II. RUSSELL ET LA PENSÉE CRITIQUE
Je désire soumettre à l’examen bienveillant du lecteur une doctrine qui, je le crains, va paraître terriblement paradoxale et subversive. La doctrine en question est celle-ci : il n’est pas désirable d’admettre une proposition quand il n’y a aucune raison de supposer qu’elle est vraie. Je dois reconnaître, bien entendu, que si une telle opinion devenait commune, elle transformerait complètement notre vie sociale et notre système politique ..
B. Russell
Russell jouit d’un immense prestige auprès des communautés sceptiques, rationalistes et humanistes et je pense que dès que l’on connaît, ne serait-ce qu’un peu, sa vie et ses travaux, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi.
Ennemi des dogmes et des préjugés, toujours prêt, au nom de la vérité et de la justice, à affronter l’opinion publique et les institutions dominantes et à en payer le prix personnel, Russell apparaît comme l’archétype du penseur critique; et s’il est vrai que, comme tout le monde, il s’est trompé et a changé d’avis, son parcours reste remarquable de courage et d’intégrité.
Une question du plus grand intérêt se pose dès lors : quelle conception se faisait-il de la pensée critique? C’est justement là un (autre!) sujet sur lequel Russell a énormément écrit et sur lequel il y a tant à dire que je devrai me limiter ici à deux séries de questions qu’il aborde.
La première est la signification humaine et politique de la pensée critique; la deuxième, sa définition.
(Je dois souligner que Russell n’utilisera pas cette expression : «pensée critique», qui ne s’est massivement répandue dans le vocabulaire des philosophes et des pédagogues qu’à compter de 1962, date de la publication d’un célèbre article par R.H. Ennis . Mais les expressions qu’il emploie ne laissent aucun doute sur ce qu’il entend promouvoir. C’est ainsi qu’il parlera de développer : «un habitus critique de l’esprit»; une «attitude critique»; le «jugement critique»; ou encore, de manière plus précise et originale, une «réceptivité critique non dogmatique ».)
La place de la pensée critique
J’en viens à mon premier point, à savoir la conscience aiguë que Russell a eue de la signification humaine et politique de la pensée critique.
Il a d’abord clairement perçu qu’elle peut et doit contribuer à la formation de citoyens éclairés et qui seront, partant, susceptibles d’être plus autonomes et moins à la merci de la propagande — dont Russell a parfaitement mesuré l’importance et l’impact au sein des démocraties modernes. Mais l’originalité et la profondeur de son point de vue ne se comprennent bien qu’à la lumière du libéralisme bien particulier qu’il défend . Car Russell, comme ces libertaires dont il est à tant d’égards si proches, est bien un libéral, mais, et il faut le préciser, d’un libéralisme à la fois singulier et radical. Voyons pourquoi.
Une problématique centrale du libéralisme classique a été de penser les rapports de l’individuel et du collectif, plus précisément des éventuelles limites de l’intervention de l’État sur la liberté individuelle. J.S. Mill donne à ce problème une réponse restée exemplaire et selon laquelle, pour juger de ces problèmes, il nous faut prendre en compte un principe et une maxime pratique .
Le principe est qu’il faut considérer les conséquences de la satisfaction des désirs individuels et que là où seul l’individu ou les individus concernés par les actes qu’ils posent seront affectés, l’État n’a aucun droit de limiter la liberté individuelle.
Par contre, là où les autres sont concernés, l’État a, a priori, un droit d’intervenir : mais cette intervention doit encore se justifier par un calcul utilitariste : c’est la maxime pratique.
Russell, témoin de la folie de la guerre et lecteur de la psychologie de son temps, pense, dès ses premiers textes politiques majeurs, que cette analyse est incomplète parce qu’elle porte exclusivement sur les désirs mais néglige les instincts (ou les pulsions : il emploie le mot : impulse).
Les désirs portent sur des objets pouvant être mis à distance, supposent que l’on pense la concordance des moyens et des fins et, en un sens limité, peuvent être soumis à la raison. Les pulsions sont tout à fait différentes. Je ne peux entrer ici dans le détail des analyses de Russell, mais on aura compris qu’il est convaincu que la pensée politique a trop négligé les pulsions et que c’est un grand tort. Au total, il distinguera des désirs et des pulsions créateurs et possessifs et cherchera comment une société saine pourrait favoriser les désirs et les pulsions créateurs et tempérer les désirs et pulsions de possession.
