Grues et crochets célestes
Le philosophe Daniel C. Dennett aidera à y voir clair.
Dans l’important livre qu’il a consacré à Darwin (2000), il a proposé de distinguer entre deux paradigmes ou modèles. Le premier repose sur la conviction naturaliste que Darwin a fourni un modèle théorique qui constitue un très singulier «renversement des modes de pensée habituels» et qui permet de comprendre comment, par exemple, il n’est pas nécessaire d’avoir de l’intelligence pour construire une belle machine; qu’un processus qui n’est pas lui-même intelligent et qui ne se fixe pas de but peut néanmoins générer quelque chose qui est intelligent et créatif; ou encore que la conscience, loin d’être l’origine de toute création, en est en fait la résultante, et même une résultante récente.
Ce modèle, qui s’appliquerait bien entendu à l’éthique, peut être pensé comme une accumulation de grues : certes, l’art, la conscience ou l’éthique, pour en rester à ces exemples, sont des réalités qui nous semblent bien éloignées des processus biologiques élémentaires et en ce sens être situés « tout là-haut, dans le ciel »: mais on parvient bien à cette hauteur en partant du sol et en élevant peu à peu, sur des durées très longues, de simples grues montées les unes sur les autres.
Les défenseurs de l’autre modèle constatent eux aussi la présence de ces objets «très haut dans le ciel» : mais ils refusent l’explication par des grues. Dennett suggère qu’ils en sont réduits ou bien à arguer que la naturalisation darwinienne est impossible pour tel ou tel objet ou, pire, à invoquer ce que Dennett appelle des «crochets célestes», des crochets auxquels ces objets sont suspendus — mais en ce cas, évidemment, la question se pose aussitôt de savoir à quoi ces crochets sont eux mêmes rattachés.
La confrontation entre les deux groupes joue simultanément sur de nombreux plans, à la fois scientifiques et idéologiques et concerne notamment la question de l’impact des idéologies sociales et politiques sur, sinon toujours la valeur cognitive des résultats de la science, du moins sur la détermination de ses objets d’étude et l’utilisation qui est faite de ses résultats (1
Elle s’est poursuivie jusqu’à nos jours, chaque camp pouvant avancer des noms prestigieux.
C’est ainsi qu’aux Etats-Unis, les plus célèbres partisans d’une biologisation des sciences humaines en général, et notamment de l’éthique, sont probablement, de nos jours, E.O. Wilson (1929), le créateur de la sociobiologie et Robert Trivers (1943), à qui on doit le concept d’altruisme réciproque (nous y reviendrons dans le prochain texte de cette série); mais qu’on trouve parmi les opposants à ce programme — ou du moins parmi ses plus sévères critiques — le biologiste et généticien Richard Lewontin (1929), le paléontologiste et créateur de la théorie de l’équilibre intermittent Stephen Jay Gould (1941-2002), ainsi que l’écologiste et mathématicien Richard Levins.
Au Royaume-Uni, l’éthologiste et biologiste Richard Dawkins (1942), connu pour avoir proposé le concept de «gène égoïste», compte parmi les plus célèbres partisans de ce qu’on appelle plus volontiers là-bas la «psychologie évolutionniste»; parmi ses défenseurs, on compte encore W.D. Hamilton (1936-2000), un biologiste qui a mis en évidence le phénomène de la sélection de parentèle (kin selection) et énoncé la célèbre loi qui porte son nom (nous reviendrons également sur ces concepts dans le prochain texte de cette série), ainsi que le biologiste et généticien John Maynard Smith (1920 –2004). Mais leur position a des opposants très en vue, au nombre desquels figure le biologiste Steven Rose (1938) ainsi que l’éthologiste Patrick Bateson (1938).
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E.O. Wilson (1929)
Un des moments mémorables de cette guerre des idées s’est produit en 1978, lors d’une réunion de l’American Association for the Advancement of Science durant laquelle E.O . Wilson donne une conférence sur la sociobiologie, cette discipline alors encore toute récente dont il est le créateur.
Dès qu’il commence à parler, une dizaine de membres de l’International Comitee Against Racism s’avance sur la scène en scandant: «Racist Wilson, you can’t hide; we charge you with génocide!» [Wilson le raciste : tu ne peux pas te cacher; nous t’accusons de génocide]. Une femme s’approche alors du conférencier et lui déverse de l’eau sur sa tête.
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Pour mesurer à quel point l’application à l’être humain des idées darwiniennes a pu être et peut encore être polémique, il suffira de se rappeler de cet épisode qu’on a pu appeler le premier péché originel de la biologisation de l’éthique : le darwinisme social.
( À suivre)
samedi, juin 06, 2009
INTRODUCTION À L'ÉTHIQUE: LA SCIENCE ET L'ÉTHIQUE (SUITE)
Libellés :
Normand Baillageon,
Québec sceptique,
science et éthique
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