[Ce texte fait partie de l'Introduction à l'éthique que je prépare. Comme les précédents, ce texte paru dans Québec Sceptique et je remercie les éditeurs de cette revue d'accueillir cette série.]
Introduction
Depuis environ un demi-siècle, un des développements les plus notables concernant l’éthique a probablement été que les sciences empiriques et,ou expérimentales en font plus systématiquement que jamais l’étude. Ces travaux, nombreux, ont apporté des éclairages nouveaux et parfois inattendus sur l’éthique — notamment sur sa nature et sur sa genèse.
Il s’agit là d’un phénomène vaste, très complexe, se jouant simultanément sur un grand nombre de plans théoriques et impliquant de nombreuses disciplines scientifiques. En l’abordant, il faut en conséquence faire preuve de modestie et surtout éviter de commettre un certain nombre d’erreurs, dont les plus importantes sont à mon sens les trois suivantes.
La première erreur serait d’exagérer la nouveauté de cette situation. Il faut en effet se rappeler que depuis longtemps déjà, l’éthique, au moins chez certains de ses théoriciens, a entretenu des liens avec la science. C’était en un sens déjà vrai d’Aristote, qui abordait la question en biologiste; ce l’était aussi de Charles Darwin (1809-1882) ou de Pierre Kropotkine (1842-1921), ces véritables précurseurs de la sociobiologie et de la psychologie évolutionniste — et de nombreux autres entre Aristote et nous. Les recherches actuelles, en ce sens, plutôt que de le créer de toutes pièces, renouent entre science et éthique un lien qui n’a jamais été entièrement rompu.
La deuxième erreur serait de sauter trop rapidement aux conclusions. Tout ce vaste domaine, je le rappelle, est en friche et commence à être exploré. Certes, on va le voir, des avancées parfois spectaculaires ont été faites : mais les divers résultats de recherche n’ont pas encore été intégrés à une ou des synthèses théoriques faisant l’unanimité et, partout, ou presque, les débats se poursuivent.
D’autant, et ce sera mon troisième et dernier point, que le problème qu’on désigne le plus souvent sous le nom de «Guillotine de Hume» [voir encadré 1], en référence à celui qui l’a le premier aperçu, David Hume (1711-1776), reste posé et ne reçoit pas de réponse uniformément admise. Cette situation se reflète dans ces évaluations très diverses qui sont faites, non seulement de ce que nous apportent les études empiriques sur l’éthique, mais aussi de ce qu’elles peuvent nous apporter.
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La Guillotine de Hume
David Hume (1711 –1776) a écrit un court passage qui compte parmi les plus célèbres et influents de toute l’histoire de l’éthique. Il y décrit un sophisme selon lui courant et qui nous fait illusoirement passer de ce qui est à ce qui doit être.
Voici ce passage (Traité de la nature humaine, L. III, section 1):
« Dans chacun des systèmes de moralité que j'ai rencontrés jusqu'ici, j'ai toujours remarqué que l'auteur procède pendant un certain temps selon la manière ordinaire de raisonner, établit l'existence d'un Dieu ou fait des observations sur les affaires humaines, quand, tout à coup, j'ai la surprise de constater qu'au lieu des copules habituelles, «est» et «n'est pas», je ne rencontre pas de proposition qui ne soit liée par un «doit» ou un «ne doit pas». C'est un changement imperceptible, mais il est néanmoins de la plus grande importance. Car, puisque ce «doit» ou ce «ne doit pas» expriment une certaine relation ou affirmation nouvelle, il est nécessaire qu'elle soit soulignée et expliquée, et qu'en même temps soit donnée une raison de ce qui semble tout à fait inconcevable, à savoir, de quelle manière cette relation nouvelle peut être déduite d'autres relations qui en découlent du tout au tout. Mais comme les auteurs ne prennent habituellement pas cette précaution, je me permettrai de la recommander aux lecteurs et je suis convaincu que cette petite attention renversera tous les systèmes courants de moralité et nous fera voir que la distinction du vice et de la vertu n'est pas fondée sur les seules relations entre objets et qu'elle n'est pas perçue par la raison. »
Hume soutient donc qu’un «devoir-être» ne peut jamais être dérivé d'un «être» et qu’on ne peut pas, logiquement, tirer un énoncé normatif d’un énoncé constatif. Autrement dit : qu’entre la science, qui nous dit ce qui est, et la morale, qui nous dit ce qui doit être, il y a un gouffre infranchissable. C’est cette coupure radicale qu’établit ce qu’on appelle parfois la «guillotine de Hume».
Si Hume a raison, on ne peut pas prétendre simplement tirer une éthique de ce qui est le cas (disons : de l’histoire naturelle des humains), et sa guillotine tranche le cou aux tentatives de naturalisation de l’éthique. Pour le dire très simplement : les êtres humains peuvent bien par nature être, par exemple, égoïstes, et l’évolution peut bien avoir sélectionné tel ou tel trait : mais cela ne nous dit que ce qui est et ne nous dira pas que cela doit être.
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Ma présentation de toutes ces questions sera inévitablement partielle, on le devine; mais je voudrais tout de même qu’elle en donne un aperçu qui fasse comprendre la nouveauté, la grande ambition et la potentielle portée de tous ces travaux.
Pour cela, je procéderai en deux temps et autant d’articles.
Dans celui-ci, qui est le premier, je commencerai (section I) par brièvement rappeler les idées et les recherches de Lawrence Kholberg, dont les travaux ont constitué une première tentative d’établir une psychologie de la moralité, plus précisément du développement de la conscience morale.
Ces travaux, un temps tenus en haute estime, sont aujourd’hui en grande partie discrédités, et il me semble important de le rappeler — ne serait-ce que pour éviter de sombrer dans une sorte de naïveté scientiste selon laquelle la seule application d’une approche présumée scientifique résoudra aisément toutes les questions éthiques.
Je montrerai ensuite, sur un exemple précis (Section II), comment des recherches en psychologie culturelle invitent à repenser la question du relativisme éthique.
Les deux sections suivantes montrent comment des données empiriques crédibles peuvent inviter à sérieusement remettre en question certaines des présuppositions à la base de nos théories éthiques classiques.
La première (section III) rappelle comment divers résultats de psychologie sociale contraignent à repenser certaines assomptions des éthiques de la vertu; la deuxième, (section IV) montre comment de troublantes recherches sur le libre-arbitre, ainsi que des études sur des expériences de pensée et sur nos intuitions éthiques, invitent à leur tour à repenser la place faite à la rationalité par certains théories éthiques traditionnelles. Cet article se termine justement par un rappel de résultats obtenus par des enquêtes et le recours à la résonnance magnétique pour étudier les réactions des gens à divers scénarii de dilemmes moraux mettant en scène des tramways — et connus dans la littérature comme constituant la «trolleyologie».
Le deuxième article, qui paraîtra dans le prochain Québec Sceptique, portera sur les nombreuses avenues que prend aujourd’hui cette prometteuse naturalisation de l’éthique et par quoi se poursuit désormais le travail que Darwin lui-même, puis Kropotkine et de nombreux autres, avaient amorcé au XIXe siècle.
mardi, février 03, 2009
INTRODUCTION À L’ÉTHIQUE - LA SCIENCE ET L’ÉTHIQUE – 1/5
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3 commentaires:
Vraiment intéressant, surtout les simplifications. Cela aide beaucoup à la compréhension, en tout cas, à la mienne.
@jimi. Merci de ce mot. Je fais de mon mieux pour que ce soit compréhensible, même si le sujet n'est pas toujours (très) facile.
Normand B.
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