jeudi, mars 27, 2008

ENTRETIEN AVEC DANIEL C. DENNETT (2/2)

MÉDIANE — Dans la vaste littérature portant sur la conscience, le concept de qualia est très discuté. Or vous en êtes très critique. Est-ce parce que vous y voyez cette fois encore une erreur catégoriale?

DANIEL DENNETT — Les qualia sont ces espèces de résidus qu’on obtient une fois que l’on a expliqué ce qu’il y avait à expliquer à propos, disons, de la perception. Et ces qualia sont présumés profonds et mystérieux. Il y a cependant un immense danger à s’engager sur la voie de ce type d’analyse. Par exemple, celui de poursuivre l’analyse sans même se rendre compte qu’en route on l’a complétée, de ne pas se rendre compte, en somme, que cet ingrédient supplémentaire que l’on cherche à expliquer n’existe pas. Ou encore, d’un autre côté, il est vrai mais aussi trivial que peu importe le degré auquel nous aurons poussé l’analyse, disons du système nerveux central, et de ce que cela signifie pour une entité d’être ce qu’elle est, il restera toujours un résidu dont nous n’avons toujours pas entièrement rendu compte. Mais notez que la même chose peut être dite à propos d’un grain de sable. Une fois qu’on en aura dit tout ce qu’on peut en dire d’un point de vue scientifique, il restera toujours quelque chose qui n’est pas dit, par exemple à propos de son histoire. Il faut ne pas confondre le fait qu’un sujet est inépuisable avec le fait qu’il comporte des difficultés énormes et intéressantes, voire impossibles à résoudre. La traduction de cette erreur, dans la littérature philosophique, prend la forme d’une pléthore d’expériences de pensée qui vous convient à examiner deux cas-types qui ne se distinguent l’un de l’autre que par une minuscule et à peine perceptible différence, différence dont on soutient qu’elle est justement de la plus haute importance. C’est le cas par exemple avec les zombies. Le zombie, par définition, n’a pas de qualia. Mais a-t-il des préférences, aime-t-il le gâteau au chocolat? Bien entendu — ou du moins il se comporte exactement comme quelqu’un qui a de telles préférences : il ne fait pas que manger son gâteau au chocolat, mais il le fait avec un plaisir apparent. En bout de piste, ni vous, ni moi ni n’importe quelle équipe de scientifiques ne serait en mesure de distinguer un zombie d’un être humain. Mais si c’est bien le cas, en quoi les zombies sont-ils importants? Que reste-t-il à expliquer?

MÉDIANE — Un de vos récents ouvrages porte sur Darwin. Vous y abordez un grand nombre de questions importantes et complexes, et nous parlerons de certaines d’entre elles. Mais, pour commencer, j’aimerais savoir ce qui vous a incité à écrire sur Darwin?

DANIEL DENNETT — J’ai écrit ce livre en partie parce que j’étais las de rencontrer des critiques de Darwin qui me paraissaient très mal informées, sans imagination et témoignant d’une profonde antipathie, voire d’une répugnance, pour la pensée darwinienne. Dans bien des cas, ces gens n’étaient pas religieux ou des défenseurs du créationnisme : c’était simplement qu’ils avaient en horreur le darwinisme dans leur propre discipline. Ce fait m’a semblé mériter qu’on s’y intéresse. Pourquoi cette hostilité? De quoi ces gens ont-ils si peur? La réponse, je pense, tient au fait que ce qu’accomplit le darwinisme est véritablement révolutionnaire. Le darwinisme est une idée qui aspire à absolument tout unifier : la signification, la beauté, la vérité, l’amour, le sexe, la joie, la moralité, le libre arbitre, les processus matériels — depuis la matière sans signification jusqu’au sens — et selon une trajectoire originale que Darwin balise.

MÉDIANE — L’idée centrale de cette trajectoire serait sans doute qu’on peut aboutir à quelque chose qui soit porteur de sens par des mécanismes qui ne sont eux-mêmes ni intelligents, ni porteurs de sens.

DANIEL DENNETT — C’est cela qui est véritablement révolutionnaire. Darwin a compris comment accomplir une inversion fondamentale – un de ses critiques parlera d’une «étrange inversion du raisonnement». Il a montré qu’il n’est pas nécessaire d’avoir de l’intelligence pour construire une belle machine, qu’un processus qui n’est pas lui-même intelligent et qui ne se fixe pas de but peut générer quelque chose qui est intelligent, créatif, conscient; que la conscience, loin d’être l’origine de toute création, en est en fait la résultante, et même une résultante récente. Bien entendu, dès lors que nous avons la conscience, celle-ci devient la cause d’autres effets. Mais une telle inversion est à ce point saisissante que plusieurs personnes réagissent en disant : « Tout cela vaut pour la biologie, mais pas dans mon territoire! »

MÉDIANE — Ce serait un peu, selon vous, et pour prendre un exemple, ce que dit Chomsky à propos du langage.

DANIEL DENNETT —Exactement. Il dit : «Ne touchez pas au langage». Et d’autres reprennent: «Ne touchez pas à l’art», «Ne touchez pas à la conscience».

MÉDIANE — C’est à ce point précis que vous introduisez le joli concept de « Skyhook ». Pouvez-vous nous l’expliquer? Et en passant : comment l’a-t-on traduit en français?

DANIEL DENNETT — Ils l’ont traduit par: «crochet céleste». Il faut bien entendu distinguer un tel crochet d’une grue. Une grue est quelque chose de remarquable, mais elle n’est pas miraculeuse — à la différence d’un crochet céleste qui pend du ciel rattaché à rien et par quoi on soustrait le langage, l’art, la conscience et ainsi de suite au monde naturel. Pensez à toutes sortes de choses merveilleuses qui nous semblent résulter d’un dessein intelligent — un poème, l’amour, un animal magnifique, une belle personne — toutes ces choses présentent des caractéristiques qui sont trop improbables pour être accidentelles. Toutes ces caractéristiques semblent être le résultat d’un dessein et, sur ce point, je suis en accord avec les prémisses des promoteurs du dessein intelligent : nous avons devant nous, partout, des manifestations d’un dessein et cela appelle une explication. Ce que Darwin a montré, c’est que ce dessein a un prix et, pour le dire dans un vocabulaire contemporain, qu’il nécessite de la Recherche et du Développement, lesquels coûtent très chers et demandent du temps. D’où vient tout ce travail? La réponse de Darwin est que tout cela commence de manière très modeste et avec les reproducteurs les plus simples, comme des micro-organismes unicellulaires; peu à peu, ceux-ci évoluent et deviennent des reproducteurs plus complexes; de temps en temps, il se produit une transition, qui n’est pas elle-même miraculeuse, mais qui produit une nouvelle sorte de choses merveilleuses, plus efficientes. Arrive ensuite la reproduction sexuée, qui augmente encore la vitesse et l’efficience des entités. Aujourd’hui, nous avons à notre disposition l’ingénierie génétique, qui nous permet de produire, disons, une plante qui brille dans le noir parce qu’on lui a incorporé des gènes de luciole. Devrons-nous ici parler d’un miracle? Non. Pour y arriver, l’évolution a d’abord dû produire des êtres humains; puis il a fallu que la culture apparaisse; ensuite la science et, parmi elles, la biologie; et alors on a pu comprendre comment arriver à ce résultat et le réaliser. Mais il n’est qu’un fruit de plus sur l’arbre de la vie. Peut-on parler ici d’un miracle? Bien sûr que non. Le design cumulatif comprend toute la culture humaine. Il comprend la religion, l’art, la musique et ainsi de suite. Toutes ces choses sont les résultantes de processus et c’est une cascade ininterrompue de tels processus, de plus en plus complexes, qui produit des systèmes de plus en plus complexes. Qu’est-ce qu’un cerveau de ce point de vue? Un système de contrôle qui peut s’auto-programmer (self redesigning control system). Vous naissez avec lui et, à votre naissance, il est déjà un système au programme extraordinaire : mais il a été programmé pour s’autoprogrammer, ce qui est la définition même de ce que signifie apprendre. Apprendre, en ce sens, c’est ajuster son programme, sa propre configuration, selon divers intrants et le faire dans une direction souhaitable – puisqu’à l’évidence se démanteler ce n’est pas apprendre. Apprendre, au fond, c’est de la Recherche et Développement qui présente une dimension méliorative. La perspective darwinienne permet de comprendre et d’unifier tout cela. Elle ne nie pas la présence ou l’existence de la créativité, mais elle nous permet de comprendre ce qu’est la créativité et comment elle évolue, et comment et pourquoi elle n’est pas un processus miraculeux. La bonne métaphore n’est donc pas celle d’un crochet céleste, mais bel et bien celle d’une grue, très haut dans le ciel, et qui repose sur une grue, qui repose sur une grue…

MÉDIANE —Si vous le voulez, parlons à présent de certaines de ces résistances inattendues au darwinisme que vous évoquez dans votre livre. L’une des plus étonnantes me paraît être celle de Noam Chomsky et concerne le langage. Vous semblez soutenir qu’il reste en Chomsky, qui par ailleurs est pourtant, d’un point de vue épistémologique, si près des sciences naturelles, des relents d’un certain humanisme qui expliqueraient ses résistances.

DANIEL DENNETT —Je pense en effet que c’est le cas. Chomsky soutient qu’une part substantielle de notre faculté langagière est innée; mais il répugne à l’idée qu’elle ait pu être bricolée et peu à peu engendré par l’évolution. À ses yeux, cela la déprécierait de manière inacceptable, la réduirait à une sorte de sac à malices. La position de Chomsky à ce sujet m’a toujours paru étrange.

MÉDIANE — Admettons, diront certaines personnes, que la perspective darwinienne nous permet bien de comprendre les processus conduisant, disons, à la culture. Mais, objecteront ces personnes, la perspective darwinienne ne pourra pas nous apprendre grand chose sur le produit évolué. Pour prendre une analogie destinée à faire comprendre un tel argumentaire: les champs électromagnétiques nous permettent certes de comprendre comment fonctionne la radio, mais ils ne sont pas d’une grande utilité pour comprendre pourquoi on y joue en ce moment du Paul McCartney plutôt que du Bach. Il serait absurde pour comprendre cela de convoquer un physicien. Et je suis certain que vous voyez où je veux en venir : est-il légitime de prétendre comprendre la religion à partir du darwinisme, ce qui est le projet de votre dernier livre?

DANIEL DENNETT — Je considère qu’il y a une bonne part de vérité dans une préoccupation comme celle que vous exprimez. Je formulerais les choses comme ceci : si vous voulez savoir pourquoi un programme d’ordinateur pour jouer aux échecs est supérieur à un autre, ne faites pas porter votre analyse jusqu’aux électrons, ce niveau là est trop profond et il est inadéquat. Il faut aborder la question du point de vue des stratégies auxquelles on peut faire appel pour jouer aux échecs, examiner lesquelles sont mises en œuvre dans les deux programmes et comment elles sont implantées. La même chose est bien évidemment vraie en ce qui a trait aux religions. Si vous souhaitez comprendre les religions vous devrez en comprendre le contenu, la psychologie, les aborder avec les outils des sciences humaines et sociales. Mais, en même temps, si ces outils que vous utilisez n’entretiennent aucun contact avec la pensée évolutionniste, vous commettrez des erreurs et certaines choses vous resteront invisibles ou incompréhensibles. À mon avis, la principale erreur que vous allez commettre, étant donné que votre analyse se fait à un niveau si élevé, celui de la créativité, de l’esprit et des raisons invoquées, sera de penser que bon nombre des caractéristiques que vous observez ont été et sont consciemment élaborées alors qu’elles ne le sont pas. Considérons par exemple le langage. Très peu des mots que nous utilisons ont été inventés par des gens. C’est le cas de l’expression « sélection naturelle », bien entendu, mais pas de la plupart des mots. D’où viennent-ils alors? Personne ne les a inventés et la plupart des mots n’ont pas d’auteur. La plupart des caractéristiques des religions, de la même manière, sont sans auteur. Elles ont évolué à travers des êtres humains qui les ont transmis sans le vouloir. Des ajustements sont survenus, sans que personne ne les aient délibérément provoqués. C’est cela qu’apporte la perspective évolutionniste. Comprenons-nous bien. Vatican II a bien changé le catholicisme et les gens qui y ont pris part avaient des raisons, des motifs, des arguments. Ce qu’ils ont proposé était un design délibéré. Si vous voulez comprendre Vatican II, vous devez donc prendre en compte qu’il s’est agi d’une rencontre de personnes qui avaient différentes attentes et qui ont discuté; vous devez comprendre les choses à ce niveau-là. Mais vous devez également comprendre que la plupart des révisions qui ont apportées, disons au christianisme depuis 2000 ans, ne sont pas la résultante de semblables processus. Bien sûr, il y a eu le Concile de Nicée, le Concile de Trente, il y a eu des réformateurs comme Martin Luther, et des moments créateurs très intenses. Mais il y eut également l’inexorable tri par lequel certains thèmes furent mis à l’écart et d’autres mis en évidence, tout cela n’étant pas le résultat délibéré de qui que ce soit.

