lundi, août 17, 2009

JEUX MATHÉMATIQUES

[Toujours pour À Bâbord.]

Trois problèmes de pesées avec une balance à deux plateaux


Vous disposez d’une balance à deux plateaux comme celle-ci et hyper-précise!



1. On vous demande d’y peser des objets lourds de 1 à 40 grammes.
a) Supposons que vous ne pouvez mettre des poids que sur un seul des plateaux de la balance. Quel est le nombre minimal de poids dont vous aurez besoin et combien pèsera chacun d’eux?
b) Supposons cette fois qu’il vous est permis de mettre des poids sur chacun des deux plateaux de la balance. Quel est alors le nombre minimal de poids dont vous aurez besoin et combien pèsera chacun d’eux?

2. On vous montre neuf perles. L’une d’elles est fausse et est légèrement plus lourde que les autres. En combien de pesées au minimum pouvez-vous identifier la fausse perle?

UN POINT DE VUE SUR LES TDA

[Chronique éducation pour le prochain numéro d'À Bâbord]

À leur retour en classe, des enseignantes et enseignants ont été avisés que l’un ou l’autre de leurs élèves souffre d’un trouble de déficit de l’attention (TDA). D’autres ont soupçonné qu’un ou même plusieurs de leurs élèves en souffraient et se sont demandé quoi faire : faut-il référer cet enfant? Devrait-il être sous médication? Qu’est-ce qui est le mieux pour lui? Et comment faut-il agir avec lui en classe?

Ces graves questions sont d’autant difficiles pour les enseignantEs qu’elles ne sont ni des médecins ni des psychologues et qu’il circule à propos des TDA bien des opinions divergentes.

C’est ainsi que certains mettent en doute sinon l’existence même de la maladie, du moins sa prévalence et ils assurent que la récente explosion des cas d’enfants atteints participe d’une médicalisation abusive dont profite surtout l’industrie pharmaceutique.

D’autres affirment qu’on ignore les effets à plus ou moins long terme des médicaments prescrits et que la plus grande méfiance s’impose.

D’autres encore, qui admettent l’existence des TDA et l’efficacité des médicaments prescrits, assurent cependant que la plupart de cas présumés ne sont pas avérés et se traiteraient par des moyens naturels : de l’exercice physique et moins de télévision, par exemple.

Certains vont jusqu’à dire qu’on est en présence d’un mal d’enfants rois qui ont été gâtés par leurs parents, gâtés au point de ne plus pouvoir prêter d’attention à quoi que ce soit qui ne leur offre une gratification immédiate.

On devine sans mal le malaise et en certains cas le désarroi des enseignantes devant tout cela. Pour le surmonter, les bons sentiments ne suffisent pas et le recours à ce que la science nous enseigne comme étant le mieux assuré est indispensable. En ce sens, ce débat me rappelle parfois celui qui opposait autrefois, surtout à gauche, les tenants et opposants du caractère culturel de la schizophrénie : or il est à craindre que les premiers n’auront finalement pas beaucoup aidé ces malades et que c’est au contraire plutôt la pharmacologie, développée par ceux qui concevaient la maladie comme organique, qui l’a fait.

On m’a souvent demandé mon avis sur les TDA et j’ai à chaque fois répondu que n’étant ni médecin ni psychologue, je me garderais bien de donner des conseils. Mais on me permettra de rapporter ici ceux d’un expert, Daniel T. Willingham, qui a le grand mérite de s’exprimer clairement et de s’adresser directement aux enseignants.

Willingham accomplit deux choses importantes : d’abord, il rappelle qu’il existe un assez large consensus scientifique sur les TDA et il nous en expose la teneur; ensuite, il donne de précieux conseils pratiques aux enseignantes et enseignants qui doivent travailler avec des élèves souffrant de TDA.

Le consensus scientifique

Willingham cite des études nombreuses et crédibles qui montrent que le TDA est bien réel, que c’est une maladie d’origine neurologique, à forte héritabilité et qui n’a rien d’une construction sociale (ce qui n’exclut pas, notez-le, qu’on puisse médicamenter des enfants au diagnostic erroné ou incertain).

La zone du cerveau concernée est même connue (ce sont des structures des noyaux gris centraux et le cortex préfrontal) et on a une bonne idée des mécanismes physicochimiques impliqués, qui concernent la manière dont ces zones utilisent la dopamine.

Identifiée depuis le début du siècle dernier, la maladie a reçu divers noms avant d’être baptisée TDA vers 1980. Sa prévalence n’est pas surtout étatsunienne, comme on pourrait le croire et elle ne varie pas significativement selon les cultures. Le temps passé à la télé, la façon dont les parents élèvent leur enfant n’y sont pour rien. Le sujet atteint ne souffre pas d’un retard intellectuel, d’un trouble sensoriel (mauvaise vision ou audition) ou d’un manque de motivation. Il sera probablement malade toute sa vie et sa maladie, qui lui cause des troubles d’apprentissage et d’intégration à l’école, lui en causera quand il sera adulte.

La maladie se présente en trois sous-types selon que le sujet souffre d’un trouble prédominant d’inattention (il a du mal à rester concentré sur une tâche), d’un trouble prédominant d’hyperactivité-impulsivité (il ne reste pas en place, bouge sans cesse pieds et mains — hyperactivité — et accomplit ses tâches trop rapidement et sans y réfléchir — impulsivité) ou d’un trouble prédominant d’inattention et d’hyperactivité-impulsivité, qui combine les deux premiers. On l’appelle donc trouble de déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité : TDA/H.

Le diagnostic n’est pas encore possible par un test génétique ou une analyse de la chimie du cerveau. On procède donc par analyse du comportement, par entrevues structurées et à l’aide de questionnaires.

