[Billet pour le prochain numéro de Vivre le primaire, qui est justement consacré à cette question — si j'ai bien compris.]
La question de l’éventuelle professionnalisation des enseignantes et enseignants revient périodiquement dans l’actualité et elle suscite immanquablement des débats enflammés. Quel statut a ou devrait avoir le fait d’enseigner? Est-ce une vocation, un art, un métier, une profession? Un peu de tout cela? Autre chose encore? Le présent numéro revenant une fois de plus sur le sujet, je souhaite profiter de l’occasion pour montrer ce que la philosophie de l’éducation peut apporter à ce genre de débats.
Avant toute chose, à observer les discussions en cours, on remarque rapidement que les intervenants dans ce dossier ont souvent des conceptions bien différentes — et en certains cas radicalement opposées — de ce que signifie pour un métier donné d’être une profession et de ce que cela signifierait pour l’enseignement d’en être une.
D’autres intervenants, qui partagent globalement la même conception de ces choses, divergent néanmoins d’opinion sur l’opportunité de créer un ordre professionnel des enseignantes et enseignants.
Quant à ceux et celles qui pensent que l’heure de créer cet ordre est venue, ils ne s’entendent pas toujours sur ce qu’il conviendrait d’en attendre.
On mesure la distance qui sépare tous ces gens quand on examine certaines des motivations qui sont, sinon données, du moins décelables, pour accepter ou refuser un ordre professionnel pour les enseignantes et enseignants.
Certains par exemple y voient une occasion de nettoyer les écuries d’Augias et souscrivent, ou non, pour cette raison, à la création d’un ordre professionnel, qui ferait le ménage dans une profession où on trouverait trop de pommes pourries.
D’autres, remarquant que le mot profession est prestigieux, pensent et espèrent que la création d’un ordre professionnel redorera le blason des enseignantes, notamment auprès du grand public, auquel les enseignantes pourraient s’adresser avec une plus grande autorité quand des enjeux sociaux, politiques ou autres touchant l’enseignement et l’éducation seraient abordés.
La philosophie de l’éducation, qui est le lieu d’où je parle, n’offre aucune expertise particulière pour discuter bon nombre de ces questions. Par contre, elle peut, et c’est son rôle, aider à clarifier les concepts qui sont mis en jeu, leurs possibles relations, ainsi que les dimensions normatives des diverses options envisagées.
Je voudrais le montrer en m’intéressant ici au concept d’«enseigner».
Après avoir rappelé une très célèbre définition qui en a été récemment donnée dans le cadre de la philosophie analytique de l’éducation, j’indiquerai le lien que son adoption suggère de faire avec une certaine conception de la professionnalisation.
Enseigner
Enseigner est un de ces mots que chacun, à commencer par les enseignants, croit maîtriser parfaitement, mais qui offre de singulières résistances à qui tente de le définir précisément. Quand on se livre à l’exercice, on ressent très vite un singulier malaise, justement celui que provoquait Socrate chez ces experts supposés auxquels il demandait d’identifier l’objet de leur expertise (le courage pour le soldat, la beauté pour l’artiste, et ainsi de suite).
C’est qu’on ne peut définir enseigner en disant simplement ce qu’on enseigne (les mathématiques, l’anglais, etc.), le lieu où on enseigne (une école primaire, un collège, etc.) ou encore le niveau académique auquel on enseigne. La demande d’une définition nous enjoint de dire ce qu’ont en commun toutes ces variétés d’enseignement et qui fait qu’à chaque fois, éventuellement, on se retrouve devant une instance où on peut parler d’enseigner.
La difficulté de donner une telle définition est d’autant plus grande que le nombre des activités qui peuvent avec raison être considérées comme pouvant faire partie de l’acte d’enseigner est presqu’infini : parler, donner un exemple, répondre à une question, organiser une activité en laboratoire, monter une pièce de théâtre, se tenir debout sur une jambe en jonglant avec des bouteilles : dans ces cas et dans une infinité d’autres, la personne qui pose ces gestes pourra dire qu’elle enseigne — dans le dernier cas, dans une école de cirque. Le mot enseigner est pour cela dit «polymorphe» par les philosophes.
Enseigner, enfin, est un des ces mots qui désignent une activité ou un ensemble d’activités plutôt que le succès obtenu dans l’accomplissement d’une tâche et ne peut donc être défini par ce succès. Trouver, au contraire, est un mot-succès et qui se définit par la réussite d’une activité. Enseigner, à l’évidence, ne l’est pas, puisqu’on peut enseigner sans connaître le succès que vise cette activité.
