Bref entretien sur la crise de l"Université.
Le sujet est abordé dans le prochain numéro d'À bâbord, dans un dossier que j'ai dirigé avec mon collègue Jacques Pelletier.
lundi, septembre 29, 2008
dimanche, septembre 28, 2008
LA BANNIÈRE DE LA RÉVOLTE, L’ÉTENDARD DE LA LIBERTÉ : LA VIE ET L’ŒUVRE DE VOLTAIRINE DE CLEYRE (4)
Le premier voyage
Tout ce travail et les misérables conditions dans lesquelles elle vit minent sa santé déjà fragile.
En 1897, elle sent le besoin de se reposer un peu et de briser la routine dans laquelle elle s’enlise. La rencontre de militants anglais a fait naître le désir de voyager : elle décide donc de partir. Et c’est ainsi que, le 13 juin 1897, Voltairine s’embarque sur le bateau qui la conduit à Liverpool, en Angleterre, où elle débarque le 19, chaleureusement accueillie par des camarades anglais.
Voltairine restera quatre mois en Grande-Bretagne et en Europe, de juin à octobre, résidant la moitié de ce temps à Londres. Elle prononce une trentaine de conférences et rencontre des militants — certains d’entre eux sont célèbres comme Pierre Kropotkine, qui lui raconte sa célèbre évasion de l’Hôpital Militaire de Saint-Pétersbourg, Rudolf Rocker, et, parmi ces nombreux anarchistes français exilés depuis la Commune, Jean Grave, dont elle s’engage à traduire en anglais le récent ouvrage intitulé : La société mourante et l’anarchie. On présume, mais sans avoir de preuve, qu’elle rencontra également Louise Michel, qui était bien à Londres à ce moment. Elle visite aussi les sites touristiques et se repose.
En août, elle se rend à Paris. Elle y rencontre Sébastien Faure et visite le Mur des Fédérés, où 147 communards ont été massacrés en 1871. Elle va également durant tout un mois en Écosse et ne cache pas combien elle en est tombée amoureuse. Peu à peu, son état de santé s’améliore et une photo prise à Londres nous la montre, à trente ans, jeune, pleine de vie et bien différente de la femme prématurément vieillie au visage émacié qu’elle sera quelques années plus tard.
Les rencontres qu’elle fait durant ce voyage élargissent ses horizons et alimentent sa réflexion. Mais aucune d’elles n’a autant d’impact sur Voltairine que celle de militants anarchistes espagnols et, parmi eux, tout particulièrement, de Fernando Terrida del Mármol. Pour comprendre la présence de ces exilés, il nous faut cependant revenir à l’année précédente.
En 1896, en Espagne, une bombe a en effet explosé durant une cérémonie religieuse. Aucun coupable ne sera jamais trouvé, mais on accuse des anarchistes, des républicains, des syndicalistes, des socialistes, des francs-maçons. Des centaines d’entre eux sont donc arrêtés et emprisonnés à la forteresse de Montjuich, où ils sont soumis aux pires supplices, à la torture et à la mutilation. Voltairine s’était déjà intéressé à leur malheur à Philadelphie et avait travaillé pour faire connaître et dénoncer l’injustice qu’ils subissaient. À Londres, elle fait la rencontre de 28 de ces anarchistes, qui ont été libérés et exilés et qui sont désormais réfugiés en Angleterre.
Les anarchistes anglais se battent pour obtenir la libération des autres prisonniers et faire connaître leur terrible sort. Voltairine prend part à ces activités militantes et, comme tout le monde, elle est horrifiée par les récits que les exilés font, preuve à l’appui, des terribles mauvais traitements qu’ils ont subis. On en aura une idée dans la lettre suivante, écrite à sa mère , et où elle rapporte le témoignage de l’un de ces prisonniers : «Ils lui ont arraché les ongles d’orteil. Puis ils ont posé un bâillon qu’ils ont serré jusqu’à ce que sa bouche soit écartelée le plus possible : et ils l’ont laissé ainsi durant des heures. Ils l’ont encore fait marcher dans sa cellule sans arrêt, durant quatre nuits et quatre jours. Ils lui ont ensuite écrasé la tête dans un étau. Pour finir, ils lui ont arraché les testicules. Il y a onze mois de cela, mais il doit toujours porter des pansements sur cette dernière blessure .»
Après une rencontre avec ces anarchistes espagnols, un jeune anarchiste italien, Michele Angiolillo (1871-1897), révolté par ce qu’il voit et entend, quitte l’Angleterre pour l’Espagne. Le 8 août, il est à Santa Agueda, où le Premier Ministre espagnol Antonio Cánovas del Castillo (1828-1897) séjourne dans sa retraite estivale. Angiolillo l’abat. Son geste bouleverse Voltairine, qui lui consacrera une nouvelle et trois poèmes. On lira ici deux de ces poèmes : Germinal (page xxx — ce fut, dit-on, le dernier mot de Michele Angiolillo, et c’est aussi le titre d’un célèbre roman de Zola, qui fit à l’époque grand bruit parmi les anarchistes) et Santa Aguada (page xxx).
Voltairine sera à compter de ce jour très poche des anarchistes espagnols, comme elle l’est déjà des anarchistes juifs. Vers la fin de sa vie, on le verra, elle se rapprochera des anarchistes mexicains et commencera à apprendre l’espagnol.
Mais nous voici à la fin octobre et Voltairine, revivifiée et riche de tout ce qu’elle a vu, entendu et appris durant ce voyage, repart pour les Etats-Unis.
***
Revenue à Philadelphie, elle y reprend ses activités militantes et alimentaires. Durant les quelques mois qui suivent, jusqu’en janvier 1899, elle envoie des billets (sous le titre : American Notes) à la revue anarchiste londonienne Freedom; elle traduit le livre de Grave; elle reprend ses activités d’enseignement auprès des pauvres et des immigrés; elle écrit de nombreux articles, voyage beaucoup pour prononcer des conférences.