Je n’entre pas dans les détails, très complexes. Mais je veux rappeler qu’on cherche à identifier au moins six symptômes parmi une liste de neuf pour l’inattention et de neuf pour l’hyperactivité-impulsivité : qui présente six symptômes pour chaque liste souffre d’un trouble prédominant d’inattention et d’hyperactivité-impulsivité. Ces symptômes doivent apparaître avant l’âge de 7 ans, perdurer au moins un an et se manifester dans au moins deux contextes différents. C’est ici que Willingham met en garde contre le risque de sur-diagnostiquer inhérent au fait que les critères utilisés peuvent être mal interprétés.

Willingham cite plusieurs études méthodologiquement rigoureuses qui invitent à conclure que la médication utilisée pour traiter le TDA/H est efficace pour la réduction des symptômes, que les traitements comportementaux et psychologiques le sont moins, mais peuvent être très utiles avec certains enfants et aussi que d’autres enfants tolèrent moins bien ou pas du tout la médication. Surtout, il rappelle que dans ces études tous les enfants médicamentés étaient suivis de très près et leur traitement soigneusement contrôlés et réajustés au besoin. Willingham discute de bien d’autres sujets, par exemple des effets secondaires de la médication : mais tout cela devient vite très technique et ne peut être abordé en quelques paragraphes. J’en viens donc à ces considérations plus pratiques qui, en bout de piste, intéressent surtout l’enseignant.

Supposons donc que vous avez une enfant qui souffre de TDA/H dans votre classe. Son diagnostic a été posé sérieusement; il est médicamenté, mais bien suivi et on lui a conçu un programme d’intervention adapté.

Que pouvez-vous faire pour lui, vous qui savez à quel point porter attention, se concentrer sur une tâche et planifier son exécution sont des conditions sine qua non de l’apprentissage?

Voici quelques-uns des conseils que donne Willingham.


De précieux conseils


1. Organisez votre classe pour qu’il soit plus facile à l’élève d’être attentif : par exemple, asseyez-le près de vous et pour qu’il vous voie sans obstruction; interpelez-le souvent par son prénom; etc.
2. Les plus atteints de ces enfants ont tendance à ne pas beaucoup penser aux conséquences de ce qu’ils font : faites en sorte que ces conséquences, négatives ou positives, soient fréquentes et immédiates. Si la consigne est X et qu’il le fait, la conséquence sera positive, sinon, négative.
3. Ces enfants ont du mal à rester attentif et à s’organiser : les tâches que vous concevez pour eux devraient donc être décomposées en plus petites sous tâches, clairement identifiées. Par exemple, plutôt que de demander un texte sur un sujet donné, demandez de réunir de l’information; puis de faire un plan; etc. Bien entendu, vous devriez donner à chaque fois les conséquences immédiates appropriées.
4. Ces élèves ont du mal à réguler leurs activités, c’est-à-dire du mal à retenir et à suivre des règles. Il faut donc leur rappeler souvent ces règles («Après être allé à la salle de bain, tu dois remettre la clé sur le crochet») et ce qu’elles impliquent («Tu avais dix minutes pour cette tâche : il en reste cinq, tu dois donc en être à peu près à la moitié»).
5. Il est bien entendu souhaitable de rester en contact avec les parents de ces enfants afin de les tenir au courant des progrès — et des éventuelles difficultés — de leur enfant. Willingham suggère qu’un rapport quotidien leur soit adressé.
Bien des enseignantEs, lisant ce qui précède et surtout cette dernière suggestion, diront que c’est bien beau mais que leur temps est compté, qu’ils n’ont plus guère de support pour accomplir leur déjà bien lourde tâche et qu’ils n’ont pas un mais bien plusieurs élèves en difficultés (de toutes sortes) dans leur classe.
Elles ont raison. Hélas, hélas, mille fois hélas.

Une lecture :

Daniel T. Willingham est un spécialiste de sciences cognitives et l’auteur d’un récent et percutant ouvrage qui fait beaucoup de bruit en éducation : Why Don't Students Like School, Jossey-Bass, New York, 2009. J’en recommande très chaudement la lecture.

Ses propos sur les TDA rapportés ici ont été exprimés dans le cadre de la chronique qu’il tient dans American Educator, Hiver 2004-2005.

lundi, août 10, 2009

L'ALLÉGORIE DU RÉSERVOIR DE BELLAMY

Pour ceux et celles qui en la connaîtraient pas, voici la fameuse Allégorie du réservoir , d'E. Bellamy. Cette traduction originale, réalisée par Chantal Santerre et moi-même, est parue en annexe à notre édition de Looking Backward, du même auteur, qui est parue sous le titre C'était demain.

Si vous souhaitez reproduire ce texte, contactez-moi directement (baillargeon.normand@uqam.ca)

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Présentation

Le texte qui suit provient du chapitre XXIII de Equality, la suite de Looking Backward publiée par Edward Bellamy en 1897.

À travers la métaphore filée d’un réservoir d’eau, l’auteur y développe plusieurs de ses idées sur l’économie et cette puissante allégorie est devenue aussi célèbre que celle de la diligence — qui se trouve, on s’en souviendra, au début de Looking Backward.

Cette fois encore, Bellamy déploie son immense talent de vulgarisateur en inventant une puissante image qui lui permet d’aborder des sujets aussi variés que la fixation des salaires et des prix; le chômage; les cycles du marché; la charité; le luxe; l’abondance et la pauvreté; le marché; il expose en outre, on l’aura deviné, le remède qu’il préconise.

Ce texte est également une évocation de la crise économique de 1893, alors toute récente, et une virulente et impitoyable parodie de ces innombrables et piteuses explications qu’en donnèrent les économistes et intellectuels de l’époque — ils sont ici présentés comme des Devins.
***

[…]

Il était une fois un pays très sec dont les habitants avaient si désespérément besoin d’eau qu’ils ne faisaient rien d’autre du matin au soir que d’en chercher et que plusieurs mouraient de n’en avoir pas trouvé.