Tout cela débouche sur un vaste programme éducatif et politique au sein duquel une place prépondérante (mais non toute la place : «Ce dont nous avons besoin n’est pas seulement intellectuel : il nous faut aussi promouvoir un élargissement de la sympathie, qui est tout aussi importante ») est assignée à la pensée critique.
Ici encore, je ne peux entrer dans le détail de son propos, mais disons que Russell voudra que l’éducation fasse émerger des êtres humains possédant quatre vertus : la vitalité, le courage, la sensibilité et l’intelligence, et qu’il misera sur elles pour qu’ils soient animés de désirs et de pulsions créateurs — plutôt que possessifs — et pensent de manière critique. Il voudrait encore que nos institutions sociales, économiques et politiques, favorisent le développement de ces vertus.
Comment définit-il la pensée critique? Les textes où Russell la décrit sont nombreux et épars; William Hare en a proposé une synthèse dont je m’inspirerai dans ce qui suit .
Définition de la pensée critique
On peut la concevoir comme une vertu à la fois intellectuelle et morale qui se manifeste par des habiletés, des dispositions et des habitudes et qui permet notamment, à l’abri du dogmatisme et des préjugés, de parvenir, sur des questions controversées, à un jugement raisonnable fondé sur les faits et les arguments présentés.
La pensée critique suppose l’habileté à se faire une opinion par soi-même, à demeurer impartial et à reconnaître et à se méfier de ses propres préjugés. Elle demande aussi une disposition à revoir ses propres jugements et à rejeter des hypothèses devenues inadéquates; elle se manifeste en outre par la pratique d’un doute constructif plutôt que d’une critique destructrice. Elle suppose encore qu’on reconnaisse la faillibilité humaine et la fragilité de notre savoir.
Enfin, elle est le lieu d’une sorte de tension entre d’une part le désir d’apprendre et l’ouverture aux idées nouvelles et, d’autre part, la ferme détermination à n’accepter aucune proposition avant de l’avoir soumise à un attentif examen critique : l’expression «réceptivité critique non dogmatique» qu’emploie Russell rend bien cette tension quelque peu paradoxale qu’il décèle au cœur de la pensée critique.
Au total, celle-ci est caractérisée par la manière dont sont atteintes les positions que l’on défend :
«L’essence de [cette position] ne tient pas aux idées qui sont adoptées, mais bien à la manière par laquelle on y est parvenu: au lieu d’être adoptées dogmatiquement, les idées sont acceptées de manière provisoire et avec la conscience que de nouvelles données pourraient à tout moment conduire à leur abandon. C’est de cette manière que les idées sont avancées et défendues en science — contrairement à ce qui se passe en théologie. La science est empirique, provisoire et non dogmatique : tout dogme immuable est non scientifique. ».
Hare, me semble-t-il, résume fort bien la position de Russell dans le passage suivant :
L’attitude critique que prône Russell s’inscrit dans une perspective épistémologique et éthique qui met de l’avant : 1. La manière dont les opinions sont adoptées — i.e. de manière non dogmatique; 2. le fait que nos opinions ne sont pas des certitudes; 3. le fait que le savoir n’est pas impossible à obtenir, même si cela est difficile; 4. la liberté d’opinion; 5 l’honnêteté; 6. la tolérance .
Avant de conclure, et au moment où bien des pédagogues sont, à tort, tentés par un enseignement formel de la pensée critique (sous le nom de «compétences transversales»), il est intéressant de noter que Russell a rappelé à de nombreuses reprises que la pensée critique ne se pratique pas dans le vide et suppose qu’on ait accès à un large bagage de connaissances aussi fiables que possible. En fait, Russell envisage la pensée critique comme l’indispensable complément aux savoirs que transmet l’éducation. En ce sens, il refuse de concevoir comme antinomiques le savoir et la compréhension, l’apprendre et le comprendre.
C’est ainsi que, dans le cadre d’une discussion des idées de John Stuart Mill parue en 1951, il écrit qu’idéalement:
[…] les élèves devraient être rendus aussi capables que faire se peut de parvenir à un jugement raisonnable sur des questions controversées face auxquelles ils devront vraisemblablement se situer et devront agir. Cela demande d’une part d’être entraîné à exercer son jugement critique; d’autre part, d’avoir accès à une source de savoirs impartiaux. De cette manière, l’élève serait préparé pour devenir un adulte réellement libre .
