mardi, mars 11, 2008

EDWARD S. HERMAN PARLE DU MODÈLE PROPAGANDISTE DES MÉDIAS - 1/2

(Une entrevue d'Edward S. Herman par Normand Baillargeon)

Présentation

Edward S. Herman, économiste, est professeur émérite de Finance à la Wharton School de l’ University of Pennsylvania. Il est également un analyste des médias jouissant d’une très grande renommée .

Dans le cadre de ses travaux, il s’est tout particulièrement intéressé au traitement, par les grands médias américains, de la politique internationale des Etats-Unis et des questions économiques.

M. Herman est l’auteur de très nombreux ouvrages parmi lesquels on notera : Corporate Control, Corporate Power (1981), The Real Terror Network (1982), Triumph of the Market (1995), The Global Media (1997, avec Robert McChesney), The Myth of The Liberal Media: an Edward Herman Reader (1999), Degraded Capability: The Media and the Kosovo Crisis (2000, avec Phil Hammond).

En 1988, il signait avec Noam Chomsky : Manufacturing Consent, un ouvrage qui est depuis devenu un classique de l’étude des médias corporatistes.

L’interview présentée ici a été réalisée par courriel en octobre et novembre 2006. Elle est parue dans la revue de philosophie Médiane. Elle a été généreusement traduite par Joanne Rondeau, une excellenete traductrice et rédactrice que l'on joindre à : johanne@ideacom.ca.

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Normand Baillargeon : Vous êtes, avec Noam Chomsky, l’auteur d’un ouvrage qui est devenu un classique des études sur les médias : Manufacturing Consent, paru en 1988. Pouvez-vous nous dire un mot de sa rédaction et de sa réception initiale? De plus, on remarque que ce livre est signé Herman et Chomsky et non Chomsky et Herman, comme le voudrait l’ordre alphabétique. Chomsky a paraît-il, voulu reconnaître par là l’importance de votre contribution au livre. Qu’en est-il?

Edward Herman : En 1987, parce que nous écrivions tous deux sur ce sujet et que nous accusions tous deux du retard quant à nos délais de production, Chomsky et moi avons décidé d’unir nos forces pour faire un livre sur les médias. Nous avions déjà collaboré aux deux tomes de Political Economy of Human Rights en 1979, de même qu’à quelques articles, et nous savions que nous étions sur la même longueur d’ondes. La collaboration s’est très bien passée. J’ai rédigé les premières ébauches des chapitres 1 à 4, Chomsky a entrepris les chapitres 5 et 6 (le Vietnam et le Cambodge), et nous avons travaillé à parts à peu près égales au chapitre 7, celui de la conclusion. Nous avons lu les chapitres l’un de l’autre avec soin et nous avons échangé nombre de commentaires et de suggestions, de sorte que chaque chapitre porte une marque conjointe.

Chomsky a insisté pour que mon nom apparaisse en premier parce que c’est moi qui avais créé le modèle propagandiste, quoiqu’il ait certainement contribué à le raffiner, et parce que plus de la moitié du texte concernait mon domaine. Mais il reste que c’était un effort conjoint à travers toutes les étapes de la production.

Normand Baillargeon : Pouvez-vous justement nous exposer les grandes lignes de ce « modèle propagandiste » que vous mettez de l’avant dans ce livre, préférablement après nous avoir indiqué quelques-unes des sources qui l’ont inspiré?

Edward Herman : Le modèle propagandiste prenait ses racines dans deux courants d’expérience et de pensée. L’un était ma longue observation, et celle de Chomsky, de la façon dont fonctionnent les médias, comment ils tendent à suivre une ligne de parti fixée de facto par leurs dirigeants en matière de politique étrangère et comment ils excluent les analyses dissidentes et laissent de côté les faits importuns. Nous avons tous les deux écrit là-dessus pendant l’époque de la guerre du Vietnam, et j’ai même cosigné un livre, en 1966, qui se concentrait sur les opérations de relations publiques de l’administration Johnson et sur l’inaction des médias qui n’ont pas contesté ces thèmes de relations publiques . Un autre livre, cosigné en 1984, exposait l’utilisation des élections dans les pays satellites pour aider à gérer le public dans l’État d’origine, ce qui là aussi exigeait le soutien des médias, lequel, invariablement, était accordé . Chomsky et moi avons développé davantage ce thème des élections mises en scène comme outils de relations publiques dans le chapitre 3 de Manufacturing Consent.

