Normand Baillargeon : Comment diriez-vous qu’a évolué la situation, aux Etats-Unis, depuis 1988? Plus largement, diriez-vous que les choses se sont améliorées ou ont empiré ailleurs dans le monde?
Edward Herman : Les choses ont empiré parce que les médias sont davantage commercialisés et plus concentrés, la télévision et la radio ont été mieux matées (en partie parce qu’elles sont, plus que par le passé, dépendantes des relations commerciales pour se financer); les annonceurs sont plus puissants et la compétition pour la publicité est plus intense; le gouvernement est plus agressif et raffiné dans sa gérance des médias; la critique est encore mieux organisée qu’avant, et la double puissance idéologique de l’anticommunisme et de l’idéologie de libre marché est très fertile en prémisses pour les médias et comme source de biais. Le renforcement relatif du capital, avec la mondialisation et l’affaiblissement des syndicats de travailleurs, a aussi servi à accroître la capacité des élites de « fabriquer le consentement ».
En compensation, les effets de l’invasion-occupation de l’Irak et le nettoyage ethnique plus agressif en Palestine ont provoqué une réaction mondiale, une résistance et un scepticisme populaires concernant les intentions bienveillantes des grandes puissances occidentales. Outre le monde islamique, une telle résistance est clairement évidente en Amérique latine où des gouvernements de gauche sont apparus et se sont liés dans le but d’opposer une résistance au néolibéralisme. Sur le plan technique, la croissance d’Internet présente des espoirs comme base de communications hors du contrôle des gouvernements et des intérêts commerciaux, quoique ni son avenir ni sa capacité à compenser la puissance des modes dominants ne soient assurés. Al-Jazeera et OhMyNews, en Corée du Sud, laissent poindre un espoir de possibilités pour des médias dissidents, mais ni ceux-là ni Internet n’ont pu prévenir une nette détérioration du portrait global des médias en ce qui a trait au caractère démocratique et à l’indépendance.
Normand Baillargeon : Il est en effet très tentant de dire que la complaisance des médias états-uniens face aux institutions dominantes a pris de nouvelles proportions avec la guerre lancée contre l’Irak en 2003. Ce cas démontre particulièrement bien comment les médias corporatifs ont véhiculé de façon servile la version officielle des faits en négligeant de mettre en question celle du gouvernement. Comment les citoyens américains auraient-ils pu éviter ce genre de lavage de cerveau? Et, plus important encore, à présent que l’opinion selon laquelle le gouvernement a caché la vérité est largement répandue, comment pouvons-nous expliquer la réaction apathique de la population devant des mensonges de telles proportions, entraînant des conséquences si importantes tant pour les Irakiens que pour les Américains?
Edward Herman : C’est une démonstration importante de la validité du modèle propagandiste de voir que les médias avaient été si extraordinairement crédules en avalant la propagande (et la désinformation) de l’administration Bush à l’approche de l’invasion-occupation de l’Irak. (Je n’aime pas l’appeler une « guerre » alors que c’était une agression flagrante contre un pays désarmé et presque sans défense, suivie d’une occupation.) Cela a effectivement embarrassé les médias quand il est devenu très évident qu’ils avaient servi de véhicules à des mensonges propagandistes, et tant le New York Times que le Washington Post ont publié des quasi-excuses dans la foulée de la révélation de ces mensonges. Mais ce qui est vraiment fascinant, c’est que ces mêmes journaux (et le reste des médias grand public) ont commencé à suivre une ligne de parti hautement analogue concernant l’Iran, qu’ils ont démontré la même non-critique, la même crédulité, et cela presque au même moment!
Il est difficile d’imaginer qu’un système totalitaire serait mieux servi par ses médias. Les anciens médias soviétiques étaient peut-être plus grossiers, mais la population était plus sceptique face à leurs déclarations que ne l’est la population des États-Unis, laquelle est desservie par des médias plus plausibles et moins grossiers : ses propres véhicules de propagande. Il vaut la peine de noter aussi que, en 1983, le journaliste de la télévision Ivan Danchev a commencé à dénoncer « l’invasion » soviétique en Afghanistan sur les ondes de la télévision d’État soviétique, qu’il a continué de le faire et d’appeler à la résistance afghane pendant presque une semaine avant d’être retiré. Chomsky et moi avons fréquemment signalé qu’il n’y avait pas d’équivalent à Danchev à la télévision états-unienne pendant la guerre du Vietnam – nous n’avons jamais trouvé une description de l’attaque des États-Unis contre le Vietnam qui aurait été décrite comme une « agression » ou une « invasion » par des journalistes grand public, quoique ces derniers aient utilisé abondamment ces mots pour décrire les Soviétiques en Afghanistan.