Cette dernière observation nous met sur la piste de la définition désormais classique d’enseigner proposée par Israel Scheffler en philosophie de l’éducation et dont je vais librement m’inspirer ici.
Si on ne peut définir enseigner par le succès des activités nombreuses et variées que recouvre ce concept polymorphe, on peut néanmoins tenter de cerner l’intention qu’elles visent toutes.
Quelle est cette intention? Scheffler suggère, et je lui donne raison, que c’est de faire apprendre — la littérature, la chimie, la jonglerie et mille autres choses. Enseigner, c’est donc se livrer à un grand nombre d’activités variées avec l’intention de faire apprendre.
Est-ce suffisant? Sheffler a suggéré que non. Pour comprendre pourquoi, imaginez un enseignant qui couvrirait son tableau d’équations quadratiques devant des élèves n’ayant jamais fait d’algèbre et qui assurerait qu’il enseigne bel et bien, puisqu’il a l’intention de leur faire apprendre cette branche des mathématiques.
On voit tout de suite que le problème, ici, serait que les moyens employés sont tout à fait déraisonnables et ne tiennent aucun compte de ce que sont ces élèves et de ce qu’ils peuvent actuellement apprendre. Il faut donc compléter notre définition.
Scheffler propose en gros ceci: enseigner, c’est se livrer à un grand nombre d’activités variées avec l’intention de faire apprendre et en utilisant pour ce faire des moyens dont il est raisonnable de penser qu’ils permettront de faire apprendre.
Le nouveau critère que nous venons d’ajouter est volontairement souple et on aura deviné pourquoi : on ne peut — ni ne veut — exiger, parce que ce serait déraisonnable pour un mot-activité, que les moyens utilisés garantiront que les élèves apprendront. Mais on peut, raisonnablement, demander qu’il soit plausible de l’anticiper : d’où ce deuxième critère.
En avons-nous fini? Scheffler pense que non et il a proposé un troisième et dernier critère qui complète sa définition de ce que signifie enseigner. Pour le comprendre, imaginons un nouvel exemple de non-enseignement.
Cette fois, l’enseignant disposerait de données à ses yeux crédibles qui lui font penser que des choses comme des menaces ou des coups favorisent l’apprentissage des tables de multiplication. Menaçant ses élèves (ou pire : les frappant) il arguerait qu’il enseigne bien puisqu’il a l’intention de les leur faire apprendre et qu’il prend des moyens dont il est raisonnable d’attendre qu’ils atteindront ce but.
Il faut en convenir : tout le monde refuserait malgré tout d’appeler enseigner ce qui se passerait dans cette classe.
C’est que ce qui est acceptable en enseignement est limité par des frontières de faisabilité et de plausibilité, certes, mais aussi par des frontières éthiques.
Celles-ci, il est vrai, varient dans le temps et l’espace (la gifle était tolérée ici ou là, il n’y a pas si longtemps encore) et sont informées par nos conceptions idéologiques, sociales, politiques et philosophiques. Mais ces contraintes éthiques existent bien et elles sont portées par des institutions dans lesquelles l’enseignement prend typiquement place. C’est par elle et en leur nom que nous refusons désormais la violence faite aux enfants à l’école, mais aussi l’endoctrinement, le bourrage de crâne et ainsi de suite, qui nous apparaissent ne pas constituer des formes d’enseignement. Enfin, les actions posées quand on enseigne supposent une conception, nécessairement normative, de ce qu’éduquer veut dire et des savoirs qui méritent d’être appris.
Voici donc la définition à laquelle nous aboutissons: enseigner, c’est se livrer à un grand nombre d’activités variées avec l’intention de faire apprendre, en utilisant pour ce faire des moyens dont il est raisonnable de penser qu’il permettront de faire apprendre et cela dans le respect de limites définies par des normes et des valeurs portées par la société et (typiquement mais non nécessairement) incarnées dans des institutions où se déroulent ces activités, institutions dans lesquelles s’incarnent une vision de l’éducation ainsi qu’une détermination des savoirs que l’on acquiert pour être éduqué.
Le statut professionnel de l’enseignement
Si on accorde cette définition, l’enseignement peut-il être considéré comme une profession?
Tout dépend de ce qu’on entend par profession, bien entendu, et le fait qu’il peut l’être ne signifie pas qu’il doive l’être.
