Février est au Canada le mois de l'histoire des Noirs. C'est, m'a-t-on déjà dit, en partie parce que Frederick Douglass était né en février que ce mois aurait été choisi. Quoiqu'il en soit, ma compagne et moi avons traduit et édité les Mémoires d'un esclave, de Douglass, un personnage remarquable.
On trouvera ci-après le texte d'une conférences justement donnée dans le cadre du Mois de l'histoire des Noirs. C'était à Montréal, en 2007.
Contactez-moi (baillargeon.normand@uqam.ca) si vous désirez la reproduire.
Le texte paraît ici sans ses notes.
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Mesdames, Messieurs,
Je voudrais tout d’abord vous remercier d’être ici et de vous joindre à nous afin de rendre cet hommage à Frederick Douglass, un homme, vous allez le constater, qui mérite à plus d’un titre qu’on se souvienne de lui et qu’on honore sa mémoire. On est en fait tenté de dire que Douglass est un de ces êtres plus grands que nature dont l’Histoire gratifie parfois l’humanité, peut-être pour lui rappeler que tout n’est pas perdu.
C’est avec plaisir que nous sommes ici ce soir pour le lancement de la deuxième édition revue et en format poche de l’autobiographie de Frederick Douglass. Ce travail nous a permis de passer une année entière en compagnie de Frederick et pouvons assurer qu’il nous a beaucoup appris et beaucoup ému et que nous gardons de sa fréquentation quelque chose de précieux et d’impérissable. Si on nous demande de le dire en quelques mots, nous serions tentés de répondre en citant ce mot de lui que nous avons placé en exergue de notre introduction à ses mémoires. Permettez-moi de le citer :
Toute l’histoire des progrès de la liberté humaine démontre que chacune des concessions qui ont été faites à ses nobles revendications ont été conquises de haute lutte. Là où il n’y a pas de lutte, il n’y a pas de progrès. Ceux qui professent vouloir la liberté mais refusent l’activisme sont des gens qui veulent la récolte sans le labour de la terre, la pluie sans le tonnerre et les éclairs : ils voudraient l’océan, mais sans le terrible grondement de toutes ses eaux.
Je pense que c’est là une juste et belle leçon et qu’elle n’a aujourd’hui rien perdu ni de sa valeur ni de son actualité. Mais Douglass propose bien d’autres enseignements et de nombreuses occasions de s’émouvoir. J’aurais ici envie de dire qu’il me donne des motifs de fierté d’être un être humain à proportion que G.W. Bush m’en donne d’avoir honte. Ceux qui me connaissent vous diront que ça fait vraiment beaucoup.
Douglass est bien connu dans certains milieux — militants, par exemple, ou parmi les historiens ou dans certaines communautés; il est aussi beaucoup plus connu aux Etats-Unis qu’ici, où son nom ne dit pas grand chose à trop de gens. Une des raisons de cet état de fait est que ses écrits, y compris sa première autobiographie, sont difficiles à trouver voire introuvables en français. Et c’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons traduit ce livre, en espérant le faire connaître chez nous. Et cette deuxième édition nous incite à penser que ce livre nous a permis d’y contribuer un peu.
Justement : Qui était-il ce Frederick Douglass?
Il était né en février 1818, sur une ferme située près d’Easton, au Maryland, dans le sud des États-Unis. Sa mère était une jeune esclave appelée Harriet Bailey — et à sa naissance , Frederick Douglass s’appelait en fait Frederick Augustus Washington Bailey.
Sa mère songea probablement, comme toutes les autres mères esclaves, qu’elle ne pourrait guère offrir à son enfant plus qu’un nom. Mais elle n’ignorait pas l’importance de ce présent, si précieux parce qu’il confère à qui le porte un minimum d’identité qui contribue à lui donner un semblant de dignité humaine susceptible d’alléger le fardeau des chaînes. On peut donc imaginer qu’elle choisit avec le plus grand soin le nom de son enfant.
La ferme sur laquelle il naît est une de ces immenses fermes-plantation du Sud, qui vit en quasi- totale autarcie par le travail de, peut-être, un millier d’esclaves. Frederick est l’un d’eux. Son destin semble tout tracé. Disons-le : il est horrible.
On a ici envie de pasticher Prévert :
Les fées qui se sont penché sur son berceau lui ont dit l’avenir/
et il n’était pas beau
Tu vivras esclave et malheureux /
et tu auras des enfants qui vivront esclaves et malheureux /
qui auront des enfant qui vivront esclaves et malheureux.