Il y avait toutefois dans ce pays des hommes plus habiles et plus assidus et qui étaient parvenus à rassembler de grandes quantités d’eau là où d’autres n’avaient rien trouvé : on les appelait les Capitalistes. Or il vint un moment où les gens du pays, désespérément assoiffés, allèrent trouver les Capitalistes pour les supplier de leur donner à boire un peu de l’eau qu’ils avaient réunie. Mais les Capitalistes leur répondirent ainsi:

— Éloignez—vous, pauvres fous! Pourquoi devrions—nous vous donner de cette eau que nous avons trouvée ? Pour devenir aussi pauvre que vous et mourir avec vous ? Voici ce que nous allons plutôt faire : devenez nos serviteurs et alors nous vous donnerons de l’eau.

Les gens du pays acquiescèrent:

— Soit. Donnez—nous de l’eau et nous et nos enfants deviendrons vos serviteurs.

Et il fut fait ainsi.

Les Capitalistes étaient des hommes malins. Ils formèrent avec leurs nouveaux serviteurs des troupes menées par des capitaines et des officiers; certaines furent envoyées à des ruisseaux pour recueillir l’eau, d’autres furent chargées de la transporter, d’autres encore furent assignées à la recherche de nouvelles sources. Toute l’eau trouvée était transportée à un même endroit où les Capitalistes construisirent un immense réservoir afin de pouvoir la contenir. On appela ce réservoir le Marché, puisque c’était là que tout le monde, y compris les serviteurs des Capitalistes, venait chercher de l’eau.

Les Capitalistes dirent alors à leurs serviteurs:

—Pour chaque seau d’eau que vous nous apporterez et qui sera versé dans ce réservoir, que nous appelons le Marché, nous vous donnerons un sou; pour chaque seau d’eau que nous tirerons de ce réservoir afin de vous donner à boire, à vous ainsi qu’à vos femmes et à vos enfants, vous nous donnerez deux sous : la différence s’appellera Profit. Sans ce profit, qui est à nous et à nous seulement, nous ne pourrions faire tout ce que nous faisons pour vous : sans lui vous péririez donc tous.

Tout cela sembla juste et bon aux gens du peuple, qui étaient peu éclairés; aussi des jours durant apportèrent—ils des seaux remplis d’eau au réservoir. Pour chaque seau qu’ils apportaient, les Capitalistes leur donnaient un sou; et à chaque fois que les Capitalistes tiraient pour eux un seau d’eau du réservoir, les gens du peuple leur rendaient deux sous.

À chaque seau que les gens y vidaient, ils ne recevaient donc que de quoi acheter un demi—seau : et c’est ainsi qu’après plusieurs jours, le réservoir, qui était le Marché, fut plein et que de l’eau commença à s’écouler par son sommet. Les gens étaient fort nombreux et les Capitalistes en petit nombre; et comme en outre ceux—ci ne pouvaient pas boire plus que les autres, l’excédent d’eau augmenta et bientôt le réservoir déborda abondamment.

Lorsque les Capitalistes virent cela, ils dirent au peuple :

— Ne voyez—vous donc pas que le réservoir déborde? Asseyez—vous et soyez patients : car vous ne devez plus nous apporter d’eau, tant et aussi longtemps que le réservoir ne sera pas vidé.

Mais ne recevant plus comme hier de sous des Capitalistes en échange de l’eau qu’ils leur apportaient, les gens du peuple ne pouvaient plus acheter d’eau et n’avaient nulle part ailleurs où aller se la procurer. Les Capitalistes, de leur côté, durent se rendre à une troublante évidence : ils ne réalisaient plus aucun profit puisque personne ne leur achetait de l’eau. Ils décidèrent donc d’envoyer sur les garndes routes, sur les petites routes et sur tous les chemins des émissaires qui criaient sans répit: «Qui a soif peut venir au réservoir et acheter de l’eau. Venez au réservoir qui déborde».

— Les temps sont durs, se disaient les Capitalistes, nous devons travailler à notre publicité.

Les gens du peuple leur dirent alors:

— Comment pourrions—nous acheter si vous ne nous donnez pas de travail? Comment, sans travail, aurions—nous de quoi acheter? Embauchez—nous, comme auparavant, et nous serons enchantés d’acheter de l’eau, d’autant que nous avons très soif. Vous n’aurez même plus besoin de faire de la publicité.

Mais les Capitalistes leur répondirent:

— Vous voudriez que l’on vous embauche pour apporter de l’eau au réservoir alors qu’il déborde? Achetez d’abord et quand, par vos achats, le réservoir sera de nouveau vide, nous vous embaucherons .

Et c’est ainsi que les Capitalistes ne les embauchant plus pour apporter de l’eau au réservoir, les gens du peuple ne pouvaient même plus acheter l’eau qu’ils y avaient apportée et que les Capitalistes, ne pouvant plus leur acheter d’eau, ne pouvaient plus les embaucher. Les Capitalistes décrétèrent alors :

—C’est une crise.

La soif des gens du peuple devenait de plus en plus grande, grandissant d’autant que rien n’était plus à cette époque comme au temps de leurs pères, alors que la terre était à tout le monde et que chacun pouvait aller se chercher de l’eau pour lui—même : les Capitalistes s’étaient en effet approprié toutes les sources, tous les puits, toutes les roues hydrauliques, tous les récipients et tous les seaux, de telle sorte que personne ne pouvait plus obtenir d’eau si ce n’est par le Marché — autrement dit au réservoir. Les gens du peuple commencèrent donc à protester et ils dirent aux Capitalistes :

— Voyez ce réservoir qui déborde tandis que nous mourons de soif. Donnez—nous de l’eau afin que nous ne périssions pas.