***
Avant d’en venir à ma suggestion de dix indispensables titres de Russell, je voudrais laisser le mot de la fin à l’historien Arnold Toynbee qui, avec raison, avait écrit à la mort du philosophe: «La propension à déranger liée à une passionnelle et généreuse capacité à tout renouveler sont les caractéristiques bien connues de la jeunesse : en ce sens, Russell est demeuré jeune jusqu’à la toute fin de sa vie .»
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jeudi, janvier 29, 2009
mercredi, juillet 09, 2008
EXPLICATIONS NATURALISTES DE LA RELIGION
La revue de philosophie Médiane, à la création de laquelle j'ai eu le plaisir de participer et à laquelle je collabore depuis ses tout débuts, publiera sous peu son cinquième numéro. Celui-ci porte sur a religion. Je signe à chaque numéro une sorte d'éditorial en forme de Coup de Gueule; ce qui suit est celui de ce prochain numéro.]
***
Ni Dieu ni maître, mieux d’être.
Jacques Prévert
La grande famille de l’incroyance, qui comprend notamment les athées, les agnostiques, les libres penseurs, les humanistes, les défenseurs de la laïcité et, plus récemment, les brights, a été très active au cours des dernières années.
Il y a d’abord eu cette intense activité éditoriale qui a produit de nombreux ouvrages, dont certains ont connu d’inattendus mais retentissants succès de librairie. Citons pour mémoire, et entre de très nombreux autres : Pour en finir avec Dieu, de Richard Dawkins; Breaking the Spell, de Daniel Dennett; God is not Great, de Christopher Hitchens; Atheist Universe, de David Mills; et Traité d’athéologie, de Michel Onfray.
Mais les incroyants n’ont pas seulement écrit et ils sont aussi intervenus abondamment dans ces nombreux débats sociaux qui ont sollicité leur attention.
Au Québec, par exemple, l’idée d’un enseignement culturel des religions a paru à plus d’un d’entre nous représenter une grave menace à l’idée d’une école laïque et constituer une manière à peine déguisée de continuer à accorder dans l’école un traitement préférentiel aux croyances religieuses.
De même, les demandes d’accommodement religieux ont paru irrecevables à plus d’un défenseur de la laïcité et témoigner, encore une fois, de la tendance à accorder un traitement préférentiel aux religions parmi l’ensemble des croyances et ce au mépris de la laïcité bien comprise.
Le rapport produit par la commission Bouchard-Taylor n’a rien fait pour calmer ces inquiétudes, loin de là, et cet étrange concept de laïcité ouverte qu’il met de l’avant (parle-t-on de droits de l’homme ouverts ou de liberté ouverte?!?) aurait suffi, à lui seul, à inquiéter incroyants et partisans de la laïcité.
Cependant, à mon sens, c’est sur le plan (beaucoup moins visible du grand public) des explications naturalistes de la croyance en dieu et de la religion que les avancées les plus remarquables et les plus prometteuses de l’incroyance se sont produites.
De quoi s’agit-il exactement?
Deux avenues
Pour comprendre le sens et la portée de ces nouvelles percées théoriques, il sera utile de les situer dans le prolongement de ces explications naturalistes de la religion qui sont mises de l’avant depuis longtemps déjà au sein de la tradition occidentale. Deux avenues convergentes ont tout particulièrement été explorées.
La première, qu’on pourrait appeler génétique, concerne l’explication de l’origine de la religion et des croyances religieuses.
Épicure puis Lucrèce, on s’en souviendra, avaient ici ouvert la voie, en suggérant que les religions sont essentiellement « une maladie née de la peur».
Avec sa fameuse Loi des trois états, Auguste Comte invitait pour sa part à considérer la religion comme un moment historiquement situé et désormais dépassé — d’abord par la métaphysique, puis par la science positive — de la compréhension du monde.
Marx et d’autres ont ensuite suggéré, en analysant sa fonction politique et idéologique, que la religion était à la fois une expression de la misère réelle et une protestation contre elle, un «soupir de la créature accablée par le malheur [et] l'âme d'un monde sans coeur » : bref, et selon la célèbre formule, un «opium du peuple».