MÉDIANE — On assiste en ce moment, notamment aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et en France, à la publication d’un nombre important d’ouvrages critiques de la religion et qui se portent à la défense de la libre-pensée et de l’athéisme. Il y a eu par exemple ceux de Sam Harris, celui de Richard Dawkins ainsi que le vôtre, Breaking the Spell. Tous ces ouvrages, comme celui de Michel Onfray en France, ont connu un grand succès populaire. Comment expliquez-vous ce soudain intérêt du grand public pour ces questions?

DANIEL DENNETT — Cela tient d’abord, selon moi, à la grande circulation de l’information dans laquelle Internet joue un rôle important, mais aussi le téléphone cellulaire, la radio, la télévision et ainsi de suite. Il est devenu très difficile d’interdire l’accès à certaines informations. Tout devient accessible, depuis la pornographie jusqu'aux enseignements des religions — en même temps que bien des faussetés. Nous sommes désormais saturés d’informations or les religions ont été élaborées pour restreindre le flux d’informations, pour tenir les croyants loin de l’information. Les religions sont conçues pour fonctionner dans un environnement pauvre du point de vue informationnel. Le flux d’information a donc sur elles un effet dévastateur, et cela sur bien des plans. J’ajouterais que nous vivons un moment historique où des langues disparaissent, où des cultures entières s’éteignent, où des traditions sont renversées à une grande vitesse et où les religions s’effondrent. Tout cela effraie bien des gens et ils résistent avec toute la force possible. Nous devons prendre en compte le fait que tout cela engendre de la peur, de la colère et un fort désir de préserver ce qui est aimé. L’immense effort politique accompli en faveur de la religion, par exemple aux Etats-Unis, tout le tumulte que cela soulève, n’est de ce point de vue aucunement l’indice d’une victoire mais l’indice d’un désespoir.

MÉDIANE — S’il y a un plaisir intellectuel à chercher à comprendre les religions et à remonter à leurs sources, ce travail a également, comme vous le laissez entendre à l’instant, une indéniable dimension politique, que l’on aperçoit justement sitôt que l’on prend conscience de la place qu’elle occupe dans la vie politique américaine.

DANIEL DENNETT — C’est exact et en un sens il est malheureux qu’il en soit ainsi. Mais il y a sur ce plan une besogne à accomplir et quelqu’un doit s’en charger.

MÉDIANE — On a justement à ce propos le sentiment que votre position sur la religion et sa place au sein de la culture se situe en quelque sorte à mi-chemin entre celle de Stephen Jay Gould et de celle de Richard Dawkins. Ce dernier défend un athéisme militant et revendicateur, tandis que le premier invoque ce qu’il a appelé les NOMAs, c’est-à-dire les Non Overlapping Magisterias (ou : Non-recoupement des magistères).

DANIEL DENNETT — En un sens, c’est exact, je suis bien entre les deux; mais ma position se rapproche plus de celle de Dawkins. Gould a cru, pour des raisons qui ne sont évidemment pas stupides mais qui, à mes yeux, restent peu convaincantes, qu’il était judicieux, sur le plan politique, d’adoucir et de minorer les implications de l’évolution et de se montrer conciliant. D’où cette idée de NOMA, en vertu de laquelle la science a un rôle particulier à jouer au sein de notre culture, mais la religion également : et ces fonctions étant distinctes, tout ira bien tant que nous maintiendrons séparés les deux domaines. Je pense qu’il s’agit là d’une erreur stratégique et théorique et d’abord pour l’excellente raison que c’est faux. Il y a entre la religion et la science un formidable conflit qu’il est impossible de passer sous silence ou d’occulter. Nous devons au contraire y faire face et chercher des moyens de le résoudre. Quoiqu’il en soit, la position de Gould n’a guère connu de succès, ni chez les personnes religieuses, ni chez les scientifiques. Pour ma part, à l’instar de Dawkins, je préconise la plus grande franchise en ce qui concerne aussi bien ce conflit particulier, que la nature de l’évolution et ses implications.

MÉDIANE — Qu’est-ce alors qui vous distingue de Dawkins?

DANIEL DENNETT — Dawkins est entièrement convaincu que le monde serait un bien meilleur endroit sans la religion et il voudrait que la religion disparaisse. Pour ma part, je n’en suis pas du tout certain et, plutôt que de voir la religion disparaître, je préconise de chercher à la faire évoluer de manière à ce qu’elle soit rendue moins toxique, un peu comme ces virus pathogènes qui évoluent en des formes non pathogènes ou comme ces parasites qui peuplent notre corps, mais dont nous avons besoin. Au terme de ce que j’envisage, les religions et les croyances religieuses qui resteraient seront celles qui sont utiles et qui méritaient de survivre, tandis que celles qui auront disparu sont celles qui étaient nuisibles et qui méritaient de disparaître.

MÉDIANE — Une idée m’a tout particulièrement frappé dans votre livre et c’est cette distinction que vous faites entre la croyance en Dieu et la croyance en la croyance en Dieu. Cette idée me paraît nouvelle et importante.

DANIEL DENNETT — Je pense qu’elle l’est et, plus j’y pense, plus il me semble que cette idée est effectivement l’idée la plus importante du livre. Et je considère que cette idée de la croyance en la croyance ne s’applique pas qu’à la religion. C’est un thème sur lequel je devrai revenir par écrit.

MÉDIANE — Un autre thème majeur du livre est celui de l’éducation religieuse. La question est évidemment de savoir ce qu’il faut faire de la religion à l’école et de décider de la place qu’elle doit (ou non) prendre dans le curriculum. Vous préconisez au fond un enseignement séculier des religions qui se propose d’instruire les enfants, en extériorité, de la nature de diverses croyances religieuses, de leur histoire, de leurs rites. J’aimerais ici me faire l’avocat du diable. Quelles religions, parmi toutes celles qui pourraient réclamer leur inclusion dans ce curriculum, allons-nous inclure ou exclure et à partir de quel principe allons-nous faire ce choix et le justifier? Combien de temps consacrerons-nous à chacune? Qui décidera, et comment? Quels contenus particuliers seront retenus pour chaque religion? Quelle place, par exemple, faire aux Croisades, à l’Inquisition, à l’interdiction du condom par le Pape, dans la présentation du catholicisme? Parlerons-nous des athées, des agnostiques, des libre-penseurs, des anti-cléricaux? En quels termes? Devant ces questions et des dizaines d’autres, comment ne pas avoir très rapidement le sentiment que le problème est insoluble et comment ne pas conclure que les religions ne devraient pas franchir le seuil de l’école?

DANIEL DENNETT — Ce sont effectivement des questions extrêmement difficiles et elles débouchent en effet sur celle que vous dites: étant donné que le nombre d’heures d’école est limité, pourquoi faudrait-il en perdre avec la religion? Mais pour difficiles que soient ces questions, je considère que nous devons leur faire face et leur trouver des réponses. Leur difficulté ne saurait être un motif suffisant pour ne pas les affronter. La première chose qu’il faut faire, c’est de trouver une procédure reconnue comme équitable par tout le monde et permettant de les traiter. On devrait obtenir la collaboration de représentants de toutes les religions et les encourager à avancer leurs propositions de contenus pour le curriculum. On peut être certain qu’ils souhaiteront que ne soit pas connus certains faits bizarres, embarrassants ou carrément honteux de l’histoire de leur religion. Quelle position adopter dans ces cas? Cela dépendra évidemment du cas. Prenons un exemple concret. La Santeria est une religion pratiquée par quelques centaines de milliers de personnes dans les Caraïbes et plus particulièrement à Cuba. On y retrouve des éléments de christianisme et de vaudou et on y pratique le sacrifice d’animaux — en général des poulets, et parfois d’autres animaux encore, par exemple des chèvres. Le sacrifice rituel d’animaux occupe une place centrale dans cette religion; mais, on le devine, c’est aussi quelque chose d’extrêmement controversé. Est-ce que cette pratique devrait être abordée dans un enseignement où on parlerait de la Santeria? À mes yeux, voilà précisément un de ces faits qui doit figurer dans un curriculum traitant de la Santeria. Prenons encore un autre exemple, celle de l’église des Mormons et plus particulièrement de la jeunesse de son fondateur, Joseph Smith. Les Mormons ont vigoureusement cherché à occulter certaines données biographiques concernant Smith; mais il est hors de question de leur permettre de cacher ces faits. Ceci dit, d’un autre côté, il est important de souligner que ce à quoi nous aspirons, ce n’est pas de construire un bûcher où immoler les religions et que nous ne voulons pas les traiter comme certains tabloïds traitent les faits divers. Il importera donc de donner un temps égal aux accomplissements positifs des religions. Mais, avant toute chose, il importe qu’un tel processus soit mis en marche et que, par lui, une discussion politique visant à persuader à l’aide d’arguments puisse commencer à opérer. Ce que je viens de décrire doit être le fondement et le cœur de toute la démarche que je préconise, qui doit avoir un effet stabilisateur. En cela, elle est semblable à ce qu’on trouve parfois en biologie, où l’action de processus opposés finit par générer un équilibre stable et robuste. Il restera bien entendu toujours des gens pour affirmer que le résultat est inéquitable. Mais ce qui importe surtout, c’est que le processus soit à ce point transparent que ces gens ne puissent avoir de crédibilité.

MÉDIANE — Monsieur Dennett, je vous remercie de cet entretien.

DANIEL DENNETT — Ce fut un plaisir.

Bibliographie

Quelques ouvrages de Dennett en Français

(avec Douglas R. Hofstadter) Vues de l’esprit : Fantaisies et réflexions sur l’âme, InterÉditions, Paris, 1987.

La stratégie de l'interprète, Gallimard, Paris, 1990.

La conscience expliquée, Odile Jacob, Paris, 1993.

La diversité des esprits, Hachette, Paris, 1998.

Darwin est-il dangereux?, Odile Jacob, Paris, 2000.

(avec Christian Cler), Théorie évolutionniste de la liberté, Odile Jacob, Paris, 2004.

Quelques ouvrages non traduits en français

Content and Consciousness, Routledge and Kegan Paul, London, 1969.

The Mind's I: Fantasies and Reflections on Self and Soul, Basic Book, New York, 1980.

Sweet Dreams: Philosophical Obstacles to a Science of Consciousness, MIT Press, Boston, 2005.

Breaking the Spell: Religion as a Natural Phenomenon, Penguin, 2006

Quelques écrits consacrés à Dennett

ELTON, Matthew, Daniel Dennett: Reconciling Science and Our Self-Conception, Polity Press, Cambridge, 2003.

BROOK, Andrew et ROSS, Don (sous la direction de), Daniel Dennett, Cambridge University Press, Cambridge, 2002.

DAHLBOM, Bo, Dennett and His Critics: Demystifying Mind, Blackwell Publishers, London, 1995.

ROSS, Don, et al. (sous la direction de), Dennett's Philosophy: A Comprehensive Assessment, The MIT Press, Boston, 2000.

SYMONS, John et AURY, Mathieu, Dennett : un naturalisme en chantier, PUF, Paris, 2005.

Daniel C. Dennett et les stratégies de l’interprète, Lekton, Département de philosophie de l’UQAM, 1992, Vol. 2. No 1.

Finalement, rappelons que la revue Philosophical Topics a consacré en 1994 un numéro (22 : 1, 2) à Daniel C. Dennett.

mercredi, mars 26, 2008

ENTRETIEN AVEC DANIEL C. DENNETT (1/2)

Présentation

Daniel Clement Dennett, né en 1942 à Boston, a étudié la philosophie d’abord à la Harvard University, puis à la Oxford University, dont il a obtenu un doctorat en 1965.