Qui auront des enfants …
La petite enfance de Douglass se passera exactement comme le prédisaient ces oiseaux de mauvais augure. Il est immédiatement séparé de sa mère, bien vite de sa fratrie; il est vêtu de guenilles, il dort sur le sol, il mange comme un animal. Les pages où il décrit cette enfance, sans pathos ajouté, avec justes les mots simples et précis de celui qui a vécu l’horreur au plus profond de sa chair et qui n’a donc nul besoin d’en rajouter, ces pages –là tirent les larmes. Comme tirent les larmes son évocation de la conscience aiguë que l’enfant, très vite, a de l’iniquité sa condition. Les mémoires de Douglass s’ouvrent d’ailleurs là-dessus :
Je ne pourrais dire avec précision l’âge que j’ai, n’ayant jamais eu entre les mains de document officiel attestant de ma naissance. La plupart des esclaves en savent autant sur leur âge que les chevaux sur le leur — et, à ma connaissance, c’est le souhait des maîtres qu’il en soit ainsi. Je ne me souviens pas avoir jamais rencontré un seul esclave pouvant donner précisément la date de sa naissance. Tout au plus les esclaves peuvent-ils dire qu’ils sont nés au moment des semences ou à celui des récoltes, au temps des cerises, ou bien au printemps ou à l’automne. Dès mon enfance, le fait d’en savoir si peu au sujet de ma propre naissance fut pour moi une source de tristesse. Les enfants Blancs, eux, connaissaient leur âge. Je ne comprenais pas pourquoi je ne pouvais en dire autant. Mais, il m’était interdit d’interroger mon maître à ce propos. Qu’un esclave pose des questions à ce sujet eut été jugé déplacé et impertinent et tenu pour la marque d’un esprit rebelle.
Tout au long de son récit, Douglass va raconter plusieurs anecdotes qui rappellent, contre ceux qui défendent ou trouvent anodine ce qu’ils appellent «l’institution particulière », la cruauté de la vie des esclaves tant sur la «ferme de la grande maison» où il est né qu’ailleurs. Ces histoires donnent un portrait saisissant et comme tracé de l’intérieur d’une réalité qu’on ne connaît trop souvent que par des statistiques ou de simples dates. Ces moments de son récit, toujours empreints de la grande noblesse d’une personne d’exception, aident à prendre la mesure de l’horreur de l’esclavage. En voici un exemple — et je demande pardon par avance aux âmes sensibles. À ce moment, Douglass habite chez son maître à la ville de Baltimore :
M. Thomas Hamilton habitait juste devant chez nous, sur Philpot Street et il possédait deux esclaves appelés Henritta et Mary. Henritta avait environ 22 ans, Mary 14 et je n’ai jamais vu de pauvres créatures aussi maigres et mutilées. Il fallait avoir un cœur de pierre pour pouvoir poser le regard sur elles sans être troublé. La tête, le cou et les épaules de Marie étaient littéralement déchiquetées. Sa tête, que j’ai souvent touchée, était presque entièrement recouverte de plaies suppurantes causées par le fouet de sa cruelle maîtresse. J’ignore si son maître la fouettait également, mais j’ai été témoin de la cruauté de Madame Hamilton. J’allais à son domicile presque chaque jour. Elle se tenait assise dans un grand fauteuil au milieu de la pièce, avec un lourd fouet qui ne la quittait jamais. Rarement une heure du jour passait sans que le sang d’une de ses esclaves ne coule. Le plus souvent, lorsque les filles passaient devant elle, elle criait : «Plus vite, soubrette nègre!» tout en abattant son fouet sur leurs têtes ou leurs épaules jusqu’à faire jaillir le sang. Elle ajoutait : «Prends ça, soubrette nègre!~» et «Si tu ne te remues pas plus vite, moi je vais te faire bouger». En plus d’être soumises à ces cruelles flagellations, elles étaient toujours à moitié mortes de faim. C’est à peine si elles savaient ce que pouvait être un véritable repas. J’ai vu Mary disputer aux cochons des détritus jetés à la rue. Elle était tellement amochée et en lambeaux que la plupart du temps les gens l’appelaient «La Picotée» plutôt que par son nom.
