II. RUSSELL ET LA PENSÉE CRITIQUE
Je désire soumettre à l’examen bienveillant du lecteur une doctrine qui, je le crains, va paraître terriblement paradoxale et subversive. La doctrine en question est celle-ci : il n’est pas désirable d’admettre une proposition quand il n’y a aucune raison de supposer qu’elle est vraie. Je dois reconnaître, bien entendu, que si une telle opinion devenait commune, elle transformerait complètement notre vie sociale et notre système politique ..
B. Russell
Russell jouit d’un immense prestige auprès des communautés sceptiques, rationalistes et humanistes et je pense que dès que l’on connaît, ne serait-ce qu’un peu, sa vie et ses travaux, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi.
Ennemi des dogmes et des préjugés, toujours prêt, au nom de la vérité et de la justice, à affronter l’opinion publique et les institutions dominantes et à en payer le prix personnel, Russell apparaît comme l’archétype du penseur critique; et s’il est vrai que, comme tout le monde, il s’est trompé et a changé d’avis, son parcours reste remarquable de courage et d’intégrité.
Une question du plus grand intérêt se pose dès lors : quelle conception se faisait-il de la pensée critique? C’est justement là un (autre!) sujet sur lequel Russell a énormément écrit et sur lequel il y a tant à dire que je devrai me limiter ici à deux séries de questions qu’il aborde.
La première est la signification humaine et politique de la pensée critique; la deuxième, sa définition.
(Je dois souligner que Russell n’utilisera pas cette expression : «pensée critique», qui ne s’est massivement répandue dans le vocabulaire des philosophes et des pédagogues qu’à compter de 1962, date de la publication d’un célèbre article par R.H. Ennis . Mais les expressions qu’il emploie ne laissent aucun doute sur ce qu’il entend promouvoir. C’est ainsi qu’il parlera de développer : «un habitus critique de l’esprit»; une «attitude critique»; le «jugement critique»; ou encore, de manière plus précise et originale, une «réceptivité critique non dogmatique ».)
La place de la pensée critique
J’en viens à mon premier point, à savoir la conscience aiguë que Russell a eue de la signification humaine et politique de la pensée critique.
Il a d’abord clairement perçu qu’elle peut et doit contribuer à la formation de citoyens éclairés et qui seront, partant, susceptibles d’être plus autonomes et moins à la merci de la propagande — dont Russell a parfaitement mesuré l’importance et l’impact au sein des démocraties modernes. Mais l’originalité et la profondeur de son point de vue ne se comprennent bien qu’à la lumière du libéralisme bien particulier qu’il défend . Car Russell, comme ces libertaires dont il est à tant d’égards si proches, est bien un libéral, mais, et il faut le préciser, d’un libéralisme à la fois singulier et radical. Voyons pourquoi.
Une problématique centrale du libéralisme classique a été de penser les rapports de l’individuel et du collectif, plus précisément des éventuelles limites de l’intervention de l’État sur la liberté individuelle. J.S. Mill donne à ce problème une réponse restée exemplaire et selon laquelle, pour juger de ces problèmes, il nous faut prendre en compte un principe et une maxime pratique .
Le principe est qu’il faut considérer les conséquences de la satisfaction des désirs individuels et que là où seul l’individu ou les individus concernés par les actes qu’ils posent seront affectés, l’État n’a aucun droit de limiter la liberté individuelle.
Par contre, là où les autres sont concernés, l’État a, a priori, un droit d’intervenir : mais cette intervention doit encore se justifier par un calcul utilitariste : c’est la maxime pratique.
Russell, témoin de la folie de la guerre et lecteur de la psychologie de son temps, pense, dès ses premiers textes politiques majeurs, que cette analyse est incomplète parce qu’elle porte exclusivement sur les désirs mais néglige les instincts (ou les pulsions : il emploie le mot : impulse).
Les désirs portent sur des objets pouvant être mis à distance, supposent que l’on pense la concordance des moyens et des fins et, en un sens limité, peuvent être soumis à la raison. Les pulsions sont tout à fait différentes. Je ne peux entrer ici dans le détail des analyses de Russell, mais on aura compris qu’il est convaincu que la pensée politique a trop négligé les pulsions et que c’est un grand tort. Au total, il distinguera des désirs et des pulsions créateurs et possessifs et cherchera comment une société saine pourrait favoriser les désirs et les pulsions créateurs et tempérer les désirs et pulsions de possession.
Tout cela débouche sur un vaste programme éducatif et politique au sein duquel une place prépondérante (mais non toute la place : «Ce dont nous avons besoin n’est pas seulement intellectuel : il nous faut aussi promouvoir un élargissement de la sympathie, qui est tout aussi importante ») est assignée à la pensée critique.