Ces restrictions posées, je pense néanmoins que la définition de Scheffler incite à suggérer un certain type de lien qui existe bien entre l’enseignement ainsi compris et divers aspects généralement reconnus des professions.
Voici comment.
Il y a, je le sais bien, d’interminables discussions sur la question de savoir ce que signifie précisément le mot profession. Mais admettons, ce qui est assez généralement reconnu, que les professions se caractérisent notamment par les traits suivants : la riche et vaste formation théorique de leurs praticiens; la complexité des situations où ceux-ci mettent en œuvre leur savoir; la présence dans leur pratique d’une très forte dimension normative intrinsèque (par exemple : le juste pour le droit, la santé pour la médecine, le vrai pour la science, la sécurité pour l’ingénierie); l’autonomie qui est conférée à ces professionnels; enfin, l’expertise qui leur est reconnue.
Je soumets que la définition de l’enseignement que j’ai proposée invite fortement à admettre que les enseignants sont et devraient être reconnus comme des professionnels.
En effet, leur formation leur transmet (ou devrait leur transmettre) un savoir théorique riche et complexe, leur permettant d’agir, avec une grande d’autonomie, dans des situations complexes où est présente une incontournable et très forte dimension normative. Enseigner, en fait, demande constamment de prendre des décisions prudentes et informées dans de telles complexes situations. En ce sens, enseigner est un geste professionnel et l’enseignement une profession.
Devait-il exister un ordre des enseignants pour le faire reconnaître? C’est là une autre question. Mais je pense que cette reconnaissance, sous une forme ou une autre, aiderait non seulement à revaloriser ce métier, qui en a besoin, mais aussi à rendre l’enseignement aux enseignantes, en retirant un peu de leur pouvoir aux bureaucrates, aux fonctionnaires, aux experts réels ou allégués et aux universitaires.
Cette reconnaissance devrait enfin s’accompagner, à mon sens, d’une exigence, de la part des enseignantes et enseignants, d’un net renforcement de leur formation théorique : je ne pense pas trahir de grand secret en disant que plusieurs d’entre elles et eux la jugent insuffisante.
Normand Baillargeon
[baillargeon.normand@uqam.ca]
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14 commentaires:
Bonjour,
deux questions: l'une portant sur la définition, l'autre sur les caractères de la profession.
-comment avez-vous fait pour faire entrer tout à coup les institutions dans votre définition qui se construisait logiquement jusque là, petit bout par petit bout? Excluez-vous l'idée d'enseigner en dehors d'une institution tout en respectant les autres éléments de votre discours sur l'enseignement?
-parmi les caractères de la profession, n'oubliez-vous pas celui de la rémunération, et donc de la dépendance au rémunérateur, avec tout ce qui s'ensuit comme conséquences?
Bonjour, Titho,
Merci de vos commentaires.
L'idée est que les normes que j'évoque sont instituées précisément dans des institutions (excusez le pléonasme).
Ceci dit, votre question (enseigner hors d'une institution) m'embête. Votre avis? Je vais y penser.
L'idée de rémunération: je pense que vous avez raison.
normand
Ah, je suis surpris: en tant que libertaire, l'idée d'enseigner hors d'une structure institutionnalisée devrait ne pas vous paraître étrange, si?
Ivan Illich, Alexander S. Neill, Paulo Freire, Sébastien Faure, par exemple, se sont exclus des normes des sociétés dans lesquelles ils enseignaient. Certes, Neill et Faure ont forgé une école, mais hors des normes institutionnelles. Illich a carrément condamné l'école. Freire enseigne dans des systèmes qui remettent totalement en question le système en place.
J'apprécie votre définition, mais je ne vois pas pourquoi vous avez soudain besoin des institutions.
Quant à la rémunération, elle limite tout de même sérieusement l'autonomie, vous ne trouvez pas?
Note: Je suis tombé sur votre blog un peu par chance; il faudrait que je regarde un peu plus ce que vous avez fait pour apprendre à vous connaître. Histoire de ne pas brusquer la conversation dans un sens qui ne prêterait qu'à malentendu...
Bonjour,
Entendons-nous: hors des institutions qui existent, ça va, entendu: c'est de facto vrai (neil, Robin, etc.); et même, on peut arguer, sur certains plans, que c'est souhaitable ; hors d'une incarnation des normes et valeurs que j'évoquais, cependant, non; et cette incarnation fait dès lors de l'endroit où en enseigne une «institutions»: Summerhill en était une en ce sens, La Ruche de Robin une autre; etc.
J'espère que c'est plus clair.
Quant à la rémunération,je suis d'accord avec vous.