Le destin du petit Frederick semblait tout tracé, on l’a vu. Pourtant, cette fois, rien ne devait se passer comme prévu. Contre toute attente, cet enfant-là ne serait pas toute sa vie un esclave et, ne gardant que le prénom que lui avait donné sa mère, il allait devenir universellement connu. Son parcours serait aussi remarquable qu’improbable : le petit Frederick apprendrait à lire et à écrire, en grande partie seul ; puis, ayant réussi à passer au Nord et à fuir l’esclavage, il deviendrait un des plus célèbres, des plus éloquents et des plus passionnés abolitionnistes ; il serait aussi un des plus illustres orateurs de son temps et un écrivain qui aura non seulement cherché, mais aussi, et c’est beaucoup plus rare, trouvé une part de son salut dans la littérature ; il serait encore un philosophe et un politologue de tout premier plan ; un conseiller des présidents ; enfin et surtout il serait un combattant lucide et fermement engagé dans toutes les luttes menées contre toutes les injustices.
Ce qui va changer le destin du petit esclave, c’est la rencontre d’heureuses circonstances., la principale , de l’aveu même de Douglass, étant d’être envoyé à Baltimore pour devenir le compagnon de jeu d’un enfant Blanc de son âge. Là, en ville, la situation des esclaves, tout en restant épouvantable, est tout de même meilleure. Surtout, sa nouvelle maîtresse n’a encore jamais possédé d’esclaves. Ce qui change bien des choses. Je laisse le petit Frederick vous raconter sa rencontre avec sa nouvelle maîtresse et ce que signifiait le fait de n’avoir jamais possédé d’esclave:
Ma nouvelle maîtresse était exactement telle que je l’avais devinée lorsque je l’avais aperçue la première fois sur le pas de sa porte. Son cœur, le plus doux qui soit, était pétri des sentiments les plus nobles. Avant moi, elle n’avait jamais possédé d’esclave et avant son mariage elle n’avait pu compter que sur son propre travail pour gagner sa vie. Tisserande, elle se consacrait entièrement à son travail et c’est ce qui l’avait en grande partie préservée de la décadence et de la déshumanisation que produit l’esclavage. J’étais ébahi par sa bonté et je ne savais pas trop comment me conduire avec elle. Elle ne ressemblait à aucune des autres femmes blanches que j’avais connues. Je ne pouvais pas me comporter envers elle comme je me comportais envers les autres. Tout ce que j’avais appris jusqu’alors ne m’était plus d’aucun secours. Cette servilité rampante, d’ordinaire tellement appréciée chez un esclave, ne produisait pas chez elle l’effet habituel. On ne pouvait pas l’amadouer de cette manière, et au contraire elle en semblait même troublée. Il ne lui semblait ni insolent ni déplacé qu’un esclave la regarde. Le dernier des esclaves était parfaitement à son aise en sa présence et aucun ne pouvait la quitter sans se sentir mieux de l’avoir rencontrée. Son visage ressemblait à de célestes sourires et sa voix à une apaisante musique
Cela ne durera pas et une fatale transformation va vite s’opérer, une transformation que. Douglass décrit comme ceci : «Le poison fatal […] commença bien vite son infernal office. Bientôt, sous l’effet de l’esclavagisme, les yeux joyeux devinrent rouges de colère; la voix harmonieuse et douce devint dissonante, cassante et méchante; et le visage d’ange devint celui d’un démon» .
Mais avant cela, il va se passer une chose capitale pour le destin de cet enfant. Il faut savoir que les lois interdisaient formellement d’apprendre aux esclaves à lire et à écrire. La nouvelle maîtresse de Douglass l’ignorait et lorsque son propre enfant commencera l’école, elle commencera à apprendre à Frederick à lire. Quelques leçons seulement seront données, jusqu’à ce que le mari surprenne son épouse. Il entre dans une grande colère, devant le petit Frederick, qui ne rate pas un mot de ce discours. C’est un, peut-être même l’événement de la vie de Douglass. C’est une autre leçon immense qu’il nous donne, sur l’éducation et le savoir. Cette leçon, d’autres nous l’ont donnée, mais personne, je pense, ne nous l’ enseignée avec cette force, avec cette conviction, avec cet espoir, avec cette douloureuse urgence et cette réconfortante humanité. Permettez-moi de citer de nouveau Douglass. La scène est donc la suivante : sa maîtresse vient d’être surprise par son mari en train deleatur apprendre à lire :
« Maître Hugh découvrit ce que nous faisions. Aussitôt, il interdit à sa femme de continuer à m’apprendre à lire, lui expliquant entre autres que ce serait non seulement illégal, mais aussi dangereux. «C’est que», précisa-t-il, «si tu donnes un pouce à un Nègre, il prendra un pied. L’esclave ne doit rien connaître d’autre que la volonté de son maître et comment lui obéir». «Si tu apprends à lire à ce nègre», continuait-il en parlant de moi, «rien ne pourra plus le retenir. Plus jamais il ne pourra être un bon esclave. On ne pourrait plus le contrôler et il ne serait plus d’aucune valeur pour son maître. Quant à lui, l’éducation ne lui ferait aucun bien et ne pourrait lui apporter que beaucoup de souffrance : elle le rendrait malheureux et inconsolable.»
