(La suite de la série sur l'éthique que je fais paraître dans Québec Sceptique. J'en ferai un livre quand elle sera terminée.]
LA NATURALISATION DE L'ÉTHIQUE: DARWIN
Que sommes-nous? Répondre à cette question n’est pas une des tâches, mais bien la tâche de la science.
E. Schrödinger (1935)
L’être humain deviendra meilleur quand nous lui aurons donné la possibilité de se voir tel qu’il est.
Anton Tchekhov
N’y a-t-il pas une véritable grandeur dans cette manière d’envisager la vie, avec ses puissances diverses […] une quantité infinie de belles et admirables formes sorties d’un commencement si simple [qui] n’ont pas cessé de se développer et se développent encore !
Charles Darwin (1859)
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En 1859, Charles Darwin (1809-1882) publie L’origine des espèces.
L’idée d’évolution qu’il y défend avait été proposée auparavant. Mais c’est bien Darwin, le tout premier avec Alfred R. Wallace (1823-1913), qui en fait une véritable théorie scientifique qu’il fonde sur d’innombrables observations présentées dans le cadre de ce qu’il appellera un «long argumentaire».
Darwin avance la thèse désormais bien connue selon laquelle tous les organismes, avec leurs différentes caractéristiques, sont l’aboutissement d’un long et lent processus naturel de transformation (l’évolution) qui opère selon le mécanisme de la sélection naturelle.
Ces idées, on le sait, sont rapidement perçues comme un véritable acide dont certains pensent qu’il sera progressivement capable de tout assimiler. D’autres, même s’ils acceptent les thèses de Darwin, refusent pourtant cette conclusion.
La polémique est d’autant virulente que la thèse évolutionniste, cela est très clair pour Darwin, vaut pour notre espèce, y compris pour toutes ces caractéristiques dont nous pensons volontiers qu’elles nous définissent en propre.
On devine le scandale que va causer cette suggestion, que Darwin développe dès 1871 dans The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex (La descendance de l'homme et la sélection sexuelle) — un ouvrage, disons-le, plus spéculatif et audacieux que le précédent.
C’est ainsi qu’Alfred Russel Wallace, le co-découvreur de la théorie de l’évolution, va très typiquement insister pour soustraire divers éléments du champ d’application de la théorie évolutionniste — et il s’agit à chaque fois, de diverses formes d’accomplissements selon lui spécifiquement humains et dont la théorie de l’évolution serait irrémédiablement incapables de rendre compte : Wallace va citer en exemple l’art et la musique; la pensée formelle et les mathématiques; mais aussi nos tendances altruistes . Ce dernier élément est particulièrement notable et significatif, selon Wallace, dans la mesure où l’adoption d’un comportement altruiste suggère que les actions humaines ne peuvent être entièrement comprises dans les termes que met de l’avant un cadre d’explication évolutionniste.
Darwin, de son côté, maintient que les humains sont issus d’une espèce moins hautement organisée — possiblement, écrit-il, «un quadrupède à queue, poilu, aux oreilles pointées et probablement arboricole» et il s’efforce de montrer que des caractéristiques dont nous pourrions penser qu’elles sont spécifiquement humaines, ne le sont pas toujours ; et que si elles paraissent à première vue inexplicables en termes évolutionnistes, elles sont pourtant, elles aussi, un produit de l’évolution, ayant leurs racines dans les instincts sociaux et dans cette sociabilité dont on voit déjà des signes dans le comportement des animaux, depuis ces oiseaux qui s’occupent de leurs oisillons, jusqu’aux séances d’épouillage pratiquées chez des singes — en passant par une infinité d’autres exemples.
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Une caricature de l’époque raillant Darwin et citant justement pour ce faire le passage de La descendance de l’homme et la sélection naturelle dans lequel il est question du quadrupède arboricole évoqué plus haut.
La référence au «ver politique» s’explique quant à elle par le fait que Darwin a consacré ses derniers travaux et son dernier ouvrage à cet humble animal.
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Il reviendra avant tout à la biologie du XXe siècle de commencer à dénouer les redoutables problèmes à la fois scientifiques et idéologiques que pose l’application de la théorie évolutionniste à la moralité. On peut aujourd’hui dire qu’au terme d’une longue histoire qui s’est déroulée depuis un siècle et demi, et qui a été ponctuée de conflits et de débats souvent douloureux, l’explication darwinienne de l’altruisme est à présent au cœur de très nombreux travaux, notamment en primatologie, en psychologie évolutionniste, en sociobiologie, en éthologie et en éthique expérimentale et que des progrès remarquables ont été accomplis, donnant tous ensemble un cadre général pour le déploiement d’une théorie naturaliste de l’éthique.
Mais il faut aussitôt ajouter que de profondes réticences à ce projet, semblables à celles que formulait Wallace, n’ont cessé de se manifester et continuent de se manifester aujourd’hui encore. Il sera utile pour le comprendre d’insister sur le sens et la portée des débats qui ont entouré (et entourent toujours) l’application du darwinisme à des problèmes et à des questions de grande portée sociale et politique — comme l’éthique, justement.
(À suivre)
vendredi, juin 05, 2009
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3 commentaires:
Bonjour,
Très intéressant article, comme d'habitude. Darwin a inspiré des gens aussi différents que Herbert Spencer (1820-1903), le fondateur de ce qui est nommé de manière inappropriée le "darwinisme social", Francis Galton (1822-1911), le fondateur de l'eugénisme et de la statistique, et l'anarchiste Pierre Kropotkine (1842-1921), avec son livre "L'Entraide" (1904).
La question que l'on peut se poser est la suivante : la sélection naturelle favorise-t-elle la compétition et l'élimination des plus faibles (Galton), ou l'entraide et l'altruisme (Kropotkine) ?
Personnellement, j'observe que ceux qui se réclament le plus de Darwin sont les partisans de l'eugénisme, du "darwinisme social", et de son corollaire le "libéralisme" (euphémisme pour "capitalisme").
Mes sentiments me disent qu'une société fondée sur la stigmatisation, voire l'élimination des plus faibles ne vaut pas la peine qu'on la défende, et vaut même qu'on la combatte. Ma raison me dit qu'en tant qu'animal, l'être humain est voué à la guerre de tous contre tous, qui mènera peut-être à sa propre destruction en tant qu'espèce.
Le dessinateur belge André Franquin (1924-1997) disait en 1993 dans le journal français "Le Monde" : "Je suis convaincu que l'homme ne sera jamais civilisé. Il se détruira. Mais il ne faut pas trop le dire, il ne faut pas gâcher la vie des gens."
Qui a raison ? Kropotkine ou Galton ?
JJK
@ Jean-Joël: je poursuis la publication de mon texte et on revient sur ces grandes et difficiles questions. qu'en dites-vous?
normand b.
Oups. Désolé. Je ne m'étais pas rendu compte qu'il s'agissait d'un texte à épisodes.
JJK
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