Vint Freud, qui proposera que la religion est une forme de projection de l’image du père et de névrose infantile dont l’adulte et la société devront guérir pour devenir sains.
À ces hypothèses génétiques — et c’est la deuxième des avenues que je proposais de distinguer plus haut — se sont ajoutées des analyses qui proposent cette fois des explications naturalistes à des phénomène religieux présumés être, sinon inexplicables, du moins ne recevoir d’explication qu’en termes surnaturels.
Un travail en tous points exemplaire de ces démarches est celui qu’a accompli David Hume dans son examen critique de la notion de miracle. Ces miracles, explique Hume, sont par définition des « violations des lois de la nature». Or, notre connaissance de celles-ci, faillible sans doute, repose une vaste expérience, tandis que le miracle, fondé sur un témoignage, souvent unique, invoque lui aussi une expérience pour établir sa véracité. Or l’expérience montre aussi, très amplement, la faillibilité des témoignages, surtout s’ils portent sur le religieux et le merveilleux et plus encore si, par eux, un témoin devient très intéressant aux yeux des autres. Hume conclura: «Aucun témoignage n'est suffisant pour établir un miracle à moins que le témoignage soit d'un genre tel que sa fausseté serait plus miraculeuse que le fait qu'il veut établir».
La science contemporaine et la religion
La pensée scientifique récente, tout particulièrement à travers des disciplines comme la psychologie cognitive, la biologie et la psychologue évolutionniste, prolonge ces deux avenues de réflexion et propose de nouvelles explications naturalistes de la religion.
Les nouvelles explications génétiques cherchent notamment à rendre compte, en termes évolutionnistes, de la naissance et de la persistance de la religion. Un exemple, emprunté à R. Dawkins, permettra de saisir, sinon toute la substance, du moins la forme possible de ce type d’argument.
Un papillon de nuit qui en apparence s’auto-immole sur une bougie, suit, ce faisant, une règle de conduite qui lui a conféré un avantage évolutif en lui permettant de s’orienter la nuit sur des sources infiniment lointaines de lumière. Mais il le fait en ce cas dans des conditions nouvelles (celle de la lumière artificielle, récemment apparue) qui rend cette règle mortelle pour lui.
De même, suggère Dawkins, les croyances religieuses pourraient être une défaillance, un malheureux sous-produit de la règle recommandant de croire aux aînés, règle qui s’est avérée si utile aux fragiles petits de l’espèce humaine (et leur a épargné de faire par eux-mêmes l’expérience qu’il ne faut pas toucher aux serpents).
Sur le plan de l’explication naturaliste des phénomènes présumés surnaturels liés à la religion, d’innombrables études ont été menées. En voici un exemple.
On a réalisé des études expérimentales sur la neurobiologie des expériences dites mystiques qui ont permis d’établir les effets de la méditation et de la prière sur le lobe pariétal postéro-supérieur du cerveau, siège de la détermination par le sujet des limites de son corps : or, les descriptions des expériences «mystiques» ressemblent à s’y méprendre à ce que rapportent les sujets atteints de lésions à ces régions.
Et ce n’est pas tout* .
• On sait par exemple que l’augmentation de l’éthylène dans l’organisme permet de faire l’expérience de véritables moments mystiques et que c’est justement ce que provoque la respiration pratiquée par les yogis ou encore … une faille géologique située à Delphes, en Grèce, précisément le lieu où vivaient et s’exprimaient de célèbres oracles!
• Des drogues comme la mescaline ou l’acide lysergique provoquent des hallucinations visuelles ou auditives que des cultures préscientifiques pourront aisément interpréter — et ont de fait interprété — en un sens surnaturel.
• Des déficiences importantes en vitamines C et B, qui étaient communes au Moyen-Âge, alors que les fruits frais étaient rares, peuvent provoquer des maladies qui causent des hallucinations.
• Le fait de se flageller fait produire aux plaies suppurantes des toxines hallucinogènes; le fait de jeûner a le même effet sur l’organisme.
• Par la prière et la méditation, on atteint un état de privation de stimuli sensoriels qui semble produire diverses expériences mystiques ou religieuses : mais l’expérience montre que des cuves de privation sensorielle dans lesquelles les sujets flottent dans l’eau provoque le même effet et de manière plus forte encore.