Mais les Capitalistes répondirent :

— C’est hors de question. L’eau est à nous. Vous ne boirez que si vous êtes capables de payer.

Et ils réaffirmèrent cette décision en proclamant leur volonté de n’agir désormais que conformément à leur nouveau slogan : «Les affaires, c’est notre affaire!»

Mais les Capitalistes étaient inquiets de ce que les gens n’apportaient plus d’eau, les privant ainsi de profits. Ils se firent alors les réflexions suivantes:

— On dirait que nos profits ont tué nos profits, que les profits que nous avons faits hier nous empêchent aujourd’hui de faire de nouveaux profits. Comment est—il possible que nos profits nous soient devenus improfitables? Comment se peut—il que nos gains nous appauvrissent? Que l’on aille chercher les Devins, qui sauront nous interpréter ces mystères.

On alla donc quérir les Devins.

Les Devins étaient des hommes de savoirs obscurs, qui s’étaient alliés aux Capitalistes à cause de l’eau qu’ils possédaient, pour en avoir eux aussi et afin qu’ils puissent survivre, eux et leurs enfants. Ils servaient d’ambassadeurs des Capitalistes auprès du peuple, auquel ils parlaient en leur nom, — il faut dire que les Capitalistes n’étaient ni très vifs d’esprit, ni très doués pour les discours.

Les Capitalistes demandèrent donc aux Devins de leur expliquer pourquoi, le réservoir étant plein, les gens ne leur achetaient plus d’eau.

Certains Devins répondirent en disant :

— C’est la surproduction.

D’autres dirent:

— C’est la sursaturation.

Mais cela voulait dire exactement la même chose.

D’autres encore expliquèrent:

— Point du tout. C’est à cause des taches sur le soleil.

D’autres enfin assurèrent:

— Ce n’est ni par la sursaturation, ni par les taches sur le soleil que ce mal est venu jusqu’à nous, mais à cause d’un manque de confiance.

Et tandis que les Devins disputaient entre eux selon leurs rites, les hommes de profit tombèrent dans un paisible sommeil. Quand ils s’éveillèrent, ils dirent aux Devins :

— Cela suffit, maintenant. Vous avez parlé à votre aise : à présent, allez trouver les gens du peuple et parlez—leur. Et faites en sorte qu’ils demeurent calmes et nous laissent en paix.

Mais les Devins, ces charlatans — c’est du moins ainsi que certains les appelaient — craignaient fort d’aller vers les gens du peuple, qui ne les aimaient guère et qui pourraient aussi bien les lapider. Ils dirent donc aux Capitalistes :

— Maîtres, c’est un des mystères de notre art que si des hommes ont bien bu, bien mangé et sont au repos, ils trouveront du réconfort dans nos propos, ainsi que vous venez d’en faire vous—mêmes l’expérience. Cependant que si des hommes ont soif et faim, ils ne trouvent aucun réconfort dans nos discours et se moquent plutôt de nous. Tout se passe comme si notre sagesse semble vide à quiconque n’est pas rassisié.

Mais les Capitalistes leur dirent sèchement:

— Partez immédiatement. N’êtes–vous pas nos ambassadeurs?

Les Devins allèrent donc trouver le peuple pour lui expliquer les mystères de la surproduction, pour leur faire comprendre pourquoi certains d’entre eux devaient mourir de soif parce qu’il y avait trop d’eau et pourquoi, en ce moment même, il ne pouvait y avoir assez d’eau puisqu’il y en avait trop. Ils parlèrent également des taches sur le soleil et expliquèrent aussi pourquoi ce qui arrivait ne pouvait manquer d’arriver étant donné le manque de confiance. Mais ce fut peine perdue pour les Devins : aux yeux des gens du peuple, leur savoir était vain. Ils les injurièrent donc :

— Foutez le camp, têtes creuses. Vous vous moquez de nous. Ce serait donc l’abondance qui causerait la famine? De rien on tirerait beaucoup?

Sur ces mots, ils commencèrent à ramasser des pierres pour lapider les Devins. Lorsque les Capitalistes constatèrent que le peuple était encore en colère et qu’il refusait de prêter l’oreille aux propos des Devins, ils prirent peur qu’il ne vienne au réservoir s’emparer de l’eau par la force. Ils firent donc venir les Saints Hommes — c’étaient de faux prêtres — pour qu’ils aillent expliquer au peuple qu’il devait rester calme et ne pas déranger les Capitalistes sur le simple prétexte qu’il avait soif. Et ces Saints Hommes, ces faux prêtres, affirmèrent au peuple que cette affliction leur était envoyée par Dieu pour guérir leurs âmes, que s’ils acceptaient de prendre leur mal en patience, sans convoiter l’eau, sitôt qu’ils mourraient, ils iraient dans un pays sans Capitalistes, un pays où il y a de l’eau en abondance. Et ils leur assurèrent pour finir qu’ils étaient d’authentiques prophètes de Dieu qui jamais ne parleraient au nom des Capitalistes, bien au contraire, puisqu’ils parlaient toujours contre eux.

Mais les Capitalistes durent constater que le peuple était toujours en colère et qu’il n’avait pas été plus apaisé par les propos des Saints Hommes qu’il ne l’avait été par ceux des Devins. Ils décidèrent donc d’aller eux—mêmes au—devant du peuple. Ils trempèrent les bouts de leurs doigts dans l’eau qui débordait du réservoir, afin de les mouiller puis, en se secouant les mains, ils lancèrent à la volée des gouttes d’eau sur les gens qui s’étaient massés autour du réservoir. Ces gouttes d’eau furent baptisées Charité. Elles avaient un goût terriblement amer.

