[Ce texte est paru dans Québec Sceptique, dans le cadre d'une série de portraits de penseurs critiques que je compte réunir en ouvrage.]
Bertrand Russell, né le 18 mai 1872 à Trelleck (Wales), est mort, presque centenaire, le 2 février 1970.
Logicien, philosophe, réformateur social, pédagogue et libre-penseur, il a fait paraître quelque 70 ouvrages et des milliers d’articles, en plus d’avoir été au premier rang de multiples combats sociaux et politiques d’avant-garde.
Il est évidemment impossible de couvrir en quelques pages, même sommairement, une œuvre et une vie d’une telle richesse. Et c’est pourquoi, dans le texte qui suit, je vous propose plutôt, modestement, trois choses.
D’abord, un survol de la vie de Russell, qui me donnera l’occasion d’évoquer quelques-unes de ses contributions aux idées du XX ème siècle et quelques aspects de son militantisme.
Je m’attarderai ensuite à la conception de la pensée critique et du scepticisme qu’il a défendue. Comme on le verra, Russell, qui s’est résolument engagé en faveur de nombreuses causes et a passionnément cherché la vérité, était aussi doté d’une conscience aiguë des limites de notre savoir : en ce sens, il mérite pleinement l’épithète de «sceptique passionné» que lui a donné un de ses biographes .
Je terminerai cet article en suggérant dix titres qui me semblent incontournables pour commencer à explorer le «continent Russell».
I. UNE VIE, TROIS PASSIONS
«Trois passions, simples mais extraordinairement fortes, ont gouverné ma vie: la recherche passionnée de l’amour, la quête du savoir et une douloureuse pitié devant la souffrance de l’humanité ».
B. Russell, Autobiographie.
Bertrand Arthur William Russell est né au sein d’une famille appartenant, tant par son père que par sa mère, à la haute et ancienne noblesse britannique. Il héritera d’ailleurs, à la mort de son frère aîné, Frank, du titre de Lord. Ses parents étaient des libres-penseurs et John Stuart Mill était le parrain («en un sens non-religieux du terme») du petit Bertrand.
Orphelins très jeunes, les deux enfants sont adoptés par leurs très conventionnels grands-parents paternels et cela contre les désirs exprimés par leurs parents dans leurs testaments. Son grand-père étant mort peu après son arrivée et son frère ayant été placé dans un pensionnat, Bertrand sera élevé seul, surtout par sa grand-mère.
La découverte des mathématiques
C’est à la maison qu’il reçoit son éducation, le plus souvent de tuteurs. À l’été 1883, c’est toutefois Frank qui entreprend d’initier son cadet à la géométrie. Le petit Bertrand se découvre à cette occasion une brûlante passion pour les mathématiques et il décrira cette expérience comme «un des grands événements de ma vie, aussi éblouissant qu’un premier amour. Je n’aurais jamais pu imaginer qu’il pût y avoir au monde quoi que ce soit d’aussi délicieux ». Certaines des questions relatives aux fondements des mathématiques sur lesquelles il va tant travailler par la suite commencent à surgir à cette occasion. Il racontera :
[mon bonheur] n’était pas sans mélange. On m’avait assuré qu’Euclide prouvait des choses et je fus attristé de constater qu’il commençait par des axiomes. Au début, je refusai de les admettre, à moins que mon frère ne me donne des raisons de le faire. Mais il me dit : «Si tu ne les acceptes pas, nous ne pourrons pas continuer». Comme je désirais poursuivre, je les acceptai provisoirement. Mais le doute que je ressentis à ce moment quant aux prémisses des mathématiques resta en moi et détermina mon travail ultérieur .
À compter de l’âge de 14 ans, Russell va commencer à remettre en question la foi religieuse dans laquelle il est élevé. Tour à tour, il abandonne les doctrines théologiques du libre arbitre, de l’immortalité de l’âme et de l’existence de Dieu — la lecture de l’autobiographie de son «parrain» lui sera précieuse dans la critique puis l’abandon de ces dogmes. Ce sont là les prémisses de la forte critique rationaliste de la religion et de l’agnosticisme pour lesquels Russell sera bien connu des années plus tard, alors qu’il signera sur le sujet des passages à l’humour féroce et qui feront les délices des anthologistes. En voici trois :
Mon point de vue sur la religion est le même que Lucrèce. Je la tiens pour une maladie née de la peur et pour une indicible source de misère pour l’espèce humaine. Je ne peux cependant nier qu’elle a contribué à la civilisation. Elle a aidé, il y a longtemps, à établir le calendrier et elle a amené les prêtres égyptiens à rapporter les éclipses avec tant de soins qu’ils devinrent capables de les prédire. Je suis disposé à reconnaître ces deux contributions : mais je n’en connais pas d’autres .