Ces mots tombèrent lourdement sur mon cœur où ils éveillèrent des sentiments qui y dormaient et donnèrent vie à de toutes nouvelles pensées. C’était une révélation nouvelle et bien particulière, qui expliquait des choses restées sombres et des mystères qu’en vain mon cerveau d’enfant avait cherché à percer.
Je comprenais à présent ce qui avait jusqu’alors été pour moi un troublant problème : le pouvoir de l’homme Blanc de maintenir l’homme Noir en esclavage. Dès ce moment, je connus le chemin qui conduit de l’esclavage à la liberté. C’était exactement ce dont j’avais besoin et je l’obtenais au moment où je m’y attendais le moins. J’étais certes désolé à la pensée de devoir me passer de l’aide de ma bonne maîtresse, mais je me réjouissais du riche enseignement que mon maître m’avait accidentellement donné. Je savais qu’il serait difficile d’apprendre sans professeur, mais je me mis au travail rempli d’espoir et avec un but bien précis et immuable: apprendre à lire à tout prix. Le ton déterminé sur lequel mon maître s’était adressé à sa femme en s’efforçant de lui faire comprendre les terribles conséquences qu’il y aurait à m’instruire m’avait convaincu de la profonde vérité de ce qu’il avait dit. C’était la meilleure preuve que j’étais en droit d’attendre avec confiance ces effets que l’apprentissage de la lecture devaient avoir sur moi. Ce qu’il redoutait absolument, je le désirais par-dessus tout. Ce qu’il adorait le plus, je le haïssais le plus. Ce qui était à ses yeux un mal terrible à fuir prudemment était pour moi un bien immense à rechercher avec diligence; et tous les arguments qu’il avait passionnément utilisés contre mon apprentissage de la lecture n’avaient réussi qu’à éveiller en moi le désir et la détermination d’apprendre. C’est ainsi que mon apprentissage de la lecture, je le reconnais, doit autant à la violente opposition de mon maître qu’à l’aide amicale de ma maîtresse. »
Frederick va donc apprendre à lire et à écrire, en grande partie tout seul. Il va même parvenir à s’acheter un manuel de rhétorique et apprendre l’art du discours.
Comme l’avait prédit son maître l’éducation lui procura beaucoup de souffrance tant qu’il fût dans les fers de l’esclavage. Cet extrait nous permet de bien saisir combien il pouvait être malheureux et inconsolable.
« S’il y a un moment de ma vie où, plus qu’à n’importe quel autre, il me fallut boire la lie la plus amère de l’esclavage, ce fut durant les six premiers mois de mon passage chez M. Covey. On nous faisait travailler par tous les temps. Il ne faisait jamais trop chaud ni trop froid; jamais il ne pleuvait, neigeait, grêlait ou ventait si fort qu’on ne puisse aller travailler aux champs. Travailler, travailler, travailler encore, tout le jour et une partie de la nuit. Les journées les plus longues étaient encore trop courtes au goût de M. Covey, et les nuits les plus courtes encore trop longues. Si j’étais quelque peu indocile en arrivant là, six mois de ce régime parvinrent à me dompter. M. Covey me brisa; il brisa mon corps, mon esprit et mon âme. Mon endurance fut broyée, mon intellect dépérit, toute envie de lire me quitta, l’éclair de gaieté que j’avais dans l’œil s’éteignit et la nuit noire de l’esclavage retomba sur moi. Là où il y avait eu un homme se trouvait désormais une bête.
Le dimanche était mon seul temps libre. Je le passais sous un gros arbre dans une sorte de torpeur animale, entre sommeil et veille. Parfois, un éclair de liberté me transperçait l’âme, accompagné d’une faible lueur d’espoir : je me levais subitement. La lumière vacillait un moment puis s’éteignait. Je me rasseyais, en pleurant sur mon sort. J’eus quelques fois envie de m’enlever la vie et de tuer M. Covey, mais un mélange de peur et d’espoir m’en empêcha. Aujourd’hui encore, les souffrances endurées sur cette plantation me reviennent davantage comme un rêve que comme quelque chose de réel.
