samedi, mars 01, 2008

CHOMSKY ET L'UNIVERSITÉ

[Ce qui suit est ma contribution au Cahier de l'Herne sur Noam Chomsky, dirigé par Jean Bricmont et Julie Franck. Les notes de bas de pages ne sont pas reproduites.]

L’anthologie récemment éditée par C.P. Otero témoigne du fait que, contrairement à ce que pourrait laisser croire un examen sommaire de son oeuvre, Chomsky a beaucoup écrit sur l’éducation.

Pourtant, ses idées sur ce sujet n’ont toujours pas reçu l’attention soutenue qu’elles mériteraient et ne sont que bien rarement discutées dans les milieux académiques concernés. On le déplorera d’autant que la pensée de Chomsky, ici encore, sort radicalement des sentiers battus et ne se laisse guère enfermer dans les slogans faciles et les dilemmes réducteurs où se confinent trop souvent les débats sur l’éducation. Et c’est d’ailleurs peut-être justement ce qui explique le peu d’attention dont ses analyses ont fait l’objet.

C’est que Chomsky aborde l’éducation avec les mêmes principes et les mêmes valeurs avec lesquels il aborde les autres questions et problèmes sociaux et politiques — et donc en socialiste libertaire rationaliste pour qui, malgré les extrêmes limitations de notre savoir la concernant, la référence à la nature humaine reste capitale dans toute vision sociale et politique. La conjonction de ces principes et valeurs conduit Chomsky à maintenir un point de vue critique profondément original et lui permet de maintenir vivant ce qu’il appelle un «espoir». Celui-ci pourrait être formulé comme suit : rien de ce que nous savons ne nous autorise à rejeter l’idée que, puisqu’ils ont une nature en vertu de laquelle ils aspirent à la liberté et à une vie décente, il est légitime et raisonnable, pour les êtres humains, de chercher à éliminer les structures sociales, politiques et économiques illégitimes qui empêchent ou limitent d’une façon ou d’une autre le plein épanouissement de leur potentiel; il est également raisonnable d’espérer qu’une fois ces structures éliminées, une vie plus libre et plus décente sera possible.

Avec une modestie qui l’honore, Chomsky a toujours refusé qu’on nomme «théorie» cette perspective et ces principes qu’il a déployés et affirmé que sa contribution se limite essentiellement à l’application du simple «bon sens cartésien» à certaines affaires humaines. Il n’en demeure pas moins que ces principes se sont avérés immensément féconds, y compris pour notre compréhension de l’éducation — de ce qu’elle est et de ce qu’elle pourrait être.

On en donnera ici une idée en examinant quelques aspects très concrets de la vie académique universitaire, sujet auquel Chomsky a justement consacré quelques écrits. L’assaut lancé contre l’autonomie de l’université et qui se poursuit un peu partout leur confère, hélas, une indéniable actualité.

Il sera utile de rappeler d’abord l’importance de la référence à Wilhelm von Humboldt (1767-1835) dans ces textes et dans toute la réflexion de Chomsky sur l’éducation. On y trouve notamment, sous la catégorie de Bildung , une forte articulation du rationalisme et de la référence à la nature humaine que j’ai évoqués plus haut: «La véritable finalité de l’être humain — du moins celle qui est indiquée par les immuables et éternelles exigences de la raison et non pas simplement suggérée par quelque désir vague et passager, est de porter à leur point le plus complet et le plus consistant possible le développement le plus achevé et le plus harmonieux de ses facultés. La liberté est la condition première et indispensable d’un tel développement; il y en a encore une autre, intimement liée à la liberté, il est vrai, et qui est l’existence d’une grande variété de situations ».

Il n ’est pas indifférent que Humboldt, linguiste et théoricien du libéralisme, soit aussi le concepteur de l’Université de Berlin et c’est bien, pour l’essentiel, à la conception normative de la nature et des fonctions de l’université que ces idées commandaient déjà chez lui que Chomsky est resté profondément attaché. Celle-ci «[n’est] rien d’autre que la vie de l’esprit de ces êtres humains qui, extérieurement en vertu de leurs loisirs ou en vertu d’un mouvement intérieur sont portés vers la recherche et l’étude .» Sa capacité à permettre la satisfaction de ces aspirations humaines, rappellera Chomsky, est un indice du degré de développement d’une civilisation donnée.