Mais les Capitalistes durent cette fois constater que pas plus que les mots des Saints Hommes, ces faux prêtres, ou que ceux des Devins, les gouttes d’eau de la Charité n’avaient su apaiser le peuple, qui devenait de plus en plus en colère et qui se massait autour du réservoir, comme s’il était déterminé à s’emparer de l’eau par la force. Les Capitalistes tinrent alors conseil et décidèrent d’envoyer des espions parmi les gens du peuple, afin d’y recruter ceux qui étaient doués pour le combat. Les espions les réunirent ensuite et leur tinrent cet habile discours :

— Pourquoi ne pas lier votre destin à celui des Capitalistes? Si vous acceptez d’être de leur côté et de les servir contre le peuple, si vous faites en sorte que le peuple ne s’en prenne pas au réservoir, vous aurez de l’eau en abondance et ni vous ni vos enfants ne mourrez.

Ces hommes forts et doués pour la guerre prêtèrent l’oreille à ces propos et, comme ils avaient soif, ils se laissèrent persuader : ils joignirent les rangs des Capitalistes et devinrent leurs hommes de main. On leur remit des dagues et des épées et ils se firent le rempart des Capitalistes, frappant et châtiant le peuple sitôt qu’il s’approchait du réservoir.

Des jours et des jours passèrent. Les Capitalistes élevaient des fontaines, creusaient des étangs à poissons, leurs femmes et leurs enfants prenaient des bains et ils dépensaient l’eau pour leur seul plaisir. Un jour, le niveau de l’eau baissa dans le réservoir.

Lorsqu’ils constatèrent que le réservoir était vide, les Capitalistes déclarèrent que la crise était finie. Ils firent quérir des gens qu’ils embauchèrent pour apporter de l’eau et remplir à nouveau le réservoir. Chaque seau d’eau que les gens apportaient au réservoir leur était payé un sou et chaque seau d’eau qu’ils achetaient leur était vendu deux sous. Le moment vint donc où le réservoir déborda de nouveau.

Lorsque les gens eurent de la sorte rempli de nombreuses fois le réservoir jusqu’à ce qu’il déborde et qu’ils eurent souffert de la soif à de nombreuses reprises en attendant que les Capitalistes eurent gaspillé le surplus d’eau, des voix s’élevèrent dans le pays, les voix de ceux qu’on appela les Agitateurs, parce qu’ils tentaient de soulever le peuple. Ces voix s’adressaient aux gens du peuple en leur disant qu’ils devaient unir leurs forces, que s’ils le faisaient ils n’auraient plus besoin d’être les serviteurs des Capitalistes et que plus jamais ils ne seraient assoiffés. Les Capitalistes voyaient ces agitateurs d’un très mauvais œil et n’eut été de la peur que leur inspirait le peuple, ils les auraient sans aucun doute fait crucifier.

Ce que les Agitateurs disaient au peuple, c ‘était essentiellement ceci :

— Ô malheureux peuple, combien de temps encore seras—tu trompé par des mensonges? Ô gens du peuple, combien de temps encore croirez—vous à ce qui n’est pas et qui vous fait souffrir? Car la vérité est que tout ce que vous ont raconté les Capitalistes et les Devins ne sont que d’astucieux mensonges. Quant à ces Saints Hommes qui vous disent que c’est par la volonté de Dieu que vous êtes pauvres et que vous le resterez toujours, ce sont non seulement des menteurs mais aussi des blasphémateurs et Dieu les jugera sévèrement après qu’Il aura pardonné à tous les autres. Pourquoi donc ne pouvez—vous venir prendre de l’eau au réservoir? N’est—ce pas parce que vous n’avez point d’argent? Mais pourquoi donc n’avez—vous pas d’argent? N’est—ce pas pour cette raison que vous recevez un sou par seau apporté au réservoir, c’est—à—dire au Marché, alors que vous devez en payer deux pour obtenir un seau d’eau, et cela pour permettre aux Capitalistes de réaliser un profit? Ne voyez—vous pas que de cette manière le réservoir doit nécessairement déborder, qu’il se gonfle de ce qui vous fait défaut, qu’il n’est rempli que parce que vous êtes vidés? Ne voyez—vous donc pas que plus vous travaillez fort et plus vous faites diligence pour apporter de l’eau, pires et non meilleures en sont alors les conséquences pour vous, précisément à cause du profit et que cela ne saurait avoir de fin?

Les Agitateurs parlèrent de la sorte durant des jours, sans que personne ne fasse attention à eux. Mais un moment vint où le peuple prêta l’oreille et répondit aux Agitateurs :

— Vous dites vrai. À cause des capitalistes et de leurs profits, il nous est impossible de récolter les fruits de notre travail, de telle sorte que notre travail est vain et que plus nous travaillons fort pour remplir le réservoir, plus vite il déborde et plus vite nous ne recevons plus rien étant donné qu’il y a trop, pour parler comme les Devins. Mais sachez que les Capitalistes sont des hommes féroces et dont la bienveillance même est cruelle. Dites—nous donc, si vous le connaissez, le moyen de nous libérer de notre servitude; mais si vous ne connaissez aucun moyen sûr de nous libérer, nous vous implorons de vous taire et de nous laisser en paix, afin que nous puissions un tant soit peu oublier notre misère.

Les Agitateurs répondirent:

— Nous connaissons ce moyen.

Les gens leur dirent alors :

— Ne nous mentez pas. Ce système existe depuis longtemps et bien que nombreux soient ceux qui ont cherché, les larmes aux yeux, le moyen de nous libérer, personne à ce jour ne l’a trouvé. Si toutefois vous connaissez vraiment ce moyen, dites—le nous, et vite.