La rencontre de deux prestigieux professeurs, Willard van Orman Quine (1908-2000) et Gilbert Ryle (1900–1976), marquera son parcours d’étudiant et ces deux penseurs exerceront une profonde influence sur le chercheur que Dennett deviendra.

Depuis 1971, Dennett enseigne la philosophie à la Tufts University, où il est également directeur du Center for Cognitive Studies.

Monsieur Dennett a produit une œuvre très abondante et il a notamment publié sur la philosophie de la conscience, sur Darwin et la théorie de l’évolution, ainsi que sur la religion.

Son premier ouvrage — il s’agissait de sa thèse de doctorat — est paru en 1969 et s’intitulait Content and Consciousness. Dennett commence à y déployer la perspective à la fois ryléenne et «déflationniste» qu’il défendra sur la question de la conscience. Ces travaux trouvent leur aboutissement dans l’ambitieux Consciousness Explained (1991). En 1995, Dennett a fait paraître Darwin’s Dangerous Idea, un ouvrage qui a connu un très grand succès, à la fois académique et populaire.

Cet humaniste engagé a lancé en 2003, avec notamment le biologiste Richard Dawkins, le mouvement des Brights (i.e. des personnes éclairées ou brillantes) qui se consacre à la défense et à la promotion d’une vision du monde et d’une éthique naturalistes dont sont absents les éléments surnaturels ou mystiques. Son plus récent ouvrage, intitulé: Breaking the Spell: Religion as a Natural Phenomenon (2006) s’inscrit dans cette voie.

Daniel Dennett était de passage à Montréal en mars 2007, justement pour y prononcer une conférence sur ce livre, lorsqu’il a accordé à Médiane l’entretien qui suit.

Les propos de Dennett ont été traduits par mnoi, qui ai réalisé l’entretien. Ils ont été revus par M. Dennett et publiés dans la revue de philosophie québécoise Médiane. On trouvera à la suite du texte quelques repères bibliographiques proposés à l’intention des personnes qui voudraient en savoir plus sur l’œuvre de Dennett.

Je remercie Pierre Poirier, professeur au Département de philosophie de l’UQAM, qui a relu ce texte et qui m’a fait de précieux commentaires et d’utiles suggestions.

***
CONSCIENCE, DARWINISME ET RELIGION: JALONS D’UN PARCOURS PHILOSOPHIQUE

MÉDIANE —Quand on examine votre oeuvre, on ne peut manquer d’être frappé par le fait que vous alimentez votre réflexion à de nombreuses disciplines scientifiques — la biologie et la psychologie cognitive notamment. Comment envisagez-vous le rapport de la philosophie à la science?

DANIEL DENNETT — Je pense que l’image d’Épinal du philosophe qui travaille seul, sans se préoccuper de ce que pensent ou disent les autres chercheurs est, historiquement parlant, un stéréotype très récent. Descartes et Leibniz étaient des scientifiques et Kant portait une très grande attention à ce qui se passait dans les sciences, tout comme Locke, Hume ou Reid. Ce n’est qu’au XXe siècle que la philosophie rompt ses contacts avec la science. Mais encore là, et pour m’en tenir à des noms qui viennent spontanément à l’esprit, Russell, Quine, ou encore Dewey, étudiaient de manière approfondie le travail des scientifiques. Faire de la philosophie à l’écart de la science et dans une sorte de vacuum factuel et théorique est une chose possible, mais dans ces conditions il est extrêmement difficile d’accomplir quelque chose qui ait de la valeur ou qui vaille la peine d’être lu. Cela conduit à des débats philosophiques hermétiques, fermés sur eux-mêmes et, en bout de piste, des vies et des talents sont gaspillés. Je déteste cela, comme je déteste voir des étudiants se livrer à ce genre d’exercice.

MÉDIANE — Et cependant, lorsque vous vous intéressez à la biologie, à la psychologie, et ainsi de suite, c’est bien en philosophe que vous vous y intéressez et ce sont bien des questions philosophiques que vous posez à leur propos. Or il est tout à fait possible de s’intéresser à ces sciences, de les pratiquer sans toutefois soulever à leur propos des problèmes philosophiques. Qu’est-ce qui caractérise de tels problèmes, précisément?

DANIEL DENNETT — Dans tout domaine de recherche et d’étude, depuis la poésie jusqu’à la physique, on trouvera des confusions et des difficultés à propos desquelles on ignore même ce que sont les questions qu’il faudrait poser. Lorsque l’on confronte tout cela, on fait de la philosophie. Si vous connaissez les questions qu’il faut poser et pourquoi il faut poser celle-ci plutôt que celle-là, ce que vous faites n’est plus de la philosophie.

MÉDIANE — Par ailleurs, comme son histoire le montre, la philosophie a également tendu à assumer une fonction à la fois de critique sociale et politique et un travail de synthèse et de totalisation culturelle. Pensez-vous que ce type de travail est légitime et peut-on, comme je le crois, soutenir qu’une part de votre travail philosophique va en ce sens?

DANIEL DENNETT — J’espère bien que la philosophie est en mesure d’assumer une telle fonction et vous avez raison en ce qui concerne mon travail. Ce type de travail est risqué et difficile, mais il est souhaitable que l’on cherche à l’accomplir. On commet des erreurs, on s’y fait des ennemis, mais il faut tenter de briser les cloisons de l’hyperspécialisation du travail académique et tenter de produire des synthèses.

MÉDIANE — Il y a seulement 25 ans, le travail accompli au sein de la tradition analytique dans le monde anglo-saxon restait largement inconnu dans le monde francophone, tout particulièrement en France. Tout cela a changé et vous êtes aujourd’hui un des philosophes analytiques bien connu dans le monde francophone, où vos ouvrages sont traduits.

DANIEL DENNETT — Mes ouvrages sont en effet traduits en français et je suis effectivement lu par des francophones, mais je ne suis pas certain que ce soit par des philosophes : je pense que je suis plutôt lu par des scientifiques. En fait, je n’ai pas eu énormément d’interactions avec les philosophes français et je ne crois pas qu’ils soient très intéressés par mon travail. De mon côté, je ne suis pas très intéressé non plus par un grand nombre des choses qui se font en France en philosophie. Ceci dit, il est réconfortant de constater que partout en Europe on trouve des groupes de gens — certains sont des philosophes, mais la plupart d’entre eux ne le sont pas : appelons-les donc des penseurs — qui s’intéressent à mon travail, lisent ce que j’écris et le font lire à leurs étudiants.

MÉDIANE — Je suppose que cela est tout particulièrement vrai en ce qui concerne vos travaux sur la conscience?

DANIEL DENNETT — C’est exact. Il y a en ce moment une somme extraordinaire de recherches et de travaux sur le thème de la conscience, et qui rejoignent même le grand public. Tout cela fait qu’il y a une très forte demande de pensée philosophique sur ces questions.

MÉDIANE — Venons-en justement à la question de la conscience. On pourrait soutenir qu’il y a, disons, soixante-dix ans, on ignorait à peu près tout des mécanismes fondamentaux de la vie. Aujourd’hui cependant, notre savoir à leur propos est énorme. Après avoir largement exploré et découvert le continent Matière, depuis le XVIIe siècle, nous avons ainsi, en quelques décennies, découvert et exploré le continent Vie. D’aucuns soutiennent que le continent Conscience sera le prochain que nous allons découvrir. Pourtant, j’avoue une certaine sympathie pour ces gens qui ne partagent pas cet optimisme et qu’on appelle parfois des « mystériens » —par exemple Noam Chomsky, ou Martin Gardner — des gens qui pensent que la question de la conscience est trop complexe pour l’esprit humain, qu’elle n’est pas un problème que l’on pourrait résoudre, mais un mystère que nous ne pourrons dénouer. Et après tout, poursuivent certains de ces mystériens, des milliers d’années d’efforts ne nous ont même pas permis de le formuler clairement. Je sais que vous ne partagez pas ce point de vue. Pouvez-vous nous rappeler pourquoi?

DANIEL DENNETT — Vous avez raison sur ce que disent les mystériens, mais je pense que c’est là une position défaitiste. De plus, je soupçonne que chez plusieurs d’entre eux c’est moins la conviction que nous ne pourrons résoudre le problème de la conscience qui les motive, que la peur que nous y parvenions. Ils pensent, à tort, que si nous parvenons à comprendre la conscience, que si nous parvenons à la comprendre profondément — disons aussi bien que nous connaissons aujourd’hui l’ADN, sa structure, ses fonctions — alors cela nous révélerait des choses terribles, par exemple que nous ne sommes pas des agents responsables, que nous n’avons pas de libre-arbitre. C’est d’ailleurs pourquoi je me suis efforcé de montrer que tout ce que nous savons sur la conscience est parfaitement compatible avec tout ce qui a de l’importance dans la doctrine du libre-arbitre. En fait, nous avons besoin de la science et de la biologie pour comprendre comment un système nerveux peut être doté de libre-arbitre, au sens où ce concept a une réelle importance – et ce sens n’est pas toujours celui que certains philosophes ont voulu lui accorder.

MÉDIANE — Cette fois encore, on constate qu’il y a, dans la perspective philosophique dans laquelle vous travaillez, quelque chose d’optimiste et qui nous invite à aller de l’avant.

DANIEL DENNETT —Tout à fait. Et je suis bien conscient qu’aux yeux de certaines personnes cet optimisme pourra sembler naïf, ou peu fondé. Mais je ne le pense pas, et je considère au contraire qu’un certain pessimisme souvent exprimé autour de ces questions est proprement comique et pathétique.

MÉDIANE — Revenons au problème de la conscience, et commençons par le problème du corps et de l’esprit. Le sens commun dira volontiers qu’il n’y a pas de vraiment ici de problème et que Descartes avait raison : nous sommes composés de deux substances, le corps (res extensa) qui se caractérise par l’étendue et l’esprit (res cogitans), cette «chose pensante», qui doute, qui conçoit, qui imagine, qui sent, qui veut et ne veut pas, et ainsi de suite.

DANIEL DENNETT — C’est la conception la plus spontanée que l’on puisse avoir et il faut pratiquer une très exigeante gymnastique intellectuelle pour convenir : d’abord qu’il ne doit pas nécessairement en être ainsi, ensuite qu’il ne peut pas en être ainsi. Le fait est que notre esprit est ce que fait notre cerveau; et sitôt qu’on le comprend de manière suffisamment précise, on voit qu’étant donné un système nerveux qui possède l’architecture fonctionnelle adéquate, celui-ci va générer les pensées, les réactions, les dispositions, les préférences, les sensations, les joies qui sont les nôtres; tout cela va émerger, d’une manière qui n’est pas mystérieuse, des activités de ce cerveau et de ce système nerveux. Cela est bien entendu difficile à imaginer. Mais considérez les choses qui étaient difficiles à imaginer autrefois et qui ne le sont plus. Considérez par exemple ce qu’on fait aujourd’hui en matière d’animation par ordinateur. Toutes ces images complexes sont en bout de piste produites par une machine qui accomplit des calculs arithmétiques.

MÉDIANE — On se trouve alors confronté à ce problème du théâtre cartésien ou de la régression cartésienne. Pouvez-vous le cerner pour nous et nous dire comment vous le traitez?

DANIEL DENNETT — Un œil ne peut voir par lui-même, il fait partie d’un tout, il est un élément d’un système auquel il envoie des signaux. De même pour l’oreille qui appartient à un système qui perçoit des sons, ou pour une douleur ressentie dans un membre et qui, par l’influx nerveux, parvient au cerveau. Et alors qu’arrive-t-il? Ces signaux et ces informations sont traités et puis, quelque part, quelque chose de magique se produit : tout cela est unifié et c’est là qu’apparaît la conscience. C’est une manière tout à fait naturelle d’envisager les choses, mais cela ne peut qu’être faux. Il n’y a pas de cerveau dans le cerveau, ou de petit homme qui se tiendrait là et qui serait conscient de tout ce qui se passe. Ce que cet homuncule est présumé accomplir doit être distribué dans le cerveau lui-même selon une spatialité et une temporalité spécifique qui fait que les choses n’ont pas à se produire dans le cerveau dans le même ordre où elles semblent se produire à la conscience. Envisager les choses de la sorte rend plus aisée la tâche de comprendre et de modéliser la conscience. Ce n’est pas que l’idée d’homuncule soit incohérente : mais elle est fausse. Dans le film Men in Black, il y a une scène qui se déroule à la morgue. Un personnage touche le cadavre d’un géant malfaisant. Le visage de ce personnage s’ouvre alors et en sort un petit homme qui animait ce qui n’était qu’une marionnette géante. J’utilise cet extrait dans mes cours, car il illustre parfaitement l’idée de théâtre cartésien. S’il en eût été ainsi, nous aurions eu à regarder à l’intérieur du petit homme, où nous aurions peut-être trouvé un autre petit homme, et ainsi de suite. Pour éviter la régression à l’infini, nous devons distribuer tout le travail accompli et montrer comment tout cela peut être décomposé en éléments qui ne sont pas eux-mêmes conscients.

