dimanche, juin 07, 2009

INTRODUCTION À L'ÉTHIQUE: LA SCIENCE ET L'ÉTHIQUE (SUITE, 2)

Le darwinisme social



Dans l’Angleterre victorienne, en plein coeur de la révolution industrielle, le darwinisme social devient en effet un slogan par lequel on justifie la compétition sans entraves, la lutte pour la survie et la survie du plus fort, le laissez-faire capitaliste, la non-intervention de l’État en faveur des plus «faibles», le refus d’instituer des politiques publiques d’éducation, de protection sociale ou de santé.

Le darwinisme biologique — et Darwin lui-même, mal à l’aise devant tout cela — n’y peuvent rien: on nage désormais en pleine idéologie, qui se répand comme une traînée de poudre. C’est souvent du darwinisme social que se réclament aux Etats-Unis ces grands patrons de corporations qu’on appellera les « barons-voleurs» pour justifier leurs impitoyables pratiques et c’est encore lui qui est invoqué pour justifier l’impérialisme, le colonialisme et la racisme. Bientôt se développe même un mouvement appelé eugénisme. Il est fondé par le propre cousin de Darwin, Francis Galton (1822-1911) et, associé à la génétique mendélienne, il suggère des politiques destinées à assurer que les plus aptes se reproduisent (eugénisme positif) ou que les moins aptes se reproduisent peu ou pas du tout (eugénisme négatif). Des programmes de stérilisation seront ainsi mis en place dans de nombreux pays, eu Europe et aux États-Unis — et pas seulement dans l’Allemagne nazie.

On ne s’en étonnera pas : dès 1945, toute invocation de la biologie dans l’étude des êtres humains est d’emblée suspecte — ou pire. Les évolutionnistes auront beau expliquer, à la suite du Prince anarchiste P. Kropotkine (1842-1921) qui avait consacré un ouvrage entier à cette question (L’Entraide, un facteur de l’évolution, 1906) et qui peut pour cela être tenu pour un des pères de la sociobiologie ou de la psychologie évolutionniste(1), que la compétition n’est pas le seul moteur de l’évolution, rappeler le rôle de la coopération et la dérive génétique : rien n’y fit. La récupération d’un seul aspect des différents moteurs de l’évolution à des fins idéologiques avait en grande partie délégitimé toute la discipline.

Dans l’ensemble des sciences humaines de cette époque dominent donc des thèses culturalistes et environnementalistes qui interdisent à toutes fins utiles d’invoquer des facteurs héréditaires, biologiques voire même naturels dans l’explication des comportements humains. Jean-Pierre Changeux résume bien la situation qui prévalait alors (et qui prévaut encore, en certains secteurs) quand il écrit que le «point de vue dominant dans les sciences humaines et la philosophie (Foucault, Levi-Strauss, Derrida)» voulait que «l’extension du mode de pensée et des modèles de la biologie et de l’évolutionnisme aux sciences humaines et sociales […] se confond […] avec la production d’idéologies totalitaires et répressives ».

Ce moment est aujourd’hui en partie dépassé et une approche darwinienne de l’éthique s’est déployée depuis, en gros, une cinquantaine d’années. Reprenant une distinction proposée par Elliott Sober, il me paraît éclairant de proposer que celle-ci s’est engagée dans deux directions principales.

La première est explicative et cherche à comprendre pourquoi nous avons telles ou telles pensées ou émotions de nature éthique. On voudra ici, en tenant compte du fait que nous sommes des produits de l’évolution, que nos ancêtres sont apparus il y a quelque chose comme 150 000 ans ou que nous avons longtemps vécu au sein de groupes restreints, rendre compte à la fois d’éventuels universaux éthiques et comprendre des singularités (individuelles ou sociales) observables.

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Kindchenschema (i.e. Traits infantiles)


Les bébés des mammifères, y compris ceux des humains, ont de grands yeux et des traits arrondis. Ces traits nous semblent immédiatement irrésistibles et «beaux»: nos sentiments ou instincts (plus que le raisonnement) contribuent ainsi à créer un lien émotionnel fort et très utile pour inciter à ce que le parent prenne soin de l’enfant.
Quand on examine leurs créations, on se convainc aussitôt que les dessinateurs des films d’animation ont compris cette préférence instinctive. De même quand on regarde nos animaux de compagnie…

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La deuxième voie est justificative et se situe sur un plan méta-éthique. Deux avenues principales sont ici explorées. La première espère contribuer à décider si (éventuellement), des positions éthiques sont vraies, justes ou correctes et à les justifier le cas échéant; la deuxième promeut plutôt une forme ou l’autre d’émotivisme ou de subjectivisme qui fait de l’éthique une sorte d’illusion.

Dans la suite de ce texte, je vais montrer comment Darwin envisageait ces questions et rappeler comment l’approche qu’il proposait débouche sur la très sérieuse difficulté que représente la compréhension de l’altruisme.