Notre maison était à quelques pas de la baie de Chesapeake, toujours blanche des voiles des bateaux de toutes les régions du monde qui y naviguaient. Ces magnifiques vaisseaux et leurs robes d’un blanc pur, qui étaient un ravissement pour l’œil d’un homme libre, étaient pour moi des fantômes enveloppés de linceuls venus me terrifier et me tourmenter en me faisant songer à ma terrible condition. Souvent, dans la profonde immobilité d’un dimanche d’été, je me tins seul, le cœur triste, sur les magnifiques berges de cette noble baie et, les yeux pleins de larmes, je guettai ces innombrables voiles filant vers le puissant océan. Leur vue produisait toujours sur moi un grand effet. Mes pensées exigeaient alors d’être exprimées et là, sans aucun autre auditoire que le Tout-Puissant, je donnais libre cours à la complainte de mon cœur, que j’adressais aux bateaux : « Vous avez largué vos amarres et vous êtes libres; je suis dans les fers, je suis un esclave. Vous êtes doucement bercés par le vent, je suis sauvagement battu par le fouet. Vous êtes des anges de liberté aux vastes ailes qui parcourent le monde entier; je porte des bracelets de fer. Oh! Si j’étais libre! Si je pouvais me trouver sur l’un de vos magnifiques ponts et sous l’aile protectrice de vos voiles. Hélas! Entre vous et moi coule toute cette eau turbide. Voguez, voguez. Comme j’aimerais partir avec vous. Pourquoi a-t-il fallu que je naisse un de ces hommes dont on fait des bêtes? Le fier navier s’en est allé; il a disparu dans le lointain. Je reste seul dans l’étouffant enfer de l’esclavage infini. Mon Dieu, sauve-moi! Délivre-moi, mon Dieu! Fais de moi un homme libre! N’y a-t-il donc pas de Dieu? Pourquoi suis-je un esclave? Je vais m’enfuir. Je n’en endurerai pas plus. Que je réussisse ou que j’échoue, je vais tenter ma chance. Mourir de cette manière ou de la fièvre… Je n’ai qu’une vie à perdre. Mieux vaut mourir en courant que mourir immobile. »
En 1838, après bien des péripéties que son récit raconte, après des plans et des tentatives d’évasion infructueux, il passe au Nord. Le voici un homme libre. Il prend le nom de Douglass et un soir, invité à témoigner dans une assemblée abolitionniste où se trouve le chef de file des abolitionnistes, William Garrisson, il prend la parole et éblouit tout le monde par ses talents d’orateur, la richesse de son propos, la valeur immense de son témoignage et de ses analyses. Bien vite, Douglass devient un des porte-paroles les plus en vue de la cause abolitionniste.
Le livre que nous avons traduit paraît en 1845 et s’intitule : Narrative of the Life of Frederick Douglass, an American Slave. Written by Himself. La puissance de l’inspiration, l’originalité et le talent de l’écrivain allaient propulser Douglass aux premiers rangs des auteurs de récits autobiographiques d’esclaves, genre littéraire en plein développement à l’époque, et lui ouvrir toutes grandes les portes du fulgurant parcours qui allait être le sien.
Ce livre avait pourtant été rédigé dans un but ponctuel et stratégique bien précis. Douglass voulait en effet établir la crédibilité de l’orateur abolitionniste qu’il venait de devenir. Or de nombreuses voix s’élevaient alors de toutes parts pour mettre en doute que cet homme à la formidable éloquence, à la vaste érudition et aux si remarquables capacités argumentatives puisse être un esclave en fuite. En publiant son récit, Douglass entendait leur répondre et établir ainsi son identité. Mais il a voulu le faire en racontant intégralement son histoire, et donc non seulement en rapportant des faits, mais aussi en donnant des noms de lieux et de personnes, dont certaines étaient toujours vivantes. Puisque ces dernières ne souhaitaient rien tant que le ramener au Sud et à sa condition d’esclave – et que la loi les autorisait à le faire – il fallait, pour oser tout raconter de la sorte, un immense courage. Mais Douglass, on va le constater, en avait à revendre. Son récit nomme donc chacun des participants au drame terrible qu’il expose. L’auteur raconte tout, ou du moins tout ce qu’il lui est possible de dévoiler sans nuire à ses frères enchaînés et sans diminuer leurs chances de s’évader à leur tour. L’ouvrage connut un succès énorme et immédiat, qui contraignit aussitôt Douglass à l’exil. Des amis lui organisent une tournée de conférences en Angleterre, où il part en hâte afin d’échapper à ceux que son ouvrage a rendu fous de rage et à tous les ennemis qu’il s’est faits en le publiant. Il y restera près de deux ans. Non seulement y connait-il un immense succès comme conférencier, mais il y lie aussi des amitiés profondes, dont certaines dureront toute sa vie. Pendant son séjour, certains de ses amis réunissent la somme de 150 livres sterling (soit environ 1250 dollars américains de l’époque) qui permet à Douglass d’acheter sa liberté à Thomas Auld, son “propriétaire”. L’affaire se termine en décembre 1846. Douglass a alors vingt-neuf ans et, après de nombreux mois d’exil, il lui est permis de rentrer aux États-Unis. Il y retrouvera les siens et pourra s’atteler au projet qu’il caresse, pour lequel ses nouveaux amis le soutiendront financièrement : lancer son propre journal.
