La Relativité générale
En 1915, dix ans après la parution de la théorie de la Relativité restreinte, Einstein met un point final à la théorie de la Relativité générale (RG). C’est son chef-d’œuvre et cette théorie extrêmement complexe (en particulier en raison de son formalisme mathématique) reste une des pièces maîtresses de la physique et de la cosmologie contemporaines — et notamment des travaux et recherches sur les lentilles gravitationnelles, les pulsars, les quasars, les trous noirs, la constante cosmologique et ainsi de suite.
Une des biographes d’Einstein, Françoise Balibar, a écrit : « [Avec la RG] Einstein a réalisé un tour de force. Si, en 1905, il n’avait pas expliqué l’effet photoélectrique ni exposé la Relativité restreinte, d’autres physiciens l’auraient fait un peu plus tard. Mais la théorie de la Relativité générale n’appartient qu’à lui seul. Combien de temps aurait-il fallu attendre pour avoir l’équivalent s’il n’avait pas existé? 50 ans? 100 ans?»
Je ne peux même pas tenter de donner ici ne serait-ce qu’une idée impressionniste de la Relativité générale, qui traite de tous les référentiels y compris ceux qui sont en accélération. Rappelons simplement qu’au cœur de celle-ci, on trouve une nouvelle expérience de pensée dont on peut donner une idée comme suit.
Imaginez vous trouver dans une pièce fermée dans un vaisseau spatial qui accélère à 1g — ce qui est l’accélération due à la pesanteur à la surface de la terre ( en moyenne, g=9.81 m/s²). Vous serait-il possible de distinguer entre être sur la terre et sur le vaisseau ?
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Une Croix d’Einstein
Une galaxie à plusieurs noyaux — au lieu d’un seul ? Non. En fait, le champ gravitationnel de cette galaxie a agi comme une lentille qui dévie la lumière d’un lointain quasar pour former cette espèce de jolie fleur.
Observé d’abord en 1979, ce phénomène a été magnifiquement capté par le télescope Hubble en 1990.
Il s’agit d’une prédiction de la RG, d’où son nom.
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Dans la RG, développant ce qu’il appellera «la plus heureuse pensée de sa vie», Einstein répond non. Il montre l’équivalence entre attraction gravitationnelle et accélération et aussi que la distinction entre l’une et l’autre est arbitraire et dépend de nos référentiels (ce n’est cependant que lorsqu’il y a de très puissantes forces gravitationnelles que les prédictions de la RG diffèrent de celles de lois de Newton). Là où Newton envisageait un univers plat, avec des masses se déplaçant en ligne droite et à des vélocités constantes (à moins qu’une force n’agisse sur elles), Einstein propose un univers courbe et où les masses suivent les contours de cette surface courbe.
La RG prédisait que la lumière suivrait cette courbure de l’espace et ce phénomène est aujourd’hui bien documenté. Il a été démontré la première fois en 1919, par une expédition dirigée par Arthur Eddington qui confirmait les prédictions de la RG et propageait Einstein au faîte d’une notoriété qui l’accompagnerait le reste de sa vie.
Mais Einstein, cet innovateur qui bouscule toutes les certitudes, ne devait étrangement jamais accepter tout à fait l’autre grande théorie physique qui se développe à la même époque, la Mécanique Quantique (MQ) et les profonds et troublants bouleversements conceptuels qu’elle entraîne — et cela bien qu’il ait lui-même, par un de ses articles de 1905, contribué à enfanter cette théorie.
Venons-en à présent ce sujet.
Réalisme, MQ et paradoxe EPR
Certes, la MQ est réellement impressionnante. Mais une petite voix me dit qu’elle n’est pas le mot de la fin. La théorie nous en apprend beaucoup, mais elle ne nous rapproche guère des secrets du Vieux. Pour ma part, en tout cas, je suis convaincu qu’Il ne joue pas aux dés.»
EINSTEIN, A.,Lettre à Max Born, 1926
En 1900, nous en avons déjà touché un mot, Max Planck, pour expliquer le comportement des «corps noirs» (i.e. qui absorbent toute l'énergie électromagnétique qu'ils reçoivent), avait avancé l’idée que l’énergie est émise non de manière continue, mais par paquets, dont la taille dépend de la longueur d'onde. Il avait alors formulé l’équation : E=hf — où E représente l'énergie, f la fréquence et h est la fameuse Constante de Planck, qui vaut 6,626 x 10-34.
Un des articles d’Einstein de 1905 contribua à propager et à rendre plus plausible encore cette idée de quantum — et il était parfaitement conscient que cet article était, comme il le dira «révolutionnaire». Einstein donnait trois applications de cette idée et c’est pour l’une d’elles, qui expliquait l’effet photoélectrique, qu’il reçut le Prix Nobel de physique en 1921.
En 1913, le modèle de l’atome qu’avance le physicien danois Niels Bohr (1885-1962), la reprend à son tour.
