Comme je le disais dans une précédente entrée, je viens de terminer une introduction à la philosophie. Voici quelques réflexions et observations à ce sujet — ces notes n’intéresseront peut-être que moi.
Comme c’est si souvent le cas, le livre s’est transformé en l’écrivant. C’est qu’on découvre des choses qu’on ne soupçonne pas en écrivant et qu’on ne peut les découvrir qu’en écrivant. J’ai toujours pensé que je serais incapable d’écrire un roman et je suis admiratif devant les personnes qui le font — du moins les bons romans. Mais peut-être est-ce pour elles la même chose : ils et elles écrivent et puis ça vient. C’est en écrivant qu’on devient écrivon disait le brave Queneau… Encore un peu et je me lance dans un roman!
L’autre chose qui m’a frappée pendant que j’écrivais ce livre, c’est à quel point il est difficile de vulgariser. Notez bien que je ne dis pas que j’y parviens en général ou que j’y suis parvenu ce coup-çi. Mais il reste que même s’il s’agit d’un domaine que je connais particulièrement bien (pas de fausse modestie), en parler de manière claire est difficile. Il faut choisir les sujets qu’on va aborder et les sélectionner pour de bonnes raisons (ils doivent être fondamentaux mais accessibles); on doit trouver des exemples et de façons de les présenter à qui n’en a jamais entendu parler.
J’en ressors plus admiratif que jamais pour ces auteurs que j’estime et qui le font si bien : Martin Gardner (l’immense Gardner, à qui je dois tant); Richard Feynman (si vous enseignez la physique, ne pas le connaître est une grave carence); Bertrand Russell; et quelques autres.
J’en ressors aussi avec la conviction qu’il faut maîtriser un domaine pour l’enseigner et que c’est une grave erreur, au Québec, d’avoir à ce point dilué la formation disciplinaire des maîtres du secondaire. Une erreur, oserais-je dire, de gens qui soit n’ont pas de véritable formation disciplinaire solide, soit n’ont jamais essayé de vulgariser, soit n’accordent pas l’importance qui leur revient aux savoirs dans l’éducation (et peut-être les trois choses à la fois).
Finalement, et tout bien pesé, il reste que la philosophie est difficile, d’une vraie difficulté qu’on ne peut contourner. Sur ce plan, elle est comme les maths, que j’aime aussi si fort, même si je ne suis pas matheux ni très bon en maths. J’ai cependant noté une différence entre ces deux domaines — du moins pour moi (car il se peut que ce que je dis tienne à ce que je pratique des maths trop élémentaires). La voici.
Je n’oublie pas ce que je sais en mathématiques : ayant vu (pour parler comme le platonicien que je suis en mathématiques) la démonstration du théorème de Pythagore par Euclide, elle est comme saisie en pensée et pour de bon. En philo, par contre, des choses que j’apprends deviennent avec le temps nébuleuses si je n’y reviens pas. En écrivant ce livre (qui m’a pour toutes ces raisons pris pas mal plus de temps que je ne pensais au départ), j’ai plus d’une fois eu à retourner à des choses que je pensais savoir, que j’avais apprises, mais oubliées.
Mais bon, j’ai enfin fini.
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dimanche, décembre 06, 2009
mardi, février 10, 2009
HUMOUR ET MATHÉMATIQUES SELON PAULOS -2
[Suite des notes de lectures/commentaire sur le livre de Paulos]
1. Dans son deuxième chapitre, Paulos commence par expliquer le concept d'axiomatique. Il construit ensuite un petit système pour illustrer ce concept puis distingue entre une axiomatique d'une part et ses possibles réalisations de l'autre (ses modèles, je dirais; soit l'axiomatique de Peano; 0, 1, 2, ... en sont un modèle (c'est celui auquel on pense spontanément); mais si j'interprète '0' comme, disons, '100", et 'successeur' comme 'prochain nombre pair',j'ai une nouvelle interprétation, un nouveau modèle possible de l'axiomatique, i.e.: 100, 102, 104, ...)
2. Il distingue aussi entre langage et métalangage.
3. Arrive alors un idée neuve (pour moi du moins) et que je trouve brillante. Une blague peut (parfois) être pensée comme proposant une axiomatique à laquelle, contrairement à ce que nous pensons d,abord, un modèle inattendu est fourni. Exemple de Paulos. Qu'est-ce qui est dur et sec avant d'entrer et mou et mouillé quand ça ressort? Réponse: Une gomme à mâcher.
4.L'incongruité naît de ce que deux manières d'interpréter, de voir, de comprendre des données sont simultanément saisies. Plus formellement: la bague demande: Dans quel modèle les axiomes X, Y et Z sont-ils vrais? Réponse spontanée: Dans N. Le demandeur répond: Non! Dans M! [ La bonne blague laissée ici même hier par un lecteur (Zerg) pourrait être analysée de la sorte: elle change l'interprétation du concept d'enclos. La voici, contée par Zerg: Une éleveuse de moutons désire construire un nouvel enclos d'au moins 2500 m², en utilisant au maximum 200 m de clôture. Elle appelle les propositions d'un architecte, d'un ingénieur et d'un mathématicien pour la conception. Après un certain temps, elle reçoit les propositions. L'architecte propose un carré de 50m par 50m de manière à intégrer l'enclot sur une partie du terrain rectangulaire, en utilisant les 200 m de clôture. L'ingénieur propose un cercle de 28,21m de rayon afin d'obtenir le meilleur ratio entre le périmètre et l'aire, et obtient une longueur de clôture de 177,25m. Le mathématicien propose une solution extravagante, soit un enclot circulaire de 2 m², utilisant 5 m de clôture. L'éleveuse, avant de jeter la proposition du mathématicien qu'elle considère farfelue et hors propos, succombe à la curiosité de lui téléphoner. Le mathématicien lui répond qu'à supposer qu'elle ait besoin de 2 m² pour se tenir debout, une clôture autour d'elle confinerait ses moutons dans un enclot d'une aire d'environ 150 Mm², soit la superficie des terres émergées de la planète.]
5. Les énigmes reposent parfois sur ce modèle. I.e.: Qu'est ce qui est blanc, qui monte et descend? etc...
6. En ce sens, comprendre une blague c'est jouer sur plusieurs interprétations et en un sens passer du langage au métalangage.Les personnes incapables de le faire manquent d'humour. Par exemple, le fonctionnaire qui applique aveuglément la règle. Leur manque d'humou,r qui est de la rigidité, est parfois drôle, bien malgré eux.
7.Paulos revient ensuite sur les Géométries Non Euclidiennes (GNE). Leur création, suggère-t-il, qui demandait une nouvelle interprétation du 5è postulat d'Euclide, peut être vue comme une sorte de blague mathématique. Et Kant, qui ne concevait l'espace qu'Euclidien, n'avait pas le sens de l'humour! (Audacieux!!! Mais amusant.)
Et le chapitre n'est même pas fini!
À suivre, donc....
1. Dans son deuxième chapitre, Paulos commence par expliquer le concept d'axiomatique. Il construit ensuite un petit système pour illustrer ce concept puis distingue entre une axiomatique d'une part et ses possibles réalisations de l'autre (ses modèles, je dirais; soit l'axiomatique de Peano; 0, 1, 2, ... en sont un modèle (c'est celui auquel on pense spontanément); mais si j'interprète '0' comme, disons, '100", et 'successeur' comme 'prochain nombre pair',j'ai une nouvelle interprétation, un nouveau modèle possible de l'axiomatique, i.e.: 100, 102, 104, ...)
2. Il distingue aussi entre langage et métalangage.
3. Arrive alors un idée neuve (pour moi du moins) et que je trouve brillante. Une blague peut (parfois) être pensée comme proposant une axiomatique à laquelle, contrairement à ce que nous pensons d,abord, un modèle inattendu est fourni. Exemple de Paulos. Qu'est-ce qui est dur et sec avant d'entrer et mou et mouillé quand ça ressort? Réponse: Une gomme à mâcher.
