieux est aimable aux dieux, est aimé des dieux, parce que les dieux l’aiment ?
Euthyphron : Qui peut le nier ?
Socrate : Il suit de là, cher Euthyphron, qu’être aimable aux dieux, et être saint, sont choses fort différentes.
Euthyphron : Comment, Socrate ?
Socrate : Oui, puisque nous sommes tombés d’accord que les dieux aiment le saint parce qu’il est saint, et qu’il n’est pas saint parce qu’ils l’aiment. N’en sommes-nous pas convenus ?
Euthyphron : Je l’avoue.
Socrate : Et, qu’au contraire, ce qui est aimable aux dieux n’est tel que parce que les dieux l’aiment, par le fait même de leur amour ; et que les dieux ne l’aiment point parce qu’il est aimable aux dieux.
Euthyphron : Cela est vrai.
Socrate : Or, mon cher Euthyphron, si être aimable aux dieux et être saint étaient la même chose, comme le saint n’est aimé que parce qu’il est saint, il s’ensuivrait que ce qui est aimable aux dieux serait aimé des dieux par [11a] l’énergie de sa propre nature ; et, comme ce qui est aimable aux dieux n’est aimé des dieux que parce qu’ils l’aiment, il serait vrai de dire que le saint n’est saint que parce qu’il est aimé des dieux. Tu vois donc bien qu’être aimable aux dieux et être saint ne se ressemblent guère : car l’un n’a d’autres titres à l’amour des dieux que cet amour même ; l’autre possède cet amour parce qu’il y a des titres. Ainsi, mon cher Euthyphron, quand je te demandais ce que c’est précisément que le saint, tu n’as pas voulu sans doute m’expliquer son essence, et tu t’es contenté de m’indiquer une de ses propriétés, qui est d’être aimé de tous les dieux. Mais quelle est la nature même de la sainteté ? C’est ce que tu ne m’as pas encore dit. Si donc tu l’as pour agréable, je t’en conjure, ne m’en fais pas un secret ; et, commençant enfin par le commencement, apprends-moi ce que c’est que le saint, qu’il soit aimé des dieux ou quelque autre chose qui lui arrive ; car, sur cela, nous n’aurons pas de dispute. Allons, dis-moi franchement ce que c’est que le saint et l’impie.
Euthyphron : Mais, Socrate, je ne sais comment t’expliquer ce que je pense ; car tout ce que nous établissons semble tourner autour de nous, et ne vouloir pas tenir en place.

Platon Euthyphron, 10 a – 11 a.

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Ce que la question implique, c’est que même si on accepte la doctrine du commandement divin, on ne peut échapper à un dilemme dont la solution demande qu’on renonce à la doctrine du commandement divin.

Supposons qu’on réponde à Socrate que X est la chose à faire parce que c’est ce que Dieu commande. Par exemple, un marchand ne vole pas ses clients parce qu’Allah l’exige. En ce cas, voler n’est ni bien ni mal en soi et c’est ce qu’il faut faire parce qu’Allah le veut. S’il avait recommandé de voler ses clients, c’est ce qui serait bien et ce qu’il faudrait faire. Cette conclusion est inacceptable, même si on est croyant. Elle fait dépendre ce qui est moral des commandements arbitraires de Dieu — qui aurait bien pu commander le contraire de ce qu’on a — et rend impossible de maintenir que Dieu est bon.

Arrivé à cette conclusion, le croyant se rabat alors sur la deuxième option du dilemme : ce qui est saint est aimé des dieux. En d’autres termes, Dieu commande ce qui est juste et c’est parce que c’est juste que c’est recommandé par lui. Dieu sait que voler ses clients est mal et c’est pourquoi il le commande et qu’on retrouve ce commandement dans le Coran. Tout va bien pour le croyant et la doctrine du commandement divin, alors? Regardez mieux. On l’a rejetée pour la sauver, cela en admettant qu’il existe un standard de ce qui est bien (ou mal) indépendant de Dieu.

Le fait, à vrai dire, est que les théologiens eux-mêmes rejettent massivement la doctrine du commandement divin pour fonder l’éthique — et cherchent dans d’autres directions.

Résumons. L’éthique veut proposer des principes et des théories permettant de répondre de manière argumentée et cohérente à la question de savoir comment nous devrions vivre. Certains pensent que l’entreprise est vouée à l’échec : c’est le cas des relativistes moraux. Mais nous avons conclu que leur position est intenable. D’autres pensent que l’entreprise est inutile, cette fois en raison de la doctrine du commandement divin. Nous venons de voir que cette idée est incohérente. Il ne nous donc reste plus à examiner qu’une dernière position selon laquelle l’éthique est vouée à l’échec.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Quel plaisir de vous lire, M. Baillargeon. Cette introduction à l'éthique est remarquablement claire et rend Socrate accessible et sympathique. Quel dommage que je sois en communications plutôt qu'en éducation à l'UQAM!

Olivier Gratton-Gagné

Normand Baillargeon a dit…

Salut,

Trop aimable de votre part.

Au plaisir de se croiser à l'UQAM.

Normand B.

Anonyme a dit…

Je pense qu'il vous faudra aller beaucoup plus loin dans votre raisonnement avant de conclure un peu vite qu'Euthyphro est un dilemne solide, plutôt qu'un faux dilemne, et que Dieu ou les commandements divins ne peuvent fonder l'éthique (ou la morale).

Voir par exemple quelqu'un qui a fait ses devoirs: http://www.theism.net/article/29