Cependant, et sans négliger l’importance de ces idées, espoirs et idéaux, le libertaire ne saurait en rester là. L’enseignement supérieur, rappelle Chomsky, est un puissant instrument de perpétuation des privilèges sociaux. La pression sociale demande que les universités imposent des normes et des standards fondés sur des critères qui sont biaisés contre ceux qui ne possèdent pas les traits de caractère, les attitudes et les antécédents qui sont ceux des classes moyennes supérieures. Ces critères assurent le renforcement des valeurs de ces classes. L’inégalité se maintient par la suite puisque seuls ceux qui possèdent une formation universitaire pourront poursuivre une formation en tant qu’adultes — mise à jour de compétences ou formation continue — et cela même si ce sont les personnes de condition plus humble qui tireraient le plus grand bénéfice de ces opportunités, voire qui les mériteraient le plus . Il n’y a guère d’intérêt, en ce sens, à «discuter des fonctions de l’université abstraitement et indépendamment de circonstances historiques concrètes ». Celles qui façonnèrent sa vision de l’université sont celles de l’activisme et des mouvements — notamment étudiants — des années 60, auxquels il prit une part importante et qui enflammèrent les campus américains jusqu’au moment où, à l’en croire vers 1973, sera rétabli «un contrôle idéologique raisonnablement efficace ».

Chomsky saluera comme il se doit, et en de nombreux textes ou entretiens, le militantisme de ces années, phénomène rare dans l’histoire de l’université et qui aura produit bon nombre «d’îlots […] de pensée critique indépendante ». Le mouvement étudiant , dira-t-il, a salutairement secoué «la complaisance de la vie intellectuelle américaine», mis à l’ordre du jour la nécessaire idée d’une «réforme de l’université», sa «démocratisation», le «partage du pouvoir» en son sein, l’élimination «d’entraves à la liberté des étudiants» et dévoilé la «dépendance de l’université à l’endroit d’institutions extérieures ».

Mais, et c’est ce qui est le plus important pour notre propos, Chomsky, lecteur de Humboldt et porteur de l’idéal décrit plus haut, attaché à l’idée d’un lieu libre voué à la formulation, à la critique et à la libre discussion d’idées, aux valeurs d’objectivité, de vérité et d’honnêteté intellectuelle, restera également très critique envers certaines des analyses de l’université alors typiquement avancées par une part de la «nouvelle gauche».

Certaines tendent à conclure que ce qu’il faut, avant tout, c’est changer l’administration et la direction des universités, puisque ce seraient elles qui imposeraient à l’institution et à ses professeurs l’accomplissement de certaines fonctions déplorables et anti-académiques au bénéfice des institutions dominantes. D’autres, devant la militarisation et l’instrumentalisation de l’université, préconisent de travailler à son abolition.

Chomsky arguera que l’université reste, malgré tout, une des plus ouvertes et des plus libres institutions de nos sociétés — parce que la liberté et la créativité sont des conditions indispensables de l’accomplissement de sa mission propre et parce que certains des résultats ou des retombées de ce qui s’y accomplit sont potentiellement utiles, voire vitaux, pour les institutions dominantes. En ce sens, elle est une «institution irréductiblement parasitaire » et sa perte serait dramatique pour tous ceux qui aspirent à une radicale transformation sociale. D’autant que la relative ouverture de l’université assure que ces activités y sont accomplies dans une certaine mesure au grand jour, tandis qu’elles seraient toujours accomplies à l’extérieur de l’université si celles-ci étaient abolies, mais cette fois de manière beaucoup plus occulte et sans guère de possibilité, pour le public, d’exercer sur elles de véritable contrôle.

Par ailleurs, et sans d’aucune manière nier que les universités soient effectivement des institutions où de telles fonctions sont accomplies, Chomsky rappelle ce fait crucial que rien n’y est imposé d’en haut : en d’autres termes, que c’est librement et de leur plein gré que des universitaires font exactement ce que les institutions dominantes attendent d’eux, et cela sans que les administrations des universités n’aient à le leur imposer de quelque manière que ce soit. De leur plein gré que ces sortes de «prêtres séculiers», ou «experts en légitimation», profondément endoctrinés, se font les vecteurs de l’endoctrinement.