(À suivre)


(1) Les récupérations idéologiques du darwinisme sont aussi nombreuses que les motivation idéologiques du rejet de ses conclusions et l’ensemble de ces attitudes (d’approbation ou de rejet) ne se laisse pas aisément ranger sous les habituelles catégories politiques de gauche ou de droite, comme l’exemple de Kropotkine le laisse pressentir. Dès sa publication, L’origine des espèces a suscité de vives inquiétudes chez les autorités religieuses et chez certains moralistes qui vont, en partie pour cela, délibérément choisir de l’ignorer. C’est qu’à leurs yeux, en nous rattachant comme elles le faisaient au reste de la Nature et en remettant en question le statut particulier de l’être humain au sein de la création, les idées du livre contribuaient à saper certains des fondements les plus importants de la religion et de la moralité traditionnelle. Pourtant, d’un autre côté, l’ouvrage allait aussi être passionnément invoqué par un nombre considérable de causes et d’idées, souvent fort éloignées les unes des autres. C’est ainsi que Karl Marx, enthousiaste, voit dans les thèses de Darwin le fondement naturaliste de la lutte des classes dans l’histoire, qu’il aurait lui-même mise à jour dans ses écrits; mais , on l’a vu, bon nombre de défenseurs d’un capitalisme sans entrave y lisent de leur côté la justification de la compétition et de la concentration aussi bien des entreprises que de la richesse, au nom de la « survie du plus fort »; quant aux Nazis, il leur arrivera de se réclamer de Darwin pour justifier leur politique d’extermination des Juifs d’Europe.

4 commentaires:

Jean-Joël Kauffmann a dit…

Bonjour,

" (...) Jean-Pierre Changeux résume bien la situation qui prévalait alors (et qui prévaut encore, en certains secteurs) quand il écrit que le «point de vue dominant dans les sciences humaines et la philosophie (Foucault, Levi-Strauss, Derrida)» voulait que «l’extension du mode de pensée et des modèles de la biologie et de l’évolutionnisme aux sciences humaines et sociales […] se confond […] avec la production d’idéologies totalitaires et répressives ». (...)"

Nous sommes ici au coeur du problème.

Cf. le dialogue de sourds entre Régis Debray et Jean Bricmont dans leur livre commun "A l'Ombre des Lumières" (Odile Jacob, 2003). Voici comment l'éditeur présente ce livre :

"Dans leur ouvrage polémique contre la philosophie postmoderne française, Impostures intellectuelles, où ils dénonçaient l'usage métaphorique de notions scientifiques comme autant d'arguments d'autorité, Alan Sokal et Jean Bricmont avaient critiqué, entre beaucoup d'autres, Régis Debray pour son emploi du théorème de Gödel. Une discussion s'était engagée entre eux, que Jean Bricmont et Régis Debray poursuivent ici sous la forme d'un dialogue exigeant, passionné et passionnant, sur la Raison sous toutes ses formes et dans toutes ses ambiguïtés. Quel sens attribuer aujourd'hui aux Lumières, au positivisme, aux sciences humaines ? Comment penser les révolutions de la biologie ou des neurosciences ? Qu'en est-il de l'idéologie et du politique face au retour du religieux ? La notion de progrès est-elle toujours de mise ? Et peut-on établir une anthropologie fondamentale et universelle ?

Dans ce nouveau livre, Régis Debray le philosophe et Jean Bricmont le physicien se rencontrent, se confrontent et s'affrontent à la confluence des deux cultures, la littéraire et la scientifique. Pour mieux donner l'exemple de la nécessité et de l'urgence du libre débat intellectuel, sans préjugés ni présuppositions." [Quel baratin !]

Cette présentation est erronée : quiconque a lu cet ouvrage, au demeurant très intéressant, en retire immanquablement l'impression que Debray et Bricmont monologuent alternativement plus qu'ils ne dialoguent vraiment. C'est dire à quel point le point de vue que Changeux décrit comme "dominant dans les sciences humaines et la philosophie" a fait régresser le niveau du débat intellectuel, particulièrement en France qui en est le creuset historique, comme l'ont bien vu Sokal et Bricmont dans l'ouvrage sus-cité.

Plus largement, on peut considérer que les sciences humaines sont, pour reprendre une phrase célèbre, "la sorcellerie des temps modernes". Cf. Jean Bricmont ("Impérialisme humanitaire", édition revue et augmentée de 2009, Editions Aden) :

" (...) Les phénomènes humains sont tellement compliqués et combinent tant de facteurs qu'un scepticisme raisonnable, qui, lui, fait effectivement partie de la démarche scientifique, mène à douter du fait qu'ils puissent être analysés d'une façon véritablement scientifique (et pas seulement proclamée comme telle). On peut évidemment toujours choisir adéquatement les faits et se concentrer sur certaines variables pour donner l'impression qu'on a une véritable explication de tel ou tel aspect de la société ou de l'histoire, mais l'absence tout à fait remarquable de succès prédictifs, au-delà de ce que peut faire le sens commun, et l'obsolescence rapide de ces explications ne fait que renforcer mon scepticisme. (...) " (p. 65-66.)

JJK

Normand Baillargeon a dit…

@ Jean-Joël: Merci de ces commentaires. Nous sommes bien d'accords.

Normand

Jean-Joël Kauffmann a dit…

Bonjour,

Merci M. Baillargeon.

A l'appui des dires de Jean Bricmont sur les sciences humaines, un lien intéressant :

http://www.latribunedelart.com/Debats/Debats_2009/Magister_Dixit_499.htm

JJK

Normand Baillargeon a dit…

@ Jean-Joël: merci du lien. J'y file.

Normand