Les Agitateurs parlèrent alors du moyen et dirent :

— Quel besoin avez—vous de ces Capitalistes et pourquoi leur donnez—vous le fruit de votre travail? Quels grands services vous rendent—ils pour que vous leur offriiez un tel tribut? Pensez—y : ce n’est que parce qu’ils vous mettent en équipes, vous commandent de faire ceci ou cela et qu’ils vous donnent ensuite un peu de cette eau que vous leur avez apportée. Voici donc le moyen de mettre un terme à votre servitude: faites pour vous—même ce que le Capitaliste fait pour vous, à savoir la décision de travailler, l’organisation du travail, la division des tâches. Ainsi vous n’aurez nul besoin des Capitalistes, vous n’aurez plus à leur donner de profit et vous partagerez en frères le fruit entier de votre labeur, chacun en obtenant la même portion; de la sorte, le réservoir ne débordera jamais plus, chacun boira tout son saoûl, et vous pourrez utiliser l’eau qui reste pour ériger des fontaines ou bâtir des étangs selon votre plaisir, comme le faisaient les Capitalistes : mais tout cela se fera désormais pour le bonheur de tous.

Et les gens répondirent :

— Comment pouvons—nous accomplir cela, qui est tellement souhaitable?

Les Agitateurs répondirent :

— Choisissez des hommes discrets qui rassembleront vos équipes et ordonneront le travail, comme le faisaient les Capitalistes; mais prenez garde qu’ils ne soient pas vos Maîtres, comme l’étaient les Capitalistes, mais des frères qui désireront ce que vous désirez et qui ne prendront aucun profit mais seulement leur part, qui sera la même que celle des autres. Qu’il n’y ait plus ni maîtres ni serviteurs parmi vous, mais uniquement des frères. Et que de temps à autre, lorsque vous le jugerez à propos, d’autres hommes discrets remplacent ceux qui coordonnent le travail.

Les gens écoutaient et l’idée leur semblait juste et bonne. Mieux : elle leur parut facile à réaliser. D’une seule voix, ils lancèrent :

— Ce sera comme on l’a dit puisque nous allons le faire!

Les Capitalistes entendaient tout ce vacarme, entendaient toutes ces voix et tout ce qui s’était dit, comme les avaient également entendues les Devins, les Saints Hommes ainsi que les puissants Hommes de Guerre, qui étaient le rempart des Capitalistes; tous se mirent à trembler, genoux s’entrechoquant et ils se dirent les uns aux autres :

— C’est la fin pour nous.

Il y avait cependant aussi de vrais prêtres du Dieu vivant qui n’avaient jamais prêché pour les Capitalistes et qui avaient une véritable commisération pour le peuple; et quand ceux—là entendirent ses cris et ce qui s’était dit, ils exultèrent de bonheur et remercièrent Dieu que le jour de la délivrance soit arrivé.

Et les gens allèrent accomplir toutes les choses que leur avaient dites les Agitateurs et tout se déroula comme ils l’avaient dit. Il n’y eut plus jamais la soif dans ce pays, ni jamais plus quelqu’un ne fut affamé ou dénudé, jamais plus qui que ce soit n’eut froid ou ne souffrit de quelque manque de ce genre. Et chacun s’adressait à ses semblables en disant : «Mon frère» ou «Ma sœur» : car ils étaient en effet désormais des frères et des sœurs, travaillant ensemble et unis.

Les grâces de Dieu furent éternellement sur ce pays.

jeudi, août 06, 2009

POLITIQUE PARTICIPALISTE : DES IDÉES QUI PEUVENT INSPIRER LES ANARS

[Texte pour Le Monde Libertaire]

L’accusation d’utopisme est si vite lancée aux anarchistes que je supposerai que quiconque lit ces lignes a déjà eu cette discussion dans laquelle on s’efforce de montrer, en invoquant notamment des faits historiques, des analyses conceptuelles et divers arguments, la plausibilité de nos idéaux.

De mon côté, et je m’en suis expliqué souvent, j’en suis venu à penser que la construction de modèles viables incorporant nos valeurs était une activité utile et importante à laquelle il est bon que des anarchistes consacrent du temps. C’est la raison pour laquelle je me suis efforcé de faire connaître l’économie participaliste de Michael Albert.

C’est dans cet esprit que je voudrais présenter ici des idées qui ont été avancées par Stephen R. Shalom et qui me semblent ouvrir des avenues prometteuses sur la question du politique et la prise de décision collective. Elles sont, je pense, de nature à alimenter les réflexions et les discussions à propos d’une éventuelle politique libertaire.

Je précise d’emblée qu’à un exposé précis et exhaustif de mon sujet — au demeurant impossible à réaliser en quelques pages — j’ai préféré offrir un traitement quelque peu impressionniste, sans doute, mais qui donne au moins une idée relativement juste des problèmes, réels et importants, que Shalom aborde et des réponses, concrètes et praticables, qu’il propose.


Posons un groupe de personnes vivant ensemble. Elles devront constamment prendre des décisions qui les concerneront. Une des fonctions essentielles de la vie politique est de décider des questions sur lesquelles on doit se pencher, de préciser les manières qui permettent de parvenir à des décisions et de contribuer à leur implantation.

Cela peut s’accomplir de différentes manières et dans le respect (ou le non-respect) de certaines valeurs. Le problème de Shalom est justement d’imaginer des institutions politiques qui permettront la prise de décision en conformité avec certaines valeurs. Avant de dire quelles valeurs il défend précisément et quelles institutions il préconise, voyons un peu les modèles qu’il rejette et pourquoi.

Le léninisme

Une première façon de faire pourrait être de s’en remettre à une élite qui sait ce qui est bon pour chacun — et qui peut fort bien ne pas correspondre à ce que voudraient les intéressés. Cette élite décidera donc, au nom de tous, et ses décisions seront sans appel.

Les philosophes-rois de Platon sont un exemple de cette manière d’envisager le politique. Le Parti, dans une vision léniniste de la politique, en est un autre.