Chomsky proposera pour sa part d’oeuvrer à des changements qui soient plus que cosmétiques et qui viseraient d’abord et avant tout «l’état d’esprit d’une grande partie du corps professoral ainsi que les valeurs morales et intellectuelles auxquelles ils sont attachés » dans l’espoir que l’université, sans se dénaturer, puisse, à sa manière propre, contribuer au changement social.

Avant d’examiner quelques-uns des moyens prônés par Chomsky pour ce faire, voici quelques exemples de ces mécanismes, agissant comme autant de filtres et permettant, à l’université, le déploiement de ce contrôle idéologique.

Le premier pourrait être baptisé le méthodologisme tatillon. On comprendra ce dont il s’agit par l’anecdote suivante, que raconte Chomsky.

Celui-ci est ce qu’on appelle un Institute Professor au M.I.T. et, à ce titre, il est autorisé à donner des cours dans tous les départements — ce qu’il a fait durant toutes ces années passées au sein de cette université, de la même manière qu’il a siégé dans des comités aviseurs ou d’évaluation de doctorats (Ph.D.) en toutes sortes de disciplines. À une exception près, toutefois : il n’est guère le bienvenu au Département de sciences politiques et n’a à peu près jamais siégé dans des comités de doctorat dans cette discipline. Lorsque c’est arrivé, explique-t-il, les candidats étaient à chaque fois des femmes du Tiers-Monde — la crainte par le département d’être accusé de sexisme ou de racisme étant selon lui l’explication probable de ces exceptions.

Or, lorsqu’une jeune femme qui voulait faire un doctorat en sciences politiques sur les médias et l’Afrique du sud a demandé que Chomsky soit sur son comité, le fait qu’il ait tellement travaillé sur le sujet des médias faisait en sorte qu’on ne pouvait le refuser pour cause de méconnaissance de la question. Chomsky raconte comment on s’y est malgré tout pris pour l’écarter, dévoilant au passage des mécanismes de contrôle que reconnaîtront, je pense, bien des gens qui oeuvrent dans certains secteurs des sciences sociales ou des humanités.

Un mémo fut d’abord envoyé pour mobiliser les membres du corps professoral. Puis, sitôt que la jeune femme commença sa présentation, les questions méthodologiques se sont mises à fuser de toutes parts, posées par l’ensemble des membres du corps professoral, exceptionnellement réunis pour l’occasion : «Quelle sera votre hypothèse?»; «Quelle méthode comptez-vous utiliser ici? Et là?» «Quels tests utiliserez-vous»? Et ainsi de suite. Chomsky explique: «Petit à petit, un appareil fut monté pour demander l’atteinte d’un niveau de preuve auquel on ne peut espérer parvenir dans les sciences sociales. L’étudiante s’est battue pied à pied. Mais, au total, on a exigé qu’elle satisfasse dans sa thèse tant de sottes demandes n’ayant aucune pertinence — depuis les trucs bidon des sciences sociales jusqu’aux données chiffrées, graphiques et autres insignifiances — qu’il était devenu impossible [dans la thèse] de distinguer le contenu parmi le fouillis méthodologique ».

Chomsky a souvent évoqué une importante disparité, vers laquelle il pointe brièvement dans l’exemple précédent, entre le travail intellectuel dans les sciences (naturelles et les mathématiques) et celui réalisé dans les disciplines à forte teneur idéologique. Le succès pour un chercheur, dans les premières, s’obtient en maîtrisant un savoir puis en faisant preuve d’indépendance de pensée et de créativité, qualités qui sont fortement encouragées parce qu’indispensables. Dans les deuxièmes cependant, là où il n’y a que peu de savoir, on encourage au contraire et typiquement le conformisme et on réprime la créativité, l’audace et ainsi de suite. Cela constitue potentiellement un autre filtre idéologique.