Le journal de Douglass, appelé North Star, paraît à Rochester, New York, le 3 décembre 1847. En 1851, il deviendra le Frederick Douglass’ Paper puis, en 1858, le Frederick Douglass’ Monthly, avant de fermer définitivement ses portes en 1863. Douglass fonde en 1870 un autre journal, le New National Era, destiné à aider les Noirs nouvellement libérés dans le processus de reconstruction qui s’ouvre à la fin de la guerre civile : il paraîtra jusqu’en 1874 et sera le dernier journal de Douglass.
Douglass ne cesse pas, pendant tout ce temps, d’écrire et de prononcer des discours. En 1848, il devient le président du Colored Convention Movement. Cette même année, il participe à la célèbre Seneca Fall Convention, lors de laquelle il se distingue par son appui entier et sans réserve aux revendications des femmes et des suffragettes, combats que, sa vie durant, il jugera fondamentaux et auxquels il apportera son indéfectible soutien. En juillet 1852, on lui demande de prendre la parole au Corinthian Hall, de Rochester, New York pour la fête nationale. Il re fuse de parler le 4 et prend la parole le 5 pour prononcer un discours enflammé, qui reste un de ses plus célèbres. Il garde un goût amer aujourd’hui tant ce qu’il est dit reste hélas actuel :
Douglass commençait ainsi:
Concitoyens, permettez-moi pourtant de poser une question: pourquoi m’a-t-on demandé, à moi, de prendre la parole ici et en ce jour? Qu’a-t-on à voir, moi ou tous ceux que je représente, avec votre indépendance nationale? Les grands principes de liberté politique et de justice naturelle inscrits dans la Déclaration d’indépendance vaudraient donc pour nous? Et pour ces raisons, j’aurais été appelé ici pour apporter mon humble offrande sur l’autel de la nation, pour reconnaître ses avantages et pour exprimer ma gratitude pour tous ces bienfaits qui, du fait de votre indépendance, retombent sur nous?
[…] je le dis en ressentant avec tristesse tout ce qui nous sépare : ce glorieux anniversaire ne me concerne pas. Votre chère indépendance ne fait que révéler l’étendue de la distance qui nous sépare. Les bienfaits dont vous vous réjouissez aujourd’hui ne sont pas partagés par tous. Je n’y ai pas droit, moi, au riche héritage de liberté, de prospérité et d’indépendance légué par vos pères . La lumière qui vous a apporté la vie et la guérison m’a apportée des coups et la mort. Ce quatre juillet est le vôtre, il n’est pas le mien. Vous pouvez vous réjouir: moi, je dois pleurer. Et c’est faire preuve d’une inhumaine moquerie et d’une sacrilège ironie que de forcer un homme enchaîné à pénétrer dans le grand temple illuminé de la liberté et de lui demander de se joindre à vous pendant que vous entonnez des chants de joie.
Ce discours se concluait par ces mots, qui ont hélas leur actualité.
Allez où il vous plaira; cherchez là où vous le voudrez; fouillez toutes les monarchies et tous les despotismes du vieux monde, rendez vous en Amérique du sud; recensez tous les abus que vous trouverez; lorsque vous en serez arrivés au dernier, réunissez tous vos faits, puis comparez-les à ce qui se passe journellement dans notre nation. Vous conclurez alors comme moi qu’en matière de révoltante barbarie et d’insolente hypocrisie, les Etats-Unis d’Amérique restent sans rival.