MÉDIANE — Votre position sur la conscience a suscité diverses critiques et si vous le voulez bien, j’aimerais à présent en aborder quelques-unes. Commençons par celle qui veut que votre solution optimiste et pragmatique au problème de la conscience nous conduit à ne pas confronter ce que d’aucuns appellent le hard problem.

DANIEL DENNETT — C’est qu’à mes yeux, justement, le hard problem est une illusion cognitive. Il n’y a pas de tel problème. Pour me faire comprendre, laissez-moi vous raconter l’histoire d’un tour de magie. Ce tour de magie s’appelle The Tuned Deck et c’est un tour qu’un magicien faisait pour ses confrères. Voici comment il procédait. Il expliquait qu’il allait faire Le tour de magie du paquet de cartes musical. Ensuite, il produisait des sons présumés magiques; puis, une personne choisissait une carte, la remettait dans le paquet et le magicien la retrouvait. Ses confrères étaient mystifiés par ce tour, qu’il pouvait faire pour eux dix fois de suite, mais dont ils ne parvenaient pas à trouver comment il s’y prenait. Ils n’y sont jamais arrivés. Ils lui ont proposé d’acheter le truc, mais il a toujours refusé de le vendre. À la fin de sa vie, il a permis à un de ses amis magiciens de dévoiler dans un livre comment il s’y prenait. Comme bon nombre d’excellents tours de magie, tout est joué avant même que le tour ne débute. Ici, le secret réside dans le nom du tour : Le tour de magie du paquet de cartes musical. En fait, le truc réside dans un simple mot du nom du tour, le mot « Le ». Rappelez-vous. Il annonçait qu’il allait faire un nouveau tour et il le nommait : Le tour de magie du paquet de cartes musical. Il faisait alors un tour connu permettant de retrouver une carte et ses confrères, pensant avec raison avoir deviné comment il s’y était pris, lui demandaient de le refaire, en prenant cette fois des moyens pour valider leur hypothèse et le prendre en défaut. Mais le magicien, à cette deuxième occasion, utilisait un nouveau tour, différent. La troisième fois, il utilisait encore une autre méthode; et ainsi de suite. Il faisait donc devant ses collègues des tours qu’ils connaissaient, mais qu’ils n’arrivaient pas à identifier parce qu’ils en recherchaient un seul, unique. Le secret du tour résidait donc dans son nom. C’est, selon moi, exactement ce qui se produit lorsqu’on parle du Hard Problem.

MÉDIANE — Et ceci, si je vous suis bien, est exactement similaire à ce que vous avancez sur le problème de la conscience. Quand un philosophe donne une version du hard problem – Mary, qui sait tout de la physique et de la physiologie des couleurs mais qui, élevée dans un monde en Noir et Blanc, ignore quelque chose de la perception de la couleur rouge; ou encore la célèbre chambre chinoise imaginée par Searle — il se laisse enfermer dans ce qu’il croit être Le problème de la conscience, alors qu’il s’agit d’une multiplicité de problèmes.

DANIEL DENNETT — Effectivement. La conscience, c’est tout un ensemble de «tours», et aucun d’entre eux, à lui seul, ne constitue la solution. Ce sont tous les tours pris simultanément qui constituent la solution. L’erreur, c’est de s’imaginer qu’il existe quelque chose comme un hard problem par-delà tous ces tours, autrement dit par-delà toutes les fonctions particulières accomplies par la conscience.

MÉDIANE — Justement, pourriez-vous nous indiquer comment vous répondez au célèbre argument de la chambre chinoise avancé par John Searle?

DANIEL DENNETT — Searle et moi partons de prémisses différentes et l’un de nous a tort. Searle commence avec la conscience et il affirme qu’il ne peut y avoir de contenu sans conscience. Je pense que c’est le contraire qui est vrai, et je commence par les contenus. Mon premier livre s’appelait d’ailleurs Content and Consciousness et l’ordre des mots est important. On doit d’abord avoir une théorie des contenus, de choses toute simples et même de contenus inconscients, des contenu d’un système nerveux élémentaire, voire même d’une plante — puisqu’il y a bien là du contenu, de l’information et du traitement de l’information. Puis, quand vous disposez d’une théorie solide des contenus, vous pouvez vous demander ce qui devrait y être ajouté pour obtenir la conscience. La conscience, de ce point de vue, est une complexification tardive des contenus et nous devons comprendre comment elle a évolué et est apparue. Il importe surtout de ne pas commettre l’erreur de prendre comme point de départ la conscience d’un être humain adulte et d’essayer de rendre compte de chacune de ses caractéristiques.

MÉDIANE — Je sais que vous avez étudié avec Gilbert Ryle. Et il me vient l’idée que ce que vous êtes en train de dire pourrait être interprété comme l’idée que le problème de la conscience est au fond une de ces erreurs catégoriales (category mistakes) dont parlait Ryle.

DANIEL DENNETT —Vous avez tout à fait raison et je reconnais volontiers que je suis le produit des professeurs qui m’ont formé. J’ai en particulier eu la chance d’avoir deux professeurs extraordinaires, Gilbert Ryle, que vous venez de citer, et Willard Van Orman Quine.

À suivre...

samedi, mars 15, 2008

EDWARD S. HERMAN PARLE DU MODÈLE PROPAGANDISTE DES MÉDIAS - 2/2

Normand Baillargeon : Comment diriez-vous qu’a évolué la situation, aux Etats-Unis, depuis 1988? Plus largement, diriez-vous que les choses se sont améliorées ou ont empiré ailleurs dans le monde?

Edward Herman : Les choses ont empiré parce que les médias sont davantage commercialisés et plus concentrés, la télévision et la radio ont été mieux matées (en partie parce qu’elles sont, plus que par le passé, dépendantes des relations commerciales pour se financer); les annonceurs sont plus puissants et la compétition pour la publicité est plus intense; le gouvernement est plus agressif et raffiné dans sa gérance des médias; la critique est encore mieux organisée qu’avant, et la double puissance idéologique de l’anticommunisme et de l’idéologie de libre marché est très fertile en prémisses pour les médias et comme source de biais. Le renforcement relatif du capital, avec la mondialisation et l’affaiblissement des syndicats de travailleurs, a aussi servi à accroître la capacité des élites de « fabriquer le consentement ».

En compensation, les effets de l’invasion-occupation de l’Irak et le nettoyage ethnique plus agressif en Palestine ont provoqué une réaction mondiale, une résistance et un scepticisme populaires concernant les intentions bienveillantes des grandes puissances occidentales. Outre le monde islamique, une telle résistance est clairement évidente en Amérique latine où des gouvernements de gauche sont apparus et se sont liés dans le but d’opposer une résistance au néolibéralisme. Sur le plan technique, la croissance d’Internet présente des espoirs comme base de communications hors du contrôle des gouvernements et des intérêts commerciaux, quoique ni son avenir ni sa capacité à compenser la puissance des modes dominants ne soient assurés. Al-Jazeera et OhMyNews, en Corée du Sud, laissent poindre un espoir de possibilités pour des médias dissidents, mais ni ceux-là ni Internet n’ont pu prévenir une nette détérioration du portrait global des médias en ce qui a trait au caractère démocratique et à l’indépendance.

Normand Baillargeon : Il est en effet très tentant de dire que la complaisance des médias états-uniens face aux institutions dominantes a pris de nouvelles proportions avec la guerre lancée contre l’Irak en 2003. Ce cas démontre particulièrement bien comment les médias corporatifs ont véhiculé de façon servile la version officielle des faits en négligeant de mettre en question celle du gouvernement. Comment les citoyens américains auraient-ils pu éviter ce genre de lavage de cerveau? Et, plus important encore, à présent que l’opinion selon laquelle le gouvernement a caché la vérité est largement répandue, comment pouvons-nous expliquer la réaction apathique de la population devant des mensonges de telles proportions, entraînant des conséquences si importantes tant pour les Irakiens que pour les Américains?

Edward Herman : C’est une démonstration importante de la validité du modèle propagandiste de voir que les médias avaient été si extraordinairement crédules en avalant la propagande (et la désinformation) de l’administration Bush à l’approche de l’invasion-occupation de l’Irak. (Je n’aime pas l’appeler une « guerre » alors que c’était une agression flagrante contre un pays désarmé et presque sans défense, suivie d’une occupation.) Cela a effectivement embarrassé les médias quand il est devenu très évident qu’ils avaient servi de véhicules à des mensonges propagandistes, et tant le New York Times que le Washington Post ont publié des quasi-excuses dans la foulée de la révélation de ces mensonges. Mais ce qui est vraiment fascinant, c’est que ces mêmes journaux (et le reste des médias grand public) ont commencé à suivre une ligne de parti hautement analogue concernant l’Iran, qu’ils ont démontré la même non-critique, la même crédulité, et cela presque au même moment!

Il est difficile d’imaginer qu’un système totalitaire serait mieux servi par ses médias. Les anciens médias soviétiques étaient peut-être plus grossiers, mais la population était plus sceptique face à leurs déclarations que ne l’est la population des États-Unis, laquelle est desservie par des médias plus plausibles et moins grossiers : ses propres véhicules de propagande. Il vaut la peine de noter aussi que, en 1983, le journaliste de la télévision Ivan Danchev a commencé à dénoncer « l’invasion » soviétique en Afghanistan sur les ondes de la télévision d’État soviétique, qu’il a continué de le faire et d’appeler à la résistance afghane pendant presque une semaine avant d’être retiré. Chomsky et moi avons fréquemment signalé qu’il n’y avait pas d’équivalent à Danchev à la télévision états-unienne pendant la guerre du Vietnam – nous n’avons jamais trouvé une description de l’attaque des États-Unis contre le Vietnam qui aurait été décrite comme une « agression » ou une « invasion » par des journalistes grand public, quoique ces derniers aient utilisé abondamment ces mots pour décrire les Soviétiques en Afghanistan.

Sur la question de savoir comment le public aurait pu résister à cet assaut propagandiste, cela est très difficile, justement parce que les médias ne sont pas contrôlés par le gouvernement, le critiquent parfois (toujours sur des questions tactiques, sans jamais remettre en question ses supposées intentions bienveillantes) et qu’ils se présentent comme indépendants. C’est aussi convaincant parce que les journalistes se croient vraiment indépendants et non contraints, même alors qu’ils sont ouvertement patriotiques et biaisés. Le public est aussi enclin à croire parce qu’il désire penser du bien de ses dirigeants et qu’il est facilement manipulable par les marchands de peur et la diabolisation des ennemis. Le public pouvait même croire qu’il était menacé par le gouvernement sandiniste du Nicaragua dans les années 1980 et, bien sûr, récemment, par un Saddam Hussein pratiquement désarmé.

Concernant la réponse apathique du public devant la révélation des mensonges, la volonté de croire est si grande qu’une part significative de la population continue de croire ces mensonges. D’autres pensent que les mensonges sont la norme chez les politiciens et qu’il n’y a pas là de quoi s’énerver. De plus, les médias ne se sont pas attardés sur les mensonges au sujet de l’agression contre l’Irak, n’en ont pas fait de grandes nouvelles ni une question morale ou politique importante. Les dirigeants qui ont refilé ces mensonges au public sont encore traités avec grande déférence, leurs déclarations actuelles sont prises au sérieux sans être juxtaposées à leurs mensonges passés, comme dans le cas de la controverse concernant l’Iran. Ceci est particulièrement vrai pendant un gouvernement républicain, que les médias se démènent à traiter avec gentillesse. Le démocrate Clinton a été accusé à cause d’un mensonge concernant sa vie personnelle et sans aucune portée politique. Bush n’a pas été menacé d’accusations même s’il a dit nombre de mensonges qui ont eu des conséquences politiques énormes.