En 1900, elle fait paraître un recueil de poésie, The Worm Turns, qu’on trouvera intégralement traduit ici; en 1901, elle fonde un groupe de lecture et de recherche, le Social Science Club, qui devient bien vite le plus influent et important regroupement d’anarchistes de Philadelphie.
Le fait qu’elle écrit et publie des poèmes (elle publiera aussi quelques nouvelles), son goût et son indéniable talent pour la chose littéraire et artistique, le fait qu’elle gagne sa vie entre autres en enseignant la musique, tout cela singularise Voltairine de Cleyre parmi les anarchistes. Et c’est pourquoi nous avons tenu, dans cette anthologie, à publier quelques-uns de ses poèmes. De même, à défaut de nouvelles, avons-nous tenu à inclure ici un écrit de Voltairine sur la littérature, de manière à faire connaître ses analyses et réflexions sur l’esthétique.
Le texte en question (texte 16) s’intitule La littérature, miroir de l’humanité. On y verra comment, avant les surréalistes et quelques autres mouvements littéraires d’avant-garde du XXe siècle, de Cleyre prône un élargissement de ce qui est considéré comme relevant de la catégorie de littérature et rappelle comment nous pouvons nous connaître et nous comprendre dans le miroir que celle-ci nous tend.
***
Les nombreuses activités que mène Voltairine à Philadelphie se paient d’un prix personnel élevé et bientôt elle est de nouveau affaiblie et malade et son militantisme s’en ressent.
De plus, à la même époque survient un événement qui va lui aussi considérablement contribuer à ralentir les activités, non seulement de Voltairine de Cleyre, mais de tous ses camarades anarchistes des États-Unis.
Mort d’un président
En 1901, à Cleveland, Leon Frank Czolgosz (1873–1901) a assisté à une conférence d’Emma Goldman. Il s’est ensuite rendu la rencontrer chez les gens chez qui elle séjourne.
Son comportement, erratique, troublé, son apologie de la violence, son appartenance au Parti Républicain, tout cela a alarmé Goldman et ses hôtes, au point où ils font aussitôt paraître, dans la revue Free Society, une notice dans laquelle ils mettent les anarchistes en garde contre cet homme et évoquent l’hypothèse qu’il soit un espion.
Le 6 septembre 1901, Leon Czolgosz fait feu sur le vingt-cinquième président des Etats-Unis, William McKinley, Jr. (1843–1901) et le tue — un crime pour lequel il sera exécuté le 29 octobre 1901.
Les anarchistes seront ciblés par la police et les autorités pour cet assassinat et l’anarchisme est alors typiquement décrit comme «la plus dangereuse théorie à laquelle la civilisation ait jamais été confrontée ». Comme l’écrit Avrich : «À travers tout le pays, de New York à Tacoma, les anarchistes sont pris en chasse, arrêtés et persécutés. Des domiciles et des lieux de rencontre sont pris d’assaut, des papiers et possessions personnelles sont confisqués. Les anarchistes sont dénoncés comme des monstres sataniques. Ils perdent leurs emplois, leurs logements, subissent violence et discrimination ».
Comme tant d’autres, Emma Goldman est emprisonnée, tandis que Free Society retire ses accusations portées contre Czolgosz, assurant que la mort du président avait surtout été causée par les injustices de la société capitaliste et par les politiques qu’il menait.
Voltairine de Cleyre, la pacifiste qui est personnellement opposée à la violence, la femme qui a prôné, comme Tolstoï, la non-résistance à la violence, comprend, sans les approuver, pourquoi certains finissent par y avoir recours. Elle écrit alors, en une formule restée fameuse : «Les géhennes du capitalisme engendrent des désespérés et les désespérés agissent désespérément.» Et encore: «J’en suis peu à peu arrivée à la conviction que, bien que pour ma part je ne puisse comprendre la logique de la résistance physique (qui engage dans une dynamique de réplique qui ne cesse que lorsqu’une des parties refuse de répliquer), d’autres sont parvenus à des conclusions différentes et vont agir conformément à leurs convictions. Or, ceux-là ne font pas moins partie du mouvement en faveur de la liberté humaine que ceux qui préconisent la paix à tout prix .»
C’est dans cette perspective qu’elle réagit aux attentats d’Alexander Berkman (1870-1936) contre Henry Frick (1849 –1919) , d’Angiolillo contre Cànovas , de Gaetano Bresci (1869-1901) contre Umberto I (1844-1900) et de Czolgosz contre McKinley , leurs auteurs étant perçus comme des victimes expiatoires, des figures à la fois tragiques et à bien certains égards fascinantes.
La question de la violence, de son éventuelle légitimité ainsi que les thèmes reliés de l’action directe, du militantisme et de la propagande par le fait, ont été d’importants sujets de réflexion pour de Cleyre. Ils sont évoqués ici, outre par certains poèmes, dans les textes 6, 7, 8, 9 et 10 qui constituent un bloc passablement unifié du présent ouvrage et qui donnent, conjointement, une bonne idée de l’évolution de ses idées sur ces questions et sur d’autres sur lesquelles il convient de nous attarder à présent.
Tout ce travail et les misérables conditions dans lesquelles elle vit minent sa santé déjà fragile.
En 1897, elle sent le besoin de se reposer un peu et de briser la routine dans laquelle elle s’enlise. La rencontre de militants anglais a fait naître le désir de voyager : elle décide donc de partir. Et c’est ainsi que, le 13 juin 1897, Voltairine s’embarque sur le bateau qui la conduit à Liverpool, en Angleterre, où elle débarque le 19, chaleureusement accueillie par des camarades anglais.