N.
D'accord avec vous: Summerhill, la ruche de Faure et Robin, sont -en ce sens- des institutions. La confusion dans mon esprit venait que vous associiez institution et société. Sébastien Faure ne s'y sentirait sans doute pas à l'aise. Neill, déjà, plus.
Mais je reste sceptique quant à la nécessité de faire apparaître ce mot dans la définition de l'enseignement; cela restreint fort le lieu possible de l'enseignement. Je reviens à ma question: Excluez-vous l'idée d'enseigner en dehors d'une institution tout en respectant les autres éléments de votre discours sur l'enseignement?
je veux dire: si par exemple, moi, qui suis enseignant de formation, de coeur aussi, mais qui ai rejeté les principes institutionnels et qui ne trouve pas une école à mon goût (je vis au Brésil), si je veux devenir l'enseignant de mon fils, dois-je adhérer à une institution? Ne puis-je l'enseigner? D'ailleurs, on retombe alors dans le problème de la professionnalisation: Suis-je un professionel, dans ce cas-là?
J'aurais dû ajouter: et Freire, et Illich? Qu'en faisons-nous?
L'un qui a établi un système (dont je ne suis pas très familier, malgré ma proximité) d'alphabétisation aux relations isntitutionnelles très lâches, et Illich qui, dans ses livres au moins, rejetait la professionnalisation de l'enseignement...
Bonjour,
Bien sûr que je suis d'accord pour dire qu'on peut enseigner en dehors d'une institution tout en respectant les autres éléments de votre discours sur l'enseignement
Je vois qu'il y a une ambiguité dans mon texte, merci de me la faire voir. C'est mon utilisation du mot institution qui pose problème.
Si je peux me permettre, j'ai fait un livre sur les pédagogues anarchiste (1792-1918). Ça vous intéresserait peut-être (Éducation et liberté, Lux, 2006)
Normand
Bien sûr que ça m'intéresse. Je vais tâcher de le trouver en vente en ligne ou chez un ami qui tient une librairie alternative à Bruxelles (ma ville d'origine)
@ titho: si vous ne le trouvez pas, écrivez moi privément et je vous en enverrai avec plaisir un exemplaire. (baillargeon,normadn@uqam.ca) Paiement d'honoraires pour correction d'épreuves :-)
Normand
Certains par exemple y voient une occasion de nettoyer les écuries d’Augias et souscrivent, ou non, pour cette raison, à la création d’un ordre professionnel, qui ferait le ménage dans une profession où on trouverait trop de pommes pourries. : je ne sais pas quelle réalité recouvre exactement le concept d'"ordre professionnel" outre Atlantique (j'écris de France) mais il me semble qu'en général un ordre, je pense à l'ordre des médecins ou celui des notaires en France, sert surtout à défendre coûte que coûte ses membres. Le verger n'en porte donc pas de plus beaux fruits...
Une petite remarque sur la question de la remuneration. Elle me semble en fait un peu secondaire, dans le sens ou elle m'apparait decouler logiquement de la specialisation et du contexte d'une societe capitaliste.
Mais, si la remuneration monetaire peut disparaitre dans une autre forme d'organisation socio-politique de la societe, la dependance de l'individu vis-a-vis de la collectivite (ou d'une partie de celle-ci) me parait difficile a supprimer.
Bref, il me semble que la question de la remuneration des enseignants est plus un probleme de modele de societe qu'un probleme propre a l'enseignement (ou a toute forme d'expertise d'ailleurs)...
@ NG: Ici aussi, rassurez-vous,les ordres professionnels tendent à être très corporatistes .
Normand
@ un homme: fort pertinente remarque, merci!
normand
@ Un Homme: de fait; cela dit, dans une société dont le modèle ne serait pas fondé sur la monnaie, le membre de ladite n'a théoriquement pas la crainte d'être exclu et dévalorisé, comme on peut l'être par la perte d'un salaire, et d'un contrat de travail en général. J'imagine aisément un système ou l'enseignant, dans ce cas, ne l'est d'ailleurs qu'à temps partiel, consacrant la majeure partie de sa vie à ce que Paul Lafargue encensait.
La dépendance au travail rémunéré me paraît donc une source bien plus grande et implique un déficit d'autonomie, selon moi.
@Normand: je me lance dans la recherche du livre -j'en ai profité pour trouver la liste de vos bouquins sur wikipedia; encore un peu de sérieux, et je vais lire plus à fond l'ensemble de votre site, nom d'une école libre!
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