Normand Baillargeon : Vous vous êtes récemment intéressé plus spécifiquement à la commercialisation des médias et au consumérisme qu’ils alimentent (The Global Media: The Missionaries of Global Capitalism , rédigé avec Robert W. McChesney). Vous y touchez des thèmes qui semblent désormais présents dans toutes les sociétés et qui pointent vers une terrible dégradation de ce que proposent les médias — infotainment, profonde limitation de la diversité des points de vue et ainsi de suite. Qu’est-ce qui vous semble le plus dangereux dans ces dérives et comment peut-on espérer les contrer?


Edward Herman : C’est une vaste question. Brièvement, si nous croyons à la démocratie, si nous croyons que la vie ne devrait pas être consacrée principalement à l’acquisition de biens de consommation et que nous devons assurer que l’homme ne rendra pas la planète invivable, les tendances sont vraiment menaçantes. La démocratie se fonde sur une information non biaisée qui sert l’intérêt public; quand elle sert les annonceurs corporatifs et un État dominé par une élite et des corporations, cet élément vital de la démocratie est contaminé, sinon entièrement drainé. Si le système médiatique est organisé principalement dans le but de vendre des biens de consommation, les valeurs fondamentales de communauté et d’écologie seront dégradées et marginalisées, et les véritables conditions écologiques et celles de la civilisation seront menacées. On ne peut contrer ces tendances qu’en échappant à la servitude d’un système médiatique commercial fondé sur la publicité. C’est regrettable mais, durant les dernières décennies, nous nous sommes dirigés dans la mauvaise direction.

Normand Baillargeon : Comment voyez-vous le rôle et la fonction de médias alternatifs et indépendants? Quels conseils pourriez-vous donner à ceux qui y oeuvrent?

Edward Herman : Je crois qu’il y a de l’espoir pour l’avenir. Nous avons besoin de plus de ces médias, incluant des systèmes de télévision et de radio publics qui soient plus indépendants que même la BBC à son apogée. Je ne crois pas que leurs fondateurs aient besoin de conseils autant que le public en général à qui l’on doit faire comprendre à quel point il a besoin de médias indépendants. Toutefois, le douloureux dilemme est que les médias dominants ne sont guère préparés à aviser le public de ce besoin!

Normand Baillargeon : Certaines personnes placent un espoir dans le développement d’Internet qui permettrait de faire circuler une information digne de ce nom. Qu’en pensez-vous?


Edward Herman : Je suis d’accord qu’Internet rend possible la diffusion de messages de façon très large et à très bas coût. En ce moment, ça semble notre meilleur espoir de démocratisation, mais il y a des obstacles : le coût de l’équipement et du service aux consommateurs, la difficulté de faire connaître au public les options et débouchés nouveaux, le coût d’une programmation de qualité, la pénétration d’Internet par les médias grand public et la menace de contraintes sur la libre messagerie par l’État corporatif (incluant la tarification discriminatoire de l’offre de messages qui est susceptible d’être biaisée en faveur des puissants programmeurs commerciaux). Néanmoins, c’est notre meilleur espoir, qui devrait être encouragé et protégé contre les contraintes de l’État corporatif.

Normand Baillargeon : Bien des gens qui conviennent que le type de travail d’analyse critique des médias que vous accomplissez est important et salutaire ajouteront aussi qu’ils n’ont eux-mêmes ni le temps ni les capacités de l’accomplir et qu’ils se trouvent donc à la merci de ces incontournables grands médias. Que leur conseillez-vous?

Edward Herman : Ces gens devraient sentir l’obligation de prendre le temps en tant que citoyens d’une communauté nationale et mondiale; ils devraient voir là une obligation morale. En vertu de la règle voulant qu’un acte moral en soit un que l’on voudrait voir se généraliser, prendre le temps nécessaire est un acte moral. Manquer de le faire est socialement irresponsable et, sans aucun doute, immoral.

Normand Baillargeon : Notre revue est une revue de philosophie. Pensez-vous que les philosophes aient une responsabilité particulière devant la situation que vous décrivez et déplorez. Ou si vous préférez : qu’attendez-vous des philosophes?

Edward Herman : Je m’attends à ce qu’ils agissent moralement, comme je l’ai décrit plus haut!

Normand Baillargeon : Ma dernière question peut sembler étrange, mais j’aimerais vous demander si vous nourrissez encore un espoir. J’entends, bien sûr, un espoir raisonnable.

Edward Herman : Je dois admettre que je suis un pessimiste — étant donné les tendances du passé récent et suivant ce qui a été appelé la « règle du prévisionniste naïf », selon laquelle nous pouvons extrapoler du présent ce qui se passera demain. Cependant, la recrudescence de la gauche en Amérique latine a été une surprise de même que les récents revers de l’État impérial en Irak et au Liban, et nous pouvons espérer qu’un plus grand nombre de personnes, aux États-Unis et en Occident, échapperont, sous la pression de la dégradation des circonstances, à leur conscience fausse et manipulée. En bout de ligne, cependant, je demeure un pessimiste mais je continue d’agir en vertu de la règle morale expliquée plus haut.

Normand Baillargeon : M. Herman, un grand merci de cette entrevue.

Edward Herman :Ce fut un plaisir.

mardi, mars 11, 2008

EDWARD S. HERMAN PARLE DU MODÈLE PROPAGANDISTE DES MÉDIAS - 1/2

(Une entrevue d'Edward S. Herman par Normand Baillargeon)

Présentation

Edward S. Herman, économiste, est professeur émérite de Finance à la Wharton School de l’ University of Pennsylvania. Il est également un analyste des médias jouissant d’une très grande renommée .

Dans le cadre de ses travaux, il s’est tout particulièrement intéressé au traitement, par les grands médias américains, de la politique internationale des Etats-Unis et des questions économiques.

M. Herman est l’auteur de très nombreux ouvrages parmi lesquels on notera : Corporate Control, Corporate Power (1981), The Real Terror Network (1982), Triumph of the Market (1995), The Global Media (1997, avec Robert McChesney), The Myth of The Liberal Media: an Edward Herman Reader (1999), Degraded Capability: The Media and the Kosovo Crisis (2000, avec Phil Hammond).

En 1988, il signait avec Noam Chomsky : Manufacturing Consent, un ouvrage qui est depuis devenu un classique de l’étude des médias corporatistes.

L’interview présentée ici a été réalisée par courriel en octobre et novembre 2006. Elle est parue dans la revue de philosophie Médiane. Elle a été généreusement traduite par Joanne Rondeau, une excellenete traductrice et rédactrice que l'on joindre à : johanne@ideacom.ca.

****

Normand Baillargeon : Vous êtes, avec Noam Chomsky, l’auteur d’un ouvrage qui est devenu un classique des études sur les médias : Manufacturing Consent, paru en 1988. Pouvez-vous nous dire un mot de sa rédaction et de sa réception initiale? De plus, on remarque que ce livre est signé Herman et Chomsky et non Chomsky et Herman, comme le voudrait l’ordre alphabétique. Chomsky a paraît-il, voulu reconnaître par là l’importance de votre contribution au livre. Qu’en est-il?

Edward Herman : En 1987, parce que nous écrivions tous deux sur ce sujet et que nous accusions tous deux du retard quant à nos délais de production, Chomsky et moi avons décidé d’unir nos forces pour faire un livre sur les médias. Nous avions déjà collaboré aux deux tomes de Political Economy of Human Rights en 1979, de même qu’à quelques articles, et nous savions que nous étions sur la même longueur d’ondes. La collaboration s’est très bien passée. J’ai rédigé les premières ébauches des chapitres 1 à 4, Chomsky a entrepris les chapitres 5 et 6 (le Vietnam et le Cambodge), et nous avons travaillé à parts à peu près égales au chapitre 7, celui de la conclusion. Nous avons lu les chapitres l’un de l’autre avec soin et nous avons échangé nombre de commentaires et de suggestions, de sorte que chaque chapitre porte une marque conjointe.

Chomsky a insisté pour que mon nom apparaisse en premier parce que c’est moi qui avais créé le modèle propagandiste, quoiqu’il ait certainement contribué à le raffiner, et parce que plus de la moitié du texte concernait mon domaine. Mais il reste que c’était un effort conjoint à travers toutes les étapes de la production.

Normand Baillargeon : Pouvez-vous justement nous exposer les grandes lignes de ce « modèle propagandiste » que vous mettez de l’avant dans ce livre, préférablement après nous avoir indiqué quelques-unes des sources qui l’ont inspiré?

Edward Herman : Le modèle propagandiste prenait ses racines dans deux courants d’expérience et de pensée. L’un était ma longue observation, et celle de Chomsky, de la façon dont fonctionnent les médias, comment ils tendent à suivre une ligne de parti fixée de facto par leurs dirigeants en matière de politique étrangère et comment ils excluent les analyses dissidentes et laissent de côté les faits importuns. Nous avons tous les deux écrit là-dessus pendant l’époque de la guerre du Vietnam, et j’ai même cosigné un livre, en 1966, qui se concentrait sur les opérations de relations publiques de l’administration Johnson et sur l’inaction des médias qui n’ont pas contesté ces thèmes de relations publiques . Un autre livre, cosigné en 1984, exposait l’utilisation des élections dans les pays satellites pour aider à gérer le public dans l’État d’origine, ce qui là aussi exigeait le soutien des médias, lequel, invariablement, était accordé . Chomsky et moi avons développé davantage ce thème des élections mises en scène comme outils de relations publiques dans le chapitre 3 de Manufacturing Consent.

Le second courant de pensée qui a contribué à l’émergence du modèle propagandiste était mon expérience en tant qu’économiste en microéconomie et dans le domaine appelé l’organisation industrielle. Le paradigme dans ces domaines est que la structure détermine le comportement et que les deux – la structure et le comportement – déterminent conjointement la performance. Ainsi, un nombre réduit de vendeurs va contraindre la concurrence pour engendrer des prix plus stables et plus élevés. Il me semblait – il nous semblait – naturel que l’on puisse remonter jusqu’à la structure en observant la performance des médias, laquelle ne s’expliquait guère par les caractéristiques et les choix personnels des journalistes ni par de quelconques standards professionnels.

Un critique prétentieux de Manufacturing Consent (dans la revue états-unienne Tikkun) a essayé d’expliquer le modèle propagandiste comme étant un dérivé des théories linguistiques de Chomsky voulant que les contenus découlent des « structures profondes » de l’esprit. Le seul problème était que c’était moi qui avais développé le modèle dont les racines n’avaient rien à voir avec les théories linguistiques de Chomsky.

Le modèle propagandiste est un modèle structurel qui tente d’expliquer la performance des médias à travers cinq variables structurelles dont on a abondamment prouvé qu’elles exercent une forte influence pour façonner cette performance. Les trois premières – la propriété, le financement par des annonceurs et la dépendance envers certaines sources – sont discutées régulièrement dans les analyses standard de la performance des médias. Les deux dernières – la critique et l’idéologie – sont moins souvent intégrées à ces analyses. Le modèle propagandiste considère ces cinq variables comme interreliées, ayant des effets parfois distincts et parfois communs, non distinguables. Elles agissent comme des filtres, ce qui amène les médias à filtrer les nouvelles, et elles opèrent normalement dans la même direction. Les propriétaires, les annonceurs et les sources principales tendent à avoir des intérêts et des perspectives communs, et la critique (les réactions négatives) qui affecte le plus les médias vient de gens qui ont du pouvoir, souvent des annonceurs, des hauts fonctionnaires et d’autres sources importantes.