Voltairine restera quatre mois en Grande-Bretagne et en Europe, de juin à octobre, résidant la moitié de ce temps à Londres. Elle prononce une trentaine de conférences et rencontre des militants — certains d’entre eux sont célèbres comme Pierre Kropotkine, qui lui raconte sa célèbre évasion de l’Hôpital Militaire de Saint-Pétersbourg, Rudolf Rocker, et, parmi ces nombreux anarchistes français exilés depuis la Commune, Jean Grave, dont elle s’engage à traduire en anglais le récent ouvrage intitulé : La société mourante et l’anarchie. On présume, mais sans avoir de preuve, qu’elle rencontra également Louise Michel, qui était bien à Londres à ce moment. Elle visite aussi les sites touristiques et se repose.
En août, elle se rend à Paris. Elle y rencontre Sébastien Faure et visite le Mur des Fédérés, où 147 communards ont été massacrés en 1871. Elle va également durant tout un mois en Écosse et ne cache pas combien elle en est tombée amoureuse. Peu à peu, son état de santé s’améliore et une photo prise à Londres nous la montre, à trente ans, jeune, pleine de vie et bien différente de la femme prématurément vieillie au visage émacié qu’elle sera quelques années plus tard.
Les rencontres qu’elle fait durant ce voyage élargissent ses horizons et alimentent sa réflexion. Mais aucune d’elles n’a autant d’impact sur Voltairine que celle de militants anarchistes espagnols et, parmi eux, tout particulièrement, de Fernando Terrida del Mármol. Pour comprendre la présence de ces exilés, il nous faut cependant revenir à l’année précédente.
En 1896, en Espagne, une bombe a en effet explosé durant une cérémonie religieuse. Aucun coupable ne sera jamais trouvé, mais on accuse des anarchistes, des républicains, des syndicalistes, des socialistes, des francs-maçons. Des centaines d’entre eux sont donc arrêtés et emprisonnés à la forteresse de Montjuich, où ils sont soumis aux pires supplices, à la torture et à la mutilation. Voltairine s’était déjà intéressé à leur malheur à Philadelphie et avait travaillé pour faire connaître et dénoncer l’injustice qu’ils subissaient. À Londres, elle fait la rencontre de 28 de ces anarchistes, qui ont été libérés et exilés et qui sont désormais réfugiés en Angleterre.
Les anarchistes anglais se battent pour obtenir la libération des autres prisonniers et faire connaître leur terrible sort. Voltairine prend part à ces activités militantes et, comme tout le monde, elle est horrifiée par les récits que les exilés font, preuve à l’appui, des terribles mauvais traitements qu’ils ont subis. On en aura une idée dans la lettre suivante, écrite à sa mère , et où elle rapporte le témoignage de l’un de ces prisonniers : «Ils lui ont arraché les ongles d’orteil. Puis ils ont posé un bâillon qu’ils ont serré jusqu’à ce que sa bouche soit écartelée le plus possible : et ils l’ont laissé ainsi durant des heures. Ils l’ont encore fait marcher dans sa cellule sans arrêt, durant quatre nuits et quatre jours. Ils lui ont ensuite écrasé la tête dans un étau. Pour finir, ils lui ont arraché les testicules. Il y a onze mois de cela, mais il doit toujours porter des pansements sur cette dernière blessure .»
Après une rencontre avec ces anarchistes espagnols, un jeune anarchiste italien, Michele Angiolillo (1871-1897), révolté par ce qu’il voit et entend, quitte l’Angleterre pour l’Espagne. Le 8 août, il est à Santa Agueda, où le Premier Ministre espagnol Antonio Cánovas del Castillo (1828-1897) séjourne dans sa retraite estivale. Angiolillo l’abat. Son geste bouleverse Voltairine, qui lui consacrera une nouvelle et trois poèmes. On lira ici deux de ces poèmes : Germinal (page xxx — ce fut, dit-on, le dernier mot de Michele Angiolillo, et c’est aussi le titre d’un célèbre roman de Zola, qui fit à l’époque grand bruit parmi les anarchistes) et Santa Aguada (page xxx).
Voltairine sera à compter de ce jour très poche des anarchistes espagnols, comme elle l’est déjà des anarchistes juifs. Vers la fin de sa vie, on le verra, elle se rapprochera des anarchistes mexicains et commencera à apprendre l’espagnol.
Mais nous voici à la fin octobre et Voltairine, revivifiée et riche de tout ce qu’elle a vu, entendu et appris durant ce voyage, repart pour les Etats-Unis.
***
Revenue à Philadelphie, elle y reprend ses activités militantes et alimentaires. Durant les quelques mois qui suivent, jusqu’en janvier 1899, elle envoie des billets (sous le titre : American Notes) à la revue anarchiste londonienne Freedom; elle traduit le livre de Grave; elle reprend ses activités d’enseignement auprès des pauvres et des immigrés; elle écrit de nombreux articles, voyage beaucoup pour prononcer des conférences.
En 1900, elle fait paraître un recueil de poésie, The Worm Turns, qu’on trouvera intégralement traduit ici; en 1901, elle fonde un groupe de lecture et de recherche, le Social Science Club, qui devient bien vite le plus influent et important regroupement d’anarchistes de Philadelphie.
Le fait qu’elle écrit et publie des poèmes (elle publiera aussi quelques nouvelles), son goût et son indéniable talent pour la chose littéraire et artistique, le fait qu’elle gagne sa vie entre autres en enseignant la musique, tout cela singularise Voltairine de Cleyre parmi les anarchistes. Et c’est pourquoi nous avons tenu, dans cette anthologie, à publier quelques-uns de ses poèmes. De même, à défaut de nouvelles, avons-nous tenu à inclure ici un écrit de Voltairine sur la littérature, de manière à faire connaître ses analyses et réflexions sur l’esthétique.