4.L'incongruité naît de ce que deux manières d'interpréter, de voir, de comprendre des données sont simultanément saisies. Plus formellement: la bague demande: Dans quel modèle les axiomes X, Y et Z sont-ils vrais? Réponse spontanée: Dans N. Le demandeur répond: Non! Dans M! [ La bonne blague laissée ici même hier par un lecteur (Zerg) pourrait être analysée de la sorte: elle change l'interprétation du concept d'enclos. La voici, contée par Zerg: Une éleveuse de moutons désire construire un nouvel enclos d'au moins 2500 m², en utilisant au maximum 200 m de clôture. Elle appelle les propositions d'un architecte, d'un ingénieur et d'un mathématicien pour la conception. Après un certain temps, elle reçoit les propositions. L'architecte propose un carré de 50m par 50m de manière à intégrer l'enclot sur une partie du terrain rectangulaire, en utilisant les 200 m de clôture. L'ingénieur propose un cercle de 28,21m de rayon afin d'obtenir le meilleur ratio entre le périmètre et l'aire, et obtient une longueur de clôture de 177,25m. Le mathématicien propose une solution extravagante, soit un enclot circulaire de 2 m², utilisant 5 m de clôture. L'éleveuse, avant de jeter la proposition du mathématicien qu'elle considère farfelue et hors propos, succombe à la curiosité de lui téléphoner. Le mathématicien lui répond qu'à supposer qu'elle ait besoin de 2 m² pour se tenir debout, une clôture autour d'elle confinerait ses moutons dans un enclot d'une aire d'environ 150 Mm², soit la superficie des terres émergées de la planète.]
5. Les énigmes reposent parfois sur ce modèle. I.e.: Qu'est ce qui est blanc, qui monte et descend? etc...
6. En ce sens, comprendre une blague c'est jouer sur plusieurs interprétations et en un sens passer du langage au métalangage.Les personnes incapables de le faire manquent d'humour. Par exemple, le fonctionnaire qui applique aveuglément la règle. Leur manque d'humou,r qui est de la rigidité, est parfois drôle, bien malgré eux.
7.Paulos revient ensuite sur les Géométries Non Euclidiennes (GNE). Leur création, suggère-t-il, qui demandait une nouvelle interprétation du 5è postulat d'Euclide, peut être vue comme une sorte de blague mathématique. Et Kant, qui ne concevait l'espace qu'Euclidien, n'avait pas le sens de l'humour! (Audacieux!!! Mais amusant.)
Et le chapitre n'est même pas fini!
À suivre, donc....
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lundi, février 09, 2009
HUMOUR ET MATHÉMATIQUES SELON PAULOS -1
[Voici quelques notes/réflexions rapides sur le livre de Paulos que je suis en train de lire]
Dans son premier chapitre, outre quelques blagues, Paulos explique qu'il lui a toujours semblé que les mathématiciens (et mathématiciennes)avaient un sens de l'humour singulier. Par exemple, ils et elles prendront une assertion au pied de la lettre et en tireront un effet comique. Il propose ensuite une définition de l'humour, essentiellement celle qui la définit comme incongruité, à laquelle il apporte quelques modifications.
Il en arrive ainsi à l'énumération de similitudes générales entre mathématiques et humour.
1. Tous deux sont des formes de jeu intellectuel ou de l'esprit, les mathématiques étant plus intellectuelles et l'humour plus ludique; [Ici, formalisme et axiomatique viennent à l'esprit]
2. Dans les deux cas, des combinaisons d'idées et de formes sont organisées puis décomposées par plaisir.[Et ici, je dirais que ce plaisir est intrinsèque à l'activité et est sa fin. Je me rappelle à e sujet cette anecdote qu'on rapporte à propos d'Euclide et qui illustre le très platonicien dédain ou du moins l’indifférence dans laquelle il tenait les applications pratiques en général. On raconte ainsi qu’en réponse à un élève qui lui demandait quel profit il tirerait de l’étude de la géométrie, Euclide, sans lui répondre, aurait appelé un esclave auquel il aurait dit : «Donne un peu de monnaie à ce jeune homme, qui doit tirer un profit de ce qu’il apprend.» Un humoriste à qui on demanderait à quoi sert telle blague pourrait dire quelque chose de semblable]. [Je placerais ici une remarque qu'il fait par ailleurs , à savoir qu'on parle de maths pures et non de maths appliquées et d'humour pur - l'humour appliqué serait peut-être l'utilisation de l'humour en publicité, disons]
3. L'ingénuité et l'intelligence sont des traits distinctifs des deux activités.
4. Tous deux ont recours à la logique, à des modèles, à des règles et à des structures. Cependant, en humour, la logique est souvent mise à mal; les modèles sont déformés; les règles et les structures confuses. Mais ces transformations ne sont pas arbitraires et doivent avoir du sens à un certain niveau ou en fonction d'une interprétation correcte de ces éléments — ce qui permet que soit saisi comme incongru ce que la bague raconte.
5.Tous deux sont caractérisés par une économie de moyens et vont (idéalement) explicitement au but. La beauté d'une preuve en mathématiques tient en partie à son élégance et à sa brièveté et une blague réussie va directement au but, sans détails inutiles, etc.
7. Le reductio ad absurdum est utilisé par les mathématiciens et les humoristes. Le premiers tirent une contradiction d'une proposition contraire à celle qu'il veulent établir (Paulos donne l'exemple de la preuve l'infinité des nombres premiers par Euclide); les deuxièmes donnent uen prémisse (plus ou moins) bizarre et en tirent des conclusions absurdes. [Ici, j'ai pensé à l'humour de Brassens: prenez À l'ombre des maris....]
8. (Toutes?) ces qualités se retrouvent dans ce «Ah!Ah!» de la compréhension d'une belle preuve ou d'une bonne blague. La chute d'une preuve et celle d'une blague sont en ce sens comparables.
9.Paulos évoque encore le caractère quelque peu agonistique ou compétitif de la psychologie des mathématiciens et dit ne pas le retrouver dans l'epsrit qui caractérise l'humour. [Ici, la théorie de l'humour comme «sudden glory» développée par Hobbes ou encore celle de Freud inviterait à faire des rapprochements]
10. Il conclut en suggérant que les énigmes, les jeux d'esprit, les paradoxes sont au fond à mi-chemin entre les mathématiques et l'humour: ils sont plus intellectuels que l'humour et moins mathématiques que les maths.[Viennent à l'esprit: L. Carroll, Martin Gardner, Oulipo, Raymond Queneau...]
Excusez le style très télégraphique. Ce sont là des notes et j'ai écrit ça très vite pour en garder a trace. Food for thought, comme on dit. Si vous avez des pistes, commentaires, idées: ne vous gênez pas!
Dans son premier chapitre, outre quelques blagues, Paulos explique qu'il lui a toujours semblé que les mathématiciens (et mathématiciennes)avaient un sens de l'humour singulier. Par exemple, ils et elles prendront une assertion au pied de la lettre et en tireront un effet comique. Il propose ensuite une définition de l'humour, essentiellement celle qui la définit comme incongruité, à laquelle il apporte quelques modifications.
Il en arrive ainsi à l'énumération de similitudes générales entre mathématiques et humour.
