mercredi, février 25, 2009

SINÉ VAINQUEUR PAR KO!

[COMMUNIQUE DE PRESSE DE SINÉ HEBDO]

SINÉ VIENT D’ÊTRE RELAXÉ DANS LE PROCÈS QUE LA LICRA LUI AVAIT INTENTÉ
POUR «INCITATION À LA HAINE RACIALE».


Aujourd’hui,le président du Tribunal de Lyon,Fernand Schir,s’est montré très ferme et n’a épargné aucun de ceux qui, sur la place publique, avaient soutenu l’accusation d’incitation à la haine raciale : BHL, Val, Alexandre Adler,Askolovitch,leur rappelant un des arguments de Philippe Val lors du procès des caricatures :«Le crime est dans l’œil de celui qui regarde le dessin».

«Le lectorat de Charlie Hebdo est un public éclairé» a t-il affirmé. «Le caricaturiste n’a fait qu’exercer la liberté d’expression de manière satirique,dans un débat public touchant à la laïcité».

Donc,pas d’incitation à la haine raciale,selon lui dans les deux chroniques incriminées.

Le Président a tenu à rappeler la primauté de la liberté d’expression sur le respect des croyances surtout lorsque l’on est dans la satire.

A ceux qui prétendaient que Coluche et Desproges n’existeraient plus aujourd’hui et que ce serait même une bonne chose, ce jugement apporte un démenti cinglant, et de l’espoir à une société de plus en plus soumise au «politiquement correct».

Siné Hebdo reviendra plus longuementsur ce jugementdans son prochain numéro,

mardi, février 24, 2009

MOIS DE L'HISTOIRE DES NOIRS CHEZ OLIVIERI

Je participerai ce jeudi à un événement présenté à la librairie Olivieri (5219, Chemin De la Côte-des-Neiges; réservations au (514) 739-3639) dans le cadre du mois de l'histoire des Noirs. [Pour se rendre, voyez ici]

Plusieurs personnes que j'ai très hâte de rencontrer (pour le moment, on annance: Nicolas Dickner, Franz Benjamin, Dany Laferrière, Maguy Métellus et Christiane Pasquier) liront des textes à cette occasion.

Je lirai pour ma part du Frederick Douglass, bien entendu, mais aussi du Jacques Roumain — un superbe et très fort texte que j'ai anthologisé dans Sève et sang.

Les lectures commencent à 19h00. Entrée libre,

vendredi, février 20, 2009

QUAND LES CANADIENS FONT DU MATÉRIEL PÉDAGOGIQUE AVEC LA BÉNÉDICTION DU MELS

Quand j'ai été sur le site du matériel pédagogique des Canadiens (sic!), j'ai trouvé un erreur en mathématiques après avoir farfouillé deux minutes. Mais je n'avais accès qu'au matériel offert aux parents. Christian Rioux, du Devoir, a eu accès au site entier et il en ramène de jolies perles. C'est ici.

jeudi, février 19, 2009

L'AFFAIRE MONTARA (Éditions Syllepse)

[Texte pour le prochain À Bâbord]

Da SILVA, Gérard, L’affaire Mortara et l’antisémitisme chrétien, Éditions Syllepse, Paris, 2008.

Que fait ces jours-ci Benoît XVI dans son Vatican? Réponse : il tente d’apaiser la communauté juive. Mais il faut dire qu’il a lui-même mis le feu aux poudres en levant, fin janvier, l’excommunication de Mgr Richard Williamson.

Ce dernier appartient à un groupe de cathos particulièrement délirants et qui sont en rupture avec l’église depuis Vatican II. Fin janvier, Benoît XVI, lui même particulièrement réactionnaire, a donc réintégré la brebis galeuse, avec laquelle, il faut le dire, il a bien des points communs. Or cette dernière, en guise de remerciements, a donné des interviews durant lesquelles elle a tranquillement exposé son négationnisme, Par exemple : «Je crois qu'il n'y a pas eu de chambres à gaz. (...) Je pense que 200 000 à 300 000 juifs ont péri dans les camps de concentration, mais pas un seul dans les chambres à gaz.»

Déplorable? Certes. Mais ce faisant, Williamson s’inscrit tout à fait harmonieusement dans l’immémoriale tradition d’antisémitisme de l’Église. Car il faut le dire : ce que Williamson récuse ce sont, au mieux, des déclarations d’intention toutes récentes — en particulier celles de Vatican II (1965) et de son Nostra Aetate, cette déclaration qui rejette l’antisémitisme et qui demande de mettre fin à l’accusation de déicide sans cesse lancée contre les juifs.

Pour ne rien oublier de ce lourd passé et pour apprécier comme il se doit ses relents actuels, rien de tel que de lire le dernier ouvrage de Gérard da Silva.

Ce dernier nous avait auparavant gratifiés d’un salutaire: Contre Benoît XVI. Le Vatican ennemi des libertés. Cette fois, dans L’affaire Montara et l’antisémitisme chrétien, à travers cette singulière et tragique affaire et quelques autres, il dresse un large et troublant portrait de l’antisémitisme chrétien.

Rappelons les faits.

En juin 1858, Edgardo Mortara (il mourra en 1940) a 6 ans et il vit à Bologne avec ses parents juifs. Ayant été récemment malade, l’enfant a secrètement été baptisé par une servante. Une nuit, la police pontificale, avec la complicité des forces de l'ordre de Bologne, va donc s’en emparer pour l’enlever à sa famille et l’élever chrétiennement. Il deviendra prêtre à la suite de ce kidnapping de devoir divin, qui est loin d’être unique. À travers l’histoire de Mortara et d’autres qu’il raconte, da Silva brosse le portrait du profond antisémitisme doctrinaire de l’Église.

Da Silva retourne soigneusement toutes les pierres de ce sordide jardin et si ce qu’il donne à voir n’est pas joli du tout, le devoir de mémoire nous demande de le contempler. Le devoir de mémoire, mais aussi le souci du présent. Car il n’est pas sans intérêt de rappeler que le kidnapping d’ Edgardo avait été commandé par le pape d’alors, Pie IX, lequel a été béatifié par Jean-Paul II. Et aussi que Benoît XVI envisage de canoniser Pie XII, le pape de la collaboration avec les Nazis, celui dont Prévert aimait à rappeler qu’il a fait son chemin de croix gammées.

AFFAIRE WILLIAMSON

BONS D’ÉDUCATION ET ÉCOLE MARCHANDE ? NON MERCI …

[Un texte paru il y a quelques années dans PIOTTE, J.M. (dir.), Le programme de l'ADQ expliqué,au moment où ce parti politique proposait d'instaurer au Québec un programme de bons d'éducations . Il est reproduit ici sans ses notes. Si vous voulez le reproduire,contactez-moi à [baillargeon.normand@uqam.ca]]

Un principe de pédagogie que devraient surtout avoir devant les yeux les hommes qui font des plans d'éducation, c'est qu'on ne doit pas élever les enfants d'après l'état présent de l’espèce humaine, mais d'après un éclat meilleur, possible dans l'avenir, c'est-à-dire d'après l'idée de l'humanité et de son entière destination. Ce principe est d’une grande importance. Les parents n'élèvent ordinairement leurs enfants qu'en vue du monde actuel, si corrompu qu'il soit. Ils devraient au contraire leur donner une éducation meilleure, afin qu'un meilleur état en pût sortir dans l'avenir. Mais deux obstacles se rencontrent ici : premièrement, les parents n'ont ordinairement souci que d'une chose, c'est que leurs enfants fassent bien leur chemin dans le monde, et deuxièmement, les princes ne considèrent leurs sujets que comme des instruments pour leurs desseins.

Emmanuel Kant (1724-1804)

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L’observateur le moins attentif aura remarqué qu’au Québec, comme à vrai dire dans l’ensemble des démocraties libérales occidentales, l’école et l’éducation sont actuellement au cœur de débats nombreux et passionnés. Certaines des questions soulevées dans ces débats sont aussi fondamentales que difficiles et elles témoignent de ce qu’au fond ce sont les idées mêmes d’éducation et d’école qui sont actuellement en jeu. Qu’est-ce donc que l’éducation? Quelles finalités doit-elle viser? Comment l’école peut-elle contribuer à l’atteinte de ces finalités? Quelles autres finalités, compatibles avec celles-là, est-il souhaitable et légitime de confier à l’école et aux autres institutions d’éducation? À qui revient-il de définir et de présenter l’offre d’éducation? Quels principes devraient présider à sa distribution?

À qui douterait encore de l’actualité de ces questions et de l’urgence avec laquelle elles sont parfois posées, il suffira sans doute de rappeler quelques-unes des réponses qui leur sont données, en montrant combien elles sont diverses et concurrentes.

C’est ainsi qu’au nom de la globalisation et de la compétitivité qu’induirait la nouvelle ‘économie du savoir’, d’aucuns souhaitent que l’éducation soit désormais essentiellement pensée et orientée en fonction des demandes de cette économie. La définition et la distribution de l’offre pédagogique devraient en outre être progressivement soustraites des mains de l’État et régulées selon une dynamique de marché.

D’autres, par contre, sensibles à l’assaut soutenu que cette même globalisation a lancé contre les services publics, se portent à la défense du système public d’éducation, qui serait entre autres garant d’une éducation démocratique, de l’égalité des chances, d’une visée du Bien commun et de la protection des cultures nationales.

D’autres encore s’inquiètent pour leur part — et il arrive que les médias se fassent, en les dramatisant, l’écho de ces inquiétudes — d’une présumée baisse de niveau dont témoignerait l’instrumentalisation de l’éducation et le recul de la transmission des savoirs fondamentaux et ils réclament en conséquence un recentrement de l’éducation sur ceux-ci.

D’autres enfin évoquent l’épuisement de ce modèle traditionnel d’éducation, épuisement dont témoignerait notamment la hausse désormais dramatique du décrochage scolaire et qu’exacerberait l’obligation faite à l’école d’accueillir des populations de plus en plus hétérogènes. On trouvera parmi eux, très minoritaires certes mais aussi de plus en plus nombreux, des adeptes de l’éducation à domicile qui, par des argumentaires variés, arrivent à la conclusion que le retrait de leurs enfants de tout système scolaire constitue leur meilleure garantie d’obtenir une éducation digne de ce nom : ceux-là, en somme, portent au rang de vertu la non-fréquentation scolaire que d’autres perçoivent comme un terrible drame.

Trop rapidement esquissé, ce contexte conflictuel et incertain est pourtant celui dans lequel ont lieu nos discussions sur l’éducation et se prennent des décisions la concernant. Il est celui dans lequel s’inscrit l’intervention de l’ADQ. La proposition principale que ce parti avance, celle sur laquelle, avec raison, le débat public s’est concentré aussitôt que son programme a commencé à être discuté, est de mettre sur pieds un programme de bons d’étude (ou bons d’éducation). C’est aussi sur ce point que je veux centrer le présent texte. Après avoir rappelé en quoi consiste le programme de bons d’étude que propose l’ADQ et d’où vient cette idée, je propose un bilan de l’expérience américaine : tout cela invite à refuser de toutes nos forces la proposition adéquiste. Mais on aurait tort de restreindre aux seuls bons d’éducation la discussion des propositions de ce parti en matière d’éducation. Celles-ci s’inscrivent, plus largement mais aussi très profondément, dans une conception marchande de l’éducation qu’il est important de mettre à jour et de critiquer : ce sera l’objet de la dernière partie de ce texte.
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Il est récemment arrivé à certains commentateurs de vanter le programme de l’ADQ, qui aurait le mérite, devenu rare en politique, d’annoncer explicitement et sans détour ses couleurs. C’est bien le cas lorsqu’il s’agit d’éducation. Le programme du parti précise : “Nous proposons donc la mise en place d’un régime de bons d’étude (ou school vouchers) en vertu duquel chaque parent recevra un bon correspondant à la subvention gouvernementale accordée pour leur enfant. Il s’agit d’un système qui s’apparente au système de bon de garde proposé par l’Action démocratique du Québec en matière de politique familiale. Les parents auront alors la liberté de choisir, tout comme les garderies avec les bons de garde, à quelle école primaire ou secondaire, publique ou privée, de leur quartier ou d’un autre, avec un projet pédagogique particulier ou non, ils inscriront leur enfant et remettront ce bon lors de l’inscription. Les écoles recevront par conséquent autant de financement gouvernemental qu’elles auront accumulé de bons d’étude. ” Mais, comme on va le voir, on aurait tort de confondre cette vertu avec la clarté, avec la rigueur ou avec une information riche et impartiale. En effet, si le programme promet qu’un gouvernement adéquiste “remplacera graduellement le système de financement actuel au primaire et au secondaire par un système de bons d’étude afin de démocratiser le système d’éducation et enfin donner le libre choix aux parents ”, il reste muet quant aux modalités d’application de ce système, trompeur sur sa portée et son exacte signification, en plus de cacher des informations cruciales concernant les résultats qu’ont donné des programmes similaires là où leur application a été tentée.