Chomsky raconte ainsi qu’il est depuis longtemps invité à prendre la parole devant des chercheurs et chercheuses des nombreuses disciplines dans lesquelles il a travaillé — depuis les mathématiques et la théorie de l’automation, jusqu’à la philosophie et à l’histoire des idées. Or, il a remarqué que les physiciens, les mathématiciens et ainsi de suite, ne lui demandent jamais quels diplômes il possède et jugent plutôt la valeur intellectuelle de ce qu’il avance; dans les sciences politiques, par contre, une réaction assez courante (Chomsky convient qu’il y a des exceptions) est de contester son droit même de parler parce qu’il n’ a pas de diplôme! L’explication est toute simple, suggère-t-il :

[…] dans les sciences, on n’a pas à se préoccuper des titres de compétences puisque ces domaines ont intellectuellement de la substance et de l’intégrité. Mais dans les humanités, où bon nombre de praticiens ont des esprits limités et ne comprennent pas grand-chose, il faut empêcher les personnes étrangères au domaine de s’immiscer — elles pourraient avoir des idées, ce qui serait terrifiant.

Le parcours de celui qui se décrit volontiers comme un «enfant des Lumières » ne pouvait manquer de croiser cette vaste famille d’idées qui prolifère, depuis les dernières décennies du XXème siècle au sein de l’université nord-américaine et ailleurs, sous des dénominations extrêmement variées — parmi lesquelles : postmodernisme, déconstructionnisme, programme fort de sociologie des sciences, constructivisme radical, poststructuralisme et ainsi de suite. Dans une importante mesure, elles paraissent à Chomsky jouer elles aussi le rôle d’un filtre, détournant l’attention de questions importantes et conférant à ceux qui pratiquent ces «disciplines» un statut et un capital intellectuel que Chomsky, je ne pense pas trahir sa pensée en le disant ainsi, tient pour l’essentiel pour de la fausse monnaie.

La pièce la plus importante de ce dossier est, je pense, sa contribution au débat sur le postmodernisme, la science et la rationalité organisé par Michael Albert sous les auspices de Z Magazine, texte auquel je dois me contenter de renvoyer ici . On y découvrira une remarquable défense du rationalisme classique et des idéaux des Lumières. Mais il m’a semblé parfois percevoir, dans ce qu’il a publié sur les mouvements universitaires «post-modernistes», certaines des tonalités les plus sombres qui émanent des écrits de Chomsky. Rien d’étonnant à cela, et si l’on rapporte la perception qu’a Chomsky de la démarche typique de ces auteurs à l’idéal académique et universitaire dont il s’est fait le défenseur, le contraste est saisissant. Et on comprend le malaise de celui qui pense que l’université présente, pour la gauche, une occasion d’acquérir d’indispensables habiletés intellectuelles, des vertus intellectuelles et morales de délibération, d’honnêteté, de réflexion, bref, qui peut «permettre à la vie politique d’être un compagnon de route de la vie académique », son malaise donc, devant des démarches qui lui semblent, au moins en certains cas, en signer l’abandon.

Dans sa contribution au débat évoqué plus haut, Chomsky écrit :« Il me semble remarquable que [les intellectuels de gauche aujourd’hui, à l’encontre de ceux d’hier] travaillent à non seulement priver les personnes opprimées du plaisir de comprendre et de connaître mais aussi des outils de l’émancipation, tandis qu’ils nous informent que « le projet des Lumières est mort » et que vous devons donc abandonner les «illusions» de la science et de la rationalité — une nouvelle qui réjouira les puissants, trop heureux d’avoir l’exclusif usage de ces instruments et de les faire servir à leurs fins.»

J’en viens à présent à quelques voie de résistance évoquées par Chomsky.

Il a d’abord suggéré, le plus sérieusement du monde semble-t-il, que l’on nomme de son vrai nom ce qui se fait à l’université. S’agit-il de recherche militaire ou plus généralement de développement de technologies meurtrières ou dangereuses? Qu’elles soient nommées sur le campus, sous une bannière assez explicite pour que chacun sache parfaitement ce qui se déroule dans les départements concernés. On aurait ainsi des Départements de la mort et, pourquoi pas, des Départements de justification de la pollution. Chomsky explique :

[les] universités devraient ouvrir des Départements de la mort, en plein coeur du campus, là où pourrait être centralisé tout le travail universitaire voué à la destruction, au meurtre et à l’oppression. Il convient en effet que le nom donné soit honnête. On ne devrait pas parler de Département de sciences politiques ou de Département d’électronique. On devrait dire : Technologie de la mort, ou Théorie de l’oppression, ou quelque chose du genre, afin que l’étiquette décrive correctement le produit .