1. Tous deux sont des formes de jeu intellectuel ou de l'esprit, les mathématiques étant plus intellectuelles et l'humour plus ludique; [Ici, formalisme et axiomatique viennent à l'esprit]
2. Dans les deux cas, des combinaisons d'idées et de formes sont organisées puis décomposées par plaisir.[Et ici, je dirais que ce plaisir est intrinsèque à l'activité et est sa fin. Je me rappelle à e sujet cette anecdote qu'on rapporte à propos d'Euclide et qui illustre le très platonicien dédain ou du moins l’indifférence dans laquelle il tenait les applications pratiques en général. On raconte ainsi qu’en réponse à un élève qui lui demandait quel profit il tirerait de l’étude de la géométrie, Euclide, sans lui répondre, aurait appelé un esclave auquel il aurait dit : «Donne un peu de monnaie à ce jeune homme, qui doit tirer un profit de ce qu’il apprend.» Un humoriste à qui on demanderait à quoi sert telle blague pourrait dire quelque chose de semblable]. [Je placerais ici une remarque qu'il fait par ailleurs , à savoir qu'on parle de maths pures et non de maths appliquées et d'humour pur - l'humour appliqué serait peut-être l'utilisation de l'humour en publicité, disons]
3. L'ingénuité et l'intelligence sont des traits distinctifs des deux activités.
4. Tous deux ont recours à la logique, à des modèles, à des règles et à des structures. Cependant, en humour, la logique est souvent mise à mal; les modèles sont déformés; les règles et les structures confuses. Mais ces transformations ne sont pas arbitraires et doivent avoir du sens à un certain niveau ou en fonction d'une interprétation correcte de ces éléments — ce qui permet que soit saisi comme incongru ce que la bague raconte.
5.Tous deux sont caractérisés par une économie de moyens et vont (idéalement) explicitement au but. La beauté d'une preuve en mathématiques tient en partie à son élégance et à sa brièveté et une blague réussie va directement au but, sans détails inutiles, etc.
7. Le reductio ad absurdum est utilisé par les mathématiciens et les humoristes. Le premiers tirent une contradiction d'une proposition contraire à celle qu'il veulent établir (Paulos donne l'exemple de la preuve l'infinité des nombres premiers par Euclide); les deuxièmes donnent uen prémisse (plus ou moins) bizarre et en tirent des conclusions absurdes. [Ici, j'ai pensé à l'humour de Brassens: prenez À l'ombre des maris....]
8. (Toutes?) ces qualités se retrouvent dans ce «Ah!Ah!» de la compréhension d'une belle preuve ou d'une bonne blague. La chute d'une preuve et celle d'une blague sont en ce sens comparables.
9.Paulos évoque encore le caractère quelque peu agonistique ou compétitif de la psychologie des mathématiciens et dit ne pas le retrouver dans l'epsrit qui caractérise l'humour. [Ici, la théorie de l'humour comme «sudden glory» développée par Hobbes ou encore celle de Freud inviterait à faire des rapprochements]
10. Il conclut en suggérant que les énigmes, les jeux d'esprit, les paradoxes sont au fond à mi-chemin entre les mathématiques et l'humour: ils sont plus intellectuels que l'humour et moins mathématiques que les maths.[Viennent à l'esprit: L. Carroll, Martin Gardner, Oulipo, Raymond Queneau...]
Excusez le style très télégraphique. Ce sont là des notes et j'ai écrit ça très vite pour en garder a trace. Food for thought, comme on dit. Si vous avez des pistes, commentaires, idées: ne vous gênez pas!
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HUMOUR ET MATHÉMATiQUES
Je viens de recevoir ce livre qui devrait m'aider à réfléchir sur cette question.Paulos est un excellent auteur.
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mardi, janvier 27, 2009
BERTRAND RUSSELL : LE SCEPTIQUE PASSIONNÉ 2/4
Le logicisme
Sa passion pour les mathématiques va renaître au tournant du siècle, tout particulièrement en juillet 1900, alors que Russell se rend à Paris pour prendre part au Congrès International de Philosophie. C’est un point tournant de sa vie intellectuelle, notamment parce qu’il y fait la rencontre du mathématicien italien Giuseppe Peano (1858-1932) et de ses travaux .
Peu après, pris d’une fièvre créatrice intense, Russell avance le programme de fondements des mathématiques appelé logiciste (dans Principles of Mathematics, 1903); puis, en collaboration avec son ancien professeur et ami A.N. Whitehead, il entreprend de le réaliser dans le détail dans le monumental Principia Mathematica — trois lourds tomes sur lesquels les deux hommes travaillent durant une décennie et qui paraissent entre 1910 et 1913. Ce programme logiciste ambitionne de montrer que «toutes les mathématiques pures peuvent être déduites de prémisses purement logiques et en n’utilisant que des concepts que l’on peut définir en termes de logique .» En termes simples — et quelque peu imprécis — voici comment Russell et Whitehead procèdent.
Les notions nécessaires à la définition des concepts des mathématiques sont, outre le concept d’identité (a=b), des propositions (disons p et q), sur lesquelles on définit des opérations, ainsi que des symboles permettant d’analyser leur structure interne.
Les opérations sont les suivantes :
La négation de p : ~p
La disjonction (p ou q) : p∨ q
La conjonction (p et q): p ∧ q
L’implication (si p, alors q): p→ q
Les notions permettant l’analyse des propositions sont:
Fx (lu: x est F), qui est une expression fonctionnelle où x est une variable et F un prédicat.
∀ x (lu: pour tout x), qui est un quantificateur universel.
∃ x (lu : il existe au moins un x), qui est un quantificateur existentiel.
La première tâche des auteurs sera de définir les entiers naturels à l’aide de termes logiques, ce qu’ils accomplissent avec la notion de classe; puis de montrer que les autres concepts des mathématiques ainsi que les théorèmes mathématiques peuvent être construits à partir d’eux et des principes logiques. La tâche est herculéenne. Mais il y a plus grave, puisque Russell découvre bientôt un terrible paradoxe, qui porte aujourd’hui son nom, et qui laisse présager le pire pour le programme logiciste puisqu’il concerne la notion de classe. En voici un exposé non technique.
Certaines classes ont la propriété d’être membres d’elles-mêmes; d’autres ne l’ont pas. Par exemple, la classe de toutes les idées est une idée tandis que la classe de toutes les tables n’est pas une table. Que dira-t-on alors de la classe de toutes les classes qui ne sont pas membres d’elles-mêmes? Je vous laisse vous amuser à y réfléchir. Plus simplement, imaginons une librairie qui décide de faire le catalogue C de tous les catalogues qui ne sont pas catalogués. C doit-il y figurer? Russell proposera diverses solutions techniques à ce paradoxe — en particulier la théorie des types et la théorie des types ramifiés.
La théorie des descriptions
Les techniques et les méthodes que Russell a déployées dans sa défense du logicisme vont se répercuter sur son travail en philosophie, où il privilégiera également l’analyse logique. La célèbre «théorie des descriptions», qu’il expose dans un article paru en 1905 , est un bon exemple de ce qu’il propose et elle est généralement reconnue comme le paradigme de la philosophie analytique du XX ème siècle.
En termes très simples, disons que Russell montre que nous sommes leurrés par le langage quand nous imaginons qu’il doit y avoir un référent à tout nom d’une phrase descriptive. Cette conviction, erronée, conduit à des absurdités manifestes dans le cas de propositions comme : «L’actuel roi de France est chauve». La France n’est pas une monarchie et n’a donc pas de roi. La proposition est-elle fausse? Si on le dit, alors, en vertu de la loi du tiers exclu, sa négation — l’actuel roi de France n’est pas chauve — devrait être vraie : ce qui ne semble pas avoir de sens. La solution de Russell est habile et met en œuvre la logique et l’analyse. Si on convient de désigner par R le prédicat «présent roi de France» et par C «être chauve», la proposition : «Le présent roi de France est chauve» sera réécrite de la manière suivante :
1. Il existe un x tel que Rx;
2. Pour tout y, si Ry, alors y=x;
3. Cx
Ce qui se notera comme suit en logique formelle :
∃x [(Rx ∧∀y(Ry → y=x)) ∧Cx]
L’impact de la Première Guerre Mondiale
Ma vie, dira Russell a été « radicalement scindée en deux par la Première Guerre Mondiale», laquelle l’a «amené à abandonner bien des préjugés et forcé à reconsidérer bon nombre de questions fondamentales .» Il dira même: «Cerné par une souffrance si immense, je trouvais minuscules et vaines toutes ces pensées de haut vol que j’avais entretenues à propos du monde abstrait des idées ».