Si mon souvenir est bon, il n’y a pas dans les Évangiles un seul mot qui vante les vertus de l’intelligence; sur ce sujet, plus encore que sur bien d’autres, les ministres du culte restent fidèles à l’enseignement des Évangiles .
On dit souvent que c’est un grand mal de s’attaquer aux religions parce que la religion rend l’homme vertueux. C’est ce qu’on dit; je ne l’ai jamais observé .
En octobre 1890, Russell entre au Trinity College de Cambridge où, trois ans durant, il étudie les mathématiques. La vie intellectuelle qu’il y découvre l’enchante et permet à la sienne de s’épanouir. Cependant, les importants et récents travaux menés par des mathématiciens continentaux et qui ont permis de donner rigueur et cohérence au calcul et à l’analyse, n’ont toujours pas atteint la Grande-Bretagne. L’exigeant Russell, lui dont toute la vie intellectuelle est une recherche d’un véritable savoir et qui pensait le trouver dans les mathématiques plus que partout ailleurs, est amèrement déçu de celles qu’on lui enseigne. Il se tourne alors vers la philosophie; il est un moment séduit par l’idéalisme hégélien, mais s’en éloigne bien vite.
mardi, janvier 27, 2009
BERTRAND RUSSELL : LE SCEPTIQUE PASSIONNÉ 1/4
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5 commentaires:
Bonjour M. Baillargeon, et merci pour votre blog.
Puisque vous parlez de Bertrand Russell, il faut que vous sachiez que ce penseur majeur du XXè siècle est pour ainsi dire totalement inconnu en France, (sauf évidemment des mathématiciens), pour des raisons sur lesquelles il est inutile de s'appesantir. (Cf. le livre d'Aymeric Monville, "Misère du nietzschéisme de gauche", http://www.monde-diplomatique.fr/2007/09/BRICMONT/15131 .)
Comme sans doute beaucoup de Français, je n'ai appris l'existence de Bertrand Russell que via celle de Noam Chomsky, à la suite des émissions de Daniel Mermet diffusées sur France Inter en mai 2007. Pourriez-vous, si cela est possible, indiquer rapidement au lecteur français que je suis, et qui ne sait pas comment aborder ce grand penseur, quel livre de Bertrand Russell lire en priorité ? Merci infiniment d'avance.
Bonjour M. Baillargeon,
Oups ! J'avais mal lu et je n'avais pas vu que vous proposeriez une liste des ouvrages les plus importants de Bertrand Russell. Mille excuses pour ma demande importune ; mais, ayant grandi (intellectuellement parlant) dans une atmosphère à la Foucault-Lacan, je n'ai pas pu contenir mon impatience de découvrir un "autre son de cloche".
@hnk: Je vais poster mon texte complet dans les jours qui viennent; et il termine sur des suggestions des lectures pour entrer dans l'oeuvre de Russell: J'espère qu'elles te seront utiles.
J'ai pour Russell une immense affection et depuis que j'ai 16 ans un poster de lui m'a suivi partout où j'ai travaillé. J'ai été très étonné et content de voir le même à la porte de Chomsky quand je suis allé le voir au MIT.
L,an dernier - plutôt en 2007 — 'ai tenu à rééditer _Principes de reconstruction sociale_, souvent considéré comme le meilleur ouvrage de politique de Russell mais qui n'était plus disponible en français depuis quelque chose comme 80 ans! Ce qui est assez stupéfiant.
Il y a (au moins) un philosophe français qui s'intéresse à Russell et le connait bien: c'est Denis Vernant. Son Russell, chez GF, est très bien.
Normand
Bonjour,
@ M. Baillargeon :
Merci !
@hnk. De rien. Normand, plutôt que M. me fera plaisir.:-)
Normand
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