Au moment où je rédige ces lignes, cette idée semble pourtant recueillir les suffrages d’une majorité de Québécois : selon un sondage Léger Marketing- le Devoir-TVA- The Globe and Mail mené entre le 9 et le 13 octobre 2002, 60% des personnes interrogées appuieraient l’introduction du programme de bons d’étude que préconise l’ADQ (Dutrisac, 2002). Je soumets qu’une telle adhésion ne peut résulter que d’une profonde ignorance de ce que signifie concrètement la proposition adéquiste et qu’elle cessera dès que ses tenants et aboutissants seront connus.

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L’idée de bons d’éducation — ou bons d’étude, ces deux expressions étant utilisées pour traduire le mot vouchers — est en son principe très simple à comprendre. Il s’agit en effet, comme on l’a vu, de donner directement aux parents un bon qui représente un montant d’argent déterminé et qu’ils peuvent ensuite donner à l’école de leur choix pour l’éducation de leur enfant. Si on peut trouver des antécédents à cette idée dans l’Europe du XIX è siècle, c’est aux États-Unis, sous la plume de l’économiste Milton Friedman, le bien connu chef de file de l’École de Chicago, qu’elle a récemment reçu sa formulation la plus explicite et la plus influente. Comme on sait, lui et les théoriciens de cette école sont des défenseurs du libre marché, de la concurrence, de la dérégularisation et de la privatisation, en quoi ils voient la solution à tous nos maux et ils ont exercé, au cours des trois dernières décennies, une influence prépondérante sur les politiques publiques et sur la globalisation de l’économie. Les bons d’éducation tel que Friedman les décrit s’inscrivent dans cette logique et il a commencé à en émettre l’idée à partir de la fin des années cinquante (Friedman, 1962). Laissons ici parler Friedman lui-même. Dans leur best-seller, Free to Choose (1980, pp.160-161), Milton et Rose Friedman (sa femme) écrivent :

“ Supposons que votre enfant fréquente une école publique primaire ou secondaire. En moyenne, au pays, cela coûte au payeur de taxes — c’est-à-dire à vous et moi — environ $2 000 par an (en 1978) pour chaque enfant. Si vous retirez votre enfant de l’école publique et l’inscrivez à une école privée, vous faites faire aux contribuables une économie annuelle de $ 2 000 — mais vous ne recevez aucune part de cette économie si ce n’est celle qui vous revient alors qu’elle se répercute sur tous les contribuables, ce qui signifie tout au plus quelques sous de moins sur votre facture d’impôt. Mais vous devez payer l’école privée en sus de vos taxes — ce qui constitue un fort incitatif à laisser votre enfant à l’école publique.

Supposons maintenant que le Gouvernement vous dise : “ Si vous nous soulagez de la dépense de scolarisation de votre enfant, on vous octroiera un bon d’éducation, un morceau de papier échangeable contre une somme d’argent convenue si et seulement si cette somme est utilisée pour payer le coût de la scolarisation de votre enfant dans une école reconnue” . Cette somme peut-être de $ 2 000 ou peut être moindre, disons $ 1 500 ou $ 1 000 de manière que soient partagées entre vous et les autres contribuables les économies réalisées. Mais quel que soit le montant, il éliminerait d’autant la pénalité monétaire qui limite actuellement le choix des parents. […]

On pourrait et on devrait permettre aux parents d’utiliser ces bons non seulement dans les écoles privées mais aussi dans les écoles publiques — et pas seulement dans les écoles de leur district, de leur ville ou de leur province, mais dans toute école qui est disposée à admettre leur enfant. Cela permettra de donner à chaque parent une plus grande liberté de choix et en même temps obligerait les écoles publiques à se financer elles-mêmes en facturant des droits de scolarité (entièrement, si le bon correspond au coût total; partiellement, dans le cas contraire). De cette manière, les écoles publiques seraient en compétition à la fois entre elles et avec les écoles privées.
Un tel programme ne soulagerait personne du fardeau de l’impôt destiné à financer l’éducation. Mais il offrirait aux parents un choix plus étendu quant à la forme que prendra cette éducation que la communauté s’est engagée à fournir à leur enfant. […] ”

Friedman argue donc que dans ce système les écoles sont en concurrence les unes avec les autres, ce qui introduit une dynamique de marché en éducation, dynamique posée a priori comme une excellente chose. Ensuite, ce système donnera du pouvoir et la possibilité de choisir aux “consommateurs ” d’éducation plutôt qu’aux “producteurs ”, aux parents et à leurs enfants plutôt qu’aux écoles, aux fonctionnaires et aux syndicats. Enfin, il permettra d’introduire un vrai pluralisme là où règne l’immuable et monolithique unité de pensée et d’action créée et maintenue par le monopole public actuel.

Lorsqu’il les formule pour la première fois, à la fin des années cinquante, ces idées ne trouvent guère d’écho, si ce n’est de la part de ségrégationnistes du Sud en lutte contre la récente décision de la Cour Suprême dans la cause Brown vs Board of Education, décision qui marquait l’entrée dans l’ère de la déségrégation. S’inspirant de Friedman — qui ne partage pas ces idées racistes, il faut le souligner — la législature de Virginie mit sur pieds des programmes autorisant l’octroi de bourses permettant à des élèves de fréquenter des écoles ségrégationnistes.

À partir de la fin des années soixante, cependant, l’idée de bons d’éducation commença progressivement à faire son chemin : née des idéaux économiques libertariens les plus extrêmes et accueillie d’abord dans les recoins les plus sombres des politiques racistes, son parcours l’amène aujourd’hui, aux États-Unis et au Québec, au cœur des débats courants en matière de politiques publiques. Plusieurs raisons expliquent cet étonnant parcours.

Il y a d’abord l’insatisfaction — fondée ou largement exagérée, quand ce n’est pas fabriquée de toutes pièces : je n’entrerai pas ici dans ces considérations — à l’endroit du système public, insatisfaction exprimée par un éventail de gens allant de la droite conservatrice à une certaine gauche lyrique (par exemple Ivan Illich ou Paul Goodman). Il y a ensuite, particulièrement aux Etats-Unis, la volonté de certains parents de soustraire leur enfant, le plus souvent au nom de croyances religieuses ou sectaires, à l’influence jugée néfaste du système scolaire public. Il y a enfin l’énorme pression exercée par le monde des affaires pour transformer l’éducation en un marché toujours publiquement subventionné mais au service de ses propres fins. Dans chacun de ces cas, l’idée de bons d’éducation a pu être perçue comme une manière d’assurer un financement public à une conception et à une pratique de l’éducation pouvant se vivre à l’écart du réseau public.

Sous la présidence de Ronald Reagan, dont Friedman était le gourou économique, l’idée de bons d’éducation fait aux États-Unis sa véritable entrée dans les débats publics, poussée et défendue notamment par des idéologues conservateurs, par des catholiques sectaires, par le monde des affaires, par le Parti Républicain, par des adeptes de l’éducation à domicile et par des économistes d’inspiration libertarienne. À compter de ce moment, cependant, et comme le montre bien Hening (1993, chap.4), la rhétorique employée pour la défendre subit une profonde mutation : on abandonne progressivement le langage de l’économie, on cesse de parler en termes de libre marché, pour évoquer au contraire la liberté de choix que donnerait un système de bons, pour vanter les avantages qu’en tireraient en priorité les plus pauvres et ceux qui bénéficieraient le moins du système public (minorités raciales, élèves en difficulté, etc.) et en assurant en outre qu’il est un moyen d’améliorer le système public. Cette rhétorique oppose volontiers d’une part un monopole public décrit comme peuplé de bureaucrates et de fonctionnaires qui imposent uniformément une vision et une pratique uniques de l’éducation et, d’autre part, un programme de bons qui seul donnerait du pouvoir aux parents en leur offrant la liberté de choisir ce qu’ils souhaitent pour leurs enfants dans un marché libre, compétitif et diversifié de l’offre d’éducation. Cette rhétorique est celle du programme de l’ADQ : “Redonner le pouvoir aux citoyens, voilà un des principes à la base du programme et de la philosophie de l’Action démocratique du Québec. Pourquoi appliquer ce principe à l’éducation? Parce que nous croyons fermement que c’est aux parents de décider de ce qui est bon pour leurs enfants et non au gouvernement ou pire, à la bureaucratie gouvernementale. ” Si elle peut paraître séduisante à certains observateurs pressés, elle est sur tous les plans hautement trompeuse et mensongère, notamment parce qu’elle occulte la variété de l’offre éducative qui existe déjà et qui donne aux parents une véritable liberté de choix aussi bien chez nos voisins du Sud (Sugarman et Kemerer, 1999, Chap. 1) qu’ici. Tout cela, qui est reconnu dans notre Loi sur l’Instruction publique, se concrétise au Québec dans une grande variété de projets éducatifs et de programmes qui sont proposés au sein de l’école publique, mais aussi dans l’existence d’un système d’enseignement privé qui jouit d’un taux de subvention qui n’a que peu d’équivalent dans le monde.
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Un principe élémentaire exige qu’une affirmation hors de l’ordinaire soit étayée d’un argumentaire lui-même hors de l’ordinaire. Or en avançant son extraordinaire proposition de bons d’éducation, l’ADQ est bien loin d’avoir respecté ce principe. En quelques paragraphes de son programme, on accumule erreurs, omissions et contresens. Il est par exemple très étonnant de lire que le régime de bons d’étude est utilisé depuis plusieurs années en Californie, alors que cet État l’a massivement et tout récemment refusé par référendum. Il est encore très étonnant de lire que l’Ontario a entrepris de mettre en place un régime de bons d’étude, puisque tout ce que l’Ontario de Mike Harris a péniblement réussi à imposer est plus simplement, et à l’instar de ce que s’apprête à faire George Bush dans le budget fédéral de 2003, un programme de crédit d’impôt permettant de déduire une partie des frais de scolarité payés à une école privée.

Mais le pire est de lire que “dans l’ensemble, tous s’entendent pour dire que l’implantation des bons d’étude a été non seulement bénéfique pour les familles mais aussi pour les écoles publiques et les communautés ” puisque cette affirmation est fausse et ne reflète aucunement les conclusions des recherches qui ont été menées sur les programmes de bons d’étude existant. Plus pernicieux encore est de laisser croire que ce que propose l’ADQ a déjà été implanté en maints endroits aux États-Unis. En fait, ce que Friedman envisage, et que l’ADQ semble ambitionner d’appliquer ici, à savoir des bons publics universels, n’est, stricto sensu, implanté nulle part (Sugarman et Kemerer, 1999, p. 27) et les rares et partielles applications auxquelles une telle proposition a donné lieu n’ont concerné et ne concernent toujours qu’un très petit nombre de personnes, elles-mêmes sélectionnées selon des critères très contraignants.

Sans prétendre être exhaustif, tentons un bilan sommaire de l’expérience américaine. On y trouve d’abord, à côté de bons subventionnés par les fonds publics, un assez large éventail de programmes de bons d’éducation privés . Ceux-ci ne rencontrent évidemment pas les mêmes embûches légales et politiques rencontrées par les programmes publics de bons et leur nombre est relativement important: on en dénombrait plus de 65 en 1999, subventionnés par des fondations et des corporations et promus par les mêmes groupes qui défendent les bons publics d’éducation auxquels ils servent de vitrine (Sugarman et Kemerer, 1999, p. 28).