Terrifié par l’arrivée d’une guerre qu’il sait être absurde, horrifié par l’enthousiasme martial avec lequel nombre de ses contemporains l’accueillent, Russell se lancera passionnément dans l’activisme politique.
Son pacifisme lui vaut d’abord, en 1916, d’être démis de ses fonctions à Trinity College, où il enseignait; puis, en 1918, il écope d’une peine de prison de six mois.
C’est durant la guerre qu’il publiera un de ses plus importants livres de théorie politique : Principles of Social Reconstruction (1916). Il y déploie notamment, d’une part des positions autogestionnaires, proches de celles des partisans du Guild Socialism anglo-saxon et de l’anarcho-syndicalisme, d’autre part un idéal de gouvernement mondial.
Russell restera toute sa vie, pour l’essentiel, fidèle à ces idéaux et à l’immense espoir qu’ils portent, un espoir que dans Political Ideals, paru en 1917, il formulait ainsi: «[…] nous pourrions, en 20 ans, abolir la pauvreté extrême, mettre un terme à la moitié des maladies du monde, à l’esclavage économique qui enchaîne les neuf dixièmes de la population; nous pourrions emplir le monde de beauté et de joie et faire advenir le règne de la paix universelle .»
Notons que Russell proposera et appuiera, tout au long de sa vie, un large éventail de réformes politiques compatibles avec ses idéaux : égalité de revenu; revenu de citoyenneté; vote des femmes (il est candidat des suffragettes en 1907); abolition de l’héritage; et de nombreuses autres.
À la sortie de la guerre, Russell est un intellectuel mondialement connu et une figure très en vue de la gauche. Il est alors invité par le gouvernement de l’URSS à visiter la nouvelle Russie bolchevique, qui s’attend à ce qu’il lui décerne un brevet de satisfaction. Russell revient cependant fortement désenchanté de sa visite et porte sur l’URSS un jugement sévère qu’il expose sans complaisance dans Théorie et pratique du bolchevisme.
Russell passe ensuite un an en Chine, pays pour lequel il développe une immense affection. Malade, il passe près d’y mourir et écrira plus tard à propos de cet épisode :
On me dira par la suite que [si j’étais mort en Chine] les Chinois projetaient de m’enterrer près d’un lac et de construire un autel à ma mémoire. J’ai un certain regret que cela ne se soit pas produit : j’aurais pu devenir un dieu, ce qui est du dernier chic pour un athée !
D’une guerre à l’autre
Marié à sa deuxième épouse, Dora Black, en 1921, il a avec elle deux enfants et s’intéresse d’assez près à l’éducation pour ouvrir une école où ceux-ci sont scolarisés avec d’autres enfants. L’école est essentiellement animée par Dora, Russell étant à cette époque quasi continuellement en tournée ou à écrire des livres qui assurent à l’institution les revenus indispensables à sa survie. L’éventail des sujets qu’il aborde dans ces ouvrages est immense : la Russie, la Chine, la relativité, les atomes, le mariage, la sexualité, la morale, l’éducation, le bonheur, le politique, les relations internationales, le pouvoir, la paresse et j’en passe.
À l’aube de la Deuxième Guerre Mondiale, Russell, qui s’est marié pour une troisième fois en 1936 et a un nouvel enfant, renoue avec la vie académique et une certaine stabilité matérielle. Il se trouve aux Etats-Unis quand la Guerre éclate (notons que le pacifiste de 1914 est cette fois en faveur de la guerre contre les Nazis) et occupe un poste à la University of California in Los Angeles (UCLA). Ayant accepté un poste de professeur de philosophie au City College of New York (CCNY), il s’apprête à partir pour cette ville quand, encouragée par l’Évêque Manning de New York, une mère de famille conteste l’octroi du poste à Russell. Les positions libérales de Russell sur le mariage et la sexualité pèsent lourd dans cette affaire. L’avocat qui plaide contre lui est Maître Joseph Goldstein, et lors du procès qui s’ensuit il décrira Russell par ces mots restés célèbres — en partie parce que le philosophe les répétera souvent avec jubilation : «[…] un homme lubrique, grivois, libidineux, lascif, vénéneux, érotomane, aphrodisiaque, athée, irrévérencieux, étroit d’esprit, bigot et menteur ». Le jugement est rendu le 30 mars : la nomination est décrite comme «une insulte à la population de New York» et sa révocation est ordonnée.
Russell se retrouve donc avec sa famille en pays étranger, ne pouvant revenir chez lui et sans emploi. C’est alors qu’un millionnaire américain, Albert Barnes, le tire d’affaire en l’embauchant comme conférencier pour sa Fondation, à Philadelphie. Leur union se terminera mal, mais elle permettra à Russell d’écrire son immensément populaire History of Western Philosophy, qui le mettra à l’abri du besoin.
Le militantisme des dernières années
Revenu en Angleterre en 1944, Russell enseigne au Trinity College et rédige son dernier grand ouvrage de philosophie : Human Knowledge (1948). En 1950, il obtient le Prix Nobel de littérature décerné «en reconnaissance de ses écrits variés et importants par lesquels il s’est fait le champion des idéaux humanistes et de la liberté de penser ».
Au début des années cinquante, Russell se marie pour une quatrième et dernière fois. Il continue d’écrire énormément durant cette décennie, qui voit en outre s’accentuer son engagement pacifiste et son combat contre la Guerre Froide et l’éventualité d’une guerre nucléaire. Dans une de ces formules choc dont il n’a jamais perdu le secret, il dira : «Ou l’humanité met fin à la guerre, ou la guerre met fin à l’humanité.»
En juillet 1955, est rendu public le célèbre Manifeste Russell-Einstein sur les périls de l’arme atomique. Un congrès demandé par ce manifeste sera financé par le philanthrope Cyrus S. Eaton et tenu en juillet 1957 à Pugwash, en Nouvelle-Écosse, lieu de naissance des Pugwash Conferences on Science and World Affairs. En 1995, le Prix Nobel de la Paix sera remis conjointement au Dr. Joseph Rotblat, un des onze signataires du manifeste 1955, et aux Pugwash Conferences.
En 1958, Russell participe à la fondation de la Campaign for Nuclear Disarmament, puis du Committee of 100. En 1961, à l’âge vénérable de 89 ans, il est brièvement incarcéré pour sa participation à un mouvement de désobéissance civile contre la prolifération nucléaire. Son militantisme ne faiblit pas et il est généralement reconnu que ses interventions auprès de Kroutchev et de Kennedy, en octobre 1962, ont joué un rôle important dans la résolution de la crise des missiles de Cuba.
À compter du début des années soixante et jusqu’à la fin de sa vie, Russell sera un féroce et infatigable critique de la politique étrangère des Etats-Unis et en particulier de l’invasion américaine du Vietnam. Le passage suivant de l’Appel à la conscience des Américains du 18 juin 1966 donne le ton des interventions des dernières années :
Du Vietnam à la République Dominicaine, du Moyen-Orient au Congo, les intérêts économiques de quelques corporations liées à l’industrie des armes et à l’armée elle-même définissent comment les Américains vivent leurs vies; et c’est sur leur ordre que les Etats-Unis envahissent et oppriment des peuples affamés et sans défense .
En 1967, et ce sera un de ses tout derniers gestes, Russell créera un tribunal international pour juger les actes des États-Unis au Vietnam et le complexe militaro-industriel qui en profite: ce tribunal, qui se réunit à Stockholm et Copenhague est communément connu sous le nom de Tribunal Russell. Il condamnera les États-Unis pour crimes de guerre.
Le dernier texte de Russell est rédigé deux jours avant sa mort et il porte sur la crise au Moyen Orient.
Bertrand Russell meurt le 3 février 1970. Il avait 97 ans.
Mais venons-en à présent aux idées de Russell sur le scepticisme.