Sur un sujet assez proche, je ne résiste pas à citer un autre passage de Douglass, qui était pourtant un homme profondément croyant, un passage qui invite à la comparaison avec certains de nos voisins du sud. Douglas évoque ici son passage à un nouveau maître, plus ou moins agnostique sinon mécréant :
Un autre grand avantage que je gagnai à changer de maître est que M. Freeland n’avait aucune prétention en matière religieuse, pas même d’avoir la foi, et je suis d’avis que cela constitue un énorme avantage. J’affirme sans hésitation que la religion, dans le Sud, n’est qu’une couverture pour masquer les plus horribles crimes, qu’une manière de justifier la plus épouvantable barbarie, qu’une façon de sanctifier les messages les plus haineux et enfin un sombre abri derrière lequel les actes les plus noirs, les plus immondes et les plus ignobles des propriétaires d’esclaves trouvent leur protection la plus sûre. S’il me fallait un jour retomber dans les fers de l’esclavage, je considérais que la pire chose qui pourrait m’arriver serait d’être l’esclave d’un maître religieux. Car de tous les maîtres que j’ai eus, ce sont ceux qui sont croyants qui sont les pires. Ils sont, de tous, les plus méchants, les plus vils, les plus cruels et les plus lâches.
Mais il faut accélérer un peu.
En novembre 1860, Abraham Lincoln est élu à la présidence du pays et la guerre de Sécession va bientôt commencer. À la différence de Lincoln, cependant, Douglass comprend que l’esclavage est un enjeu capital et absolument incontournable de cette guerre civile, qu’il perçoit comme l’aboutissement des profondes contradictions qui perturbent les États-Unis au moins depuis la Révolution. Durant cette guerre longue et meurtrière, Douglass travaille notamment à faire admettre l’idée de créer des bataillons de soldats noirs, puis à les mettre sur pied. Lorsqu’en 1865 la guerre tire à sa fin et que le XIII amendement est adopté, Douglass a quarante-sept ans. Avec la libération de quatre millions d’esclaves, l’immense combat auquel il s’est dévoué pendant des années vient de prendre fin. Mais Douglass sait également que de nombreuses autres luttes sont à mener, qui concernent cette fois l’intégration sociale, politique et économique de la communauté afro-américaine. Douglass sera présent dans chacune de ces luttes.
En 1881 paraît sa troisième et dernière autobiographie, intitulée Life and Times of Frederick Douglass. La vie de Douglass est d’ailleurs, à compter de cette époque, celle d’un homme comblé d’honneurs : il sera tour à tour président de la Freedmen’s Bank, marshal du district de Columbia et ambassadeur à Haïti. Il ne cesse pourtant de chercher à recouvrer cette part de son identité dont l’esclavage l’a à jamais privé, en particulier en le laissant dans l’incertitude quant à l’identité de son père. Un an avant sa mort, il rédige ce qui sera la toute dernière entrée de son journal : elle concerne les démarches qu’il est alors en train d’accomplir pour savoir qui était son père, ce secret qu’il a toujours voulu percer.
Le 20 février 1895, Douglass se rend à une assemblée du National Council of Women, à Washington, où il prend la parole. Le soir même, à son domicile de Cedar Hill, il s’écroule devant son épouse à qui il racontait sa journée.
En observant la vie de Douglass, on ne peut manquer d’être frappé par le fait que la société américaine d’alors ait tant appris de la liberté d’un de ses fils parmi ceux qui en furent si cruellement privés. Mais, à vrai dire, nous-mêmes avons encore de belles et importantes leçons à retenir du parcours de Douglass, des questions qu’il a posées et des réponses qu’il leur a données. D’autant qu’à l’échelle de la planète, hélas, le combat contre l’esclavage n’est pas encore gagné. En effet, comme le rappelle l’organisation Anti-Slavery International, en ce moment même vingt millions d’adultes sont soumis à un esclavage traditionnel, en Asie du Sud, en Afrique et en Amérique du Sud, notamment par l’entremise d’un système de remboursement de dettes qui permet à des créanciers de maintenir en servitude des familles entières, parfois durant plusieurs générations. À ce nombre, il faut encore ajouter de deux cent cinquante à trois cents millions d’enfants exploités par le travail ou la prostitution et soumis à des conditions très proches de l’esclavage [11] .
Mais on lit aujourd’hui Douglass pour d’autres raisons encore que son opposition à l’esclavage et on trouve à son œuvre des mérites qui vont bien au-delà des circonstances historiques dans lesquelles elle s’est inscrite. Il apparaît ainsi, et de plus en plus, comme un écrivain à part entière, un philosophe, un orateur et un éducateur.