Sur la question de savoir comment le public aurait pu résister à cet assaut propagandiste, cela est très difficile, justement parce que les médias ne sont pas contrôlés par le gouvernement, le critiquent parfois (toujours sur des questions tactiques, sans jamais remettre en question ses supposées intentions bienveillantes) et qu’ils se présentent comme indépendants. C’est aussi convaincant parce que les journalistes se croient vraiment indépendants et non contraints, même alors qu’ils sont ouvertement patriotiques et biaisés. Le public est aussi enclin à croire parce qu’il désire penser du bien de ses dirigeants et qu’il est facilement manipulable par les marchands de peur et la diabolisation des ennemis. Le public pouvait même croire qu’il était menacé par le gouvernement sandiniste du Nicaragua dans les années 1980 et, bien sûr, récemment, par un Saddam Hussein pratiquement désarmé.
Concernant la réponse apathique du public devant la révélation des mensonges, la volonté de croire est si grande qu’une part significative de la population continue de croire ces mensonges. D’autres pensent que les mensonges sont la norme chez les politiciens et qu’il n’y a pas là de quoi s’énerver. De plus, les médias ne se sont pas attardés sur les mensonges au sujet de l’agression contre l’Irak, n’en ont pas fait de grandes nouvelles ni une question morale ou politique importante. Les dirigeants qui ont refilé ces mensonges au public sont encore traités avec grande déférence, leurs déclarations actuelles sont prises au sérieux sans être juxtaposées à leurs mensonges passés, comme dans le cas de la controverse concernant l’Iran. Ceci est particulièrement vrai pendant un gouvernement républicain, que les médias se démènent à traiter avec gentillesse. Le démocrate Clinton a été accusé à cause d’un mensonge concernant sa vie personnelle et sans aucune portée politique. Bush n’a pas été menacé d’accusations même s’il a dit nombre de mensonges qui ont eu des conséquences politiques énormes.
Normand Baillargeon : Vous vous êtes récemment intéressé plus spécifiquement à la commercialisation des médias et au consumérisme qu’ils alimentent (The Global Media: The Missionaries of Global Capitalism , rédigé avec Robert W. McChesney). Vous y touchez des thèmes qui semblent désormais présents dans toutes les sociétés et qui pointent vers une terrible dégradation de ce que proposent les médias — infotainment, profonde limitation de la diversité des points de vue et ainsi de suite. Qu’est-ce qui vous semble le plus dangereux dans ces dérives et comment peut-on espérer les contrer?
Edward Herman : C’est une vaste question. Brièvement, si nous croyons à la démocratie, si nous croyons que la vie ne devrait pas être consacrée principalement à l’acquisition de biens de consommation et que nous devons assurer que l’homme ne rendra pas la planète invivable, les tendances sont vraiment menaçantes. La démocratie se fonde sur une information non biaisée qui sert l’intérêt public; quand elle sert les annonceurs corporatifs et un État dominé par une élite et des corporations, cet élément vital de la démocratie est contaminé, sinon entièrement drainé. Si le système médiatique est organisé principalement dans le but de vendre des biens de consommation, les valeurs fondamentales de communauté et d’écologie seront dégradées et marginalisées, et les véritables conditions écologiques et celles de la civilisation seront menacées. On ne peut contrer ces tendances qu’en échappant à la servitude d’un système médiatique commercial fondé sur la publicité. C’est regrettable mais, durant les dernières décennies, nous nous sommes dirigés dans la mauvaise direction.
Normand Baillargeon : Comment voyez-vous le rôle et la fonction de médias alternatifs et indépendants? Quels conseils pourriez-vous donner à ceux qui y oeuvrent?