Ces percées de la connaissance et de nombreuses autres qui sont dans le même sens, seront accueillies avec bonheur par tous les incroyants, qui ne manqueront pas de se réjouir aussi du fait que la croyance religieuse, dans bien des pays occidentaux, soit de nos jours en net déclin.
Ni dieu, ni maître? Mieux d’être!
* Merci à Massimo Pigliucci, philosophe et biologiste, à qui je dois les exemples qui suivent, que je reprends de son très riche bogue que je vous invite à visiter: [http://www.rationallyspeaking.org/]
***
Ni Dieu ni maître, mieux d’être.
Jacques Prévert
La grande famille de l’incroyance, qui comprend notamment les athées, les agnostiques, les libres penseurs, les humanistes, les défenseurs de la laïcité et, plus récemment, les brights, a été très active au cours des dernières années.
Il y a d’abord eu cette intense activité éditoriale qui a produit de nombreux ouvrages, dont certains ont connu d’inattendus mais retentissants succès de librairie. Citons pour mémoire, et entre de très nombreux autres : Pour en finir avec Dieu, de Richard Dawkins; Breaking the Spell, de Daniel Dennett; God is not Great, de Christopher Hitchens; Atheist Universe, de David Mills; et Traité d’athéologie, de Michel Onfray.
Mais les incroyants n’ont pas seulement écrit et ils sont aussi intervenus abondamment dans ces nombreux débats sociaux qui ont sollicité leur attention.
Au Québec, par exemple, l’idée d’un enseignement culturel des religions a paru à plus d’un d’entre nous représenter une grave menace à l’idée d’une école laïque et constituer une manière à peine déguisée de continuer à accorder dans l’école un traitement préférentiel aux croyances religieuses.
De même, les demandes d’accommodement religieux ont paru irrecevables à plus d’un défenseur de la laïcité et témoigner, encore une fois, de la tendance à accorder un traitement préférentiel aux religions parmi l’ensemble des croyances et ce au mépris de la laïcité bien comprise.
Le rapport produit par la commission Bouchard-Taylor n’a rien fait pour calmer ces inquiétudes, loin de là, et cet étrange concept de laïcité ouverte qu’il met de l’avant (parle-t-on de droits de l’homme ouverts ou de liberté ouverte?!?) aurait suffi, à lui seul, à inquiéter incroyants et partisans de la laïcité.
Cependant, à mon sens, c’est sur le plan (beaucoup moins visible du grand public) des explications naturalistes de la croyance en dieu et de la religion que les avancées les plus remarquables et les plus prometteuses de l’incroyance se sont produites.
De quoi s’agit-il exactement?
Deux avenues
Pour comprendre le sens et la portée de ces nouvelles percées théoriques, il sera utile de les situer dans le prolongement de ces explications naturalistes de la religion qui sont mises de l’avant depuis longtemps déjà au sein de la tradition occidentale. Deux avenues convergentes ont tout particulièrement été explorées.
La première, qu’on pourrait appeler génétique, concerne l’explication de l’origine de la religion et des croyances religieuses.
Épicure puis Lucrèce, on s’en souviendra, avaient ici ouvert la voie, en suggérant que les religions sont essentiellement « une maladie née de la peur».
Avec sa fameuse Loi des trois états, Auguste Comte invitait pour sa part à considérer la religion comme un moment historiquement situé et désormais dépassé — d’abord par la métaphysique, puis par la science positive — de la compréhension du monde.
Marx et d’autres ont ensuite suggéré, en analysant sa fonction politique et idéologique, que la religion était à la fois une expression de la misère réelle et une protestation contre elle, un «soupir de la créature accablée par le malheur [et] l'âme d'un monde sans coeur » : bref, et selon la célèbre formule, un «opium du peuple».
Vint Freud, qui proposera que la religion est une forme de projection de l’image du père et de névrose infantile dont l’adulte et la société devront guérir pour devenir sains.
À ces hypothèses génétiques — et c’est la deuxième des avenues que je proposais de distinguer plus haut — se sont ajoutées des analyses qui proposent cette fois des explications naturalistes à des phénomène religieux présumés être, sinon inexplicables, du moins ne recevoir d’explication qu’en termes surnaturels.