Les programmes de bons publics les plus importants sont ceux de Milwaukee (créé en 1990 et prorogé en 1995), de Cleveland (1996) et de Floride (1999). Les deux premiers s’adressent à un nombre très limité d’enfants (environ 8000 et 4000, respectivement, ceci en 2000) de familles à faible revenu qui peuvent utiliser leur bon (valant jsuqu’à $5 106 dans le premier cas et jusqu’à $2 250 dans le deuxième) à l’école (publique, privée ou religieuse) de leur choix. Le dernier vise les enfants qui fréquentent des écoles publiques identifiées comme ayant des résultats particulièrement pitoyables : ici encore ces bons sont en nombre très limité et permettent à ceux qui les obtiennent de fréquenter l’école (publique, privée ou religieuse) de leur choix (en 1999, 800 enfants étaient éligibles et 152 ont obtenu un bon d’une valeur approximative de $3 400). D’autres programmes de promotion du libre choix existent (notamment : Minnesota (1997), Arizona (1997), Illinois (1999)) mais ceux-ci sont des programmes de déduction d’impôt et pas des programmes restreints de bons publics d’éducation, encore moins des programmes universels de bons publics d’éducation tels que Friedman et l’ADQ les envisagent.

Que sait-on des effets des trois programmes qui s’apparentent à ce que l’ADQ souhaite implanter? Le plus étudié des trois et celui à propos duquel les conclusions des recherches sont les plus disputées est de loin celui de Milwaukee. Je n’entrerai pas ici dans la petite histoire de ces disputes mais, au total, les résultats obtenus par les chercheurs ayant trouvé un très minuscule avantage au programme semblent au moins en partie conditionnés par leurs propres convictions. Il reste que, dans tous les cas, rien de remarquable ou de tranché ne paraît pouvoir être affirmé avec conviction par quiconque. John Witte (1991, 1992, 1993, 1994) argue qu’il n’y a pas de différence statistiquement significative entre les résultats des élèves participant au programme et ceux d’élèves comparables fréquentant le réseau public ; il affirme que le degré de satisfaction des parents est plus élevé si leur enfant participe au programme; enfin, il remarque que le nombre d’enfants quittant annuellement le programme est proportionnellement supérieur à celui des enfants du système public qui changent d’école. Ces conclusions sont contestées par Paul Peterson, mais il n’argue de manière convaincante qu’en faveur d’une légère amélioration des résultats académiques. Ces données sont encore rendues plausibles au vu des résultats de recherche portant plus largement sur les effets des tentatives de constitutions de marchés ou de quasi-marchés de l’éducation. Whitty (1997) a procédé à une méta analyse des données concernant divers efforts entrepris aux États-Unis, en Nouvelle-Zélande et en Grande-Bretagne pour créer des quasi-marchés de l’éducation : sa conclusion est qu’il n’y a guère de base empirique permettant de soutenir qu’ils amélioreraient la réussite des étudiants, mais que les données disponibles suggèrent qu’ils créent de nouvelles inégalités dans da distribution de l’éducation. Cette conclusion rejoint celle de Carnoy (1995) qui s’est penché sur les effets de la privatisation au Chili et ailleurs. Elle confirme aussi les résultats obtenus par la Carnegie Foundation en 1992 qui concluait, après une revue systématique des programmes de libre choix en application aux Etats-Unis, que si ces programmes étaient bénéfiques pour certains enfants, c’était pour ceux dont les parents étaient eux-mêmes plus éduqués; qu’ils coûtaient plus cher à opérer; qu’ils menaçaient d’accroître le fossé entre districts scolaires pauvres et riches et que leur impact positif sur la réussite scolaire des élèves n’était pas établi. (Canargie Foundation for the Advencement of Learning, 1992) L’ensemble de la littérature existante incite à accepter la conclusion suivante de Jonathan (1997. P. 42) qui a en outre le mérite d’expliquer l’attrait que peuvent exercer dans un premier temps des politiques semblables à celle que propose l’ADQ :

Parler en termes de droits, de choix, de contrôle et de responsabilité individuelle conforte l’intuition qu’a le public des conditions formelles de la justice distributive. Cependant, cette même rhétorique conduit le public à se méprendre sur le fait que ce sont également là les conditions même de substantielles injustices de distribution lorsque les biens dont il est question sont sociaux et que le contexte de leur distribution est compétitif. […] Une liberté formelle de choix pour tous entraîne nécessairement des opportunités limitées pour certains.


Et c’est loin d’être tout. Car tous ces programmes ont fait et continuent de faire aux États-Unis l’objet d’incessantes contestations devant les tribunaux et on regrette que l’ADQ ait occulté cette vaste bataille juridique. Ce qui est en jeu ici est crucial, puisqu’il s’agit de la question de la séparation de l’Église et de l’État garantie par le premier amendement de la Constitution américaine. Or, on l’aura compris, ce sont, dans une proportion importante, des écoles privées confessionnelles qui cherchent, par le biais de bons d’éducation, à obtenir un financement public. En juin 2002, la Cour suprême des États-Unis a rendu, à 5 voix contre 4, un jugement reconnaissant la constitutionnalité des vouchers mis en place dans la ville de Cleveland et offrant un choix entre école privées confessionnelles et écoles publiques laïques. Mais, peu de temps après, un tribunal de la Floride invalidait pour sa part les vouchers de cet État qui permettent l’utilisation de fonds publics à des fins religieuses : ces bons, tranchait le Tribunal, sont inconstitutionnels parce qu’ils violent la séparation de l’Église et de l’État. Il est à prévoir que le dossier juridique est loin d’être clos et que le New York Times (1 juillet 2002) a été bon prophète en écrivant au lendemain du jugement concernant Cleveland qu’il “amenait le débat dans l’arène politique, où il est à prévoir qu’il sera partout un sujet de controverses et de discorde”. Si on a suivi les déchirants débats des dernières années entourant la confessionnalité du système scolaire québécois, si on s’inquiète de l’immense fragilité de l’idée de laïcité chez nous au moment où cette notion est de plus en plus nécessaire pour une école devant accueillir des populations d’une si grande hétérogénéité, on ne peut manquer d’être estomaqué de la légèreté de l’ADQ qui n’envisage pas que sa proposition de bons d’études pourrait avoir d’explosive en multipliant les écoles confessionnelles.

On regrette aussi que l’ADQ ait passé sous silence le fait que l’idée de bons d’études, chez nos voisins du Sud, a été systématiquement rejetée par les citoyens aussi bien lors de référendums que de sondages. Car le fait est que l’argumentaire des opposants aux vouchers est particulièrement solide (DOERR, Edd et al, 1996, pp.13-16).

Les opposants sont ici aussi nombreux que variés. Commençons par des arguments peut-être moins attendus. Des penseurs libertariens ou plus simplement libéraux s’y opposent en effet vertement parce qu’ils voient dans ce système une forme de socialisme d’État voué à l’échec : ceux-là arguent qu’un marché suppose pour son fonctionnement des droits de propriété privée et ne peut pas s’établir sur la base de bons donnés par la collectivité et dont l’État seul préciserait (et pourrait modifier à sa guise) les conditions d’utilisation. Ils craignent aussi la multiplication de start-ups de l’éducation, aux pratiques parfois douteuses. Ils pensent encore que cet afflux artificiel de monnaie fera monter les coûts et laissera sur le pavé encore plus de parents. Ils craignent également les effets de ce système … sur l’école privée. D’un côté, disent-ils, les bons vont accroître le contrôle de l’État sur ces écoles (c’est la théorie du cheval de Troie); de l’autre, ils rappellent (c’est la théorie de la capture, bien connue des économistes) que les firmes réglementées finissent par capturer le processus de réglementation : le monopole public (syndicats, fonctionnaires, etc.) s’associera à des écoles privées et éliminera toute dynamique de marché.

Mais les arguments des opposants qui sont les plus convaincants sont avancés par ceux qui craignent que ce projet n’aboutisse à la création d’un système d’éducation à deux vitesses. Ceux-là rappellent, avec raison, que la véritable liberté de choisir sera celle des écoles bien plus que des parents. D’un côté, le transport scolaire et le lieu de résidence limiteront fortement la liberté de choisir des parents; de l’autre, les écoles pourront, à leurs conditions, accepter qui elles veulent et refuser qui elles veulent. Ils rappellent, encore une fois avec raison, que les écoles de l’élite pourront demander de substantiels montants en sus des bons et qu’elles n’admettront que les cas faciles, laissant aux écoles publiques désormais privées de financement l’obligation d’ accepter tout le monde (cas problèmes, difficultés d’apprentissage et ainsi de suite). Ils prédisent aussi que les valeurs démocratiques et égalitaires (accueil de chacun, création d’une culture commune, respect des différences, égalité des chances etc.) seront très fortement mises à mal par ce système, s’il en vient à être appliqué. Ils soulèvent enfin la question, difficile mais cruciale, de la reddition de comptes, aussi bien pédagogique que financière. Car il ne fait aucun doute que cette mesure aura un impact financier important. Le gouvernement du Québec verse une subvention d’environ $5000 pour chaque élève qui fréquente le réseau public, et une subvention de près de $3 300 par élève fréquentant le réseau privé, ne laissant aux parents de ces élèves, en moyenne, que le tiers du coût total de leur scolarisation. Les coûts additionnels ne sont pas faciles à évaluer, mais en l’absence de travaux sérieux de la part de l’ADQ, à qui il revenait pourtant de les mener, force est de se rabattre sur les chiffres disponibles ailleurs. Pour le moment, au ministère de l’éducation, on établit ces côuts à $174 millions (Chouinard, 2002).

Tout cela invite à poser à l’ADQ des questions urgentes. De quel montant serait ce bon? Quelles seraient ses conditions d’utilisation? Quelles formes de transport scolaire seront proposées? Quelles exigences, notamment pédagogiques et institutionnelles, seront faites aux écoles susceptibles de l’encaisser? Quelles balises et conditions seront posées pour garantir l’accessibilité et le libre choix des parents ayant des enfants en difficulté d’apprentissage, handicapés ou ayant des besoins particuliers? Quelles formes de contrôle de la société sur ces écoles assurera-t-on, aussi bien sur le plan financier (reddition de comptes) que curriculaire? Quelle place un tel programme conférera-t-il aux diverses formes d’enseignement religieux et éventuellement à l’enseignement religieux sectaire et dogmatique? Quel sont les effets prévisibles de ce programme sur le réseau public et comment répondre à ceux qui y voient, avec un argumentaire solide, une manière de favoriser encore plus un réseau privé déjà hautement subventionné et ceux qui ont déjà les moyens de s’y inscrire et une grave menace au réseau public et aux plus démunis de ceux qui le fréquentent? Comment assurera-t-on le maintien d’école de qualité et dignes de ce nom desservant de petites communautés et comment répondre à ceux qui arguent, avec des arguments plausibles, qu’un tel projet entraînera la fermeture de quelque 400 écoles de village?

Au moment de rédiger ces lignes, sur toutes ces questions et sur de nombreuses autres, l’ADQ se contente de dire que la réflexion se poursuit, en précisant qu’il n’est pas question de reculer sur le principe même des bons (Chouinard, 2002) et en promettant de ne pas les implanter sans les avoir au préalable mis à l’épreuve dans des projets pilote. Rien de cela ne doit occulter le fait qu’on nous incite à nous engager dans une voie imprécise mais surtout extrêmement dangereuse, dans une voie que personne, hormis quelques doctrinaires néo-libéraux, n’a sérieusement osé proposer et qu’on le fait sans même avoir fait ses devoirs, sans même, semble-t-il, avoir pris la mesure de ce que cela implique et signifie. Il faut, je pense, une singulière méconnaissance de ce qu’est l’éducation et de ce que signifient précisément l’idée de bons d’éducation pour en arriver là, pour en arriver là dans un programme politique dont le chapitre consacrée à l’éducation s’intitule, sans rire : “Pour l’égalité des chances ” et la section que je viens de discuter: “Une école pour tous : démocratiser notre système d’éducation ”.

Je soutiens que s’engager dans cette voie pourra causer au système d’éducation du Québec un tort immense et peut-être irréversible.

***



L’ADQ place au cœur de sa réflexion une vision résolument fonctionnaliste et marchande de l’éducation qui, si elle s’inscrit parfaitement dans la foulée de l’assaut néolibéral lancé contre l’éducation publique, ne peut manquer de troubler profondément quiconque persiste à défendre un idéal que je me contenterai d’appeler ici humaniste. Selon ce point de vue, si on doit le dire en un mot, c’est moins l’école qui doit se définir en fonction de la société ou, pire, de l’économie, mais la société et l’économie qui doivent s’organiser en fonction de l’école, qui a à charge de former des êtres libres et capables de penser par eux-mêmes.

La réflexion sur l’éducation de l’ADQ place au sommet des défis que le Québec devra affronter au cours de années qui viennent “celui d’avoir une main-d’œuvre qualifiée et compétente ” dans une économie de “plus en plus compétitive ” où il sera une société “parmi les plus performantes ”. Au moment où notre système scolaire s’est déjà profondément engagé dans une réécriture de ses programmes les propulsant dans la voie trouble et nébuleuse des compétences, des savoirs-faire, des savoirs-être et autres sornettes qui instrumentalisent l’éducation au profit des institutions économiques, une telle vision a de quoi engendrer de profondes inquiétudes. Le reste du programme n’a rien pour rassurer. Par exemple, si la valorisation de la formation professionnelle est sans doute un objectif louable, on se demande ce que signifiera concrètement l’accroissement de “son accessibilité” quand elle devra passer par “une véritable filière professionnelle décloisonnée qui permettra à l’élève d’effectuer des stages en milieu de travail dès le secondaire” surtout lorsque cela est envisagé par des gens qui, voulant assurer à tous, minimalement, un diplôme d’études secondaires, concluent qu’il faudra pour ce faire “rétablir un programme d’études professionnelles dès la fin du deuxième secondaire” et “une formation plus adaptée aux nouvelles réalités. ”

De même, qui s’opposera à l’idée de mettre “un maximun de ressources sur le terrain ”, de viser à “l’embauche de professeurs supplémentaires et de spécialistes ” ou à une “décentralisation importante ”? Mais outre le fait que l’article central du programme adéquiste en éducation garantit une diminution des ressources allouées à l’école publique, comment ne pas s’inquiéter de lire cette candide affirmation que pour l’ADQ tout cela “pourrait permettre le développement d’écoles à chartes ”, c’est à dire de ces écoles qui sont, comme les bons, un autre cheval de Troie néo-libéral pour parvenir au démantèlement du réseau public?
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J’ai commencé ce texte en évoquant quelques-uns des débats concernant l’éducation actuellement en cours dans les démocraties libérales. Je souhaite y revenir au moment de le conclure. Je pense en effet qu’une bonne part de ces différends peuvent commodément se rattacher à une tension fondamentale qui concerne l’idée même d’éducation et sa pratique au sein de telles sociétés. D’un côté, ces sociétés sont libérales et elles reposent donc sur la culture et la promotion d’un certain nombre de valeurs qui s’articulent autour de l’idée d’individualisme (libéral), notamment la liberté et l’initiative individuelles ainsi que l’autonomie calculatrice. D’un autre côté cependant, à proportion que le projet démocratique y est pris au sérieux, elles supposent aussi la culture d’un esprit civique, de la citoyenneté participative, la promotion de l’égalité et l’abolition des privilèges illégitimes. Envisagée du pôle libéral de cette tension, l’idée d’une éducation dispensée par l’État est fortement problématique puisqu’elle semble en effet devoir porter en elle une intolérable atteinte à la liberté et la menace d’un inadmissible modelage des jeunes esprits. Et c’est bien pourquoi tant de libéraux (à commencer par Wilhelm Von Humboldt) et tant de penseurs de gauche (à commencer par les anarchistes) ont entretenu à l’endroit de l’idée d’une implication de l’État en éducation une suspicion qui débouchera, en certain cas, sur son refus en principe. Et c’est sans doute pourquoi les idées comme celles de déscolarisation ou de bons d’étude ont pu paraître attrayantes à des gens appartenant à tout le spectre des idéologies politiques, de l’extrême droite à l’extrême gauche. Mais envisagée cette fois à partir de son pôle démocratique, la tension évoquée plus haut invite à exiger de l’éducation qu’elle soit un lieu qui se définisse à la fois en fonction du Bien commun et à partir de ses propres normes internes, qui sont celles de la vie de l’esprit et du savoir et de ses indispensables conditions, lesquelles ne peuvent être définies à partir des normes qui prévalent dans le monde extérieur et qui, souvent, entrent même en conflit avec elles. Cette tension travaille constamment les démocraties libérales qui ont cherché des accommodements permettant en pratique de naviguer entre ces deux pôles et de satisfaire les exigences qu’ils portent. Le cas de Humboldt est exemplaire : hostile dans son premier écrit à l’idée d’une intervention de l’État en éducation jusqu’à la proscrire absolument, il finit, en pratique, par diriger le ministère de l’éducation qui mettra sur pied l’Université de Berlin telle qu’il l’aura imaginée.

La manière adéquiste de résoudre cette tension est simple : elle consiste à toutes fins utiles à nier l’un des deux termes pour tout miser sur l’individualisme libéral le plus exacerbé. Elle consiste à refuser de penser l’éducation comme un Bien commun et à ce titre, si je peux le dire ainsi, comme un bien ontologiquement non marchand.

On ne peut en arriver là qu’en oubliant ce qui, pour les êtres humains vivant en société, se joue en éducation. Hannah Arendt a exprimé cela mieux que je ne pourrais le faire : “L'éducation est le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité, et de plus, le sauver de cette ruine qui serait inévitable sans ce renouvellement et sans cette arrivée de jeunes et de nouveaux venus. C'est également avec l'éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter dans le monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leur enlever leur chance d'entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose que nous n'avions pas prévu, mais les préparer d'avance à la tâche de renouveler un monde commun. ”


Au risque de paraître cavalier, je ne peux m’empêcher de conclure ce texte en disant qu’il est hautement déplorable de voir un parti qui aspire à gouverner le Québec se présenter devant l’opinion publique avec un dossier aussi mal préparé, avec un argumentaire si peu crédible et truffé d’informations fausses ou tendancieuses.

Des bons d’éducation? Une école marchande? Non, merci.



BIBLIOGRAPHIE

La section du Programme de l’ADQ consacrée à l’éducation s’intitule : Éducation : Pour l’égalité des chances. Ce Programme est disponible sur Internet à l’adresse suivante : []

ACTION DÉMOCRATIQUE DU QUÉBEC, “Respecter le libre choix des parents et de leurs enfants. Avis de l’Action Démocratique du Québec en réponse en réponse au Rapport Proulx : Laïcité et religions, perspective nouvelle pour l’école québécoise ”. Ce document est disponible sur le site Internet de l’ADQ .

APPLE, Michael W. (Ed.) (1997) Review of Research inEeducation, 22, ,American Educational Research Association, Washington, D.C..

ARENDT, Hannah, (1972) La crise de la culture, Gallimard, coll. Idées, Paris.

CANARGIE FOUNDATION FOR THE ADVENCEMENT OF LEARNING, (1992) School Choice, Princeton.

CARNOY, Martin, “Is School Privatization the Answer? Data from the Experience of Othe Countries Suggest Not”, Education Week, July 12, 1995.

CHOUINARD, Marie-Andrée, “ Bons d’éducation. L’ADQ poursuit sa réflexion. Le projet continue d’essuyer des critiques ”, Le Devoir, 5 octobre 2002, page A5.

DOERR, Edd, MENENDEZ, Albert J. , SWOMLEY, John M. (1996) The Case Against School Vouchers, Prometheus Books, New York.

DUTRISAC, Robert, “Un appui partiel au programme de l’ADQ ”, Le Devoir, 18 octobre 2002, page A1.

FRIEDMAN, Milton (1962) Capitalism and Freedom, University of Chicago Press, Chicago.

FRIEDMAN, Milton, FRIEDMAN, Rose (1980) Free to Choose: A personal Statement. Harcourt Brace Jovanovich, New York.

GOODMAN, Paul (1971) Compulsory Miseducation, Penguin Book, UK.

HENING, Jeffrey R. (1993) Rethinking School Choice: Limits of the Market Metaphor, Princeton University Press, Princeton, N.J..

ILLICH, Ivan (1971) Une société sans école, Éditions Du Seuil, Paris.

JONATHAN, R. (1997) Illusory freedoms: Liberalism, Education and the Market, Blackwell, London.

PETERSON, Paul E.(1995) A Critique of the Witte Evaluation of Milwaukee ‘s School Choice Program, Occasional paper 95-2, Harvard University Center for American Political Studies.

SUGARMAN, Stephen D., KEMERER, Frank R. (eds) (1999) School Choice and Social Controversy. Politics, Policy, and Law. Brookings Institution Press, Washington.

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WITTE, John F., BAILEY, Andrea B., THORN, Christopher A. (1992) Second Year Report: Milwaukee Parental Choice Program, The Robert M. LaFollette Institute of Public Affairs, University of Wisconsin, Madison.

WITTE, John F., BAILEY, Andrea B., THORN, Christopher A. (1993) Third Year Report: Milwaukee Parental Choice Program, The Robert M. LaFollette Institute of Public Affairs, University of Wisconsin, Madison.

WITTE, John F., et al. (1994) Fourth Year Report: Milwaukee Parental Choice Program, The Robert M. LaFollette Institute of Public Affairs, University of Wisconsin, Madison.
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mercredi, février 18, 2009

KLEIN ET LE CAPITALISME DU DÉSASTRE

[Texte pour le prochain Monde Libertaire]

KLEIN, Naomi, The Shock Doctrine: The Rise of Disaster Capitalism, Alfred A. Knopf, 2007. (Traduction française : La stratégie du choc : La montée d'un capitalisme du désastre, Actes Sud, 2008*.)

Naomi Klein est une journaliste canadienne de grande renommée, mais aussi une documentariste (The Take, 2004) et une militante. Elle s’est fait connaître à l’échelle planétaire avec la publication du bestseller altermondialiste No Logo, en 2000. Sept ans plus tard paraît son troisième livre : The Shock Doctrine. Traduit en plusieurs langues, il a lui aussi connu un grand (et amplement mérité) succès.

Klein, c’est entendu, n’est pas une libertaire; elle a aussi, pour le keynésianisme, des sympathies que les anarchistes trouveront naïves; de plus, et j’y reviendrai en conclusion, on peut formuler à l’endroit de ses analyses quelques critiques dont certaines ne sont pas négligeables.

Cependant, il n’en demeure pas moins que son ouvrage est un document de toute première importance, notamment parce qu’il retrace de manière claire et très pédagogique, à l’intention du grand public, l’histoire politique et économique du dernier demi-siècle, qui a été celui de la mise en place, par diverses formes de «stratégies de choc», de ce qu’elle appelle le «capitalisme du désastre».

Cette métaphore de la «stratégie» (ou de la «thérapie») de choc, qui traverse l’ouvrage tout entier, Klein la tire d’un rapprochement qu’elle établit, dès la première partie de son livre, entre les travaux menés durant les années 50 par deux hommes : le docteur Ewen Cameron (1901-1967), qui œuvre alors à l’Université McGill, de Montréal, et l’économiste Milton Friedman (1912-2006), qui enseigne à l’Université de Chicago.

Les «recherches» du premier portaient sur le thème alors très populaire au sein de la CIA du «contrôle mental» et étaient liées au tristement célèbre programme MK-Ultra.
Sur des patients souffrant de troubles psychologiques relativement mineurs, Cameron s’est livré à toutes sortes de répugnantes pratiques — comme la privation sensorielle, le recours à des drogues puissantes, les comas provoqués et, bien entendu, les électrochocs — afin de «déstructurer» leur personnalité, espérant ensuite les «reconstruire». Il n’en est résulté pour ces pauvres personnes que de grandes souffrances. La CIA, elle, y a gagné de nouvelles pratiques en matière «d’interrogation coercitive», autrement dit de torture, des techniques qui ont depuis lors été perfectionnées et mises en usage partout où elles ont pu l’être — elles ont été employées à Guantanamo.

Friedman, pendant ce temps, méditait lui aussi des projets de déstructuration et de restructuration : dans son cas, des sociétés tout entières, à commencer par leurs économies. Et il arrivait lui aussi à la conclusion que des «électrochocs» seraient utiles à la réalisation de ses projets. Friedman propose en fait une théorie de la «stratégie du choc», qu’il définit ainsi : «Un vrai changement ne peut naître que d’une crise — réelle ou perçue. Lorsque cette crise se produit, les actions qui sont mises en œuvre dépendent des idées qui sont dans l’air à ce moment-là. Je pense que notre rôle premier est de produire des alternatives aux politiques qui sont mises en œuvre et de les garder vivantes et disponibles jusqu’au moment où ce qui était politiquement impossible devient politiquement incontournable» (Friedman, cité par Klein, page 166). Cette stratégie du choc, on l’aura compris, c’est celle du vautour qui guette sa proie et qui attend qu’elle soit blessée pour l’attaquer.

Dès les années 50, Friedman et ses acolytes de Chicago vont donc formuler et maintenir vivantes les idées de dérégulation, de privatisation, d’ajustement structurel, de flexibilité des travailleurs, de réduction de l’État à ses fonctions régaliennes, qui vont définir le «consensus de Washington», prêché et mis ensuite en application un peu partout par les Chicago Boys comme autant, suggère-t-elle, d’instruments de torture des populations concernées. Ce dogme, parce que c’en est un, a été et reste défendu par de véritables sectaires, comme le remarque Klein, qui range le néo-libéralisme qu’ils prônent parmi ces «doctrines fermées et fondamentalistes qui ne peuvent coexister avec d’autres systèmes de croyances; leurs adhérents déplorent la diversité des points de vue et demandent l’entière liberté d’appliquer leur système parfait. Le monde tel qu’il existe doit être effacé pour laisser toute la place à leur invention dans toute sa pureté […] dans une logique qui conduit inexorablement à la violence» (page 22). Leur invention dans toute sa pureté, c’est un mode de concurrence parfaite, d’information complète et de marchés s’autorégulant, toutes choses qui n’ont jamais existé que dans leurs têtes ou sur papier.

Selon le point de vue de la «stratégie de choc», le terrorisme, les menaces de toutes sortes à la sécurité, les crises économiques, les catastrophes naturelles (l’ouragan Katrina, le tsunami en Asie, par exemple), les confrontations idéologiques, les coups d’État, les bouleversements politiques , en un mot tout ce qui laisse l’opinion publique sous le choc et décontenancée, est envisagé comme autant d’occasions propices à l’imposition de mesures ultralibérales qui, si elles ne peuvent manquer de causer un tort immense à une population déjà grandement fragilisée, sont éminemment favorables aux institutions dominantes. C’est ainsi par exemple qu’aussitôt après que les digues eurent lâché à la Nouvelle Orléans, lobbyistes, think tanks, économistes et autres prédateurs sont entrés en action pour suggérer de démanteler le réseau public d’éducation au profit d’un système de bons d’éducation et d’écoles privatisées, pour éliminer les programmes de logements sociaux au profit d’entrepreneurs en construction de condos, et ainsi de suite.

Le premier laboratoire offert aux Chicago Boys sera celui du Chili de Pinochet, à compter de 1973. Mais les mêmes prescriptions seront imposées au fil des stratégies de choc, au Cône sud de l’Amérique latine (qui comprend, outre le Chili, l'Argentine, le Paraguay et l'Uruguay), à la Bolivie, à la Pologne, à la Russie, à l’Afrique du Sud, à l’Irak, à l’Afrique et à l’Europe post-communiste. Klein passe en revue plusieurs de ces incarnations du capitalisme du désastre, qui produit immanquablement les mêmes effets. Elle conclura : «Un système économique qui demande une croissance constante, mais qui interdit à toutes fins utiles toute tentative sérieuse de régulation environnementale engendre une série de désastres — militaires, économiques, financiers. La soif de gains rapides et faciles réalisés par des investissements purement spéculatifs a transformé les marchés — boursiers, financiers et hypothécaires — en machines à fabriquer des crises» (page 513). Depuis des décennies, d’innombrables victimes pourraient en témoigner, et leur nombre vient d’être encore grossi par celui de tous ces américains qui ont fait faillite et perdu leurs maisons.

Quand le choc du traitement néolibéral rencontre de la résistance, il est suivi du recours à la force et Klein consacre de belles pages à la Guerre en Irak envisagée selon cette perspective. Elle y décèle un grande nouveauté, mais je ne suis pas certain de la suivre entièrement sur ce point, même si je connais bien l’existence des Halliburton (une firme qui propose des mercenaires en location et qui fait des affaires en or en Irak) de ce monde: «[…] auparavant, suggère Klein, les guerres et les catastrophes n’offraient des opportunités qu’à quelques secteurs précis de l’économie — au fabricants d’avions militaires, par exemple, ou aux entreprises qui allaient reconstruire les ponts détruits par les bombardements. Cependant, le principal rôle économique des guerres était d’ouvrir des marchés qui avaient été fermés et de contribuer au boom économique qui lui succéderait. À présent, les guerres et nos réactions aux catastrophes sont à ce point totalement privatisées qu’elles sont elles-mêmes le nouveau marché : il n’est plus nécessaire d’attendre la fin de la guerre pour que le boom se produise. Le médium est le message.» (pages 15-16) . Cette analyse, me semble-t-il, perd de vue le sens de la continuité historique du capitalisme et du rôle qu’y ont joué les guerres — ce qui est un des reproches que l’on a faits à ce livre remarquable.

De même, la métaphore qui sous tend l’ouvrage — cette stratégie de choc qui profite de certains moments pour imposer à des populations déconcertées des mesures brutales et régressives — est forte, mais, comme toute métaphore, elle a aussi ses limites. À trop la filer, on risque de ne plus remarquer que le capitalisme n’a jamais été autre chose que destructeur, prédateur et fondé sur la «destruction créatrice» et dès lors à exagérer la nouveauté de son récent développement et à perdre de vue qu’il est non en rupture mais en parfaite continuité avec l’histoire. Ou encore de perdre de vue que le capitalisme s’impose au besoin sans recours à la force ou sans attendre un propice état de choc.

Je pense encore qu’à trop insister sur quelques personnages, aussi importants soient-ils, on risque de perdre de vue le caractère structurel et institutionnel des événements qu’on décrit. (On a d’ailleurs sur ce plan fait remarquer que, bien plus que Milton Friedman, c’est Jeffrey Sachs qui, historiquement, a été le grand responsable de l’implantation des idées de l’École de Chicago — en Bolivie, en Russie, en Pologne, etc.)

Le néo-keynésianisme de Klein, enfin, est une position que je ne partage pas et je regrette qu’elle n’ait pas, dans la partie de son livre où elle évoque, non sans un certain optimisme, ce militantisme qui travaille à changer le monde, fait état des idéaux libertaires qui, pour plusieurs d’entre nous, représentent ce vers quoi nous pouvons et devons aller si nous voulons éviter la «catastrophe universelle vers laquelle nous voguons toutes voiles dehors». Klein écrit pourtant pour Z Magazine et on peut présumer qu’elle connaît l’économie participaliste de Michael Albert et Robin Hahnel.

Quoiqu’il en soit, en bout de piste, l’ouvrage de Klein rend selon moi deux immenses services : le premier, celui de faire connaître nombre de faits que trop de gens ignorent encore; le deuxième, celui de rendre compréhensibles des idées aussi délirantes que dangereuses, mais qui ont dominé notre époque et causé tant de mal à tant de gens.

Et malgré les défauts que j’ai cru y remarquer, je pense donc qu’il faut le lire et le donner à lire.

Pour aller plus loin


En complément à la lecture du livre, on consultera avec profit le site que lui consacre Naomi Klein à : [http://www.naomiklein.org/shock-doctrine] On y trouvera notamment des ajouts, des correctifs, des ressources de toutes sortes, mais aussi les réponses de l’auteure aux critiques qui lui ont été adressées, tout particulièrement à celles émanant de la presse couvrant le monde des affaires et l’économie et des «Think Tanks» de droite, comme le Cato Institute.

Normand Baillargeon
(baillargeon.normand@uqam.ca)
* On notera que j’ai lu la version originale du livre et que j’ai traduit moi-même les passages que j’en cite.

mardi, février 17, 2009

TRADUCTEURS -TRADUCTRICES DE CHOMSKY: L'ÉQUIPE EST COMPLÈTE

La réponse à ma proposition de collaboration à la traduction de textes de Chomsky sur l'université a été généreuse et enthousiaste, au point où l'équipe est déjà complète.

Merci à tout le monde; et je vous reviens d'ici une semaine ou deux avec plus de détails.

CHOMSKY ET CIE AU QUÉBEC

Juste pour signaler que le film Chomsky et Cie, qu'on n'a pas encore pu voir au Québec, est projeté ce soir à L'agitéE, 251 rue Dorchester, ville de Québec.

Il sera aussi projeté dans le cadre de la Nuit de philo, à Montréal du 21 au 22 mars.

L'ENCERCLEMENT ARRIVE SUR LES ÉCRANS

J'ai participé il y a quelques années à un film réalisé par Richard Brouillette et appelé: L'encerclement. Le film est fini et il vient d'être projeté à Berlin où il semble avoir été fort bien reçu.

Il sera projeté à Montréal le 27 février, au Cinéma Parallèle.

Avis aux intéressés.

dimanche, février 15, 2009

TRADUCTEURS -TRADUCTRICES RECHERCHÉ(E)S

Je suis à travailler à un projet d'édition des écrits de Noam Chomsky sur l'université pour des presses universitaires. Si vous êtes capables de traduire très correctement des textes théoriques de l'anglais au français et si vous avez envie de donner du temps à ce projet, vous êtes la personne que je recherche.

Sauf erreur ou exception, ces textes, importants et très actuels, ne sont pas disponibles en français.Il y en aurait 8 ou 9 à traduire et la réalisation du projet dépend de la réunion d'un nombre suffisant de collaborateurs.

Les délais pour la remise des traductions seront très raisonnables.

On peut me joindre à: baillargeon.normand@uqam.ca

vendredi, février 13, 2009

CONFÉRENCE SUR FREDERICK DOUGLASS

Février est au Canada le mois de l'histoire des Noirs. C'est, m'a-t-on déjà dit, en partie parce que Frederick Douglass était né en février que ce mois aurait été choisi. Quoiqu'il en soit, ma compagne et moi avons traduit et édité les Mémoires d'un esclave, de Douglass, un personnage remarquable.

On trouvera ci-après le texte d'une conférences justement donnée dans le cadre du Mois de l'histoire des Noirs. C'était à Montréal, en 2007.

Contactez-moi (baillargeon.normand@uqam.ca) si vous désirez la reproduire.

Le texte paraît ici sans ses notes.

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Mesdames, Messieurs,

Je voudrais tout d’abord vous remercier d’être ici et de vous joindre à nous afin de rendre cet hommage à Frederick Douglass, un homme, vous allez le constater, qui mérite à plus d’un titre qu’on se souvienne de lui et qu’on honore sa mémoire. On est en fait tenté de dire que Douglass est un de ces êtres plus grands que nature dont l’Histoire gratifie parfois l’humanité, peut-être pour lui rappeler que tout n’est pas perdu.

C’est avec plaisir que nous sommes ici ce soir pour le lancement de la deuxième édition revue et en format poche de l’autobiographie de Frederick Douglass. Ce travail nous a permis de passer une année entière en compagnie de Frederick et pouvons assurer qu’il nous a beaucoup appris et beaucoup ému et que nous gardons de sa fréquentation quelque chose de précieux et d’impérissable. Si on nous demande de le dire en quelques mots, nous serions tentés de répondre en citant ce mot de lui que nous avons placé en exergue de notre introduction à ses mémoires. Permettez-moi de le citer :


Toute l’histoire des progrès de la liberté humaine démontre que chacune des concessions qui ont été faites à ses nobles revendications ont été conquises de haute lutte. Là où il n’y a pas de lutte, il n’y a pas de progrès. Ceux qui professent vouloir la liberté mais refusent l’activisme sont des gens qui veulent la récolte sans le labour de la terre, la pluie sans le tonnerre et les éclairs : ils voudraient l’océan, mais sans le terrible grondement de toutes ses eaux.


Je pense que c’est là une juste et belle leçon et qu’elle n’a aujourd’hui rien perdu ni de sa valeur ni de son actualité. Mais Douglass propose bien d’autres enseignements et de nombreuses occasions de s’émouvoir. J’aurais ici envie de dire qu’il me donne des motifs de fierté d’être un être humain à proportion que G.W. Bush m’en donne d’avoir honte. Ceux qui me connaissent vous diront que ça fait vraiment beaucoup.

Douglass est bien connu dans certains milieux — militants, par exemple, ou parmi les historiens ou dans certaines communautés; il est aussi beaucoup plus connu aux Etats-Unis qu’ici, où son nom ne dit pas grand chose à trop de gens. Une des raisons de cet état de fait est que ses écrits, y compris sa première autobiographie, sont difficiles à trouver voire introuvables en français. Et c’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons traduit ce livre, en espérant le faire connaître chez nous. Et cette deuxième édition nous incite à penser que ce livre nous a permis d’y contribuer un peu.

Justement : Qui était-il ce Frederick Douglass?

Il était né en février 1818, sur une ferme située près d’Easton, au Maryland, dans le sud des États-Unis. Sa mère était une jeune esclave appelée Harriet Bailey — et à sa naissance , Frederick Douglass s’appelait en fait Frederick Augustus Washington Bailey.

Sa mère songea probablement, comme toutes les autres mères esclaves, qu’elle ne pourrait guère offrir à son enfant plus qu’un nom. Mais elle n’ignorait pas l’importance de ce présent, si précieux parce qu’il confère à qui le porte un minimum d’identité qui contribue à lui donner un semblant de dignité humaine susceptible d’alléger le fardeau des chaînes. On peut donc imaginer qu’elle choisit avec le plus grand soin le nom de son enfant.

La ferme sur laquelle il naît est une de ces immenses fermes-plantation du Sud, qui vit en quasi- totale autarcie par le travail de, peut-être, un millier d’esclaves. Frederick est l’un d’eux. Son destin semble tout tracé. Disons-le : il est horrible.

On a ici envie de pasticher Prévert :

Les fées qui se sont penché sur son berceau lui ont dit l’avenir/
et il n’était pas beau
Tu vivras esclave et malheureux /
et tu auras des enfants qui vivront esclaves et malheureux /
qui auront des enfant qui vivront esclaves et malheureux.
Qui auront des enfants …


La petite enfance de Douglass se passera exactement comme le prédisaient ces oiseaux de mauvais augure. Il est immédiatement séparé de sa mère, bien vite de sa fratrie; il est vêtu de guenilles, il dort sur le sol, il mange comme un animal. Les pages où il décrit cette enfance, sans pathos ajouté, avec justes les mots simples et précis de celui qui a vécu l’horreur au plus profond de sa chair et qui n’a donc nul besoin d’en rajouter, ces pages –là tirent les larmes. Comme tirent les larmes son évocation de la conscience aiguë que l’enfant, très vite, a de l’iniquité sa condition. Les mémoires de Douglass s’ouvrent d’ailleurs là-dessus :

Je ne pourrais dire avec précision l’âge que j’ai, n’ayant jamais eu entre les mains de document officiel attestant de ma naissance. La plupart des esclaves en savent autant sur leur âge que les chevaux sur le leur — et, à ma connaissance, c’est le souhait des maîtres qu’il en soit ainsi. Je ne me souviens pas avoir jamais rencontré un seul esclave pouvant donner précisément la date de sa naissance. Tout au plus les esclaves peuvent-ils dire qu’ils sont nés au moment des semences ou à celui des récoltes, au temps des cerises, ou bien au printemps ou à l’automne. Dès mon enfance, le fait d’en savoir si peu au sujet de ma propre naissance fut pour moi une source de tristesse. Les enfants Blancs, eux, connaissaient leur âge. Je ne comprenais pas pourquoi je ne pouvais en dire autant. Mais, il m’était interdit d’interroger mon maître à ce propos. Qu’un esclave pose des questions à ce sujet eut été jugé déplacé et impertinent et tenu pour la marque d’un esprit rebelle.

Tout au long de son récit, Douglass va raconter plusieurs anecdotes qui rappellent, contre ceux qui défendent ou trouvent anodine ce qu’ils appellent «l’institution particulière », la cruauté de la vie des esclaves tant sur la «ferme de la grande maison» où il est né qu’ailleurs. Ces histoires donnent un portrait saisissant et comme tracé de l’intérieur d’une réalité qu’on ne connaît trop souvent que par des statistiques ou de simples dates. Ces moments de son récit, toujours empreints de la grande noblesse d’une personne d’exception, aident à prendre la mesure de l’horreur de l’esclavage. En voici un exemple — et je demande pardon par avance aux âmes sensibles. À ce moment, Douglass habite chez son maître à la ville de Baltimore :

M. Thomas Hamilton habitait juste devant chez nous, sur Philpot Street et il possédait deux esclaves appelés Henritta et Mary. Henritta avait environ 22 ans, Mary 14 et je n’ai jamais vu de pauvres créatures aussi maigres et mutilées. Il fallait avoir un cœur de pierre pour pouvoir poser le regard sur elles sans être troublé. La tête, le cou et les épaules de Marie étaient littéralement déchiquetées. Sa tête, que j’ai souvent touchée, était presque entièrement recouverte de plaies suppurantes causées par le fouet de sa cruelle maîtresse. J’ignore si son maître la fouettait également, mais j’ai été témoin de la cruauté de Madame Hamilton. J’allais à son domicile presque chaque jour. Elle se tenait assise dans un grand fauteuil au milieu de la pièce, avec un lourd fouet qui ne la quittait jamais. Rarement une heure du jour passait sans que le sang d’une de ses esclaves ne coule. Le plus souvent, lorsque les filles passaient devant elle, elle criait : «Plus vite, soubrette nègre!» tout en abattant son fouet sur leurs têtes ou leurs épaules jusqu’à faire jaillir le sang. Elle ajoutait : «Prends ça, soubrette nègre!~» et «Si tu ne te remues pas plus vite, moi je vais te faire bouger». En plus d’être soumises à ces cruelles flagellations, elles étaient toujours à moitié mortes de faim. C’est à peine si elles savaient ce que pouvait être un véritable repas. J’ai vu Mary disputer aux cochons des détritus jetés à la rue. Elle était tellement amochée et en lambeaux que la plupart du temps les gens l’appelaient «La Picotée» plutôt que par son nom.

Le destin du petit Frederick semblait tout tracé, on l’a vu. Pourtant, cette fois, rien ne devait se passer comme prévu. Contre toute attente, cet enfant-là ne serait pas toute sa vie un esclave et, ne gardant que le prénom que lui avait donné sa mère, il allait devenir universellement connu. Son parcours serait aussi remarquable qu’improbable : le petit Frederick apprendrait à lire et à écrire, en grande partie seul ; puis, ayant réussi à passer au Nord et à fuir l’esclavage, il deviendrait un des plus célèbres, des plus éloquents et des plus passionnés abolitionnistes ; il serait aussi un des plus illustres orateurs de son temps et un écrivain qui aura non seulement cherché, mais aussi, et c’est beaucoup plus rare, trouvé une part de son salut dans la littérature ; il serait encore un philosophe et un politologue de tout premier plan ; un conseiller des présidents ; enfin et surtout il serait un combattant lucide et fermement engagé dans toutes les luttes menées contre toutes les injustices.

Ce qui va changer le destin du petit esclave, c’est la rencontre d’heureuses circonstances., la principale , de l’aveu même de Douglass, étant d’être envoyé à Baltimore pour devenir le compagnon de jeu d’un enfant Blanc de son âge. Là, en ville, la situation des esclaves, tout en restant épouvantable, est tout de même meilleure. Surtout, sa nouvelle maîtresse n’a encore jamais possédé d’esclaves. Ce qui change bien des choses. Je laisse le petit Frederick vous raconter sa rencontre avec sa nouvelle maîtresse et ce que signifiait le fait de n’avoir jamais possédé d’esclave:

Ma nouvelle maîtresse était exactement telle que je l’avais devinée lorsque je l’avais aperçue la première fois sur le pas de sa porte. Son cœur, le plus doux qui soit, était pétri des sentiments les plus nobles. Avant moi, elle n’avait jamais possédé d’esclave et avant son mariage elle n’avait pu compter que sur son propre travail pour gagner sa vie. Tisserande, elle se consacrait entièrement à son travail et c’est ce qui l’avait en grande partie préservée de la décadence et de la déshumanisation que produit l’esclavage. J’étais ébahi par sa bonté et je ne savais pas trop comment me conduire avec elle. Elle ne ressemblait à aucune des autres femmes blanches que j’avais connues. Je ne pouvais pas me comporter envers elle comme je me comportais envers les autres. Tout ce que j’avais appris jusqu’alors ne m’était plus d’aucun secours. Cette servilité rampante, d’ordinaire tellement appréciée chez un esclave, ne produisait pas chez elle l’effet habituel. On ne pouvait pas l’amadouer de cette manière, et au contraire elle en semblait même troublée. Il ne lui semblait ni insolent ni déplacé qu’un esclave la regarde. Le dernier des esclaves était parfaitement à son aise en sa présence et aucun ne pouvait la quitter sans se sentir mieux de l’avoir rencontrée. Son visage ressemblait à de célestes sourires et sa voix à une apaisante musique

Cela ne durera pas et une fatale transformation va vite s’opérer, une transformation que. Douglass décrit comme ceci : «Le poison fatal […] commença bien vite son infernal office. Bientôt, sous l’effet de l’esclavagisme, les yeux joyeux devinrent rouges de colère; la voix harmonieuse et douce devint dissonante, cassante et méchante; et le visage d’ange devint celui d’un démon» .

Mais avant cela, il va se passer une chose capitale pour le destin de cet enfant. Il faut savoir que les lois interdisaient formellement d’apprendre aux esclaves à lire et à écrire. La nouvelle maîtresse de Douglass l’ignorait et lorsque son propre enfant commencera l’école, elle commencera à apprendre à Frederick à lire. Quelques leçons seulement seront données, jusqu’à ce que le mari surprenne son épouse. Il entre dans une grande colère, devant le petit Frederick, qui ne rate pas un mot de ce discours. C’est un, peut-être même l’événement de la vie de Douglass. C’est une autre leçon immense qu’il nous donne, sur l’éducation et le savoir. Cette leçon, d’autres nous l’ont donnée, mais personne, je pense, ne nous l’ enseignée avec cette force, avec cette conviction, avec cet espoir, avec cette douloureuse urgence et cette réconfortante humanité. Permettez-moi de citer de nouveau Douglass. La scène est donc la suivante : sa maîtresse vient d’être surprise par son mari en train deleatur apprendre à lire :

« Maître Hugh découvrit ce que nous faisions. Aussitôt, il interdit à sa femme de continuer à m’apprendre à lire, lui expliquant entre autres que ce serait non seulement illégal, mais aussi dangereux. «C’est que», précisa-t-il, «si tu donnes un pouce à un Nègre, il prendra un pied. L’esclave ne doit rien connaître d’autre que la volonté de son maître et comment lui obéir». «Si tu apprends à lire à ce nègre», continuait-il en parlant de moi, «rien ne pourra plus le retenir. Plus jamais il ne pourra être un bon esclave. On ne pourrait plus le contrôler et il ne serait plus d’aucune valeur pour son maître. Quant à lui, l’éducation ne lui ferait aucun bien et ne pourrait lui apporter que beaucoup de souffrance : elle le rendrait malheureux et inconsolable.»

Ces mots tombèrent lourdement sur mon cœur où ils éveillèrent des sentiments qui y dormaient et donnèrent vie à de toutes nouvelles pensées. C’était une révélation nouvelle et bien particulière, qui expliquait des choses restées sombres et des mystères qu’en vain mon cerveau d’enfant avait cherché à percer.

Je comprenais à présent ce qui avait jusqu’alors été pour moi un troublant problème : le pouvoir de l’homme Blanc de maintenir l’homme Noir en esclavage. Dès ce moment, je connus le chemin qui conduit de l’esclavage à la liberté. C’était exactement ce dont j’avais besoin et je l’obtenais au moment où je m’y attendais le moins. J’étais certes désolé à la pensée de devoir me passer de l’aide de ma bonne maîtresse, mais je me réjouissais du riche enseignement que mon maître m’avait accidentellement donné. Je savais qu’il serait difficile d’apprendre sans professeur, mais je me mis au travail rempli d’espoir et avec un but bien précis et immuable: apprendre à lire à tout prix. Le ton déterminé sur lequel mon maître s’était adressé à sa femme en s’efforçant de lui faire comprendre les terribles conséquences qu’il y aurait à m’instruire m’avait convaincu de la profonde vérité de ce qu’il avait dit. C’était la meilleure preuve que j’étais en droit d’attendre avec confiance ces effets que l’apprentissage de la lecture devaient avoir sur moi. Ce qu’il redoutait absolument, je le désirais par-dessus tout. Ce qu’il adorait le plus, je le haïssais le plus. Ce qui était à ses yeux un mal terrible à fuir prudemment était pour moi un bien immense à rechercher avec diligence; et tous les arguments qu’il avait passionnément utilisés contre mon apprentissage de la lecture n’avaient réussi qu’à éveiller en moi le désir et la détermination d’apprendre. C’est ainsi que mon apprentissage de la lecture, je le reconnais, doit autant à la violente opposition de mon maître qu’à l’aide amicale de ma maîtresse. »

Frederick va donc apprendre à lire et à écrire, en grande partie tout seul. Il va même parvenir à s’acheter un manuel de rhétorique et apprendre l’art du discours.

Comme l’avait prédit son maître l’éducation lui procura beaucoup de souffrance tant qu’il fût dans les fers de l’esclavage. Cet extrait nous permet de bien saisir combien il pouvait être malheureux et inconsolable.

« S’il y a un moment de ma vie où, plus qu’à n’importe quel autre, il me fallut boire la lie la plus amère de l’esclavage, ce fut durant les six premiers mois de mon passage chez M. Covey. On nous faisait travailler par tous les temps. Il ne faisait jamais trop chaud ni trop froid; jamais il ne pleuvait, neigeait, grêlait ou ventait si fort qu’on ne puisse aller travailler aux champs. Travailler, travailler, travailler encore, tout le jour et une partie de la nuit. Les journées les plus longues étaient encore trop courtes au goût de M. Covey, et les nuits les plus courtes encore trop longues. Si j’étais quelque peu indocile en arrivant là, six mois de ce régime parvinrent à me dompter. M. Covey me brisa; il brisa mon corps, mon esprit et mon âme. Mon endurance fut broyée, mon intellect dépérit, toute envie de lire me quitta, l’éclair de gaieté que j’avais dans l’œil s’éteignit et la nuit noire de l’esclavage retomba sur moi. Là où il y avait eu un homme se trouvait désormais une bête.
Le dimanche était mon seul temps libre. Je le passais sous un gros arbre dans une sorte de torpeur animale, entre sommeil et veille. Parfois, un éclair de liberté me transperçait l’âme, accompagné d’une faible lueur d’espoir : je me levais subitement. La lumière vacillait un moment puis s’éteignait. Je me rasseyais, en pleurant sur mon sort. J’eus quelques fois envie de m’enlever la vie et de tuer M. Covey, mais un mélange de peur et d’espoir m’en empêcha. Aujourd’hui encore, les souffrances endurées sur cette plantation me reviennent davantage comme un rêve que comme quelque chose de réel.
Notre maison était à quelques pas de la baie de Chesapeake, toujours blanche des voiles des bateaux de toutes les régions du monde qui y naviguaient. Ces magnifiques vaisseaux et leurs robes d’un blanc pur, qui étaient un ravissement pour l’œil d’un homme libre, étaient pour moi des fantômes enveloppés de linceuls venus me terrifier et me tourmenter en me faisant songer à ma terrible condition. Souvent, dans la profonde immobilité d’un dimanche d’été, je me tins seul, le cœur triste, sur les magnifiques berges de cette noble baie et, les yeux pleins de larmes, je guettai ces innombrables voiles filant vers le puissant océan. Leur vue produisait toujours sur moi un grand effet. Mes pensées exigeaient alors d’être exprimées et là, sans aucun autre auditoire que le Tout-Puissant, je donnais libre cours à la complainte de mon cœur, que j’adressais aux bateaux : « Vous avez largué vos amarres et vous êtes libres; je suis dans les fers, je suis un esclave. Vous êtes doucement bercés par le vent, je suis sauvagement battu par le fouet. Vous êtes des anges de liberté aux vastes ailes qui parcourent le monde entier; je porte des bracelets de fer. Oh! Si j’étais libre! Si je pouvais me trouver sur l’un de vos magnifiques ponts et sous l’aile protectrice de vos voiles. Hélas! Entre vous et moi coule toute cette eau turbide. Voguez, voguez. Comme j’aimerais partir avec vous. Pourquoi a-t-il fallu que je naisse un de ces hommes dont on fait des bêtes? Le fier navier s’en est allé; il a disparu dans le lointain. Je reste seul dans l’étouffant enfer de l’esclavage infini. Mon Dieu, sauve-moi! Délivre-moi, mon Dieu! Fais de moi un homme libre! N’y a-t-il donc pas de Dieu? Pourquoi suis-je un esclave? Je vais m’enfuir. Je n’en endurerai pas plus. Que je réussisse ou que j’échoue, je vais tenter ma chance. Mourir de cette manière ou de la fièvre… Je n’ai qu’une vie à perdre. Mieux vaut mourir en courant que mourir immobile. »

En 1838, après bien des péripéties que son récit raconte, après des plans et des tentatives d’évasion infructueux, il passe au Nord. Le voici un homme libre. Il prend le nom de Douglass et un soir, invité à témoigner dans une assemblée abolitionniste où se trouve le chef de file des abolitionnistes, William Garrisson, il prend la parole et éblouit tout le monde par ses talents d’orateur, la richesse de son propos, la valeur immense de son témoignage et de ses analyses. Bien vite, Douglass devient un des porte-paroles les plus en vue de la cause abolitionniste.

Le livre que nous avons traduit paraît en 1845 et s’intitule : Narrative of the Life of Frederick Douglass, an American Slave. Written by Himself. La puissance de l’inspiration, l’originalité et le talent de l’écrivain allaient propulser Douglass aux premiers rangs des auteurs de récits autobiographiques d’esclaves, genre littéraire en plein développement à l’époque, et lui ouvrir toutes grandes les portes du fulgurant parcours qui allait être le sien.

Ce livre avait pourtant été rédigé dans un but ponctuel et stratégique bien précis. Douglass voulait en effet établir la crédibilité de l’orateur abolitionniste qu’il venait de devenir. Or de nombreuses voix s’élevaient alors de toutes parts pour mettre en doute que cet homme à la formidable éloquence, à la vaste érudition et aux si remarquables capacités argumentatives puisse être un esclave en fuite. En publiant son récit, Douglass entendait leur répondre et établir ainsi son identité. Mais il a voulu le faire en racontant intégralement son histoire, et donc non seulement en rapportant des faits, mais aussi en donnant des noms de lieux et de personnes, dont certaines étaient toujours vivantes. Puisque ces dernières ne souhaitaient rien tant que le ramener au Sud et à sa condition d’esclave – et que la loi les autorisait à le faire – il fallait, pour oser tout raconter de la sorte, un immense courage. Mais Douglass, on va le constater, en avait à revendre. Son récit nomme donc chacun des participants au drame terrible qu’il expose. L’auteur raconte tout, ou du moins tout ce qu’il lui est possible de dévoiler sans nuire à ses frères enchaînés et sans diminuer leurs chances de s’évader à leur tour. L’ouvrage connut un succès énorme et immédiat, qui contraignit aussitôt Douglass à l’exil. Des amis lui organisent une tournée de conférences en Angleterre, où il part en hâte afin d’échapper à ceux que son ouvrage a rendu fous de rage et à tous les ennemis qu’il s’est faits en le publiant. Il y restera près de deux ans. Non seulement y connait-il un immense succès comme conférencier, mais il y lie aussi des amitiés profondes, dont certaines dureront toute sa vie. Pendant son séjour, certains de ses amis réunissent la somme de 150 livres sterling (soit environ 1250 dollars américains de l’époque) qui permet à Douglass d’acheter sa liberté à Thomas Auld, son “propriétaire”. L’affaire se termine en décembre 1846. Douglass a alors vingt-neuf ans et, après de nombreux mois d’exil, il lui est permis de rentrer aux États-Unis. Il y retrouvera les siens et pourra s’atteler au projet qu’il caresse, pour lequel ses nouveaux amis le soutiendront financièrement : lancer son propre journal.

Le journal de Douglass, appelé North Star, paraît à Rochester, New York, le 3 décembre 1847. En 1851, il deviendra le Frederick Douglass’ Paper puis, en 1858, le Frederick Douglass’ Monthly, avant de fermer définitivement ses portes en 1863. Douglass fonde en 1870 un autre journal, le New National Era, destiné à aider les Noirs nouvellement libérés dans le processus de reconstruction qui s’ouvre à la fin de la guerre civile : il paraîtra jusqu’en 1874 et sera le dernier journal de Douglass.

Douglass ne cesse pas, pendant tout ce temps, d’écrire et de prononcer des discours. En 1848, il devient le président du Colored Convention Movement. Cette même année, il participe à la célèbre Seneca Fall Convention, lors de laquelle il se distingue par son appui entier et sans réserve aux revendications des femmes et des suffragettes, combats que, sa vie durant, il jugera fondamentaux et auxquels il apportera son indéfectible soutien. En juillet 1852, on lui demande de prendre la parole au Corinthian Hall, de Rochester, New York pour la fête nationale. Il re fuse de parler le 4 et prend la parole le 5 pour prononcer un discours enflammé, qui reste un de ses plus célèbres. Il garde un goût amer aujourd’hui tant ce qu’il est dit reste hélas actuel :

Douglass commençait ainsi:

Concitoyens, permettez-moi pourtant de poser une question: pourquoi m’a-t-on demandé, à moi, de prendre la parole ici et en ce jour? Qu’a-t-on à voir, moi ou tous ceux que je représente, avec votre indépendance nationale? Les grands principes de liberté politique et de justice naturelle inscrits dans la Déclaration d’indépendance vaudraient donc pour nous? Et pour ces raisons, j’aurais été appelé ici pour apporter mon humble offrande sur l’autel de la nation, pour reconnaître ses avantages et pour exprimer ma gratitude pour tous ces bienfaits qui, du fait de votre indépendance, retombent sur nous?

[…] je le dis en ressentant avec tristesse tout ce qui nous sépare : ce glorieux anniversaire ne me concerne pas. Votre chère indépendance ne fait que révéler l’étendue de la distance qui nous sépare. Les bienfaits dont vous vous réjouissez aujourd’hui ne sont pas partagés par tous. Je n’y ai pas droit, moi, au riche héritage de liberté, de prospérité et d’indépendance légué par vos pères . La lumière qui vous a apporté la vie et la guérison m’a apportée des coups et la mort. Ce quatre juillet est le vôtre, il n’est pas le mien. Vous pouvez vous réjouir: moi, je dois pleurer. Et c’est faire preuve d’une inhumaine moquerie et d’une sacrilège ironie que de forcer un homme enchaîné à pénétrer dans le grand temple illuminé de la liberté et de lui demander de se joindre à vous pendant que vous entonnez des chants de joie.

Ce discours se concluait par ces mots, qui ont hélas leur actualité.

Allez où il vous plaira; cherchez là où vous le voudrez; fouillez toutes les monarchies et tous les despotismes du vieux monde, rendez vous en Amérique du sud; recensez tous les abus que vous trouverez; lorsque vous en serez arrivés au dernier, réunissez tous vos faits, puis comparez-les à ce qui se passe journellement dans notre nation. Vous conclurez alors comme moi qu’en matière de révoltante barbarie et d’insolente hypocrisie, les Etats-Unis d’Amérique restent sans rival.

Sur un sujet assez proche, je ne résiste pas à citer un autre passage de Douglass, qui était pourtant un homme profondément croyant, un passage qui invite à la comparaison avec certains de nos voisins du sud. Douglas évoque ici son passage à un nouveau maître, plus ou moins agnostique sinon mécréant :

Un autre grand avantage que je gagnai à changer de maître est que M. Freeland n’avait aucune prétention en matière religieuse, pas même d’avoir la foi, et je suis d’avis que cela constitue un énorme avantage. J’affirme sans hésitation que la religion, dans le Sud, n’est qu’une couverture pour masquer les plus horribles crimes, qu’une manière de justifier la plus épouvantable barbarie, qu’une façon de sanctifier les messages les plus haineux et enfin un sombre abri derrière lequel les actes les plus noirs, les plus immondes et les plus ignobles des propriétaires d’esclaves trouvent leur protection la plus sûre. S’il me fallait un jour retomber dans les fers de l’esclavage, je considérais que la pire chose qui pourrait m’arriver serait d’être l’esclave d’un maître religieux. Car de tous les maîtres que j’ai eus, ce sont ceux qui sont croyants qui sont les pires. Ils sont, de tous, les plus méchants, les plus vils, les plus cruels et les plus lâches.

Mais il faut accélérer un peu.

En novembre 1860, Abraham Lincoln est élu à la présidence du pays et la guerre de Sécession va bientôt commencer. À la différence de Lincoln, cependant, Douglass comprend que l’esclavage est un enjeu capital et absolument incontournable de cette guerre civile, qu’il perçoit comme l’aboutissement des profondes contradictions qui perturbent les États-Unis au moins depuis la Révolution. Durant cette guerre longue et meurtrière, Douglass travaille notamment à faire admettre l’idée de créer des bataillons de soldats noirs, puis à les mettre sur pied. Lorsqu’en 1865 la guerre tire à sa fin et que le XIII amendement est adopté, Douglass a quarante-sept ans. Avec la libération de quatre millions d’esclaves, l’immense combat auquel il s’est dévoué pendant des années vient de prendre fin. Mais Douglass sait également que de nombreuses autres luttes sont à mener, qui concernent cette fois l’intégration sociale, politique et économique de la communauté afro-américaine. Douglass sera présent dans chacune de ces luttes.

En 1881 paraît sa troisième et dernière autobiographie, intitulée Life and Times of Frederick Douglass. La vie de Douglass est d’ailleurs, à compter de cette époque, celle d’un homme comblé d’honneurs : il sera tour à tour président de la Freedmen’s Bank, marshal du district de Columbia et ambassadeur à Haïti. Il ne cesse pourtant de chercher à recouvrer cette part de son identité dont l’esclavage l’a à jamais privé, en particulier en le laissant dans l’incertitude quant à l’identité de son père. Un an avant sa mort, il rédige ce qui sera la toute dernière entrée de son journal : elle concerne les démarches qu’il est alors en train d’accomplir pour savoir qui était son père, ce secret qu’il a toujours voulu percer.

Le 20 février 1895, Douglass se rend à une assemblée du National Council of Women, à Washington, où il prend la parole. Le soir même, à son domicile de Cedar Hill, il s’écroule devant son épouse à qui il racontait sa journée.

En observant la vie de Douglass, on ne peut manquer d’être frappé par le fait que la société américaine d’alors ait tant appris de la liberté d’un de ses fils parmi ceux qui en furent si cruellement privés. Mais, à vrai dire, nous-mêmes avons encore de belles et importantes leçons à retenir du parcours de Douglass, des questions qu’il a posées et des réponses qu’il leur a données. D’autant qu’à l’échelle de la planète, hélas, le combat contre l’esclavage n’est pas encore gagné. En effet, comme le rappelle l’organisation Anti-Slavery International, en ce moment même vingt millions d’adultes sont soumis à un esclavage traditionnel, en Asie du Sud, en Afrique et en Amérique du Sud, notamment par l’entremise d’un système de remboursement de dettes qui permet à des créanciers de maintenir en servitude des familles entières, parfois durant plusieurs générations. À ce nombre, il faut encore ajouter de deux cent cinquante à trois cents millions d’enfants exploités par le travail ou la prostitution et soumis à des conditions très proches de l’esclavage [11] .

Mais on lit aujourd’hui Douglass pour d’autres raisons encore que son opposition à l’esclavage et on trouve à son œuvre des mérites qui vont bien au-delà des circonstances historiques dans lesquelles elle s’est inscrite. Il apparaît ainsi, et de plus en plus, comme un écrivain à part entière, un philosophe, un orateur et un éducateur.

Pour notre part, en méditant sur cette vie et sur cette œuvre, nous sommes d’abord admiratifs devant la passion de connaître et d’apprendre qui a brûlé en Douglass avec une intensité que chacun de ses lecteurs ne peut manquer de ressentir. Nous souscrivons donc volontiers au jugement de Carl Sagan qui, dans un émouvant chapitre de The Demon-Haunted World, explique que Douglass nous a montré que, si l’esclavage et la liberté sont multiples, tous les chemins de la liberté passent par l’éducation en général et par la lecture en particulier [12] .

Cependant, lorsque nous pensons à Frederick Douglass, une autre image s’impose également à l’esprit, une image qui nous est donnée par une anecdote que nous voulons rappeler pour clore cette introduction.

On raconte qu’un jeune étudiant vint trouver Douglass au soir de sa vie pour demander au célèbre vieil homme ce qu’il devait faire de son existence.

Douglass se leva alors de toute sa grandeur et déclara : “Agitate ! Agitate ! ”.

Normand Baillargeon

Chantal Santerre

CARL SAGAN: AUX SOURCES DE LA SCIENCE ET DE LA COSMOLOGIE

mercredi, février 11, 2009

LE CLUB DE HOCKEY LES CANADIENS FAIT DE LA PÉDAGOGIE: MERCI AU MELS

Il n'y a pas de Ministère de l'Instruction Publique, au Québec; il n'y a même plus de Ministère de l'Éducation: il y a un MELS, c'est-à-dire un Ministère de l'Éducation, du Loisir et du Sport .

Si, si. À preuve: pour fêter les 100 ans du Club de Hockey Canadiens, le MELS a donné à ce dernier $ 250 000 pour produire du matériel pédagogique autour des ... Canadiens (ici).

On débat en ce moment sur la légitimité de ce geste. On se demande pourquoi. Il est en tous points conforme à la manière dont fonctionne notre économie : financement public des tyrannies (pardon: de corporations) privées, le public devant essuyer les pertes éventuelles, le privé empochant de son côté les éventuels profits et exigeant ensuite (pardon: demandant) des déductions fiscales.

On s'interroge aussi gravement, en ce moment, pour savoir s'il s'agit de publicité déguisée. Je réponds oui; mais les autorités compétentes verront peut-être la chose autrement — et je verrai alors autrement leur compétence.

Quoiqu'il en soit, on devrait surtout se désoler pour l'enseignant(e) qui aurait besoin du type d'aide que pourra apporter un tel site Internet pour monter une leçon ou un exercice qui mette en jeu le hockey ou le Canadien — et notez qu'à titre de co-auteur d'un livre (non subventionné!) sur le hockey et la philo, je sais et je reconnais que cela peut être amusant et utile.

Mais je ne peux m'empêcher de penser qu'un critère pédagogique de sélection d'un objet de curriculum du primaire (ou d'un objet servant d'«attracteur» dans un tel enseignement) devrait être l'ambition de sortir les enfants de l'ici et maintenant où ils sont confinés (surtout les plus pauvres d'entre eux) pour les emmener ailleurs, vers ce que l'humanité a dit et pensé de mieux, comme le veut la célèbre formule.

Quoiqu'il en soit, j'ai été jeter un oeil au site, section parents.

On y trouve des exercices.

J'ai été là deux minutes, à tout casser, à regarder les exercices de maths.

Le cinquième (ou sixième) proposé est:

Question:

Trouve le nombre masqué dans la phrase mathématique suivante : (4 x ? = 2) + (6 x 3)

Réponse:

6
5
8

Outre l'étrange «phrase mathématique» (on cause comme ça, maintenant? rassurez-moi...), outre que le hockey ne joue aucun rôle ni n'a aucune place dans cet exercice (pourquoi a-t-on payé, déjà?) , il y a ici une faute manifeste. Il faut en effet lire: (4 X ?) = 2 + (6 X 3); et la réponse est 5.

Cela a coûté $250 000, je vous le rappelle — au cas où vous l'auriez oublié.

Je proposerais à présent les exercices suivants:

À supposer qu'on les paie $25, combien de dictionnaires aurait-on pu acheter avec $250 000?

À supposer qu'on les paie $35, combien de dictionnaires aurait-on pu acheter avec $250 000?

À supposer qu'on les paie $40, combien de dictionnaires aurait-on pu acheter avec $250 000?

Etc.

En passant: l'aventure de Médiane se termine, après trois ans de travail bénévole et acharné de toute une équipe à produire, sans but lucratif, une revue de philo de qualité.

Sans aide financière du MELS, bien entendu: mais cela va sans dire.

mardi, février 10, 2009

HUMOUR ET MATHÉMATIQUES SELON PAULOS -2

[Suite des notes de lectures/commentaire sur le livre de Paulos]

1. Dans son deuxième chapitre, Paulos commence par expliquer le concept d'axiomatique. Il construit ensuite un petit système pour illustrer ce concept puis distingue entre une axiomatique d'une part et ses possibles réalisations de l'autre (ses modèles, je dirais; soit l'axiomatique de Peano; 0, 1, 2, ... en sont un modèle (c'est celui auquel on pense spontanément); mais si j'interprète '0' comme, disons, '100", et 'successeur' comme 'prochain nombre pair',j'ai une nouvelle interprétation, un nouveau modèle possible de l'axiomatique, i.e.: 100, 102, 104, ...)

2. Il distingue aussi entre langage et métalangage.

3. Arrive alors un idée neuve (pour moi du moins) et que je trouve brillante. Une blague peut (parfois) être pensée comme proposant une axiomatique à laquelle, contrairement à ce que nous pensons d,abord, un modèle inattendu est fourni. Exemple de Paulos. Qu'est-ce qui est dur et sec avant d'entrer et mou et mouillé quand ça ressort? Réponse: Une gomme à mâcher.

4.L'incongruité naît de ce que deux manières d'interpréter, de voir, de comprendre des données sont simultanément saisies. Plus formellement: la bague demande: Dans quel modèle les axiomes X, Y et Z sont-ils vrais? Réponse spontanée: Dans N. Le demandeur répond: Non! Dans M! [ La bonne blague laissée ici même hier par un lecteur (Zerg) pourrait être analysée de la sorte: elle change l'interprétation du concept d'enclos. La voici, contée par Zerg: Une éleveuse de moutons désire construire un nouvel enclos d'au moins 2500 m², en utilisant au maximum 200 m de clôture. Elle appelle les propositions d'un architecte, d'un ingénieur et d'un mathématicien pour la conception. Après un certain temps, elle reçoit les propositions. L'architecte propose un carré de 50m par 50m de manière à intégrer l'enclot sur une partie du terrain rectangulaire, en utilisant les 200 m de clôture. L'ingénieur propose un cercle de 28,21m de rayon afin d'obtenir le meilleur ratio entre le périmètre et l'aire, et obtient une longueur de clôture de 177,25m. Le mathématicien propose une solution extravagante, soit un enclot circulaire de 2 m², utilisant 5 m de clôture. L'éleveuse, avant de jeter la proposition du mathématicien qu'elle considère farfelue et hors propos, succombe à la curiosité de lui téléphoner. Le mathématicien lui répond qu'à supposer qu'elle ait besoin de 2 m² pour se tenir debout, une clôture autour d'elle confinerait ses moutons dans un enclot d'une aire d'environ 150 Mm², soit la superficie des terres émergées de la planète.]

5. Les énigmes reposent parfois sur ce modèle. I.e.: Qu'est ce qui est blanc, qui monte et descend? etc...

6. En ce sens, comprendre une blague c'est jouer sur plusieurs interprétations et en un sens passer du langage au métalangage.Les personnes incapables de le faire manquent d'humour. Par exemple, le fonctionnaire qui applique aveuglément la règle. Leur manque d'humou,r qui est de la rigidité, est parfois drôle, bien malgré eux.

7.Paulos revient ensuite sur les Géométries Non Euclidiennes (GNE). Leur création, suggère-t-il, qui demandait une nouvelle interprétation du 5è postulat d'Euclide, peut être vue comme une sorte de blague mathématique. Et Kant, qui ne concevait l'espace qu'Euclidien, n'avait pas le sens de l'humour! (Audacieux!!! Mais amusant.)


Et le chapitre n'est même pas fini!

À suivre, donc....