Sa passion pour les mathématiques va renaître au tournant du siècle, tout particulièrement en juillet 1900, alors que Russell se rend à Paris pour prendre part au Congrès International de Philosophie. C’est un point tournant de sa vie intellectuelle, notamment parce qu’il y fait la rencontre du mathématicien italien Giuseppe Peano (1858-1932) et de ses travaux .
Peu après, pris d’une fièvre créatrice intense, Russell avance le programme de fondements des mathématiques appelé logiciste (dans Principles of Mathematics, 1903); puis, en collaboration avec son ancien professeur et ami A.N. Whitehead, il entreprend de le réaliser dans le détail dans le monumental Principia Mathematica — trois lourds tomes sur lesquels les deux hommes travaillent durant une décennie et qui paraissent entre 1910 et 1913. Ce programme logiciste ambitionne de montrer que «toutes les mathématiques pures peuvent être déduites de prémisses purement logiques et en n’utilisant que des concepts que l’on peut définir en termes de logique .» En termes simples — et quelque peu imprécis — voici comment Russell et Whitehead procèdent.
Les notions nécessaires à la définition des concepts des mathématiques sont, outre le concept d’identité (a=b), des propositions (disons p et q), sur lesquelles on définit des opérations, ainsi que des symboles permettant d’analyser leur structure interne.
Les opérations sont les suivantes :
La négation de p : ~p
La disjonction (p ou q) : p∨ q
La conjonction (p et q): p ∧ q
L’implication (si p, alors q): p→ q
Les notions permettant l’analyse des propositions sont:
Fx (lu: x est F), qui est une expression fonctionnelle où x est une variable et F un prédicat.
∀ x (lu: pour tout x), qui est un quantificateur universel.
∃ x (lu : il existe au moins un x), qui est un quantificateur existentiel.
La première tâche des auteurs sera de définir les entiers naturels à l’aide de termes logiques, ce qu’ils accomplissent avec la notion de classe; puis de montrer que les autres concepts des mathématiques ainsi que les théorèmes mathématiques peuvent être construits à partir d’eux et des principes logiques. La tâche est herculéenne. Mais il y a plus grave, puisque Russell découvre bientôt un terrible paradoxe, qui porte aujourd’hui son nom, et qui laisse présager le pire pour le programme logiciste puisqu’il concerne la notion de classe. En voici un exposé non technique.
Certaines classes ont la propriété d’être membres d’elles-mêmes; d’autres ne l’ont pas. Par exemple, la classe de toutes les idées est une idée tandis que la classe de toutes les tables n’est pas une table. Que dira-t-on alors de la classe de toutes les classes qui ne sont pas membres d’elles-mêmes? Je vous laisse vous amuser à y réfléchir. Plus simplement, imaginons une librairie qui décide de faire le catalogue C de tous les catalogues qui ne sont pas catalogués. C doit-il y figurer? Russell proposera diverses solutions techniques à ce paradoxe — en particulier la théorie des types et la théorie des types ramifiés.
La théorie des descriptions
Les techniques et les méthodes que Russell a déployées dans sa défense du logicisme vont se répercuter sur son travail en philosophie, où il privilégiera également l’analyse logique. La célèbre «théorie des descriptions», qu’il expose dans un article paru en 1905 , est un bon exemple de ce qu’il propose et elle est généralement reconnue comme le paradigme de la philosophie analytique du XX ème siècle.
En termes très simples, disons que Russell montre que nous sommes leurrés par le langage quand nous imaginons qu’il doit y avoir un référent à tout nom d’une phrase descriptive. Cette conviction, erronée, conduit à des absurdités manifestes dans le cas de propositions comme : «L’actuel roi de France est chauve». La France n’est pas une monarchie et n’a donc pas de roi. La proposition est-elle fausse? Si on le dit, alors, en vertu de la loi du tiers exclu, sa négation — l’actuel roi de France n’est pas chauve — devrait être vraie : ce qui ne semble pas avoir de sens. La solution de Russell est habile et met en œuvre la logique et l’analyse. Si on convient de désigner par R le prédicat «présent roi de France» et par C «être chauve», la proposition : «Le présent roi de France est chauve» sera réécrite de la manière suivante :
1. Il existe un x tel que Rx;
2. Pour tout y, si Ry, alors y=x;
3. Cx
Ce qui se notera comme suit en logique formelle :
∃x [(Rx ∧∀y(Ry → y=x)) ∧Cx]
L’impact de la Première Guerre Mondiale
Ma vie, dira Russell a été « radicalement scindée en deux par la Première Guerre Mondiale», laquelle l’a «amené à abandonner bien des préjugés et forcé à reconsidérer bon nombre de questions fondamentales .» Il dira même: «Cerné par une souffrance si immense, je trouvais minuscules et vaines toutes ces pensées de haut vol que j’avais entretenues à propos du monde abstrait des idées ».
Terrifié par l’arrivée d’une guerre qu’il sait être absurde, horrifié par l’enthousiasme martial avec lequel nombre de ses contemporains l’accueillent, Russell se lancera passionnément dans l’activisme politique.
Son pacifisme lui vaut d’abord, en 1916, d’être démis de ses fonctions à Trinity College, où il enseignait; puis, en 1918, il écope d’une peine de prison de six mois.
C’est durant la guerre qu’il publiera un de ses plus importants livres de théorie politique : Principles of Social Reconstruction (1916). Il y déploie notamment, d’une part des positions autogestionnaires, proches de celles des partisans du Guild Socialism anglo-saxon et de l’anarcho-syndicalisme, d’autre part un idéal de gouvernement mondial.
Russell restera toute sa vie, pour l’essentiel, fidèle à ces idéaux et à l’immense espoir qu’ils portent, un espoir que dans Political Ideals, paru en 1917, il formulait ainsi: «[…] nous pourrions, en 20 ans, abolir la pauvreté extrême, mettre un terme à la moitié des maladies du monde, à l’esclavage économique qui enchaîne les neuf dixièmes de la population; nous pourrions emplir le monde de beauté et de joie et faire advenir le règne de la paix universelle .»
Notons que Russell proposera et appuiera, tout au long de sa vie, un large éventail de réformes politiques compatibles avec ses idéaux : égalité de revenu; revenu de citoyenneté; vote des femmes (il est candidat des suffragettes en 1907); abolition de l’héritage; et de nombreuses autres.
À la sortie de la guerre, Russell est un intellectuel mondialement connu et une figure très en vue de la gauche. Il est alors invité par le gouvernement de l’URSS à visiter la nouvelle Russie bolchevique, qui s’attend à ce qu’il lui décerne un brevet de satisfaction. Russell revient cependant fortement désenchanté de sa visite et porte sur l’URSS un jugement sévère qu’il expose sans complaisance dans Théorie et pratique du bolchevisme.
Russell passe ensuite un an en Chine, pays pour lequel il développe une immense affection. Malade, il passe près d’y mourir et écrira plus tard à propos de cet épisode :
On me dira par la suite que [si j’étais mort en Chine] les Chinois projetaient de m’enterrer près d’un lac et de construire un autel à ma mémoire. J’ai un certain regret que cela ne se soit pas produit : j’aurais pu devenir un dieu, ce qui est du dernier chic pour un athée !
D’une guerre à l’autre
Marié à sa deuxième épouse, Dora Black, en 1921, il a avec elle deux enfants et s’intéresse d’assez près à l’éducation pour ouvrir une école où ceux-ci sont scolarisés avec d’autres enfants. L’école est essentiellement animée par Dora, Russell étant à cette époque quasi continuellement en tournée ou à écrire des livres qui assurent à l’institution les revenus indispensables à sa survie. L’éventail des sujets qu’il aborde dans ces ouvrages est immense : la Russie, la Chine, la relativité, les atomes, le mariage, la sexualité, la morale, l’éducation, le bonheur, le politique, les relations internationales, le pouvoir, la paresse et j’en passe.