Le texte en question (texte 16) s’intitule La littérature, miroir de l’humanité. On y verra comment, avant les surréalistes et quelques autres mouvements littéraires d’avant-garde du XXe siècle, de Cleyre prône un élargissement de ce qui est considéré comme relevant de la catégorie de littérature et rappelle comment nous pouvons nous connaître et nous comprendre dans le miroir que celle-ci nous tend.
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Les nombreuses activités que mène Voltairine à Philadelphie se paient d’un prix personnel élevé et bientôt elle est de nouveau affaiblie et malade et son militantisme s’en ressent.
De plus, à la même époque survient un événement qui va lui aussi considérablement contribuer à ralentir les activités, non seulement de Voltairine de Cleyre, mais de tous ses camarades anarchistes des États-Unis.
Mort d’un président
En 1901, à Cleveland, Leon Frank Czolgosz (1873–1901) a assisté à une conférence d’Emma Goldman. Il s’est ensuite rendu la rencontrer chez les gens chez qui elle séjourne.
Son comportement, erratique, troublé, son apologie de la violence, son appartenance au Parti Républicain, tout cela a alarmé Goldman et ses hôtes, au point où ils font aussitôt paraître, dans la revue Free Society, une notice dans laquelle ils mettent les anarchistes en garde contre cet homme et évoquent l’hypothèse qu’il soit un espion.
Le 6 septembre 1901, Leon Czolgosz fait feu sur le vingt-cinquième président des Etats-Unis, William McKinley, Jr. (1843–1901) et le tue — un crime pour lequel il sera exécuté le 29 octobre 1901.
Les anarchistes seront ciblés par la police et les autorités pour cet assassinat et l’anarchisme est alors typiquement décrit comme «la plus dangereuse théorie à laquelle la civilisation ait jamais été confrontée ». Comme l’écrit Avrich : «À travers tout le pays, de New York à Tacoma, les anarchistes sont pris en chasse, arrêtés et persécutés. Des domiciles et des lieux de rencontre sont pris d’assaut, des papiers et possessions personnelles sont confisqués. Les anarchistes sont dénoncés comme des monstres sataniques. Ils perdent leurs emplois, leurs logements, subissent violence et discrimination ».
Comme tant d’autres, Emma Goldman est emprisonnée, tandis que Free Society retire ses accusations portées contre Czolgosz, assurant que la mort du président avait surtout été causée par les injustices de la société capitaliste et par les politiques qu’il menait.
Voltairine de Cleyre, la pacifiste qui est personnellement opposée à la violence, la femme qui a prôné, comme Tolstoï, la non-résistance à la violence, comprend, sans les approuver, pourquoi certains finissent par y avoir recours. Elle écrit alors, en une formule restée fameuse : «Les géhennes du capitalisme engendrent des désespérés et les désespérés agissent désespérément.» Et encore: «J’en suis peu à peu arrivée à la conviction que, bien que pour ma part je ne puisse comprendre la logique de la résistance physique (qui engage dans une dynamique de réplique qui ne cesse que lorsqu’une des parties refuse de répliquer), d’autres sont parvenus à des conclusions différentes et vont agir conformément à leurs convictions. Or, ceux-là ne font pas moins partie du mouvement en faveur de la liberté humaine que ceux qui préconisent la paix à tout prix .»
C’est dans cette perspective qu’elle réagit aux attentats d’Alexander Berkman (1870-1936) contre Henry Frick (1849 –1919) , d’Angiolillo contre Cànovas , de Gaetano Bresci (1869-1901) contre Umberto I (1844-1900) et de Czolgosz contre McKinley , leurs auteurs étant perçus comme des victimes expiatoires, des figures à la fois tragiques et à bien certains égards fascinantes.
La question de la violence, de son éventuelle légitimité ainsi que les thèmes reliés de l’action directe, du militantisme et de la propagande par le fait, ont été d’importants sujets de réflexion pour de Cleyre. Ils sont évoqués ici, outre par certains poèmes, dans les textes 6, 7, 8, 9 et 10 qui constituent un bloc passablement unifié du présent ouvrage et qui donnent, conjointement, une bonne idée de l’évolution de ses idées sur ces questions et sur d’autres sur lesquelles il convient de nous attarder à présent.
Libellés :
anarchisme,
Normand Baillargeon,
Voltairine de Cleyre
jeudi, septembre 25, 2008
LA BANNIÈRE DE LA RÉVOLTE, L’ÉTENDARD DE LA LIBERTÉ : LA VIE ET L’ŒUVRE DE VOLTAIRINE DE CLEYRE (3)
L’anarcha-féminisme de Voltairine de Cleyre
Oui, Maîtres! La terre est une prison, le lit matrimonial est une cellule, les femmes sont les prisonnières et vous êtes les gardiens!
Voltairine de Cleyre
***
Cinq des essais réunis ici (les textes 11, 12, 13, 14 et 15) concernent cet important sujet, sans aucun doute un de ceux par lesquels la pensée de Voltairine s’est avérée la plus avant-gardiste, féconde et originale.
Mais il convient, avant toute chose, de rappeler à quel point la situation des femmes, aux Etats-Unis comme ailleurs, était alors proprement effrayante. Le fait d’être privées du droit de vote ne représentait en fait qu’un des innombrables murs de la prison dans laquelle elles étaient emprisonnées.
Les femmes étaient en effet enfermées derrière des murs juridiques, qui ne leur reconnaissaient que bien peu de droits, qui faisaient d’elles la propriété de maris qui pouvaient les violer sans craindre de représailles et qui leur interdisaient de contracter. Elles étaient encore enfermées derrière des murs économiques, qui les maintenaient soit dans la sphère privée, sous la stricte dépendance d’un mari, soit dans le monde du travail, où elles étaient typiquement confinées à des tâches abrutissantes et mal payées ou, au mieux, à quelques rares emplois stéréotypés — infirmière ou enseignante, notamment. Elles étaient enfin enfermées derrière des murs idéologiques, qui élevaient devant elles, pour des prétendues raisons biologiques, un nombre considérable d’interdits.