La propriété exerce une puissante influence sur les visées et les idées fondamentales d’une entreprise médiatique. Les propriétaires ont le contrôle légal de l’organisation, choisissent ses dirigeants et, directement ou indirectement, fixent ses objectifs organisationnels. Dans un système marchand, la quête de profits est un objectif puissant, et les autres buts sont généralement subordonnés. Les propriétaires tendent à être guidés par le profit, et les gestionnaires doivent satisfaire les propriétaires. Parfois, la propriété est fortement concentrée entre les mains d’entrepreneurs comme Berlusconi ou Murdoch, ou de familles comme les Sulzberger (New York Times) ou les Graham (Washington Post), et ce sont ces propriétaires qui prennent les décisions fondamentales qui coulent de la direction vers la base. Quand la propriété est largement partagée, les gestionnaires peuvent exercer un contrôle, quoique celui-ci soit limité par les fortes pressions des propriétaires et du marché pour accroître les profits. Certains propriétaires puissants comme Rupert Murdoch sont très politisés et imposent leurs opinions politiques sur les organisations contrôlées. En d’autres cas, les propriétaires tendent à transmettre un penchant conservateur à la politique éditoriale, les dirigeants voulant plaire aux propriétaires et aux annonceurs, entretenir de bonnes relations avec les sources principales et éviter la critique. Une concentration plus grande amène un plus grand conservatisme puisque les grandes organisations tendent à vivre des relations serrées, symbiotiques même, avec les autres éléments constitutifs du système corporatif, incluant les annonceurs, les hauts fonctionnaires et les autres sources principales.

La publicité est la principale source de revenus pour un média commercial, lui fournissant entre 70 % et 99 % de ses revenus (les chiffres les plus élevés étant pour la télévision). Les annonceurs influencent la performance des médias parce qu’ils ont des intérêts et des opinions politiques dont les médias peuvent tenir compte et parce que ces annonceurs désirent un environnement de vente amical pour leurs annonces. Ces deux facteurs peuvent influencer la programmation et les politiques des médias alors que ceux-ci se concurrencent pour attirer les annonceurs et doivent donc tenir compte de ces éléments en préparant leurs programmes et leurs nouvelles. Il faut reconnaître que cette forme d’influence n’est généralement pas le résultat d’interventions ou de plaintes de la part des annonceurs, mais plutôt d’un ajustement à la concurrence de la part des médias.

Il faut aussi remarquer que la base de financement a de fortes chances d’être biaisée contre les institutions médiatiques qui desservent des publics sans grande capacité de dépenser (et donc de moindre intérêt pour les annonceurs) et contre celles dont la position politique n’est pas bien vue de la communauté des affaires (comme les travaillistes, les sociaux-démocrates, les socialistes).

Nous incluons donc l’idéologie comme facteur structurel et, dans l’édition de 1988 de notre livre, nous n’avions mentionné que l’anticommunisme comme facteur idéologique. Même à cette époque, nous étions conscients de l’importance de l’idéologie de libre marché aux États-Unis et dans tout l’Occident, même si nous ne l’avons pas incluse spécifiquement dans le modèle. Avec l’écroulement de l’Union soviétique et d’autres revers importants pour le communisme, et le triomphalisme du libre marché qui s’est ensuivi, nous avons ajouté l’idéologie du libre marché comme élément idéologique explicite dans notre édition mise à jour de Manufacturing Consent publiée en 2002. Je dois mentionner que ces croyances idéologiques, qui tendent à être tenues, par les journalistes, pour des prémisses dans leur travail, sont reliées à d’autres variables dans le modèle. L’idéologie découle du pouvoir et des intérêts des puissants, et l’on ne saurait douter que tant l’anticommunisme que la croyance au « miracle du marché » (Ronald Reagan) ont acquis leur statut comme vérités incontestables à cause de leur statut préférentiel auprès de l’élite politique et d’affaires.

Normand Baillargeon : Pourriez-vous éclairer nos lecteurs sur l’un des cas que vous étudiez dans votre livre et sur les conclusions que vous en avez tirées?

Edward Herman : Dans notre deuxième chapitre, « Worthy and Unworthy Victims » (Victimes méritantes et non-méritantes), nous avons mis en évidence une comparaison entre le traitement qu’ont accordé les médias états-uniens au meurtre du prêtre Jerzy Popieluszko par la police polonaise en 1984 et le traitement qu’ils ont réservé aux meurtres de 100 religieux par des « forces de sécurité » d’Amérique latine dans les années 1964-1980. Nous utilisons ce type de méthode comparative tout au long de notre ouvrage parce qu’elle permet de donner des exemples frappants de la façon dont les médias traitent le même genre d’événement en fonction d’une position politique. Dans ce cas-ci, l’administration Reagan était hostile au régime communiste qui faisait partie de « l’empire du mal », alors que cette administration et les précédentes entretenaient de bonnes relations avec les gouvernements d’Amérique latine qui avaient tué les 100 religieux inclus dans notre étude. En conséquence, le programme politique du gouvernement exigeait beaucoup de publicité pour la victime communiste et le passage sous silence de la persécution dans les pays satellites des États-Unis; la première était une victime « méritante » et les seconds, des victimes « non méritantes », du moins en fonction d’un programme politique clairement établi.

Dans le tableau 2.1 de notre livre, nous démontrons le fait remarquable que le meurtre de Popieluszko ait fait l’objet de plus de couverture médiatique dans les médias grand public aux États-Unis que les meurtres des 100 victimes religieuses en Amérique latine réunis. Cela en dépit du fait que huit de ces victimes latino-américaines étaient des citoyens des États-Unis, quatre d’entre elles des femmes religieuses qui furent violées et assassinées au Salvador. Ceci démontre un degré d’asservissement remarquable aux exigences de l’État, et nous croyons que cela est tout aussi bien démontré pour les autres cas étudiés dans notre livre, comme ceux du traitement des élections (chapitre 3), du présumé complot conjoint KGB-Bulgarie pour assassiner le Pape Jean-Paul II (chapitre 4) et des guerres d’Indochine (chapitres 5 et 6).

Le modèle propagandiste explique pourquoi cette dichotomisation s’opère. Les sources gouvernementales se sont empressées d’exposer la brutalité communiste, mais elles étaient hostiles à la révélation de crimes dans les États satellites d’Amérique latine et n’ont assurément fourni aucune information sur ces meurtres. Ainsi, le gouvernement a été un généreux fournisseur d’information concernant le meurtre de Popieluszko, incluant des dénonciations passionnées de la perfidie communiste. Les propriétaires des médias et les annonceurs ne s’objecteraient certainement pas au fait de discréditer le gouvernement communiste de la Pologne, ni ne soulèveraient de critique. Et cela s’accommoderait bien avec l’idéologie dominante anticommuniste. Par ailleurs, de l’information qui discréditerait les États satellites d’Amérique latine qui auraient perpétré les meurtres de religieux ne serait pas fournie par les sources importantes comme le gouvernement et ne serait pas la bienvenue auprès des propriétaires et des annonceurs; et puisque les gouvernements meurtriers étaient prétendument « anticommunistes », il serait problématique d’exposer leurs crimes. Si le modèle peut facilement expliquer cette dichotomisation, la mesure de l’accommodement des médias au programme du gouvernement demeure plus entière que ce à quoi l’on pourrait s’attendre d’une supposée « presse libre » qui ne serait pas assujettie à des contrôles gouvernementaux.

Normand Baillargeon : On est tenté de dire que l’importance de la propagande dans les grands médias de masse est le message le plus troublant de Manufacturing Consent? Cette thèse a cependant été perçue comme offensante par plusieurs journalistes et comme improbable par d’autres. Les premiers ont affirmé leur liberté professionnelle alors que les seconds ont condamné le fait que vous critiquiez les médias mêmes qui vous fournissent l’information pour le faire. Comment répondez-vous à vos détracteurs?

Edward Herman : Sur le premier point, la liberté professionnelle, il est vrai qu’on ne donne habituellement pas aux journalistes des instructions sur ce qu’ils doivent couvrir ni sur l’angle à adopter, mais ils apprennent toutefois les limites de ce qu’ils peuvent faire et quelles sont les politiques endossées : ils l’apprennent dans l’institution grâce à l’observation; aux réactions éditoriales à leur productions; à l’information de leurs pairs; et en voyant ce qu’il faut faire pour avancer (et éviter d’être congédié). Donc, ils apprennent et travaillent avec des contraintes et vont même, normalement, les intégrer. Donc, ils sont « libres » et professionnels uniquement dans un sens limité. Ils sont libres de rapporter et de dénoncer le meurtre de Popieluszko, mais ils ne sont pas libres d’enquêter sur les meurtres en Amérique latine ni de les dénoncer, et, dans ces derniers cas, ils n’ont pas essayé à cause de cette liberté contrainte.

Sur le deuxième point, nous avons effectivement utilisé du matériel provenant des médias grand public, mais, concernant les victimes « non méritantes » d’Amérique latine, cette information était très mince, reléguée aux dernières pages et souvent très facile à manquer. Nous avons dû obtenir beaucoup d’information sur ces victimes auprès d’autres sources. À l’évidence, ces cas n’ont jamais eu l’importance de victimes méritantes dont la couverture aurait servi les besoins de propagande de l’État. Il y a donc de nombreuses raisons pour lesquelles notre usage de l’information des médias sur un sujet ne prouve absolument rien en ce qui concerne leur fonction propagandiste de ces médias dans le traitement de cette information.

( À suivre...)

mercredi, mars 05, 2008

A SHORT COURSE ... RECENSÉ

Une recension de A Short course of Intellectual Self- Defense est parue dans A Feminist Review. Elle se trouve ici.

lundi, mars 03, 2008

JOUONS AVEC π

[Paru dans la revue de philosophie Médiane]

Tout le monde a gardé le souvenir de ce vieil ami d’enfance appelé Pi et noté : π.

Il s’agit, en fait, de la seizième lettre de l'alphabet grec, la première de l’écriture grecque du mot périmétros. C’est Leonhard Euler (1707 - 1783) qui a popularisé son usage en mathématiques, vers 1737.

On se souvient certainement aussi des deux formules suivantes, qui le font intervenir:

• Le périmètre d’un cercle de rayon R, qui est donné par: 2 π R
• L'aire du disque délimité par un cercle de rayon R, qui est donnée par: π R 2

C’est avec π que je vous propose de jouer cette fois. Et pour commencer en douceur, voici une question toute simple :

Que désigne π, exactement?

[Vérifiez votre réponse avant de poursuivre]
***
Comprendre ce que désigne π permet de jouer à un amusant petit jeu.

Il s’agit de demander à vos amis d’évaluer ce qui sera le plus long : le périmètre d’un verre donné, ou sa hauteur. Sauf très rare exception, tous les verres que vous considérerez auront un diamètre supérieur à leur hauteur; mais vos amis auront en général bien du mal à en juger. Vous pourrez alors leur montrer qu’ils se trompent en entourant d’une ficelle le tour du verre, puis en rapportant cette longueur à sa hauteur.

Vous aurez compris qu’on peut aisément éviter de tomber dans le panneau simplement en se rappelant ce que désigne π : il suffira en effet de concentrer son attention sur le diamètre du verre. C’est cette longueur, mentalement multipliée par 3, 14, qui donne la longueur du périmètre : si on procède de la sorte pour l’évaluer, le diamètre du verre apparaît alors, à l’évidence, supérieur à sa hauteur.
***
Historiquement, différentes cultures ont attribué diverses valeurs à π. On lit par exemple dans la Bible (Chroniques 4 :2) : «Puis Il coula la Mer en métal fondu, de dix coudées de bord à bord, à pourtour circulaire, de cinq coudées de hauteur; un fil de trente coudées en mesurait le tour». À considérer ce texte, π vaudrait 3, ce qui est un peu gênant pour les promoteurs de la thèse de la vérité littérale de la Bible!

Pour les Babyloniens, π valait 25/8; pour les Grecs, 22/7; pour les Égyptiens et les Indiens: √10, soit 3, 162…; pour les Chinois 355/113 — ce qui est remarquable puisque juste jusqu’à la sixième décimale!

Les mathématiciens (ou mathématiciennes, qui sait?) de toutes ces anciennes cultures auraient pu se tenir fièrement devant les législateurs de l’État d’Indiana, aux Etats-Unis : ceux-ci faillirent en effet adopter en 1897 le House Bill No. 246 qui établissait la valeur de π à 3!

***

On connaît aujourd’hui plus de mille milliards de décimales de π! Ce résultat remarquable a été obtenu par l’équipe japonaise du professeur Kanada.

L’établissement de ces décimales est utile dans quelques secteurs des mathématiques et constitue en outre un excellent test de la puissance et de la fiabilité des ordinateurs. Mais leur calcul présente également un défi intéressant en soi, à cause de algorithmes qui doivent être conçus et mis en oeuvre. Ceci dit, tenir π pour égal à : 3, 14159 est en pratique suffisamment précis pour tous nos calculs.