À l’aube de la Deuxième Guerre Mondiale, Russell, qui s’est marié pour une troisième fois en 1936 et a un nouvel enfant, renoue avec la vie académique et une certaine stabilité matérielle. Il se trouve aux Etats-Unis quand la Guerre éclate (notons que le pacifiste de 1914 est cette fois en faveur de la guerre contre les Nazis) et occupe un poste à la University of California in Los Angeles (UCLA). Ayant accepté un poste de professeur de philosophie au City College of New York (CCNY), il s’apprête à partir pour cette ville quand, encouragée par l’Évêque Manning de New York, une mère de famille conteste l’octroi du poste à Russell. Les positions libérales de Russell sur le mariage et la sexualité pèsent lourd dans cette affaire. L’avocat qui plaide contre lui est Maître Joseph Goldstein, et lors du procès qui s’ensuit il décrira Russell par ces mots restés célèbres — en partie parce que le philosophe les répétera souvent avec jubilation : «[…] un homme lubrique, grivois, libidineux, lascif, vénéneux, érotomane, aphrodisiaque, athée, irrévérencieux, étroit d’esprit, bigot et menteur ». Le jugement est rendu le 30 mars : la nomination est décrite comme «une insulte à la population de New York» et sa révocation est ordonnée.
Russell se retrouve donc avec sa famille en pays étranger, ne pouvant revenir chez lui et sans emploi. C’est alors qu’un millionnaire américain, Albert Barnes, le tire d’affaire en l’embauchant comme conférencier pour sa Fondation, à Philadelphie. Leur union se terminera mal, mais elle permettra à Russell d’écrire son immensément populaire History of Western Philosophy, qui le mettra à l’abri du besoin.
Le militantisme des dernières années
Revenu en Angleterre en 1944, Russell enseigne au Trinity College et rédige son dernier grand ouvrage de philosophie : Human Knowledge (1948). En 1950, il obtient le Prix Nobel de littérature décerné «en reconnaissance de ses écrits variés et importants par lesquels il s’est fait le champion des idéaux humanistes et de la liberté de penser ».
Au début des années cinquante, Russell se marie pour une quatrième et dernière fois. Il continue d’écrire énormément durant cette décennie, qui voit en outre s’accentuer son engagement pacifiste et son combat contre la Guerre Froide et l’éventualité d’une guerre nucléaire. Dans une de ces formules choc dont il n’a jamais perdu le secret, il dira : «Ou l’humanité met fin à la guerre, ou la guerre met fin à l’humanité.»
En juillet 1955, est rendu public le célèbre Manifeste Russell-Einstein sur les périls de l’arme atomique. Un congrès demandé par ce manifeste sera financé par le philanthrope Cyrus S. Eaton et tenu en juillet 1957 à Pugwash, en Nouvelle-Écosse, lieu de naissance des Pugwash Conferences on Science and World Affairs. En 1995, le Prix Nobel de la Paix sera remis conjointement au Dr. Joseph Rotblat, un des onze signataires du manifeste 1955, et aux Pugwash Conferences.
En 1958, Russell participe à la fondation de la Campaign for Nuclear Disarmament, puis du Committee of 100. En 1961, à l’âge vénérable de 89 ans, il est brièvement incarcéré pour sa participation à un mouvement de désobéissance civile contre la prolifération nucléaire. Son militantisme ne faiblit pas et il est généralement reconnu que ses interventions auprès de Kroutchev et de Kennedy, en octobre 1962, ont joué un rôle important dans la résolution de la crise des missiles de Cuba.
À compter du début des années soixante et jusqu’à la fin de sa vie, Russell sera un féroce et infatigable critique de la politique étrangère des Etats-Unis et en particulier de l’invasion américaine du Vietnam. Le passage suivant de l’Appel à la conscience des Américains du 18 juin 1966 donne le ton des interventions des dernières années :
Du Vietnam à la République Dominicaine, du Moyen-Orient au Congo, les intérêts économiques de quelques corporations liées à l’industrie des armes et à l’armée elle-même définissent comment les Américains vivent leurs vies; et c’est sur leur ordre que les Etats-Unis envahissent et oppriment des peuples affamés et sans défense .
En 1967, et ce sera un de ses tout derniers gestes, Russell créera un tribunal international pour juger les actes des États-Unis au Vietnam et le complexe militaro-industriel qui en profite: ce tribunal, qui se réunit à Stockholm et Copenhague est communément connu sous le nom de Tribunal Russell. Il condamnera les États-Unis pour crimes de guerre.
Le dernier texte de Russell est rédigé deux jours avant sa mort et il porte sur la crise au Moyen Orient.
Bertrand Russell meurt le 3 février 1970. Il avait 97 ans.
Mais venons-en à présent aux idées de Russell sur le scepticisme.
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samedi, janvier 24, 2009
HUMOUR ET MATHÉMATIQUES?
Le Devoir de ce matin annonce la parution ce printemps du livre: La vraie dureté du mental. Hockey et Philosophie (il faut probablement vivre au Québec pour comprendre ce titre:-)), un collectif que mon ami Christian Boissinot et moi avons dirigé.
Le livre est le premier d'une collection (Quand la philo fait Pop!) que nous dirigeons lui et moi aux Presses de l'Université Laval et qui se consacrera à l'examen philosophique de la culture populaire. Prochain titre (il est déjà en préparation): Humour et philosophie. (Je pense donc je ris, serait un titre possible)
J'aimerais écrire pour ce livre un texte portant sur mathématiques et humour. Plus précisément, je voudrais tenter des rapprochements entre les mathématiques et l'humour et montrer qu'il y a des points communs entre ce qui caractérise certains modes de pensée en maths et en humour.
J'ai commencé à réunir des idées. Mais je me dis que le sujet inspirera peut-être des lecteurs ou lectrices de ce blogue...Si c'est le cas, et que vous avez envie de partager vos pistes de réflexion, ne vous gênez pas!
Le livre est le premier d'une collection (Quand la philo fait Pop!) que nous dirigeons lui et moi aux Presses de l'Université Laval et qui se consacrera à l'examen philosophique de la culture populaire. Prochain titre (il est déjà en préparation): Humour et philosophie. (Je pense donc je ris, serait un titre possible)
J'aimerais écrire pour ce livre un texte portant sur mathématiques et humour. Plus précisément, je voudrais tenter des rapprochements entre les mathématiques et l'humour et montrer qu'il y a des points communs entre ce qui caractérise certains modes de pensée en maths et en humour.
J'ai commencé à réunir des idées. Mais je me dis que le sujet inspirera peut-être des lecteurs ou lectrices de ce blogue...Si c'est le cas, et que vous avez envie de partager vos pistes de réflexion, ne vous gênez pas!
lundi, septembre 22, 2008
NOUVEAU NOMBRE PREMIER
Le plus grand nombre premier connu vient d'être découvert. Youppi!
Il compte 12.978.189 chiffres.
Et comme on le sait depuis Euclide, ce n'est pas le plus grand puisqu'il n'y a pas de nombre premier plus grand: ils sont en nombre infini.
La démonstration d'Euclide est remarquable et se trouve dans Les éléments, IX, 20. Je vais essayer de la rendre claire.
Quelques notions préalables
Si, partant d’un nombre naturel donné, on cherche les nombres par lesquels il peut être divisé, on trouve ses diviseurs. Cette opération s’appelle mise en facteurs.
Par exemple, 12 a pour diviseurs 2, 3, 4, 6 et 12 (oublions 1). Parmi ces diviseurs, certains peuvent à leur tour être divisés, d’autre non. Ceux qui peuvent être divisés (ici : 4, 6, et 12) sont des nombres qu’on dira composés; ceux qui ne peuvent l’être (ici : 3) sont dits des nombres premiers. Plus précisément, un nombre est dit premier s’il ne peut être divisé que par lui-même (et par 1) : si un nombre n’est pas premier, il sera composé.