Voltairine de Cleyre invite les femmes à se demander ce qui justifie pareilles situations — et la réponse : «Rien!», est d’une absolue évidence sitôt que les questions sont posées : « Pourquoi suis-je l'esclave de l'Homme? Pourquoi est-il dit que mon cerveau n'est pas l'égal du sien? Pourquoi mon travail n'est-il pas autant payé que le sien? Pourquoi mon corps doit-il être contrôlé par mon mari? Pourquoi peut-il prendre mon travail à la maison, ne me donnant que ce qui lui semble convenable en échange? Pourquoi peut-il m'enlever mes enfants? Pourquoi peut-il les repousser alors qu'ils ne sont pas encore nés? » (L’esclavage sexuel, page XXX)
À la fin du XIXe sècle, cette situation inadmissible a donné naissance, aux Etats-Unis et ailleurs, à un mouvement féministe, qui réclame notamment le droit de vote pour la femme et la reconnaissance d’un statut juridique égal à celui de l’homme.
L’action et la réflexion féministes de Voltairine de Cleyre s’inscrivent dans ce contexte. Mais, à l’instar d’Emma Goldman (1869-1940), l’originalité et la profondeur de son apport ne se comprennent pleinement que si on les replace dans la perspective, anarchiste, dans laquelle son féminisme — qui est donc un anarcha-féminisme — se déploie.
Cette perspective la conduit d’abord à reconnaître, contrairement à tant de militantes ou de militants et à certains anarchistes, que la question de la femme n’est aucunement, pour un projet de transformation radical de la société, une question subsidiaire ou qui résoudra d’elle-même une fois cette transformation survenue, mais bien une question première et centrale, à aborder dès à présent.
La même perspective la conduit encore à montrer comment le sexisme et le patriarcat, au même titre que les rapports entre patrons et employés, État et citoyens, sont inscrits au coeur même de ces relations hiérarchiques et autoritaires que notre société entretient : à l’esclavage sexuel dans la sphère privée, correspond l’esclavage salarial dans la sphère publique. Il s’ensuit que les problèmes, oppressions et injustices qu’ils engendrent ne seront éliminés qu’avec la disparition de ces rapports — et non par de seules modifications apportées aux rapports juridiques ou par l’obtention du droit de vote par les femmes.
Ce que Voltairine met ensuite de l’avant, notamment dans Les barrières de la liberté, est un projet d’auto-émancipation par action directe par lequel les femmes entreprennent dès à présent et sans rien attendre de l’État, de l’Église ou des hommes, de prendre elles-mêmes et pleinement contrôle de leurs vies et de leurs personnes, à commencer par leurs corps.
En même temps que le rejet de l’essentialisme par lequel des tâches, attitudes, comportements sont décrétés naturellement féminins quand ils sont socialement construits (ce thème est notamment développé dans le texte intitulé : L'esclavage sexuel), cela suppose en particulier : l’abolition du mariage tel que nous le connaissons (on lira ici : Le mariage est une mauvaise action); une réorganisation des rapports sexuels et affectifs — elle suggère par exemple, dans La question de la femme, que les amants vivent séparément; une nouvelle vision et pratique de l’éducation des enfants; et, plus largement encore, une réorganisation des rapports entre la sphère privée et la sphère publique, réorganisation qu’elle analyse dans des termes qui préfigurent nettement le slogan des féministes du siècle suivant : Le personnel est politique.
Ce sont entre autres ces thèmes, comme vous le verrez, que Voltairine développe dans les cinq textes de cette anthologie consacrés à son anarcha-féminisme.
Concluons sur ce sujet par une dernière citation de de Cleyre, qui répond cette fois à une question qui, hélas, est aujourd’hui encore trop souvent posée : «Il m'a souvent été dit, par des femmes avec des maîtres décents, qui n’avaient aucune idée des atrocités subies par leurs soeurs moins fortunées: « Pourquoi les épouses ne partent-elles pas? » Pourquoi ne courrez-vous pas lorsque vos pieds sont enchaînés ensemble? Pourquoi ne criez-vous pas quand vous êtes bâillonnées? Pourquoi ne levez-vous pas les mains au-dessus de la tête quand elles sont clouées à vos côtés? Pourquoi ne dépensez-vous pas des milliers de dollars quand vous n’avez pas un sou en poche? Pourquoi n’allez-vous pas au bord de la mer ou dans les montagnes, pauvres folles brûlant dans la chaleur des villes? S’il y a quelque chose qui m'irrite plus que n'importe quelle autre dans ce satané tissu de fausse société, c’est cette incroyable stupidité avec laquelle le vrai flegme de l’impénétrable monotonie demande : « Pourquoi les femmes ne partent-elles pas?» (Les barrières de la liberté, page XXX)
***
Mais reprenons le cours de notre récit.
Nous avions, on s’en souviendra, laissé Voltairine de Cleyre en 1888. Cette année-là, après sa douloureuse rupture avec Hamilton Garside, Voltairine rencontre James B. Elliott (1849-1931) à l’occasion d’une conférence qu’elle est allée donner à Philadelphie. Elle adore cette ville et s’y installe pour le reste de ses jours, à l’exception de ses deux dernières années, qu’elle passe à Chicago.
Elliott, libre-penseur et rationaliste (mais pas anarchiste) devient son amant et ils ont un garçon prénommé Harry, qui naît le 12 juin 1890. La relation entre Voltairine et Elliott ne durera pas, mais ils restèrent amis et continuèrent de se voir. Ce fut surtout le père qui s’occupera de l’enfant, lequel vouera sa vie durant une immense admiration à cette mère fragile, malade, le plus souvent absente, mais intensément engagée dans de multiples combats. Harry adoptera même son nom de famille et s’appellera donc Harry de Cleyre; et il prénommera sa première fille Voltairine.