Le second courant de pensée qui a contribué à l’émergence du modèle propagandiste était mon expérience en tant qu’économiste en microéconomie et dans le domaine appelé l’organisation industrielle. Le paradigme dans ces domaines est que la structure détermine le comportement et que les deux – la structure et le comportement – déterminent conjointement la performance. Ainsi, un nombre réduit de vendeurs va contraindre la concurrence pour engendrer des prix plus stables et plus élevés. Il me semblait – il nous semblait – naturel que l’on puisse remonter jusqu’à la structure en observant la performance des médias, laquelle ne s’expliquait guère par les caractéristiques et les choix personnels des journalistes ni par de quelconques standards professionnels.

Un critique prétentieux de Manufacturing Consent (dans la revue états-unienne Tikkun) a essayé d’expliquer le modèle propagandiste comme étant un dérivé des théories linguistiques de Chomsky voulant que les contenus découlent des « structures profondes » de l’esprit. Le seul problème était que c’était moi qui avais développé le modèle dont les racines n’avaient rien à voir avec les théories linguistiques de Chomsky.

Le modèle propagandiste est un modèle structurel qui tente d’expliquer la performance des médias à travers cinq variables structurelles dont on a abondamment prouvé qu’elles exercent une forte influence pour façonner cette performance. Les trois premières – la propriété, le financement par des annonceurs et la dépendance envers certaines sources – sont discutées régulièrement dans les analyses standard de la performance des médias. Les deux dernières – la critique et l’idéologie – sont moins souvent intégrées à ces analyses. Le modèle propagandiste considère ces cinq variables comme interreliées, ayant des effets parfois distincts et parfois communs, non distinguables. Elles agissent comme des filtres, ce qui amène les médias à filtrer les nouvelles, et elles opèrent normalement dans la même direction. Les propriétaires, les annonceurs et les sources principales tendent à avoir des intérêts et des perspectives communs, et la critique (les réactions négatives) qui affecte le plus les médias vient de gens qui ont du pouvoir, souvent des annonceurs, des hauts fonctionnaires et d’autres sources importantes.

La propriété exerce une puissante influence sur les visées et les idées fondamentales d’une entreprise médiatique. Les propriétaires ont le contrôle légal de l’organisation, choisissent ses dirigeants et, directement ou indirectement, fixent ses objectifs organisationnels. Dans un système marchand, la quête de profits est un objectif puissant, et les autres buts sont généralement subordonnés. Les propriétaires tendent à être guidés par le profit, et les gestionnaires doivent satisfaire les propriétaires. Parfois, la propriété est fortement concentrée entre les mains d’entrepreneurs comme Berlusconi ou Murdoch, ou de familles comme les Sulzberger (New York Times) ou les Graham (Washington Post), et ce sont ces propriétaires qui prennent les décisions fondamentales qui coulent de la direction vers la base. Quand la propriété est largement partagée, les gestionnaires peuvent exercer un contrôle, quoique celui-ci soit limité par les fortes pressions des propriétaires et du marché pour accroître les profits. Certains propriétaires puissants comme Rupert Murdoch sont très politisés et imposent leurs opinions politiques sur les organisations contrôlées. En d’autres cas, les propriétaires tendent à transmettre un penchant conservateur à la politique éditoriale, les dirigeants voulant plaire aux propriétaires et aux annonceurs, entretenir de bonnes relations avec les sources principales et éviter la critique. Une concentration plus grande amène un plus grand conservatisme puisque les grandes organisations tendent à vivre des relations serrées, symbiotiques même, avec les autres éléments constitutifs du système corporatif, incluant les annonceurs, les hauts fonctionnaires et les autres sources principales.