Mais si on veut se rappeler des décimales de π, il existe un amusant — et bien connu — truc mnémotechnique pour ce faire. Il s’agit d’un poème, dont je donne ci-après le début. Dans ce texte, chacun des mots comporte un nombre de lettres correspondant aux chiffres successifs qui composent π:

Que j'aime à faire apprendre un nombre utile aux sages.
Immortel Archimède, artiste ingénieur,
Qui de ton jugement peut priser la valeur
Pour moi ton problème eut de sérieux avantages
[…]

On a ici :

Que= 3
J’= 1
Aime= 4
À= 1

Et ainsi de suite. Ce qui donne :

3, 141592653589793238462643383279 …

Mais une des manières les plus insolites de retrouver π a été proposée par le Comte de Buffon (1708-1788). La voici.

On a un plan horizontal sur lequel on a tracé des droites parallèles distantes d’une longueur déterminée d. Laissons maintenant tomber aléatoirement un grand nombre de fois une aiguille de longueur d sur ce plan. Buffon, si on en croit la légende, avait mené son expérience dans un restaurant en lançant par-dessus son épaule des baguettes de pain d’une longueur égale à celles des carreaux du plancher.

Quoiqu’il en soit, on démontre que la probabilité qu’une aiguille touche une droite est : 2/ π. De sorte que si vous laissez tomber une aiguille dans les conditions données et comptez le nombre de fois où l’aiguille a traversé les droites, vous saurez que π est (approximativement) égal à :

2 X (nombre de lancers)/(nombre de lignes touchées)

***

Voici pour finir un curieux petit problème au résultat contre intuitif.

Imaginez qu’un câble enserre solidement la Terre à l’équateur, en son plus grand diamètre. Convenons que ce câble mesure 40 000 kilomètres. On décide de desserrer un peu ce lien et de faire en sorte que le câble soit désormais, partout, à un mètre de la surface de la Terre. De combien faudra-t-il rallonger la corde pour obtenir ce résultat?

Donnez d’abord une réponse intuitive; puis, en vous rappelant que ce problème peut être résolu avec la formule 2 π R citée plus haut, faites le calcul!


Les réponses

Que désigne π?

π désigne le rapport constant entre le périmètre d’un cercle (i.e. la longueur de sa circonférence) et son diamètre (qui est le double de son rayon).

En d’autres termes, et pour que ce soit bien clair : entourez un disque d’une corde : vous avez son périmètre. Passez ensuite une autre corde en son centre : vous avez son diamètre. Déposez cette corde au sol. Ouvrez ensuite la corde du périmètre, faites-en une droite et déposez là au-dessus de la corde du diamètre : elle est π fois plus grande que la corde du périmètre.


La ficelle autour de la Terre

Il suffira de la rallonger de … 6, 28 mètres. C’est tout et ce sera suffisant.

Pour le comprendre, revenons à notre formule permettant de calculer le périmètre d’un cercle. Ce que nous cherchons, c’est la différence entre le périmètre d’un cercle C1 et celui d’un cercle C2, dont les rayons diffèrent de 1 mètre. Appelons le rayon du premier cercle r1; celui du deuxième, r2. On sait en outre que: r2 = r 1 + 1 mètre.

Nous voulons connaître la différence des périmètres entre les deux cercles, i.e. C2 - C1. La formule du périmètre d’un cercle est 2 π r. Nous recherchons donc : 2 π r 2 - 2 π r 1.

Or :
2 π r 2 - 2 π r 1 = 2 π (r1 - r2)

Mais : r1 - r2 = 1

Donc : 2 π r 2 - 2 π r 1 = 2 π

Ce qui revient à 2 x 3, 14 = 6, 28

Il suffira donc bien d’allonger la corde de 6, 28 mètres!

samedi, mars 01, 2008

CHOMSKY ET L'UNIVERSITÉ

[Ce qui suit est ma contribution au Cahier de l'Herne sur Noam Chomsky, dirigé par Jean Bricmont et Julie Franck. Les notes de bas de pages ne sont pas reproduites.]

L’anthologie récemment éditée par C.P. Otero témoigne du fait que, contrairement à ce que pourrait laisser croire un examen sommaire de son oeuvre, Chomsky a beaucoup écrit sur l’éducation.

Pourtant, ses idées sur ce sujet n’ont toujours pas reçu l’attention soutenue qu’elles mériteraient et ne sont que bien rarement discutées dans les milieux académiques concernés. On le déplorera d’autant que la pensée de Chomsky, ici encore, sort radicalement des sentiers battus et ne se laisse guère enfermer dans les slogans faciles et les dilemmes réducteurs où se confinent trop souvent les débats sur l’éducation. Et c’est d’ailleurs peut-être justement ce qui explique le peu d’attention dont ses analyses ont fait l’objet.

C’est que Chomsky aborde l’éducation avec les mêmes principes et les mêmes valeurs avec lesquels il aborde les autres questions et problèmes sociaux et politiques — et donc en socialiste libertaire rationaliste pour qui, malgré les extrêmes limitations de notre savoir la concernant, la référence à la nature humaine reste capitale dans toute vision sociale et politique. La conjonction de ces principes et valeurs conduit Chomsky à maintenir un point de vue critique profondément original et lui permet de maintenir vivant ce qu’il appelle un «espoir». Celui-ci pourrait être formulé comme suit : rien de ce que nous savons ne nous autorise à rejeter l’idée que, puisqu’ils ont une nature en vertu de laquelle ils aspirent à la liberté et à une vie décente, il est légitime et raisonnable, pour les êtres humains, de chercher à éliminer les structures sociales, politiques et économiques illégitimes qui empêchent ou limitent d’une façon ou d’une autre le plein épanouissement de leur potentiel; il est également raisonnable d’espérer qu’une fois ces structures éliminées, une vie plus libre et plus décente sera possible.

Avec une modestie qui l’honore, Chomsky a toujours refusé qu’on nomme «théorie» cette perspective et ces principes qu’il a déployés et affirmé que sa contribution se limite essentiellement à l’application du simple «bon sens cartésien» à certaines affaires humaines. Il n’en demeure pas moins que ces principes se sont avérés immensément féconds, y compris pour notre compréhension de l’éducation — de ce qu’elle est et de ce qu’elle pourrait être.

On en donnera ici une idée en examinant quelques aspects très concrets de la vie académique universitaire, sujet auquel Chomsky a justement consacré quelques écrits. L’assaut lancé contre l’autonomie de l’université et qui se poursuit un peu partout leur confère, hélas, une indéniable actualité.

Il sera utile de rappeler d’abord l’importance de la référence à Wilhelm von Humboldt (1767-1835) dans ces textes et dans toute la réflexion de Chomsky sur l’éducation. On y trouve notamment, sous la catégorie de Bildung , une forte articulation du rationalisme et de la référence à la nature humaine que j’ai évoqués plus haut: «La véritable finalité de l’être humain — du moins celle qui est indiquée par les immuables et éternelles exigences de la raison et non pas simplement suggérée par quelque désir vague et passager, est de porter à leur point le plus complet et le plus consistant possible le développement le plus achevé et le plus harmonieux de ses facultés. La liberté est la condition première et indispensable d’un tel développement; il y en a encore une autre, intimement liée à la liberté, il est vrai, et qui est l’existence d’une grande variété de situations ».

Il n ’est pas indifférent que Humboldt, linguiste et théoricien du libéralisme, soit aussi le concepteur de l’Université de Berlin et c’est bien, pour l’essentiel, à la conception normative de la nature et des fonctions de l’université que ces idées commandaient déjà chez lui que Chomsky est resté profondément attaché. Celle-ci «[n’est] rien d’autre que la vie de l’esprit de ces êtres humains qui, extérieurement en vertu de leurs loisirs ou en vertu d’un mouvement intérieur sont portés vers la recherche et l’étude .» Sa capacité à permettre la satisfaction de ces aspirations humaines, rappellera Chomsky, est un indice du degré de développement d’une civilisation donnée.

Cependant, et sans négliger l’importance de ces idées, espoirs et idéaux, le libertaire ne saurait en rester là. L’enseignement supérieur, rappelle Chomsky, est un puissant instrument de perpétuation des privilèges sociaux. La pression sociale demande que les universités imposent des normes et des standards fondés sur des critères qui sont biaisés contre ceux qui ne possèdent pas les traits de caractère, les attitudes et les antécédents qui sont ceux des classes moyennes supérieures. Ces critères assurent le renforcement des valeurs de ces classes. L’inégalité se maintient par la suite puisque seuls ceux qui possèdent une formation universitaire pourront poursuivre une formation en tant qu’adultes — mise à jour de compétences ou formation continue — et cela même si ce sont les personnes de condition plus humble qui tireraient le plus grand bénéfice de ces opportunités, voire qui les mériteraient le plus . Il n’y a guère d’intérêt, en ce sens, à «discuter des fonctions de l’université abstraitement et indépendamment de circonstances historiques concrètes ». Celles qui façonnèrent sa vision de l’université sont celles de l’activisme et des mouvements — notamment étudiants — des années 60, auxquels il prit une part importante et qui enflammèrent les campus américains jusqu’au moment où, à l’en croire vers 1973, sera rétabli «un contrôle idéologique raisonnablement efficace ».

Chomsky saluera comme il se doit, et en de nombreux textes ou entretiens, le militantisme de ces années, phénomène rare dans l’histoire de l’université et qui aura produit bon nombre «d’îlots […] de pensée critique indépendante ». Le mouvement étudiant , dira-t-il, a salutairement secoué «la complaisance de la vie intellectuelle américaine», mis à l’ordre du jour la nécessaire idée d’une «réforme de l’université», sa «démocratisation», le «partage du pouvoir» en son sein, l’élimination «d’entraves à la liberté des étudiants» et dévoilé la «dépendance de l’université à l’endroit d’institutions extérieures ».

Mais, et c’est ce qui est le plus important pour notre propos, Chomsky, lecteur de Humboldt et porteur de l’idéal décrit plus haut, attaché à l’idée d’un lieu libre voué à la formulation, à la critique et à la libre discussion d’idées, aux valeurs d’objectivité, de vérité et d’honnêteté intellectuelle, restera également très critique envers certaines des analyses de l’université alors typiquement avancées par une part de la «nouvelle gauche».

Certaines tendent à conclure que ce qu’il faut, avant tout, c’est changer l’administration et la direction des universités, puisque ce seraient elles qui imposeraient à l’institution et à ses professeurs l’accomplissement de certaines fonctions déplorables et anti-académiques au bénéfice des institutions dominantes. D’autres, devant la militarisation et l’instrumentalisation de l’université, préconisent de travailler à son abolition.

Chomsky arguera que l’université reste, malgré tout, une des plus ouvertes et des plus libres institutions de nos sociétés — parce que la liberté et la créativité sont des conditions indispensables de l’accomplissement de sa mission propre et parce que certains des résultats ou des retombées de ce qui s’y accomplit sont potentiellement utiles, voire vitaux, pour les institutions dominantes. En ce sens, elle est une «institution irréductiblement parasitaire » et sa perte serait dramatique pour tous ceux qui aspirent à une radicale transformation sociale. D’autant que la relative ouverture de l’université assure que ces activités y sont accomplies dans une certaine mesure au grand jour, tandis qu’elles seraient toujours accomplies à l’extérieur de l’université si celles-ci étaient abolies, mais cette fois de manière beaucoup plus occulte et sans guère de possibilité, pour le public, d’exercer sur elles de véritable contrôle.

Par ailleurs, et sans d’aucune manière nier que les universités soient effectivement des institutions où de telles fonctions sont accomplies, Chomsky rappelle ce fait crucial que rien n’y est imposé d’en haut : en d’autres termes, que c’est librement et de leur plein gré que des universitaires font exactement ce que les institutions dominantes attendent d’eux, et cela sans que les administrations des universités n’aient à le leur imposer de quelque manière que ce soit. De leur plein gré que ces sortes de «prêtres séculiers», ou «experts en légitimation», profondément endoctrinés, se font les vecteurs de l’endoctrinement.