Les nombres premiers jusqu’à 200 sont:
2, 3, 5, 7, 11, 13, 17, 19, 23, 29, 31, 37, 41, 43, 47, 53, 59, 61, 67, 71, 73, 79, 83, 89, 97, 101, 103, 107, 109, 113, 127, 131, 137, 139, 149, 151, 157, 163, 167, 173, 179, 181, 191, 193, 197, 199
On note que 2 est le seul nombre pair de la liste. Voyez-vous pourquoi?
En d’autres termes, quand on décompose un nombre en facteurs et que nous trouvons, parmi ses diviseurs, des nombres composés, nous pouvons poursuivre la mise en facteur jusqu’à ce qu’on obtienne, exclusivement, des nombres premiers.
Considérons 1 386. Ce nombre est composé. On pourra écrire :
1 386 = 2 X 693
Mais 693 n’est pas premier. On aura donc :
693 = 3 X 231
231 n’est pas premier. On poursuit donc :
231 = 3 X 77
Puis, pour la même raison :
77 = 7 X 11
11 est un nombre premier et notre décomposition en facteurs premiers pend fin.
On a donc :
1 386 = 2 X 3 X 3X 7 X 11
On le voit : à terme, nous avons abouti à des nombres qui sont tous premiers. Est-ce que ce sera toujours le cas? Dans les Éléments, Euclide a établi que oui. Autrement dit : il a démontré que tout entier naturel est ou bien premier ou bien composé et pouvant alors être exprimé comme le produit (unique) de nombres premiers.
***
Les nombres premiers sont donc les composants de base des nombres naturels, un peu comme les atomes le sont du modne matériel. Mais on constate aussi qu’à mesure qu’on avance dans la suite des nombres naturels, ils deviennent plus rares — ce qu’on peut déjà constater en examinant la liste des nombres premiers jusqu’à 200 donnée précédemment. : il y a plus de nombres premiers entre 1 et 10 qu’entre 30 et 40; et plus entre 1 et 100 qu’entre 101 et 200.
Une question finit alors immanquablement par se poser : si on poursuit notre énumération des nombres premiers arrive-t-on à un moment où on a atteint le dernier? Ou est-ce que les nombres premiers sont au contraire en nombre infini? Laquelle de ces deux hypothèses est la bonne?
On pourrait penser que puisque les nombres naturels sont infinis, les nombres premiers le sont aussi. Mais ce n’est pas nécessairement le cas et pour le constater, il suffit de remarquer que puisque 2 et 3 sont premiers, il suffit de les multiplier entre eux ou par eux-mêmes (en certains cas, ce sera un très, très grand nombre de fois!) pour obtenir n’importe quel nombre naturel. La question reste donc posée : laquelle des deux hypothèses précédentes est vraie?
Euclide a établi que c’est la deuxième hypothèse qui est la bonne.
Voici le texte d’Euclide ; après quoi, je le commenterai:
Les nombres premiers sont plus nombreux que toute multitude de nombres premiers proposée.
Soient les nombres premiers proposés A, B, C. Je dis que les nombres premiers sont plus nombreux que A, B, C.
En effet, que soit pris le plus petit [nombre] mesuré par A, B, C, et que ce soit DE et que l'unité DF soit ajoutée à DE. Alors ou bien EF est premier ou bien non. D'abord qu'il soit premier ; donc sont trouvés les nombres premiers A, B, C, EF plus nombreux que A, B, C.
Mais alors que EF ne soit pas premier ; il est donc mesuré par un certain nombre premier (VII.32). Qu'il soit mesuré par le [nombre] premier G. Je dis que G n'est pas le même que l'un quelconque des A, B, C. En effet, si c'est possible, qu'il le soit. Or A, B, C mesurent DE ; donc G mesurera aussi DE. Mais il mesure aussi EF : il mesurera aussi l'unité DF restante tout en étant un nombre ; ce qui est absurde. G n'est donc pas le même que l'un des A, B, C. Et il est supposé premier. Donc sont trouvés les nombres premiers A, B, C, G, plus nombreux que la multitude proposée des A, B, C. Ce qu'il fallait démontrer.
***
La preuve d’Euclide est une preuve indirecte. Il commence par supposer qu’il y a un nombre fini de nombres premiers, puis il va tirer une contradiction de cette assomption.
Admettons donc avec lui qu’il y a un nombre fini de nombres premiers. On pourra en ce cas en faire la liste, qui se clôt avec P, le dernier nombre premier. Écrivons cela comme suit, les […] désignant tous les autres nombre premiers :
2, 3, 5, 7, 11, 13 … P
Nous allons à présent construire un nouveau nombre en multipliant entre eux tous les nombres premiers de cette liste. Appelons N le résultat auquel on aboutira. On aura donc :
2 X 3 X 5 X 7 X 11 X 13 X … X P = N
Jusqu’ici, on le voit, rien de compliqué. Euclide nous demande ensuite, et c’est un coup de génie, de simplement ajouter 1 à N, autrement dit, de construire un nouveau nombre appelé N + 1.
[Notons au passage toute la puissance, la précision et l’économie de la notation mathématique, qui permet d’écrire ce que je viens d’expliquer avec seulement quatre symboles : N!+1]
Attardons-nous maintenant à ce N + 1. Ce nombre est-il sans reste divisible par 2? À l’évidence, la réponse est non : si on le divise par 2, il restera ce que nous avons ajouté à N. Est-il divisible sans reste par 3, par 5, par 7, par 11 ou par n’importe quel autre nombre premier? À chaque fois la réponse est non et toujours pour la même raison : il restera toujours cette unité que nous avons ajoutée à N. Qu’est-ce que cela signifie pour N + 1? Ce nombre est, par définition, ou premier ou composé. Si N + 1 est un nombre premier, il est plus grand que P; s’il est composé, il est divisible par un nombre premier autre que ceux que nous avons considérés et donc plus grand que P.
Mais, rappelez vous, nous avions supposé que P était le plus grand nombre premier. La contradiction à laquelle elle nous a conduite permet d’assurer que cette hypothèse est fausse. CQFD.
Il est bien difficile de ne pas accorder à Jean Paul Delahaye que cette démonstration constitue «[…] le parangon de la preuve mathématique : quelques mots constituant un argument si fort que toute personne saine d’esprit est contrainte d’en accepter la conclusion; celle-ci donne accès à une vérité qu’aucun calcul, aussi long soit-il, n’aurait jamais dévoilé .»
Je termine sur la conjoncture de Goldbach en me disant que certaines personnes ne la connaissent peut-être pas.
Le nom du mathématicien Christian Goldbach (1690 - 1764) reste en effet attaché à une célèbre conjoncture (c’est-à-dire une proposition vérifiée dans tous les cas examinés, mais pas encore prouvée) de la théorie des nombres et qui concerne justement les nombres premiers. La voici : «Tout entier pair autre que 2 est la somme de deux nombres premiers».
Considérez par exemple 16, qui est un entier pair. Il est la somme de 11 et 5, qui sont bien des nombres premiers.
Considérez à présent 24. Cet entier pair est la somme de 11 et 13, qui sont encore une fois des nombres premiers.
La conjoncture de Goldbach affirme que cela vaudra également pour, disons: 619 380. Or c’est bien le cas, puisque : 619 380= 173 + 619207.
Il s’agit maintenant de prouver que cela vaut pour tout entier pair.
Depuis trois siècles, cette conjoncture a résisté à tous les efforts faits pour la démontrer.
Il compte 12.978.189 chiffres.
Et comme on le sait depuis Euclide, ce n'est pas le plus grand puisqu'il n'y a pas de nombre premier plus grand: ils sont en nombre infini.
La démonstration d'Euclide est remarquable et se trouve dans Les éléments, IX, 20. Je vais essayer de la rendre claire.
Quelques notions préalables
Si, partant d’un nombre naturel donné, on cherche les nombres par lesquels il peut être divisé, on trouve ses diviseurs. Cette opération s’appelle mise en facteurs.