Pourtant, si tout le monde reconnaît sans mal que le savoir, l’information et la compréhension sont souhaitables, voire essentiels à la prise de saines décisions, ce modèle nous hérisse, notamment par son antidémocratisme et parce qu’il usurpe la conscience qu’ont les gens de ce qu’ils veulent et qui évolue avec le temps.

Essayons donc autre chose.

La démocratie représentative

Une autre option serait que nos hypothétiques personnes désignent (par vote ou autrement) des représentantes et représentants qui décideront pour elles. Avec nos élections, nous avons un modèle semblable. Mais il a, lui aussi, d’immenses défauts, bien connus, notamment des anarchistes.

D’abord, ce modèle encourage la délégation plutôt que la participation : on tend alors à n’envisager le politique que dans une perspective instrumentale, en oubliant que la participation au processus politique transforme les participants et participantes. Dans une démocratie représentative appliquée à une vaste population, de larges portions de celle-ci ne participent que peu ou pas du tout aux processus politiques, sinon pour aller périodiquement voter; quant à ceux qui y participent activement, ils et elles sont effectivement transformés par cette participation. Mais comment?

On le sait assez : les représentants tendront à mentir, à flatter, à occulter leurs véritables intentions pour être élus et tout le débat et toute les discussions politiques deviennent dès lors corrompus. Puis, une fois élus, les représentants s’éloignent, dans tous les sens du terme, de ceux et celles qui les ont élus — s’ils en ont jamais été proches. Au bout d’un certain nombre d’années, cet éloignement se cristallise (en partis politiques, notamment) et les effets conjuguées de tous ces défauts tend à produire quelque chose qui ressemble aux pires aspects de la vie politique que nous connaissons dans nos démocraties libérales.

De possibles correctifs


Pour pallier à ces graves défauts, certains, considérant que la démocratie représentative reste le meilleur modèle possible, ont suggéré de lui apporter des correctifs. On pourrait par exemple, disent-ils, forcer (par quelque mécanisme que je vous laisse imaginer) les représentants à être liés à leurs électeurs par leurs promesses électorales. Séduisant? Non. Et pour en convenir, considérez ceci.

Selon ce scénario, si X a promis n pour être élu, alors il doit réaliser n une fois élu. Appelons cela la version «liée par vos promesses» de la démocratie représentative. Le problème est en ce cas est double.

D’abord, et c’est grave, la vie politique est par essence délibérative et avec notre nouveau modèle, la délibération est devenue inutile. On élit des gens sur leurs promesses et ils appliquent leurs promesses, point final. Ensuite, et c’est peut-être pire encore, la vie politique est et doit être adaptative et donc nous permettre de faire face aux nombreux et constants changements qui caractérisent la vie en commun: mais avec notre démocratie représentative liée par des promesses, on ne peut plus le faire. Par exemple, si les conditions qui rendaient souhaitable n n’existent plus et que n est devenu indésirable, X devrait néanmoins réaliser n. C’est absurde et cela ne peut pas convenir.

Une solution à ce problème serait d’élire nos représentants pour un mandat et de procéder ensuite par sondages. Mais, en ce cas, les discussions entre élus sont devenues inutiles et les élus eux-mêmes sont superflus.

Essayons autre chose? Beaucoup pensent que la solution est à chercher dans la démocratie non pas représentative, mais directe. Voyons cela.

La démocratie directe


Dans une démocratie directe, ce sont les gens eux-mêmes qui décident, pas leurs représentants. On pourrait par exemple imaginer qu’à l’aide de nos ordinateurs personnels, nous tenions des référendums sur toute question. Cela aurait le mérite de nous inciter à nous informer et à faire valoir notre voix.

Mais que de temps faudrait-il y consacrer!

Et comment s’informer sérieusement sur toutes les questions qui vont se poser? Pire : le procédé n’est pas délibératif. Avec ce système, on peut certes dire : «Je vote oui (ou non)», mais pas : «Je n’aime pas tel ou tel aspect de telle proposition» ou : «Je voudrais nuancer telle formulation». Ces défauts seront d’autant aigus que cette manière de faire tend justement à polariser les positions.

Convaincus que ces problèmes tiennent au fait qu’on veut ici appliquer la démocratie directe à une vaste population alors qu’elle n’est possible qu’à petite échelle, certains proposent que le cadre souhaitable et obligé de la vie politique, ce sont de petites communautés autonomes. En elles, assure-t-on, et seulement en elles, la démocratie directe, face-à-face, est possible.

L’irrémédiable défaut de cette proposition est que les problèmes sont (et seront de plus en plus) régionaux, nationaux et même globaux, de sorte que leurs solutions ne peuvent être décidées au seul niveau local. De plus, ces petites communautés se privent de précieuses et vitales économies d’échelle : chacune devrait-elle avoir son hôpital dernier cri, son université, et ainsi de suite?

On dira alors qu’elles devront coopérer. Mais comment et par quels mécanismes prendront-elles leurs décisions? Et comment seront-elles liées les unes aux autres tout en conservant une légitime autonomie (et laquelle)?

Parvenu à ce stade de sa réflexion, Shalom avance ce qu’il pense être la solution la plus prometteuse en retenant, issue en particulier de la tradition anarchiste, l’idée de Conseils géographiquement définis. Il défend cette idée parce qu’elle lui semble incorporer les valeurs que des institutions politiques devraient à ses yeux incorporer : la liberté; la justice; la participation; la solidarité; la tolérance. Je passe le détail de l’argumentaire qui le conduit à retenir ces valeurs et à conclure que les Conseils permettront de les faire vivre, pour en arriver directement aux aspects plus concrets de leur fonctionnement.

Les Conseils

Un Conseil est un regroupement de personnes qui sont en nombre suffisant pour qu’on y retrouve une variété de points de vue, mais en nombre assez petit pour que chacun puisse participer activement aux discussions, qui s’y tiennent face-à-face. On peut imaginer qu’un Conseil est composé de, disons, 20 à 50 personnes. Ce Conseil prend, seul, les décisions qui affectent les membres du Conseil et eux seuls.