Chomsky proposera pour sa part d’oeuvrer à des changements qui soient plus que cosmétiques et qui viseraient d’abord et avant tout «l’état d’esprit d’une grande partie du corps professoral ainsi que les valeurs morales et intellectuelles auxquelles ils sont attachés » dans l’espoir que l’université, sans se dénaturer, puisse, à sa manière propre, contribuer au changement social.

Avant d’examiner quelques-uns des moyens prônés par Chomsky pour ce faire, voici quelques exemples de ces mécanismes, agissant comme autant de filtres et permettant, à l’université, le déploiement de ce contrôle idéologique.

Le premier pourrait être baptisé le méthodologisme tatillon. On comprendra ce dont il s’agit par l’anecdote suivante, que raconte Chomsky.

Celui-ci est ce qu’on appelle un Institute Professor au M.I.T. et, à ce titre, il est autorisé à donner des cours dans tous les départements — ce qu’il a fait durant toutes ces années passées au sein de cette université, de la même manière qu’il a siégé dans des comités aviseurs ou d’évaluation de doctorats (Ph.D.) en toutes sortes de disciplines. À une exception près, toutefois : il n’est guère le bienvenu au Département de sciences politiques et n’a à peu près jamais siégé dans des comités de doctorat dans cette discipline. Lorsque c’est arrivé, explique-t-il, les candidats étaient à chaque fois des femmes du Tiers-Monde — la crainte par le département d’être accusé de sexisme ou de racisme étant selon lui l’explication probable de ces exceptions.

Or, lorsqu’une jeune femme qui voulait faire un doctorat en sciences politiques sur les médias et l’Afrique du sud a demandé que Chomsky soit sur son comité, le fait qu’il ait tellement travaillé sur le sujet des médias faisait en sorte qu’on ne pouvait le refuser pour cause de méconnaissance de la question. Chomsky raconte comment on s’y est malgré tout pris pour l’écarter, dévoilant au passage des mécanismes de contrôle que reconnaîtront, je pense, bien des gens qui oeuvrent dans certains secteurs des sciences sociales ou des humanités.

Un mémo fut d’abord envoyé pour mobiliser les membres du corps professoral. Puis, sitôt que la jeune femme commença sa présentation, les questions méthodologiques se sont mises à fuser de toutes parts, posées par l’ensemble des membres du corps professoral, exceptionnellement réunis pour l’occasion : «Quelle sera votre hypothèse?»; «Quelle méthode comptez-vous utiliser ici? Et là?» «Quels tests utiliserez-vous»? Et ainsi de suite. Chomsky explique: «Petit à petit, un appareil fut monté pour demander l’atteinte d’un niveau de preuve auquel on ne peut espérer parvenir dans les sciences sociales. L’étudiante s’est battue pied à pied. Mais, au total, on a exigé qu’elle satisfasse dans sa thèse tant de sottes demandes n’ayant aucune pertinence — depuis les trucs bidon des sciences sociales jusqu’aux données chiffrées, graphiques et autres insignifiances — qu’il était devenu impossible [dans la thèse] de distinguer le contenu parmi le fouillis méthodologique ».

Chomsky a souvent évoqué une importante disparité, vers laquelle il pointe brièvement dans l’exemple précédent, entre le travail intellectuel dans les sciences (naturelles et les mathématiques) et celui réalisé dans les disciplines à forte teneur idéologique. Le succès pour un chercheur, dans les premières, s’obtient en maîtrisant un savoir puis en faisant preuve d’indépendance de pensée et de créativité, qualités qui sont fortement encouragées parce qu’indispensables. Dans les deuxièmes cependant, là où il n’y a que peu de savoir, on encourage au contraire et typiquement le conformisme et on réprime la créativité, l’audace et ainsi de suite. Cela constitue potentiellement un autre filtre idéologique.

Chomsky raconte ainsi qu’il est depuis longtemps invité à prendre la parole devant des chercheurs et chercheuses des nombreuses disciplines dans lesquelles il a travaillé — depuis les mathématiques et la théorie de l’automation, jusqu’à la philosophie et à l’histoire des idées. Or, il a remarqué que les physiciens, les mathématiciens et ainsi de suite, ne lui demandent jamais quels diplômes il possède et jugent plutôt la valeur intellectuelle de ce qu’il avance; dans les sciences politiques, par contre, une réaction assez courante (Chomsky convient qu’il y a des exceptions) est de contester son droit même de parler parce qu’il n’ a pas de diplôme! L’explication est toute simple, suggère-t-il :

[…] dans les sciences, on n’a pas à se préoccuper des titres de compétences puisque ces domaines ont intellectuellement de la substance et de l’intégrité. Mais dans les humanités, où bon nombre de praticiens ont des esprits limités et ne comprennent pas grand-chose, il faut empêcher les personnes étrangères au domaine de s’immiscer — elles pourraient avoir des idées, ce qui serait terrifiant.

Le parcours de celui qui se décrit volontiers comme un «enfant des Lumières » ne pouvait manquer de croiser cette vaste famille d’idées qui prolifère, depuis les dernières décennies du XXème siècle au sein de l’université nord-américaine et ailleurs, sous des dénominations extrêmement variées — parmi lesquelles : postmodernisme, déconstructionnisme, programme fort de sociologie des sciences, constructivisme radical, poststructuralisme et ainsi de suite. Dans une importante mesure, elles paraissent à Chomsky jouer elles aussi le rôle d’un filtre, détournant l’attention de questions importantes et conférant à ceux qui pratiquent ces «disciplines» un statut et un capital intellectuel que Chomsky, je ne pense pas trahir sa pensée en le disant ainsi, tient pour l’essentiel pour de la fausse monnaie.

La pièce la plus importante de ce dossier est, je pense, sa contribution au débat sur le postmodernisme, la science et la rationalité organisé par Michael Albert sous les auspices de Z Magazine, texte auquel je dois me contenter de renvoyer ici . On y découvrira une remarquable défense du rationalisme classique et des idéaux des Lumières. Mais il m’a semblé parfois percevoir, dans ce qu’il a publié sur les mouvements universitaires «post-modernistes», certaines des tonalités les plus sombres qui émanent des écrits de Chomsky. Rien d’étonnant à cela, et si l’on rapporte la perception qu’a Chomsky de la démarche typique de ces auteurs à l’idéal académique et universitaire dont il s’est fait le défenseur, le contraste est saisissant. Et on comprend le malaise de celui qui pense que l’université présente, pour la gauche, une occasion d’acquérir d’indispensables habiletés intellectuelles, des vertus intellectuelles et morales de délibération, d’honnêteté, de réflexion, bref, qui peut «permettre à la vie politique d’être un compagnon de route de la vie académique », son malaise donc, devant des démarches qui lui semblent, au moins en certains cas, en signer l’abandon.

Dans sa contribution au débat évoqué plus haut, Chomsky écrit :« Il me semble remarquable que [les intellectuels de gauche aujourd’hui, à l’encontre de ceux d’hier] travaillent à non seulement priver les personnes opprimées du plaisir de comprendre et de connaître mais aussi des outils de l’émancipation, tandis qu’ils nous informent que « le projet des Lumières est mort » et que vous devons donc abandonner les «illusions» de la science et de la rationalité — une nouvelle qui réjouira les puissants, trop heureux d’avoir l’exclusif usage de ces instruments et de les faire servir à leurs fins.»

J’en viens à présent à quelques voie de résistance évoquées par Chomsky.

Il a d’abord suggéré, le plus sérieusement du monde semble-t-il, que l’on nomme de son vrai nom ce qui se fait à l’université. S’agit-il de recherche militaire ou plus généralement de développement de technologies meurtrières ou dangereuses? Qu’elles soient nommées sur le campus, sous une bannière assez explicite pour que chacun sache parfaitement ce qui se déroule dans les départements concernés. On aurait ainsi des Départements de la mort et, pourquoi pas, des Départements de justification de la pollution. Chomsky explique :

[les] universités devraient ouvrir des Départements de la mort, en plein coeur du campus, là où pourrait être centralisé tout le travail universitaire voué à la destruction, au meurtre et à l’oppression. Il convient en effet que le nom donné soit honnête. On ne devrait pas parler de Département de sciences politiques ou de Département d’électronique. On devrait dire : Technologie de la mort, ou Théorie de l’oppression, ou quelque chose du genre, afin que l’étiquette décrive correctement le produit .

Par ailleurs, et pour revenir à l’anecdote contée plus haut de la thèse de doctorat défigurée par des exigences méthodologiques stériles ou impossibles à satisfaire, Chomsky, avec raison il me semble, a suggéré que les thèses de doctorat ne devraient pas de manière trop rigide, n’être toujours que le fruit de contributions individuelles, être restreintes par des échéances immuables, être confinées à des objectifs limités et à des objets de recherche conventionnels et peu propices à la spéculation. De telles contraintes, dira-t-il, produisent de la recherche triviale et peuvent conduire des universitaires à consacrer leurs carrières à de banales modifications de travaux déjà accomplis .

Arguant que les cloisonnements disciplinaires et la division même de l’université en départements pouvaient contribuer à l’occultation de certaines questions et de certains problèmes, il a suggéré diverses formes de ce qu’on pourrait appeler de la transdisciplinarité. Par exemple, les étudiants gradué, [c’est-à-dire ceux qui travaillent au niveau de la maîtrise et du doctorat, devraient être incités à défendre la pertinence de leur champ de recherche devant une perspective critique qui n’admet pas d’emblée les prémisses et les limites que se donne toute discipline. Au sein de l’université, les philosophes lui semblent tout particulièrement bien formés pour accomplir cette tâche et il faut les encourager à le faire, tout particulièrement avec les étudiants en sciences humaines et sociales .

Chomsky a également insisté sur l’importance de la mission d’éducation de l’université, rappelant qu’elle est, «du point de vue de la société, plus importante encore que sa mission de recherche et certainement beaucoup plus importante que celle de servir les intérêts du gouvernement ou de l’industrie». Il a pour sa part très longtemps offert au MIT un enseignement libre et parallèle, ouvert à tous et qui fut extrêmement populaire.

Il a encore, bien entendu, souhaité l’intervention des universitaires dans les débats et combats de leur temps — exprimant à l’occasion une nostalgie d’un temps pas si éloigné: «[…] bien des scientifiques, il n’y a pas si longtemps, se sont activement engagés dans la culture vivante de la classe ouvrière de leur temps, s’efforçant de pallier à la discrimination de classe opérée par les institutions culturelles par des programmes d’éducation populaire et par des livres de mathématiques, de sciences et d’autres sujets encore destinés au grand public .»

Il y a une dimension pédagogique du travail Chomsky sur laquelle je veux insister. Dans ses écrits et conférences — d’intérêt public et s’adressant au grand public — Chomsky s’adresse réellement à l’intelligence des gens. Il leur parle de sujets importants et souvent complexes, mais en parle clairement, sobrement, de manière à être compris de ceux et celles à qui il s’adresse, accumulant faits et données indispensables pour comprendre mais sans sur-théorisation et surtout sans aucune sur-théorisation artificielle — et sans simplification abusive. On peut penser qu’une part du succès de Chomsky, l’auteur et le conférencier, tient à ces qualités qu’il déploie. On peu aussi penser, hélas, qu’elles sont trop rares au sein du monde académique.

Chomsky a suggéré aux universitaires bien d’autres moyens d’autodéfense intellectuelle. Tous visent à permettre que soit préservée l’intégrité intellectuelle de la communauté académique et à défendre l’indépendance de l’université contre ces facteurs qui pourraient inciter des universitaires à trahir la liberté académique — Chomsky nommera : l’accès à l’argent et au pouvoir; le monolithisme idéologique; le fait de se concentrer sur des problèmes triviaux qui intéressent des professions; et la tendance, particulièrement dans certaines sciences du comportement, à se livrer à des expérimentations sur tout et n’importe quoi, sans se soucier des conséquences pour les êtres humains .

Ce qui précède permet, je l’espère, de cerner une part de l’originalité de ses analyses et des moyens dont il préconise la mise en œuvre. Leur mérite, comme l’ont dit des commentateurs, est de permettre «aux enfants des Lumières de demeurer des optimistes de la volonté sans se condamner à l’irrationalisme. […] [l]’incessant rappel de cette idée, la constance de son engagement en faveur d’un tel espoir, raisonnable et moralement fondé, telle est sans doute la spécificité de l’apport de Chomsky à la théorie sociale .»

Je souscris sans réserves à ce jugement.