Mais on découvre vite que le monde quantique a d’étranges caractéristiques. Par exemple, toute mesure change l’objet mesuré — et Werner Heisenberg (1901-1976) donnera la formule mathématique (c’est le fameux Principe d’incertitude) de ce qui apparaît alors comme un dilemme au coeur de la MQ : en termes très simples, on ne peut connaître de manière précise et simultanément à la fois la position et la quantité de mouvement d’un objet. Cela est une propriété inhérente aux particules elles-mêmes (plus précisément, au concept mathématique de paquet d’ondes par lequel la théorie les représente) ; cette relation n’est donc pas dûe à une imperfection du processus de mesure. On devait en outre faire usage de probabilités pour décrire les résultats de mesures effectuées sur le monde quantique.
Malgré tout, dès 1926, la MQ avait reçu non pas une, mais deux formulations mathématiquement équivalentes (celle de Heisenberg et celle d’Erwin Schrödinger (1887-1961)), qui expliquaient et permettaient de prédire, avec une grande économie et un succès remarquable, un vaste ensemble de données empiriques.
Mais à quoi, dans le «réel», renvoyaient donc cette théorie et ses concepts? Cette question a-t-elle seulement un sens? Comment interpréter le fait que la dualité onde/corpuscule n’était pas résolue par la théorie (la lumière avait été décrite comme corpusculaire par Newton; puis, Augustin Fresnel (1788-1827) avait montré que pour expliquer les phénomènes d’interférence et de diffraction, il fallait la supposer ondulatoire ; et Einstein venait de montrer qu’elle devait être envisagée comme composée de photons, i.e. de paquets discrets d’énergie)? Enfin, comment concevoir ou admettre que la MQ soit probabiliste et que, pour le mesures , elle fasse une place au hasard ?
Très vite, tout le monde convint que la nouvelle théorie, malgré ses indéniables et spectaculaires succès, soulevait de graves problèmes comme ceux que je viens d’évoquer et qui sont, fondamentalement, de nature philosophique et épistémologique. Il reviendra à Bohr et à Heisenberg de proposer une philosophie et une épistémologie de la MQ qui répondent aux problèmes qu’elle soulève d’une manière qui ralliera l’immense majorité des physiciens.
Au cœur de ce qu’ils vont avancer, se trouve le concept de complémentarité. Bohr, pour sa part , soutiendra que le modèle ondulatoire et le modèle corpusculaire sont d’une part également indispensables pour l’interprétation de la MQ et des données expérimentales, d’autre part mutuellement exclusifs, en ce sens qu’ils ne peuvent être appliqués à un système simultanément dans une même situation expérimentale. Il soutiendra également que l’indéterminisme de la MQ ne doit pas être envisagé comme étant simplement épistémique — il signifierait alors que nous ignorons et resterons ignorants de la valeur d’une variable qui a pourtant «dans le réel» une valeur déterminée — mais bien d’un point de vue sémantique et comme signifiant donc que l’information fournie par la théorie à un moment donné est complète, mais que le concept de position définie , dans ce contexte, n’a pas de signification. Bohr, enfin, défend une interprétation instrumentaliste de la MQ. Selon ce point de vue, qui se rattache à une interprétation positiviste de la science elle-même issue de l’empirisme de G. Berkeley réduisant l’être au perçu (esse est percipi), la science doit viser à décrire correctement les observations dans lesquelles elle trouve son origine et élaborer un formalisme qui permette, étant données certaines observations, d’en prédire d’autres — de manière certaine ou probabiliste. Les concepts théoriques qu’on trouve dans la MQ (comme dans toutes les théories scientifiques) sont ici tenus uniquement pour des instruments permettant de décrire et de prédire des observations.
Cette interprétation de la MQ, rigoureusement développée à partir de l’automne 1927, est désormais connue sous le nom d’Interprétation de Copenhague. Elle demeure, parmi les physiciens, la plus acceptée des interprétations de la MQ. À partir des conférences de Solvay de 1927 et de 1930, Einstein et Bohr ne vont cesser d’en débattre.
Einstein la refusait à la fois pour la position empiriste qui la sous tend, et qui donne l’observation pour la source et le point de départ de la connaissance scientifique; pour la position positiviste ou instrumentaliste qu’elle adopte et qui donne pour fin à la science l’enregistrement et la prédiction de régularités; enfin, pour le caractère probabiliste (i.e. indéterministe) des lois de la MQ. Voyons cela tour à tour.
Contre la première position (l’empirisme), Einstein fait valoir le caractère théorique de l’observation, qui présuppose — et n’est même possible — qu’à partir d’un point de vue ou, mieux encore, d’une théorie. Einstein a souvent exprimé cette conviction, rationaliste, selon laquelle, comme il l’écrira, « les concepts physiques sont des libres créations de l’esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur ».