Nous voici à l’automne 1891. Voltairine, dont la situation financière est toujours extrêmement difficile, vit en donnant des leçons (notamment de français, de mathématiques, de calligraphie et de piano) et en rédigeant des essais et des poèmes pour des revues et journaux autres qu’anarchistes — les textes qu’elle fait paraître dans la presse anarchiste ne sont pas rémunérés. À ce moment, de jeunes immigrants Juifs font appel à elle pour apprendre l’anglais.
Elle accepte ce nouveau travail et noue avec la communauté juive de Philadelphie en général (et avec certains de ses membres en particulier) de très profondes relations, militantes, amicales, parfois amoureuses. Voltairine exprimera souvent son admiration pour le peuple juif et elle apprendra même le Yiddish et traduira des textes du Yiddish à l’anglais.
Au mois d’août 1893, elle fait la rencontre d’Emma Goldman, l’autre grande figure féminine de l’anarchisme américain. Mais les deux femmes n’entretiendront à peu de choses près aucun rapport personnel et à l’estime qu’elles se portent mutuellement se mêlera toujours de substantielles divergences de toutes natures.
Les deux femmes étaient en fait, sur bien des plans, profondément différentes l’une de l’autre, aussi différentes que l’étaient la voix forte et puissante de l’une, soulevant l’enthousiasme des foules et la voix douce de l’autre, présentant calmement un argumentaire longuement mûri.
Et c’est ainsi qu’à l’austérité prônée par Voltairine et vécue dans sa vie personnelle, on peut opposer la revendication par Emma de pleinement goûter tous les plaisirs de la vie; qu’à la notoriété recherchée par cette dernière, s’oppose la volonté de Voltairine de se tenir dans l’ombre; que la tendance d’Emma à tenter de rejoindre les classes moyennes, enfin, est en forte tension avec le parti pris de Voltairine de travailler, sinon exclusivement, du moins d’abord et avant tout «avec les pauvres, les ignorants, les brutes, les déshérités, les hommes et les femmes qui accomplissent dans le monde entier les tâches difficiles et dégradantes ».
***
Voltairine mène à Philadelphie où elle réside désormais un vie conforme à son austère programme. Certes, elle y écrit et prépare les conférences qu’elle prononce un peu partout aux Etats-Unis : mais elle accomplit aussi le travail quotidien des militants. Elle organise des conférences, distribue des tracts, vend des revues et des brochures, met sur pieds des groupes de lecture et de discussion. Elle participe également à la fondation de la Ladie’s Liberal League, où l’on parle de sexualité, de prostitution, de criminalité, de contraception et de contrôle des naissances, ainsi qu’à la création de la Radical Library.
Oui, Maîtres! La terre est une prison, le lit matrimonial est une cellule, les femmes sont les prisonnières et vous êtes les gardiens!
Voltairine de Cleyre
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Cinq des essais réunis ici (les textes 11, 12, 13, 14 et 15) concernent cet important sujet, sans aucun doute un de ceux par lesquels la pensée de Voltairine s’est avérée la plus avant-gardiste, féconde et originale.
Mais il convient, avant toute chose, de rappeler à quel point la situation des femmes, aux Etats-Unis comme ailleurs, était alors proprement effrayante. Le fait d’être privées du droit de vote ne représentait en fait qu’un des innombrables murs de la prison dans laquelle elles étaient emprisonnées.
Les femmes étaient en effet enfermées derrière des murs juridiques, qui ne leur reconnaissaient que bien peu de droits, qui faisaient d’elles la propriété de maris qui pouvaient les violer sans craindre de représailles et qui leur interdisaient de contracter. Elles étaient encore enfermées derrière des murs économiques, qui les maintenaient soit dans la sphère privée, sous la stricte dépendance d’un mari, soit dans le monde du travail, où elles étaient typiquement confinées à des tâches abrutissantes et mal payées ou, au mieux, à quelques rares emplois stéréotypés — infirmière ou enseignante, notamment. Elles étaient enfin enfermées derrière des murs idéologiques, qui élevaient devant elles, pour des prétendues raisons biologiques, un nombre considérable d’interdits.
Voltairine de Cleyre invite les femmes à se demander ce qui justifie pareilles situations — et la réponse : «Rien!», est d’une absolue évidence sitôt que les questions sont posées : « Pourquoi suis-je l'esclave de l'Homme? Pourquoi est-il dit que mon cerveau n'est pas l'égal du sien? Pourquoi mon travail n'est-il pas autant payé que le sien? Pourquoi mon corps doit-il être contrôlé par mon mari? Pourquoi peut-il prendre mon travail à la maison, ne me donnant que ce qui lui semble convenable en échange? Pourquoi peut-il m'enlever mes enfants? Pourquoi peut-il les repousser alors qu'ils ne sont pas encore nés? » (L’esclavage sexuel, page XXX)
À la fin du XIXe sècle, cette situation inadmissible a donné naissance, aux Etats-Unis et ailleurs, à un mouvement féministe, qui réclame notamment le droit de vote pour la femme et la reconnaissance d’un statut juridique égal à celui de l’homme.
L’action et la réflexion féministes de Voltairine de Cleyre s’inscrivent dans ce contexte. Mais, à l’instar d’Emma Goldman (1869-1940), l’originalité et la profondeur de son apport ne se comprennent pleinement que si on les replace dans la perspective, anarchiste, dans laquelle son féminisme — qui est donc un anarcha-féminisme — se déploie.