Par ailleurs, et pour revenir à l’anecdote contée plus haut de la thèse de doctorat défigurée par des exigences méthodologiques stériles ou impossibles à satisfaire, Chomsky, avec raison il me semble, a suggéré que les thèses de doctorat ne devraient pas de manière trop rigide, n’être toujours que le fruit de contributions individuelles, être restreintes par des échéances immuables, être confinées à des objectifs limités et à des objets de recherche conventionnels et peu propices à la spéculation. De telles contraintes, dira-t-il, produisent de la recherche triviale et peuvent conduire des universitaires à consacrer leurs carrières à de banales modifications de travaux déjà accomplis .

Arguant que les cloisonnements disciplinaires et la division même de l’université en départements pouvaient contribuer à l’occultation de certaines questions et de certains problèmes, il a suggéré diverses formes de ce qu’on pourrait appeler de la transdisciplinarité. Par exemple, les étudiants gradué, [c’est-à-dire ceux qui travaillent au niveau de la maîtrise et du doctorat, devraient être incités à défendre la pertinence de leur champ de recherche devant une perspective critique qui n’admet pas d’emblée les prémisses et les limites que se donne toute discipline. Au sein de l’université, les philosophes lui semblent tout particulièrement bien formés pour accomplir cette tâche et il faut les encourager à le faire, tout particulièrement avec les étudiants en sciences humaines et sociales .

Chomsky a également insisté sur l’importance de la mission d’éducation de l’université, rappelant qu’elle est, «du point de vue de la société, plus importante encore que sa mission de recherche et certainement beaucoup plus importante que celle de servir les intérêts du gouvernement ou de l’industrie». Il a pour sa part très longtemps offert au MIT un enseignement libre et parallèle, ouvert à tous et qui fut extrêmement populaire.

Il a encore, bien entendu, souhaité l’intervention des universitaires dans les débats et combats de leur temps — exprimant à l’occasion une nostalgie d’un temps pas si éloigné: «[…] bien des scientifiques, il n’y a pas si longtemps, se sont activement engagés dans la culture vivante de la classe ouvrière de leur temps, s’efforçant de pallier à la discrimination de classe opérée par les institutions culturelles par des programmes d’éducation populaire et par des livres de mathématiques, de sciences et d’autres sujets encore destinés au grand public .»

Il y a une dimension pédagogique du travail Chomsky sur laquelle je veux insister. Dans ses écrits et conférences — d’intérêt public et s’adressant au grand public — Chomsky s’adresse réellement à l’intelligence des gens. Il leur parle de sujets importants et souvent complexes, mais en parle clairement, sobrement, de manière à être compris de ceux et celles à qui il s’adresse, accumulant faits et données indispensables pour comprendre mais sans sur-théorisation et surtout sans aucune sur-théorisation artificielle — et sans simplification abusive. On peut penser qu’une part du succès de Chomsky, l’auteur et le conférencier, tient à ces qualités qu’il déploie. On peu aussi penser, hélas, qu’elles sont trop rares au sein du monde académique.

Chomsky a suggéré aux universitaires bien d’autres moyens d’autodéfense intellectuelle. Tous visent à permettre que soit préservée l’intégrité intellectuelle de la communauté académique et à défendre l’indépendance de l’université contre ces facteurs qui pourraient inciter des universitaires à trahir la liberté académique — Chomsky nommera : l’accès à l’argent et au pouvoir; le monolithisme idéologique; le fait de se concentrer sur des problèmes triviaux qui intéressent des professions; et la tendance, particulièrement dans certaines sciences du comportement, à se livrer à des expérimentations sur tout et n’importe quoi, sans se soucier des conséquences pour les êtres humains .

Ce qui précède permet, je l’espère, de cerner une part de l’originalité de ses analyses et des moyens dont il préconise la mise en œuvre. Leur mérite, comme l’ont dit des commentateurs, est de permettre «aux enfants des Lumières de demeurer des optimistes de la volonté sans se condamner à l’irrationalisme. […] [l]’incessant rappel de cette idée, la constance de son engagement en faveur d’un tel espoir, raisonnable et moralement fondé, telle est sans doute la spécificité de l’apport de Chomsky à la théorie sociale .»

Je souscris sans réserves à ce jugement.

Aucun commentaire: