[Le texte est amputé de ses notes. Si vous voulez le reproduire ou l'utiliser, contactez-moi.]
II. Le relativisme éthique vu à travers le prisme de la psychologie culturelle
Le rejet du relativisme culturel et la défense de la possibilité de parvenir à des jugements éthiques objectifs est une thèse à laquelle les grandes éthiques classiques ont typiquement été et demeurent très attachées. Ce n’est qu’à ce prix, pensait-on, qu’on peut maintenir l’idée que nos jugements moraux appréhendent une réalité objective à propos de laquelle elles affirment quelque chose qui est, lui aussi, objectivement vrai.
Confrontés à toutes ces différences de jugements moraux observables notamment d’une époque ou d’une culture à l’autre, les partisans de l’objectivité de l’éthique ont eu recours à divers arguments destinés à soutenir l’idée qu’il existe malgré tout une convergence des jugements éthiques et que, dans des circonstances similaires, cette convergence serait plus forte encore. Cette discussion, pour l’essentiel, a été menée a priori. Or, au cours des dernières décennies, des données empiriques recueillies par la psychologie culturelle apportent sur cette question de nouveaux éclairages qu’on ne peut ignorer et qui s’ajoutent à celles de la sociologie, de l’histoire et de l’ethnographie.
En voici un exemple.
Nous sommes à l’Université du Michigan et des étudiants croient participer à une expérimentation durant laquelle on mesurera, sur un échantillon de leur salive, leur taux de glucose sanguin.
Après qu’un premier échantillon a été recueilli, chaque étudiant doit se déplacer et pour cela marcher le long d’un étroit corridor dans lequel un ouvrier travaille. Dérangé par le passage de l’étudiant, l’ouvrier le bouscule et l’insulte vertement. Quelques minutes plus tard, un nouvel échantillon de salive est prélevé.
Cette recherche a été menée par Nisbett, Cohen et al.(1996 ) et elle avait un but bien différent que celui qui avait été indiqué aux participants. Ceux-ci représentaient deux groupes : des jeunes Blancs issus du Sud des Etats-Unis, d’un côté, des jeunes Blancs du Nord de l’autre. L’ouvrier était un complice des chercheurs. Et ce qu’on mesurait, plutôt que le glucose sanguin, c’étaient les taux de cortisol et testostérone présents dans les deux groupes — le cortisol étant une hormone associée à de hauts niveaux de stress et d’anxiété et le testostérone une hormone associée à l’agressivité et la dominance.
Pour les jeunes du Sud, le taux de testostérone, augmentait de 12%, mais il n’augmentait pas de manière significative chez les jeunes du Nord. Quant à l’augmentation du taux de Cortisol, il était deux fois plus élevés (79%) chez les sudistes que chez les nordistes. C’est ce résultat qui intéressait les auteurs, qui en fait étudient et cherchent à comprendre les taux plus élevés d’homicide et de violence dans le Sud des Etats-Unis. Leur hypothèse de travail est que ce qu’ils appellent une culture de l’honneur s’y est développée dans un contexte culturel de gardiens de troupeaux faciles à voler et que certains traits en sont encore biologiquement observables chez les Blancs du Sud .
Si cette hypothèse est juste et se généralise — mais tout cela demeure sujet à débats — des véritables et profondes différences en matière de moralité existeraient entre groupes culturels et il faudrait aux éthiques classiques non-relativistes et objectivistes montrer que, sur telle ou telle question morale, la prise de conscience des faits pertinents ferait changer d’avis et de comportement les individus concernés — ici, les Blancs du Sud.
III. Le défi situationniste aux éthiques de la vertu
Les éthiques dites de la vertu, dont il a été question plus tôt dans cette série, mettent de l’avant tout une ensemble d’idées concernent les rôles que jouent les émotions, la raison et les motivations dans l’explication du comportement d’une personne. Cet ensemble théorique est sans doute complexe et peut-être même confus, mais il n’en demeure pas moins qu’on y trouve bien cette idée que les vertus constituent des traits de caractère qui, quand ils ont été acquis, existent chez la personne qui les possède de manière relativement permanente, stable, constante.
D’une personne courageuse, en somme, d’une personne ayant acquis la vertu de courage, il est, pensent les défenseurs de ces éthiques, raisonnable de prévoir que, dans une situation donnée, elle manifestera probablement cette vertu si elle est exigée et fera donc preuve de courage. Appelons cette idée le «globalisme».
Il se trouve que divers résultats empiriques obtenus en psychologie sociale invitent à conclure que cette idée est ou bien fausse — au point de devoir être abandonnée — ou bien confuse, au point de devoir substantiellement être revue. Les personnes qui ont mené ces attaques contre le globalisme peuvent être appelées «situationnistes» puisque justement leurs travaux tendent à montrer que ce sont les circonstances et les situations dans lesquelles des personnes se trouvent, plutôt que leurs vertus, qui jouent un rôle déterminant dans l’adoption d’un comportement ou d’un autre.
C’est le cas d’une célèbre étude portant sur des séminaristes, que je rapporte avant de rappeler les conclusions d’autres études qui appuient elles aussi l’hypothèse situationniste.
Les sujets de cette célèbre étude étaient 40 séminaristes, étudiants en théologie de l’Université de Princeton. Il leur était demandé de se rendre d’un bâtiment à un autre, afin d’aller y prononcer un exposé. En route, ces étudiants croisaient un comédien, complice des expérimentateurs, qui faisait mine d’être effondré près d’une porte, immobile, les yeux fermés. La cause de cet effondrement était indécidable, de même que la gravité de la situation. Au passage de l’étudiant, le comédien toussait deux fois et gémissait. Si l’étudiant offrait de l’aider, il refusait d’abord cette aide, expliquant qu’il souffrait d’un problème respiratoire et se sentirait mieux sous peu. Si l’étudiant insistait, il se laissait conduire à l’extérieur du bâtiment.
Les sujets étaient divisés en groupes, selon deux facteurs.
Le premier facteur était le sujet de leur conférence. À la moitié des sujets, on disait qu’ils devaient parler des perspectives d’emploi des séminaristes; à l’autre moitié, qu’ils parleraient de la parabole du Bon Samaritain, qu’on leur lisait à cette occasion afin de leur remettre en mémoire.
Le deuxième facteur concernait le temps dont ils disposaient pour se rendre au lieu de la conférence. Trois groupes étaient ainsi constitués. Aux étudiants du premier groupe, on disait qu’ils étaient en retard et devaient se presser; à ceux du deuxième, qu’ils avaient le temps de se rendre; à ceux du troisième, qu’ils étaient en avance.
Le résultat le plus notable de l’expérience a été que les passants qui étaient pressés étaient six fois moins susceptibles d’aider la personne en évidente détresse que les personnes qui n’étaient pas pressées (10% vs 63%).
Ce résultat, je l’ai dit, s’ajoute à de très nombreux autres qui, pris conjointement, invitent ou bien à rejeter la thèse globaliste ou bien à la modifier, probablement substantiellement, afin d’en tenir compte.
Voici quelques-uns de ces résultats, qui comptent parmi les plus saisissants de toutes les sciences sociales:
• Des personnes qui viennent tout juste de trouver une pièce de monnaie de dix sous sont 22 fois plus susceptibles d’aider une femme qui a échappé des papiers à les ramasser que celles qui n’ont pas trouvé un dix sous (88% vs 4%) .
• Des étudiants universitaires prenant part à une simulation de rôles (de gardiens et de prisonniers) au sein d’une prison simulée adoptent bien vite des comportements d’une extraordinaire barbarie (exercée par les premiers envers les seconds) .
• Dès lors que la demande leur est faite par une personne présumée être en autorité, des sujets vont consentir à punir une victime de chocs électriques (simulés à l’insu de qui les administre) : lors de l’expérience menée avec 40 hommes, âgés de 20 à 55 ans, 63% allaient jusqu’au bout, administrant des décharges de 450 volts .
• Les sujets étudiés par Mathews et Cannon se sont révélés cinq fois plus susceptibles d’aider un homme apparemment blessé qui avait laissé tomber des livres si le niveau sonore ambiant était normal que si une puissante tondeuse à gazon était en opération .
jeudi, février 05, 2009
INTRODUCTION À L’ÉTHIQUE - LA SCIENCE ET L’ÉTHIQUE – 3/5
Libellés :
éthique,
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2 commentaires:
La fameuse expérience de Milgram... j'ai été mis au parfum dans un cours de psychologie. Puis, lors d'un cours ultérieur quand j'ai écouté «I... comme Icare »(1979) dans le cadre d'un travail. Un film intéressant puisqu'on y voit, entre autres, une scène basée sur l'expérience de Milgram. Aussi, je vois avouer que la statistique du 10 cents, que je ne connaissais pas, est vraiment impressionnante. Merci encore pour la lecture, je crois que je vais devenir accroc! Au fait, sans vouloir être «téteux» c'est quoi votre secret pour être aussi productif, vous vous levez de bonne heure comme Ti-Guy dans Les Boys?
@Jimi. Cours de psycho et Icare: c'est souventd e cette manière qu'on découvre Milgram.Merci de votre commentaire. Et pour tout vous dire: bien des revues et des éditeurs sont très loin de trouver que je produis assez ou assez rapidement:-)
Normand
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