Cette perspective la conduit d’abord à reconnaître, contrairement à tant de militantes ou de militants et à certains anarchistes, que la question de la femme n’est aucunement, pour un projet de transformation radical de la société, une question subsidiaire ou qui résoudra d’elle-même une fois cette transformation survenue, mais bien une question première et centrale, à aborder dès à présent.
La même perspective la conduit encore à montrer comment le sexisme et le patriarcat, au même titre que les rapports entre patrons et employés, État et citoyens, sont inscrits au coeur même de ces relations hiérarchiques et autoritaires que notre société entretient : à l’esclavage sexuel dans la sphère privée, correspond l’esclavage salarial dans la sphère publique. Il s’ensuit que les problèmes, oppressions et injustices qu’ils engendrent ne seront éliminés qu’avec la disparition de ces rapports — et non par de seules modifications apportées aux rapports juridiques ou par l’obtention du droit de vote par les femmes.
Ce que Voltairine met ensuite de l’avant, notamment dans Les barrières de la liberté, est un projet d’auto-émancipation par action directe par lequel les femmes entreprennent dès à présent et sans rien attendre de l’État, de l’Église ou des hommes, de prendre elles-mêmes et pleinement contrôle de leurs vies et de leurs personnes, à commencer par leurs corps.
En même temps que le rejet de l’essentialisme par lequel des tâches, attitudes, comportements sont décrétés naturellement féminins quand ils sont socialement construits (ce thème est notamment développé dans le texte intitulé : L'esclavage sexuel), cela suppose en particulier : l’abolition du mariage tel que nous le connaissons (on lira ici : Le mariage est une mauvaise action); une réorganisation des rapports sexuels et affectifs — elle suggère par exemple, dans La question de la femme, que les amants vivent séparément; une nouvelle vision et pratique de l’éducation des enfants; et, plus largement encore, une réorganisation des rapports entre la sphère privée et la sphère publique, réorganisation qu’elle analyse dans des termes qui préfigurent nettement le slogan des féministes du siècle suivant : Le personnel est politique.
Ce sont entre autres ces thèmes, comme vous le verrez, que Voltairine développe dans les cinq textes de cette anthologie consacrés à son anarcha-féminisme.
Concluons sur ce sujet par une dernière citation de de Cleyre, qui répond cette fois à une question qui, hélas, est aujourd’hui encore trop souvent posée : «Il m'a souvent été dit, par des femmes avec des maîtres décents, qui n’avaient aucune idée des atrocités subies par leurs soeurs moins fortunées: « Pourquoi les épouses ne partent-elles pas? » Pourquoi ne courrez-vous pas lorsque vos pieds sont enchaînés ensemble? Pourquoi ne criez-vous pas quand vous êtes bâillonnées? Pourquoi ne levez-vous pas les mains au-dessus de la tête quand elles sont clouées à vos côtés? Pourquoi ne dépensez-vous pas des milliers de dollars quand vous n’avez pas un sou en poche? Pourquoi n’allez-vous pas au bord de la mer ou dans les montagnes, pauvres folles brûlant dans la chaleur des villes? S’il y a quelque chose qui m'irrite plus que n'importe quelle autre dans ce satané tissu de fausse société, c’est cette incroyable stupidité avec laquelle le vrai flegme de l’impénétrable monotonie demande : « Pourquoi les femmes ne partent-elles pas?» (Les barrières de la liberté, page XXX)
***
Mais reprenons le cours de notre récit.
Nous avions, on s’en souviendra, laissé Voltairine de Cleyre en 1888. Cette année-là, après sa douloureuse rupture avec Hamilton Garside, Voltairine rencontre James B. Elliott (1849-1931) à l’occasion d’une conférence qu’elle est allée donner à Philadelphie. Elle adore cette ville et s’y installe pour le reste de ses jours, à l’exception de ses deux dernières années, qu’elle passe à Chicago.
Elliott, libre-penseur et rationaliste (mais pas anarchiste) devient son amant et ils ont un garçon prénommé Harry, qui naît le 12 juin 1890. La relation entre Voltairine et Elliott ne durera pas, mais ils restèrent amis et continuèrent de se voir. Ce fut surtout le père qui s’occupera de l’enfant, lequel vouera sa vie durant une immense admiration à cette mère fragile, malade, le plus souvent absente, mais intensément engagée dans de multiples combats. Harry adoptera même son nom de famille et s’appellera donc Harry de Cleyre; et il prénommera sa première fille Voltairine.
Nous voici à l’automne 1891. Voltairine, dont la situation financière est toujours extrêmement difficile, vit en donnant des leçons (notamment de français, de mathématiques, de calligraphie et de piano) et en rédigeant des essais et des poèmes pour des revues et journaux autres qu’anarchistes — les textes qu’elle fait paraître dans la presse anarchiste ne sont pas rémunérés. À ce moment, de jeunes immigrants Juifs font appel à elle pour apprendre l’anglais.
Elle accepte ce nouveau travail et noue avec la communauté juive de Philadelphie en général (et avec certains de ses membres en particulier) de très profondes relations, militantes, amicales, parfois amoureuses. Voltairine exprimera souvent son admiration pour le peuple juif et elle apprendra même le Yiddish et traduira des textes du Yiddish à l’anglais.
Au mois d’août 1893, elle fait la rencontre d’Emma Goldman, l’autre grande figure féminine de l’anarchisme américain. Mais les deux femmes n’entretiendront à peu de choses près aucun rapport personnel et à l’estime qu’elles se portent mutuellement se mêlera toujours de substantielles divergences de toutes natures.
Les deux femmes étaient en fait, sur bien des plans, profondément différentes l’une de l’autre, aussi différentes que l’étaient la voix forte et puissante de l’une, soulevant l’enthousiasme des foules et la voix douce de l’autre, présentant calmement un argumentaire longuement mûri.