Pour notre part, en méditant sur cette vie et sur cette œuvre, nous sommes d’abord admiratifs devant la passion de connaître et d’apprendre qui a brûlé en Douglass avec une intensité que chacun de ses lecteurs ne peut manquer de ressentir. Nous souscrivons donc volontiers au jugement de Carl Sagan qui, dans un émouvant chapitre de The Demon-Haunted World, explique que Douglass nous a montré que, si l’esclavage et la liberté sont multiples, tous les chemins de la liberté passent par l’éducation en général et par la lecture en particulier [12] .
Cependant, lorsque nous pensons à Frederick Douglass, une autre image s’impose également à l’esprit, une image qui nous est donnée par une anecdote que nous voulons rappeler pour clore cette introduction.
On raconte qu’un jeune étudiant vint trouver Douglass au soir de sa vie pour demander au célèbre vieil homme ce qu’il devait faire de son existence.
Douglass se leva alors de toute sa grandeur et déclara : “Agitate ! Agitate ! ”.
Normand Baillargeon
Chantal Santerre
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11 commentaires:
Bonjour,
Excellent bouquin!
Belle introduction + de chouette référence sur Douglas et plus encore.
Je n'ai pas lu l'original alors aucun commentaire sur la traduction.
(Prévert, dans l'attente d'une réponse je me permets. Email d'invitation pour votre compte You tube envoyé. Demande de votre adresse You tube envoyé; à vous de jouer.)
Quelques remarques de forme :
une transformation que. : le point est de trop
en train deleatur : de lui
Sinon, agréable lecture, comme d'habitude.
Bonjour,
N'oublions pas le chevalier de Saint Georges, "compositeur afro-français, violoniste, chef d'orchestre, virtuose du fleuret, chef de brigade", véritable "Mozart noir" à qui un site a été dédié :
http://chevalierdesaintgeorges.homestead.com/vie.html
@ Anonyme: Je n'arrive pas à entrer sur le site, comme je l'ai .crit là. Je cesse de vous embêter avec ça: vous avez déjà été trop gentil et patient.
Noramnd
@ NG: Merci des corrections et du commentaire.
Normand
2 hnk: Je connais de nom le Mozart noir, mais je n'ai jamais écouté sa musique. Il faudrait que je m'y mette.
Je suis un grand fan de jazz et pour moi, John Coltrane, (avec Bach), est le plus grand musicien .Ma liste de musiciens préférés comprend surtout des Noirs: Ellington, Armstrong, Holiday sont en tête de liste. ( ET J'INSISTE POUR RANGER BILLIE PARMI LES MUSICOS!)
Normand
Les vidéos sont partagées "publique", à ces adresses:
(Dsl, la taille des vidéos est vraiment petite)
1
http://www.youtube.com/watch?v=GOBEJL9wMls
2
http://www.youtube.com/watch?v=t0TkIAMfzVA
3
http://www.youtube.com/watch?v=kHr5bPFmurg
4
http://www.youtube.com/watch?v=GyDPxn0s6bM
5
http://www.youtube.com/watch?v=g7KCn1NvSBU
6
http://www.youtube.com/watch?v=PIPg6gnMjAU
Je les retirai du site dans cinq jours.
@anonyme: Je me suis régalé. Un immense merci, mon cher.
Normand
Encore une fois, une lecture très intéressante. Il y a tellement de personnes géniales qui sont moins connues. Pourtant, vu son époque, les répercussions doivent avoir été considérables. Vous devriez ajouter Miles Davis en ce qui concerne vos musiciens noirs. Sans parler de Hendrix. Je crois qu'on pourrait en nommer beaucoup...
Bonjour,Jimi, Vous avez bien entendu raison sur les personnes admirables et trop peu connues.(À commencer par routes ces militantes et tous ces militants)
Ceci dit, Douglass, aux É.U. du moins , est très connu et il a effectivement eu là-bas des retentissements considérables.(Il y a un Musée Douglass, que j'ai visité; sa maison est aussi un Musée;des rues portent son nom; on l'enseigne dans les écoles, etc.)
Miles Davis et Hendrix: tout à fait d'accord avec vous. Davis (qui avait tout un flair pour repérer le génie) voulait d'ailleurs faire un album avec Hendrix et seule la mort de ce dernier a mis fin à cet espoir. Ç'aurait pu être quelque chose de renversant, non?
Normand B.
Tout à fait! Personnellement, je ne sais pas trop si j'aurais été en mesure de comprendre la profondeur de ce qu'ils auraient créé(même si j'ai une base en théorie musicale), mais je suis bien intrigué de savoir qu'est-ce que cela aurait pu donner!
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