Ici encore, je ne peux entrer dans le détail de son propos, mais disons que Russell voudra que l’éducation fasse émerger des êtres humains possédant quatre vertus : la vitalité, le courage, la sensibilité et l’intelligence, et qu’il misera sur elles pour qu’ils soient animés de désirs et de pulsions créateurs — plutôt que possessifs — et pensent de manière critique. Il voudrait encore que nos institutions sociales, économiques et politiques, favorisent le développement de ces vertus.
Comment définit-il la pensée critique? Les textes où Russell la décrit sont nombreux et épars; William Hare en a proposé une synthèse dont je m’inspirerai dans ce qui suit .
Définition de la pensée critique
On peut la concevoir comme une vertu à la fois intellectuelle et morale qui se manifeste par des habiletés, des dispositions et des habitudes et qui permet notamment, à l’abri du dogmatisme et des préjugés, de parvenir, sur des questions controversées, à un jugement raisonnable fondé sur les faits et les arguments présentés.
La pensée critique suppose l’habileté à se faire une opinion par soi-même, à demeurer impartial et à reconnaître et à se méfier de ses propres préjugés. Elle demande aussi une disposition à revoir ses propres jugements et à rejeter des hypothèses devenues inadéquates; elle se manifeste en outre par la pratique d’un doute constructif plutôt que d’une critique destructrice. Elle suppose encore qu’on reconnaisse la faillibilité humaine et la fragilité de notre savoir.
Enfin, elle est le lieu d’une sorte de tension entre d’une part le désir d’apprendre et l’ouverture aux idées nouvelles et, d’autre part, la ferme détermination à n’accepter aucune proposition avant de l’avoir soumise à un attentif examen critique : l’expression «réceptivité critique non dogmatique» qu’emploie Russell rend bien cette tension quelque peu paradoxale qu’il décèle au cœur de la pensée critique.
Au total, celle-ci est caractérisée par la manière dont sont atteintes les positions que l’on défend :
«L’essence de [cette position] ne tient pas aux idées qui sont adoptées, mais bien à la manière par laquelle on y est parvenu: au lieu d’être adoptées dogmatiquement, les idées sont acceptées de manière provisoire et avec la conscience que de nouvelles données pourraient à tout moment conduire à leur abandon. C’est de cette manière que les idées sont avancées et défendues en science — contrairement à ce qui se passe en théologie. La science est empirique, provisoire et non dogmatique : tout dogme immuable est non scientifique. ».
Hare, me semble-t-il, résume fort bien la position de Russell dans le passage suivant :
L’attitude critique que prône Russell s’inscrit dans une perspective épistémologique et éthique qui met de l’avant : 1. La manière dont les opinions sont adoptées — i.e. de manière non dogmatique; 2. le fait que nos opinions ne sont pas des certitudes; 3. le fait que le savoir n’est pas impossible à obtenir, même si cela est difficile; 4. la liberté d’opinion; 5 l’honnêteté; 6. la tolérance .
Avant de conclure, et au moment où bien des pédagogues sont, à tort, tentés par un enseignement formel de la pensée critique (sous le nom de «compétences transversales»), il est intéressant de noter que Russell a rappelé à de nombreuses reprises que la pensée critique ne se pratique pas dans le vide et suppose qu’on ait accès à un large bagage de connaissances aussi fiables que possible. En fait, Russell envisage la pensée critique comme l’indispensable complément aux savoirs que transmet l’éducation. En ce sens, il refuse de concevoir comme antinomiques le savoir et la compréhension, l’apprendre et le comprendre.
C’est ainsi que, dans le cadre d’une discussion des idées de John Stuart Mill parue en 1951, il écrit qu’idéalement:
[…] les élèves devraient être rendus aussi capables que faire se peut de parvenir à un jugement raisonnable sur des questions controversées face auxquelles ils devront vraisemblablement se situer et devront agir. Cela demande d’une part d’être entraîné à exercer son jugement critique; d’autre part, d’avoir accès à une source de savoirs impartiaux. De cette manière, l’élève serait préparé pour devenir un adulte réellement libre .
***
Avant d’en venir à ma suggestion de dix indispensables titres de Russell, je voudrais laisser le mot de la fin à l’historien Arnold Toynbee qui, avec raison, avait écrit à la mort du philosophe: «La propension à déranger liée à une passionnelle et généreuse capacité à tout renouveler sont les caractéristiques bien connues de la jeunesse : en ce sens, Russell est demeuré jeune jusqu’à la toute fin de sa vie .»
jeudi, janvier 29, 2009
BERTRAND RUSSELL : LE SCEPTIQUE PASSIONNÉ 3/4
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Québec sceptique
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2 commentaires:
Bonjour,
L'aveu de Jacques Lacan, l'anti-Russell : "J'ai réponse à tout (...) ; J'ai fait fortune grâce au discours analytique (sic) (...) ; Je suis un self-made-man."
Disponible à l'adresse suivante :
http://fr.youtube.com/watch?v=N7v19ZKIpuU&feature=related
(Petite vidéo de 1:30 environ)
@hnk: édifiant!
Normand
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