Edward Herman : Je crois qu’il y a de l’espoir pour l’avenir. Nous avons besoin de plus de ces médias, incluant des systèmes de télévision et de radio publics qui soient plus indépendants que même la BBC à son apogée. Je ne crois pas que leurs fondateurs aient besoin de conseils autant que le public en général à qui l’on doit faire comprendre à quel point il a besoin de médias indépendants. Toutefois, le douloureux dilemme est que les médias dominants ne sont guère préparés à aviser le public de ce besoin!
Normand Baillargeon : Certaines personnes placent un espoir dans le développement d’Internet qui permettrait de faire circuler une information digne de ce nom. Qu’en pensez-vous?
Edward Herman : Je suis d’accord qu’Internet rend possible la diffusion de messages de façon très large et à très bas coût. En ce moment, ça semble notre meilleur espoir de démocratisation, mais il y a des obstacles : le coût de l’équipement et du service aux consommateurs, la difficulté de faire connaître au public les options et débouchés nouveaux, le coût d’une programmation de qualité, la pénétration d’Internet par les médias grand public et la menace de contraintes sur la libre messagerie par l’État corporatif (incluant la tarification discriminatoire de l’offre de messages qui est susceptible d’être biaisée en faveur des puissants programmeurs commerciaux). Néanmoins, c’est notre meilleur espoir, qui devrait être encouragé et protégé contre les contraintes de l’État corporatif.
Normand Baillargeon : Bien des gens qui conviennent que le type de travail d’analyse critique des médias que vous accomplissez est important et salutaire ajouteront aussi qu’ils n’ont eux-mêmes ni le temps ni les capacités de l’accomplir et qu’ils se trouvent donc à la merci de ces incontournables grands médias. Que leur conseillez-vous?
Edward Herman : Ces gens devraient sentir l’obligation de prendre le temps en tant que citoyens d’une communauté nationale et mondiale; ils devraient voir là une obligation morale. En vertu de la règle voulant qu’un acte moral en soit un que l’on voudrait voir se généraliser, prendre le temps nécessaire est un acte moral. Manquer de le faire est socialement irresponsable et, sans aucun doute, immoral.
Normand Baillargeon : Notre revue est une revue de philosophie. Pensez-vous que les philosophes aient une responsabilité particulière devant la situation que vous décrivez et déplorez. Ou si vous préférez : qu’attendez-vous des philosophes?
Edward Herman : Je m’attends à ce qu’ils agissent moralement, comme je l’ai décrit plus haut!
Normand Baillargeon : Ma dernière question peut sembler étrange, mais j’aimerais vous demander si vous nourrissez encore un espoir. J’entends, bien sûr, un espoir raisonnable.
Edward Herman : Je dois admettre que je suis un pessimiste — étant donné les tendances du passé récent et suivant ce qui a été appelé la « règle du prévisionniste naïf », selon laquelle nous pouvons extrapoler du présent ce qui se passera demain. Cependant, la recrudescence de la gauche en Amérique latine a été une surprise de même que les récents revers de l’État impérial en Irak et au Liban, et nous pouvons espérer qu’un plus grand nombre de personnes, aux États-Unis et en Occident, échapperont, sous la pression de la dégradation des circonstances, à leur conscience fausse et manipulée. En bout de ligne, cependant, je demeure un pessimiste mais je continue d’agir en vertu de la règle morale expliquée plus haut.
Normand Baillargeon : M. Herman, un grand merci de cette entrevue.
Edward Herman :Ce fut un plaisir.
samedi, mars 15, 2008
EDWARD S. HERMAN PARLE DU MODÈLE PROPAGANDISTE DES MÉDIAS - 2/2
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2 commentaires:
Votre entrevue avec monsieur Herman est très intéressante. Elle montre bien qu'il n'y a pas de régime politique « magique » et que la démocratie, comme le totalitarisme ou le communisme, comporte des avantages mais aussi des risques de grandes dérives politiques, médiatiques ou impérialistes. Le « peuple », en autant que cette entité abstraite existe vraiment, se devrait d'être sceptique, de réfléchir et de ne pas se laisser berner par les fausses promesses gouvernementales et par les effets de lumière - les effets des projecteurs de la société du spectacle - qui aveuglent son jugement.
Merci de ce commentaire. J'ai souri en y voyant un portrait de Rousseau, qui a beaucoup médité toutes ces questions.
Normand
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