La publicité est la principale source de revenus pour un média commercial, lui fournissant entre 70 % et 99 % de ses revenus (les chiffres les plus élevés étant pour la télévision). Les annonceurs influencent la performance des médias parce qu’ils ont des intérêts et des opinions politiques dont les médias peuvent tenir compte et parce que ces annonceurs désirent un environnement de vente amical pour leurs annonces. Ces deux facteurs peuvent influencer la programmation et les politiques des médias alors que ceux-ci se concurrencent pour attirer les annonceurs et doivent donc tenir compte de ces éléments en préparant leurs programmes et leurs nouvelles. Il faut reconnaître que cette forme d’influence n’est généralement pas le résultat d’interventions ou de plaintes de la part des annonceurs, mais plutôt d’un ajustement à la concurrence de la part des médias.

Il faut aussi remarquer que la base de financement a de fortes chances d’être biaisée contre les institutions médiatiques qui desservent des publics sans grande capacité de dépenser (et donc de moindre intérêt pour les annonceurs) et contre celles dont la position politique n’est pas bien vue de la communauté des affaires (comme les travaillistes, les sociaux-démocrates, les socialistes).

Nous incluons donc l’idéologie comme facteur structurel et, dans l’édition de 1988 de notre livre, nous n’avions mentionné que l’anticommunisme comme facteur idéologique. Même à cette époque, nous étions conscients de l’importance de l’idéologie de libre marché aux États-Unis et dans tout l’Occident, même si nous ne l’avons pas incluse spécifiquement dans le modèle. Avec l’écroulement de l’Union soviétique et d’autres revers importants pour le communisme, et le triomphalisme du libre marché qui s’est ensuivi, nous avons ajouté l’idéologie du libre marché comme élément idéologique explicite dans notre édition mise à jour de Manufacturing Consent publiée en 2002. Je dois mentionner que ces croyances idéologiques, qui tendent à être tenues, par les journalistes, pour des prémisses dans leur travail, sont reliées à d’autres variables dans le modèle. L’idéologie découle du pouvoir et des intérêts des puissants, et l’on ne saurait douter que tant l’anticommunisme que la croyance au « miracle du marché » (Ronald Reagan) ont acquis leur statut comme vérités incontestables à cause de leur statut préférentiel auprès de l’élite politique et d’affaires.

Normand Baillargeon : Pourriez-vous éclairer nos lecteurs sur l’un des cas que vous étudiez dans votre livre et sur les conclusions que vous en avez tirées?

Edward Herman : Dans notre deuxième chapitre, « Worthy and Unworthy Victims » (Victimes méritantes et non-méritantes), nous avons mis en évidence une comparaison entre le traitement qu’ont accordé les médias états-uniens au meurtre du prêtre Jerzy Popieluszko par la police polonaise en 1984 et le traitement qu’ils ont réservé aux meurtres de 100 religieux par des « forces de sécurité » d’Amérique latine dans les années 1964-1980. Nous utilisons ce type de méthode comparative tout au long de notre ouvrage parce qu’elle permet de donner des exemples frappants de la façon dont les médias traitent le même genre d’événement en fonction d’une position politique. Dans ce cas-ci, l’administration Reagan était hostile au régime communiste qui faisait partie de « l’empire du mal », alors que cette administration et les précédentes entretenaient de bonnes relations avec les gouvernements d’Amérique latine qui avaient tué les 100 religieux inclus dans notre étude. En conséquence, le programme politique du gouvernement exigeait beaucoup de publicité pour la victime communiste et le passage sous silence de la persécution dans les pays satellites des États-Unis; la première était une victime « méritante » et les seconds, des victimes « non méritantes », du moins en fonction d’un programme politique clairement établi.