Pour les autres décisions, chaque Conseil envoie un délégué à un Conseil d’un niveau plus élevé, et ce délégué porte le fruit des délibérations du niveau inférieur à ce niveau supérieur, où la décision est éventuellement prise — ce Conseil pouvant à son tour envoyer un délégué à un autre Conseil, selon le nombre de personnes qui seront affectées par la décision à prendre.

Notez que si on fixe à 40 le nombre moyen de membres des Conseils, il suffit de 7 niveaux pour impliquer quelque 40 millions de personnes dans une décision qui les affecterait toutes. On peut imaginer un système de rotation pour déterminer qui sera le délégué et poser qu’un système de rappel soit institué pour assurer que le délégué fasse correctement son travail.

Mais, à ce propos, il faut insister sur le fait que le délégué n’est pas une simple courroie de transmission de la volonté du Conseil d’où il provient. Le Conseil où il va siéger est lui-même une structure délibérative et si on découvre qu’une décision sur un sujet reste controversée, le sujet revient à l’échelon inférieur. Justement : comment seront prises les décisions?

Shalom pose que le consensus est un idéal, un idéal que peuvent justement viser et espérer atteindre de petits groupes, comme le sont les Conseils. Cependant, dans les cas où elle n’est pas possible et puisqu’il faut bien parvenir à des décisions, la majorité des voix sera utilisée. (Il y a quelque chose de juste — et qu’on aurait grand tort de négliger — dans la facétieuse remarque de Clement Attlle qui affirmait que «si la démocratie est un mode de gouvernement fondé sur la discussion, il n’est efficace que si l’on parvient à arrêter les gens de parler »)

Mais Shalom rappelle aussi ce fait crucial qu’il existe entre les personnes des désaccords réels, profonds et parfois passionnels. En certains cas, c’est la majorité qui a de telles convictions; en d’autres, la minorité. Cela pose des problèmes sérieux à tout processus politique, et en particulier celui d’assurer que la majorité ne pourra pas tyranniser la minorité (un cas type serait celui où 55% de la population décide de réduire en esclavage le 45% qui reste…).

Pour assurer cette protection, il faut donc ajouter à nos Conseils une constitution, qui précise des interdits. Mais des cas difficiles, inattendus, complexes vont inévitablement se présenter. Pour ceux-là, il faudra une instance décisionnelle. Actuellement, il s’agit de la Cour suprême. Shalom propose une institution semblable, mais dont les membres, pour les raisons évoquées plus haut contre les élections, ne seraient pas élus. Mais ils ne seraient pas non plus élus à vie, puisque cela tendrait à faire d’eux les membres d’une oligarchie corporatiste qui défend typiquement les intérêts de la minorité favorisée à laquelle ils appartiennent Alors? Ils et elles seraient choisis au hasard, comme les jurés, et seraient en nombre suffisant pour constituer un bon échantillon de la population. Ils seraient nommés pour une période déterminée — disons deux ans— et constitueraient un corps délibératif.

Notons que Shalom présuppose tout au long de son raisonnement, que ce qu’il avance est optimal au sein d’une société qui, sur le plan économique, fonctionne selon les institutions elles mêmes respectueuses des valeurs promues. S’il s’agit de l’économie participaliste développée par son ai Michael Albert, cela signifie, notamment, que tout le monde partage équitablement aussi bien les efforts et les sacrifices consacrés à la production que les bénéfices de la consommation. Personne, en particulier, n’occupe d’emploi plus valorisant qu’un autre et chacun accomplit un ensemble de tâches équilibré pour sa combinaison d’aspects désirables et moins désirables .

En défense de son modèle, Shalom fait enfin valoir des études de psychologie sociale qui montrent une chose intéressante et pertinente. La voici. Si on prend, disons, une cinquantaine de personnes qui ont avoué lors d’un sondage avoir des vues conservatrices sur des sujets comme l’avortement ou la peine de mort, et qu’on leur permet de prendre le temps de s’informer et de discuter, face-à-face, entre eux avec des gens qui ont des positions différentes, alors ils en viennent à adopter des vues plus progressistes et rationnelles.

De l’importance des modèles pour l’action militante


Même s’il reste évidemment perfectible, même si la compatibilité de ces idées avec les édéuax libertaires reste à discuter, même si ce que ce qu’il propose devra subir l’épreuve de la pratique, un travail comme celui-ci me semble non seulement intéressant du point de vue des idées, mais aussi important et même indispensable du point de vue de l’action militante. À cela, plusieurs raisons et en particulier les suivantes.

D’abord, ce travail nous évite de sombrer dans le désespérant fatalisme du «il n’y a pas d’alternative» et nous permet d’avoir quelque chose à répondre à ceux et celles qui hésitent à militer parce qu’ils en doutent. Ensuite, il contribue à donner sens , espoir et orientation à l’action militante. Enfin, il nous rappelle ce fait incontournable qu’une fois l’économie capitaliste vaincue, il restera des tas de problèmes à résoudre, dont celui de créer des institutions politiques saines.

Pour en savoir plus

Les idées présentées ici ont été exposées par Shalom lors d’un séminaire dans la cadre d’une rencontre tenue à Woodshole à l’été 2006 et à laquelle l’auteur de ce texte a pris part.

Elles ont depuis été développées dans : SHALOM, S. R. « Parpolity: Political Vision for a Good Society». Ce texte est disponible sur Internet à : [http://www.zmag.org/content/showarticle.cfm?ItemID=9178]. Lien consulté le 15 juillet 2009.

Une version de ce texte figurera dans : Raison Oblige. Essais de philosophie sociale et politique, Presses de l’université Lava, Québec. À paraitre 2009.