Par exemple, 12 a pour diviseurs 2, 3, 4, 6 et 12 (oublions 1). Parmi ces diviseurs, certains peuvent à leur tour être divisés, d’autre non. Ceux qui peuvent être divisés (ici : 4, 6, et 12) sont des nombres qu’on dira composés; ceux qui ne peuvent l’être (ici : 3) sont dits des nombres premiers. Plus précisément, un nombre est dit premier s’il ne peut être divisé que par lui-même (et par 1) : si un nombre n’est pas premier, il sera composé.
Les nombres premiers jusqu’à 200 sont:
2, 3, 5, 7, 11, 13, 17, 19, 23, 29, 31, 37, 41, 43, 47, 53, 59, 61, 67, 71, 73, 79, 83, 89, 97, 101, 103, 107, 109, 113, 127, 131, 137, 139, 149, 151, 157, 163, 167, 173, 179, 181, 191, 193, 197, 199
On note que 2 est le seul nombre pair de la liste. Voyez-vous pourquoi?
En d’autres termes, quand on décompose un nombre en facteurs et que nous trouvons, parmi ses diviseurs, des nombres composés, nous pouvons poursuivre la mise en facteur jusqu’à ce qu’on obtienne, exclusivement, des nombres premiers.
Considérons 1 386. Ce nombre est composé. On pourra écrire :
1 386 = 2 X 693
Mais 693 n’est pas premier. On aura donc :
693 = 3 X 231
231 n’est pas premier. On poursuit donc :
231 = 3 X 77
Puis, pour la même raison :
77 = 7 X 11
11 est un nombre premier et notre décomposition en facteurs premiers pend fin.
On a donc :
1 386 = 2 X 3 X 3X 7 X 11
On le voit : à terme, nous avons abouti à des nombres qui sont tous premiers. Est-ce que ce sera toujours le cas? Dans les Éléments, Euclide a établi que oui. Autrement dit : il a démontré que tout entier naturel est ou bien premier ou bien composé et pouvant alors être exprimé comme le produit (unique) de nombres premiers.
***
Les nombres premiers sont donc les composants de base des nombres naturels, un peu comme les atomes le sont du modne matériel. Mais on constate aussi qu’à mesure qu’on avance dans la suite des nombres naturels, ils deviennent plus rares — ce qu’on peut déjà constater en examinant la liste des nombres premiers jusqu’à 200 donnée précédemment. : il y a plus de nombres premiers entre 1 et 10 qu’entre 30 et 40; et plus entre 1 et 100 qu’entre 101 et 200.
Une question finit alors immanquablement par se poser : si on poursuit notre énumération des nombres premiers arrive-t-on à un moment où on a atteint le dernier? Ou est-ce que les nombres premiers sont au contraire en nombre infini? Laquelle de ces deux hypothèses est la bonne?
On pourrait penser que puisque les nombres naturels sont infinis, les nombres premiers le sont aussi. Mais ce n’est pas nécessairement le cas et pour le constater, il suffit de remarquer que puisque 2 et 3 sont premiers, il suffit de les multiplier entre eux ou par eux-mêmes (en certains cas, ce sera un très, très grand nombre de fois!) pour obtenir n’importe quel nombre naturel. La question reste donc posée : laquelle des deux hypothèses précédentes est vraie?
Euclide a établi que c’est la deuxième hypothèse qui est la bonne.
Voici le texte d’Euclide ; après quoi, je le commenterai:
Les nombres premiers sont plus nombreux que toute multitude de nombres premiers proposée.
Soient les nombres premiers proposés A, B, C. Je dis que les nombres premiers sont plus nombreux que A, B, C.
En effet, que soit pris le plus petit [nombre] mesuré par A, B, C, et que ce soit DE et que l'unité DF soit ajoutée à DE. Alors ou bien EF est premier ou bien non. D'abord qu'il soit premier ; donc sont trouvés les nombres premiers A, B, C, EF plus nombreux que A, B, C.
Mais alors que EF ne soit pas premier ; il est donc mesuré par un certain nombre premier (VII.32). Qu'il soit mesuré par le [nombre] premier G. Je dis que G n'est pas le même que l'un quelconque des A, B, C. En effet, si c'est possible, qu'il le soit. Or A, B, C mesurent DE ; donc G mesurera aussi DE. Mais il mesure aussi EF : il mesurera aussi l'unité DF restante tout en étant un nombre ; ce qui est absurde. G n'est donc pas le même que l'un des A, B, C. Et il est supposé premier. Donc sont trouvés les nombres premiers A, B, C, G, plus nombreux que la multitude proposée des A, B, C. Ce qu'il fallait démontrer.
***
La preuve d’Euclide est une preuve indirecte. Il commence par supposer qu’il y a un nombre fini de nombres premiers, puis il va tirer une contradiction de cette assomption.
Admettons donc avec lui qu’il y a un nombre fini de nombres premiers. On pourra en ce cas en faire la liste, qui se clôt avec P, le dernier nombre premier. Écrivons cela comme suit, les […] désignant tous les autres nombre premiers :
2, 3, 5, 7, 11, 13 … P
Nous allons à présent construire un nouveau nombre en multipliant entre eux tous les nombres premiers de cette liste. Appelons N le résultat auquel on aboutira. On aura donc :
2 X 3 X 5 X 7 X 11 X 13 X … X P = N
Jusqu’ici, on le voit, rien de compliqué. Euclide nous demande ensuite, et c’est un coup de génie, de simplement ajouter 1 à N, autrement dit, de construire un nouveau nombre appelé N + 1.
[Notons au passage toute la puissance, la précision et l’économie de la notation mathématique, qui permet d’écrire ce que je viens d’expliquer avec seulement quatre symboles : N!+1]
Attardons-nous maintenant à ce N + 1. Ce nombre est-il sans reste divisible par 2? À l’évidence, la réponse est non : si on le divise par 2, il restera ce que nous avons ajouté à N. Est-il divisible sans reste par 3, par 5, par 7, par 11 ou par n’importe quel autre nombre premier? À chaque fois la réponse est non et toujours pour la même raison : il restera toujours cette unité que nous avons ajoutée à N. Qu’est-ce que cela signifie pour N + 1? Ce nombre est, par définition, ou premier ou composé. Si N + 1 est un nombre premier, il est plus grand que P; s’il est composé, il est divisible par un nombre premier autre que ceux que nous avons considérés et donc plus grand que P.
Mais, rappelez vous, nous avions supposé que P était le plus grand nombre premier. La contradiction à laquelle elle nous a conduite permet d’assurer que cette hypothèse est fausse. CQFD.
Il est bien difficile de ne pas accorder à Jean Paul Delahaye que cette démonstration constitue «[…] le parangon de la preuve mathématique : quelques mots constituant un argument si fort que toute personne saine d’esprit est contrainte d’en accepter la conclusion; celle-ci donne accès à une vérité qu’aucun calcul, aussi long soit-il, n’aurait jamais dévoilé .»
Je termine sur la conjoncture de Goldbach en me disant que certaines personnes ne la connaissent peut-être pas.
Le nom du mathématicien Christian Goldbach (1690 - 1764) reste en effet attaché à une célèbre conjoncture (c’est-à-dire une proposition vérifiée dans tous les cas examinés, mais pas encore prouvée) de la théorie des nombres et qui concerne justement les nombres premiers. La voici : «Tout entier pair autre que 2 est la somme de deux nombres premiers».
Considérez par exemple 16, qui est un entier pair. Il est la somme de 11 et 5, qui sont bien des nombres premiers.
Considérez à présent 24. Cet entier pair est la somme de 11 et 13, qui sont encore une fois des nombres premiers.
La conjoncture de Goldbach affirme que cela vaudra également pour, disons: 619 380. Or c’est bien le cas, puisque : 619 380= 173 + 619207.
Il s’agit maintenant de prouver que cela vaut pour tout entier pair.
Depuis trois siècles, cette conjoncture a résisté à tous les efforts faits pour la démontrer.
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