Dans le texte qui suit, il lui donne une formulation particulièrement claire :
Sur le plan des principes, il est tout à fait impossible de vouloir baser une théorie uniquement sur des observables. Car, en réalité, les choses se passent de façon exactement opposée. C’est seulement la théorie qui décide de ce qui peut être observé. Voyez-vous, l’observation est en général un processus très compliqué. […] Tout le long [du] chemin qui va du phénomène à la fixation dans notre conscience, nous devons savoir comment fonctionne la nature, nous devons connaître — au moins sur le plan pratique — les lois de la nature, dès lors que nous voulons pouvoir affirmer que nous avons observé quelque chose. C’est seulement la théorie, c’est-à-dire la connaissance des lois naturelles, qui nous permet de déduire, à partir de l’observation sensorielle, le phénomène qui se trouve à la base de notre observation. […] Par exemple, en théorie de la relativité, on admet qu, même dans un système de référence en mouvement, les rayons de lumière qui vont de l’horloge à l’œil de l’observateur se comportent, de façon assez précise, comme cela avait été prévu dans la physique antérieure. […] Votre [Einstein s’adresse ici à Heisenberg] affirmation selon laquelle vous n’introduisez que des grandeurs observables se ramène donc en réalité à une hypothèse concernant une certaine propriété de la théorie que vous essayez de formuler .
Contre la deuxième position (positiviste-instrumentaliste), Einstein défend un point de vue réaliste. Il écrit par exemple à Max Born, le 15 septembre 1950 : «Tu es convaincu qu’il n’existe pas de lois (complètes) pour une description complète, conformément au principe positiviste Esse est percipi. Or, c’est là un programme, pas de la science. C’est là que se trouve la différence fondamentale entre nos positions».
Au soir de sa vie, il écrira encore :
Il y a quelque chose comme « l’état réel »d’un système physique, qui existe objectivement, indépendamment de toute observation ou mesure, et qui peut en principe se décrire par les moyens d’expression de la physique […]. Cette thèse concernant la nature de la réalité n’a pas le sens d’un énoncé clair en soi, en raison de sa nature «métaphysique»; elle a seulement le caractère propre d’un programme. Tous les hommes, y compris les théoriciens quantiques, tiennent fermement en effet à cette thèse sur la réalité tant qu’ils ne discutent pas les fondements de la théorie quantique. Nul ne doute par exemple qu’à un instant déterminé le centre de gravité de la lune n’occupe une position déterminée, en l’absence même d’un observateur quelconque — réel ou potentiel. Laisse-t-on choir cette thèse sur la réalité considérée en pure logique et arbitrairement, que c’est alors une rude affaire que d’échapper au solipsisme. Au sens indiqué plus haut, je en rougis pas de mettre le concept «d’état réel d’un système» au centre même de ma méditation .
Finalement, contre l’indéterminisme probabiliste de l’Interprétation de Copenhague, Einstein ne cessera de maintenir qu’elle est l’indice du caractère incomplet de la théorie et que «Dieu en joue pas aux dés». Un de ses ultimes efforts pour convaincre ses opposants sera la publication, avec deux autres auteurs , d’un paradoxe qui porte désormais leurs trois noms, le Paradoxe d'Einstein-Podolsky-Rosen ou paradoxe EPR. Cette fois encore, il s’agit d’une expérience de pensée .
Les auteurs imaginent deux quantons qui ont interagi et se séparent. Selon la MQ, si on mesure la vitesse (ou la position) de l’un, on connaît automatiquement la vitesse (ou la position) de l’autre. Ils invoquent ensuite un «principe de réalité» formulé comme suit : «Si, sans perturber d’aucune façon un système, on peut prédire avec certitude la valeur d’une quantité physique, il existe un élément de réalité physique qui correspond à cette quantité physique» et concluent que les vitesses et positions des quantons étaient définies avant la mesure — contrairement à ce que soutient l’interprétation standard de la MQ qui les donne pour indéfinies avant la mesure et ne sont concrétisées (simultanément) que par la mesure.
Les travaux de John Bell vont plus tard permettre de réaliser concrètement des expériences de ce genre et ceux d’Alain Aspect vont montrer que l’effet EPR est bel et bien réel. Là où Einstein et ses co-auteurs se sont trompés, c’est qu’ils ont employé l’effet EPR pour critiquer la MQ, considérant que la non localité de cet effet (action à distance instantanée entre deux particules, peu importe la distance qui les sépare) était une prédiction absurde, révélant le caractère incomplet de la théorie. L’expérience d’Aspect a transformé la critique EPR en une prédiction extraordinaire venant de recevoir une confirmation, elle aussi extraordinaire.
Mais le moment est venu de nous pencher sur l’autre Einstein, le militant méconnu.
dimanche, mars 15, 2009
ALBERT EINSTEIN (1879-1955), PHYSICIEN ET REBELLE (6/8)
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