Dans le tableau 2.1 de notre livre, nous démontrons le fait remarquable que le meurtre de Popieluszko ait fait l’objet de plus de couverture médiatique dans les médias grand public aux États-Unis que les meurtres des 100 victimes religieuses en Amérique latine réunis. Cela en dépit du fait que huit de ces victimes latino-américaines étaient des citoyens des États-Unis, quatre d’entre elles des femmes religieuses qui furent violées et assassinées au Salvador. Ceci démontre un degré d’asservissement remarquable aux exigences de l’État, et nous croyons que cela est tout aussi bien démontré pour les autres cas étudiés dans notre livre, comme ceux du traitement des élections (chapitre 3), du présumé complot conjoint KGB-Bulgarie pour assassiner le Pape Jean-Paul II (chapitre 4) et des guerres d’Indochine (chapitres 5 et 6).

Le modèle propagandiste explique pourquoi cette dichotomisation s’opère. Les sources gouvernementales se sont empressées d’exposer la brutalité communiste, mais elles étaient hostiles à la révélation de crimes dans les États satellites d’Amérique latine et n’ont assurément fourni aucune information sur ces meurtres. Ainsi, le gouvernement a été un généreux fournisseur d’information concernant le meurtre de Popieluszko, incluant des dénonciations passionnées de la perfidie communiste. Les propriétaires des médias et les annonceurs ne s’objecteraient certainement pas au fait de discréditer le gouvernement communiste de la Pologne, ni ne soulèveraient de critique. Et cela s’accommoderait bien avec l’idéologie dominante anticommuniste. Par ailleurs, de l’information qui discréditerait les États satellites d’Amérique latine qui auraient perpétré les meurtres de religieux ne serait pas fournie par les sources importantes comme le gouvernement et ne serait pas la bienvenue auprès des propriétaires et des annonceurs; et puisque les gouvernements meurtriers étaient prétendument « anticommunistes », il serait problématique d’exposer leurs crimes. Si le modèle peut facilement expliquer cette dichotomisation, la mesure de l’accommodement des médias au programme du gouvernement demeure plus entière que ce à quoi l’on pourrait s’attendre d’une supposée « presse libre » qui ne serait pas assujettie à des contrôles gouvernementaux.

Normand Baillargeon : On est tenté de dire que l’importance de la propagande dans les grands médias de masse est le message le plus troublant de Manufacturing Consent? Cette thèse a cependant été perçue comme offensante par plusieurs journalistes et comme improbable par d’autres. Les premiers ont affirmé leur liberté professionnelle alors que les seconds ont condamné le fait que vous critiquiez les médias mêmes qui vous fournissent l’information pour le faire. Comment répondez-vous à vos détracteurs?

Edward Herman : Sur le premier point, la liberté professionnelle, il est vrai qu’on ne donne habituellement pas aux journalistes des instructions sur ce qu’ils doivent couvrir ni sur l’angle à adopter, mais ils apprennent toutefois les limites de ce qu’ils peuvent faire et quelles sont les politiques endossées : ils l’apprennent dans l’institution grâce à l’observation; aux réactions éditoriales à leur productions; à l’information de leurs pairs; et en voyant ce qu’il faut faire pour avancer (et éviter d’être congédié). Donc, ils apprennent et travaillent avec des contraintes et vont même, normalement, les intégrer. Donc, ils sont « libres » et professionnels uniquement dans un sens limité. Ils sont libres de rapporter et de dénoncer le meurtre de Popieluszko, mais ils ne sont pas libres d’enquêter sur les meurtres en Amérique latine ni de les dénoncer, et, dans ces derniers cas, ils n’ont pas essayé à cause de cette liberté contrainte.

Sur le deuxième point, nous avons effectivement utilisé du matériel provenant des médias grand public, mais, concernant les victimes « non méritantes » d’Amérique latine, cette information était très mince, reléguée aux dernières pages et souvent très facile à manquer. Nous avons dû obtenir beaucoup d’information sur ces victimes auprès d’autres sources. À l’évidence, ces cas n’ont jamais eu l’importance de victimes méritantes dont la couverture aurait servi les besoins de propagande de l’État. Il y a donc de nombreuses raisons pour lesquelles notre usage de l’information des médias sur un sujet ne prouve absolument rien en ce qui concerne leur fonction propagandiste de ces médias dans le traitement de cette information.

( À suivre...)

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