Un travail en tous points exemplaire de ces démarches est celui qu’a accompli David Hume dans son examen critique de la notion de miracle. Ces miracles, explique Hume, sont par définition des « violations des lois de la nature». Or, notre connaissance de celles-ci, faillible sans doute, repose une vaste expérience, tandis que le miracle, fondé sur un témoignage, souvent unique, invoque lui aussi une expérience pour établir sa véracité. Or l’expérience montre aussi, très amplement, la faillibilité des témoignages, surtout s’ils portent sur le religieux et le merveilleux et plus encore si, par eux, un témoin devient très intéressant aux yeux des autres. Hume conclura: «Aucun témoignage n'est suffisant pour établir un miracle à moins que le témoignage soit d'un genre tel que sa fausseté serait plus miraculeuse que le fait qu'il veut établir».
La science contemporaine et la religion
La pensée scientifique récente, tout particulièrement à travers des disciplines comme la psychologie cognitive, la biologie et la psychologue évolutionniste, prolonge ces deux avenues de réflexion et propose de nouvelles explications naturalistes de la religion.
Les nouvelles explications génétiques cherchent notamment à rendre compte, en termes évolutionnistes, de la naissance et de la persistance de la religion. Un exemple, emprunté à R. Dawkins, permettra de saisir, sinon toute la substance, du moins la forme possible de ce type d’argument.
Un papillon de nuit qui en apparence s’auto-immole sur une bougie, suit, ce faisant, une règle de conduite qui lui a conféré un avantage évolutif en lui permettant de s’orienter la nuit sur des sources infiniment lointaines de lumière. Mais il le fait en ce cas dans des conditions nouvelles (celle de la lumière artificielle, récemment apparue) qui rend cette règle mortelle pour lui.
De même, suggère Dawkins, les croyances religieuses pourraient être une défaillance, un malheureux sous-produit de la règle recommandant de croire aux aînés, règle qui s’est avérée si utile aux fragiles petits de l’espèce humaine (et leur a épargné de faire par eux-mêmes l’expérience qu’il ne faut pas toucher aux serpents).
Sur le plan de l’explication naturaliste des phénomènes présumés surnaturels liés à la religion, d’innombrables études ont été menées. En voici un exemple.
On a réalisé des études expérimentales sur la neurobiologie des expériences dites mystiques qui ont permis d’établir les effets de la méditation et de la prière sur le lobe pariétal postéro-supérieur du cerveau, siège de la détermination par le sujet des limites de son corps : or, les descriptions des expériences «mystiques» ressemblent à s’y méprendre à ce que rapportent les sujets atteints de lésions à ces régions.
Et ce n’est pas tout* .
• On sait par exemple que l’augmentation de l’éthylène dans l’organisme permet de faire l’expérience de véritables moments mystiques et que c’est justement ce que provoque la respiration pratiquée par les yogis ou encore … une faille géologique située à Delphes, en Grèce, précisément le lieu où vivaient et s’exprimaient de célèbres oracles!
• Des drogues comme la mescaline ou l’acide lysergique provoquent des hallucinations visuelles ou auditives que des cultures préscientifiques pourront aisément interpréter — et ont de fait interprété — en un sens surnaturel.
• Des déficiences importantes en vitamines C et B, qui étaient communes au Moyen-Âge, alors que les fruits frais étaient rares, peuvent provoquer des maladies qui causent des hallucinations.
• Le fait de se flageller fait produire aux plaies suppurantes des toxines hallucinogènes; le fait de jeûner a le même effet sur l’organisme.
• Par la prière et la méditation, on atteint un état de privation de stimuli sensoriels qui semble produire diverses expériences mystiques ou religieuses : mais l’expérience montre que des cuves de privation sensorielle dans lesquelles les sujets flottent dans l’eau provoque le même effet et de manière plus forte encore.
Ces percées de la connaissance et de nombreuses autres qui sont dans le même sens, seront accueillies avec bonheur par tous les incroyants, qui ne manqueront pas de se réjouir aussi du fait que la croyance religieuse, dans bien des pays occidentaux, soit de nos jours en net déclin.
Ni dieu, ni maître? Mieux d’être!
* Merci à Massimo Pigliucci, philosophe et biologiste, à qui je dois les exemples qui suivent, que je reprends de son très riche bogue que je vous invite à visiter: [http://www.rationallyspeaking.org/]
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