Et c’est ainsi qu’à l’austérité prônée par Voltairine et vécue dans sa vie personnelle, on peut opposer la revendication par Emma de pleinement goûter tous les plaisirs de la vie; qu’à la notoriété recherchée par cette dernière, s’oppose la volonté de Voltairine de se tenir dans l’ombre; que la tendance d’Emma à tenter de rejoindre les classes moyennes, enfin, est en forte tension avec le parti pris de Voltairine de travailler, sinon exclusivement, du moins d’abord et avant tout «avec les pauvres, les ignorants, les brutes, les déshérités, les hommes et les femmes qui accomplissent dans le monde entier les tâches difficiles et dégradantes ».
***
Voltairine mène à Philadelphie où elle réside désormais un vie conforme à son austère programme. Certes, elle y écrit et prépare les conférences qu’elle prononce un peu partout aux Etats-Unis : mais elle accomplit aussi le travail quotidien des militants. Elle organise des conférences, distribue des tracts, vend des revues et des brochures, met sur pieds des groupes de lecture et de discussion. Elle participe également à la fondation de la Ladie’s Liberal League, où l’on parle de sexualité, de prostitution, de criminalité, de contraception et de contrôle des naissances, ainsi qu’à la création de la Radical Library.
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Lux éditeur,
Normand Baillargeon,
Voltairine de Cleyre
mercredi, septembre 24, 2008
RECENSION DE PROPAGANDA
Elle se trouve ici.
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propagande
INTRODUCTION À L'ÉTHIQUE, 9
Il s'agit de la suite de la série sur l'éthique commencée ici il y a quelques mois. Je traite cette fois des critiques adressées aux morales arététiques, notamment à celle d'Aristote]
Relativisme?
Une première difficulté tient au relativisme et au danger d’ethnocentrisme que certains pensent inhérents et fatals aux approches arététiques. C’est que, de fait, il semble bien que les vertus prônées ici soient différentes de (et parfois contradictoires avec) celles qui sont prônées là.
À Sparte on vantait le courage, ailleurs la non-violence; ici, la polygamie, là le célibat; le savoir et la curiosité intellectuelle sont vantés ici et la modestie intellectuelle là. Que croire? Faut-il trancher? Comment? Et comment justifier autrement que par le hasard de la naissance l’adhésion à et la promotion d’un ensemble donné de vertus? Et si c’est le cas, ne nous trouvons-nous pas devant une forme inacceptable d’ethnocentrisme? En défendant telle liste de vertus, différente de telle autre, n’est-on pas simplement en train d’exprimer nos préjugés quant à ce qui est (socialement) acceptable (et que nous appelons des vertus) et ce qui est (socialement) inacceptable (et que nous appelons des vices)?
***
Léonidas aux Thermopyles, tableau de L. David, (Musée du Louvre, 1814).
La cité de Sparte, située dans une région du Péloponnèse appelée Laconie, finit par conquérir et dominer toutes les cités environnantes. On l’appelait dans l’Antiquité la «dompteuse d'hommes» et l’adjectif «spartiate » rend toujours, en français, quelque chose de cette austérité et de cette rigueur qui fut pratiquée à Sparte.
La Cryptie est au nombre des institutions très singulières qu’on y trouvait et qui donne à méditer sur le relativisme moral. Plutarque la décrit ainsi: « Les chefs des jeunes gens envoyaient de temps à autre dans la campagne, tantôt ici, tantôt là, ceux qui passaient pour être les plus intelligents, sans leur laisser emporter autre chose que des poignards et les vivres nécessaires. Pendant le jour, ces jeunes gens, dispersés dans des endroits couverts, s'y tenaient cachés et se reposaient ; la nuit venue, ils descendaient sur les routes et égorgeaient ceux des hilotes [i.e. des esclaves . N.B.] qu'ils pouvaient surprendre. Souvent aussi, ils se rendaient dans les champs et tuaient les plus forts et les meilleurs. ( Plutarque, Lycurgue, XVII, 3-5)
***
Voyons deux réponses que les défenseurs des éthiques de la vertu pourront donner à cette critique.
Ils pourront d’abord se rabattre sur l’idée que ces différences et contradictions sont plus apparentes que réelles et soutenir que, si on fait abstraction de certaines données contextuelles, historiques ou sociologiques, il y a une très forte convergence des vertus humaines, justement parce qu’elles reflètent la nature humaine. Les éthiques de la vertu conduisent ainsi à la naturalisation de l’éthique, si centrale dans les réflexions contemporaines — j’y reviendrai dans le prochain texte de cette série.
Mais ils pourront aussi assumer ces différences et proposer que l’apparition d’interprétations différentes des vertus au sein de diverses communautés est un fait éthique et politique capital qu’il faut prendre en compte : c’est la position de ces influents penseurs contemporains appelés communautaristes et dont je parlerai plus loin.
Incomplétude? Inconsistance?
Les partisans des vertus ont fait valoir que les morales utilitaristes et déontologiques, avec leur insistance sur la règle à suivre pour adopter une conduite dans une situation donnée, négligeaient déplorablement le caractère du sujet qui agit, ses motivations, sa formation et ainsi de suite et ont donc insisté sur les vertus et le caractère. Fort bien.
Mais ne reste-il pas vrai que bien des dilemmes moraux concernent précisément la question de savoir quoi faire et comment agir et que les vertus ne sont parfois guère utiles pour le déterminer?
Prenons ce jeune homme qui va voir Jean-Paul Sartre en 1940 et qui hésite entre participer à la résistance clandestine et rester auprès de sa mère, qui a besoin de lui. Lui dire : «Sois courageux»; ou : «Sois bon»; ou encore: «Fais ce qu’un être vertueux ferait», ne sera pas d’un grand secours!
Sans rien dire des cas où deux vertus entrent en conflit : votre ami est coupable d’un crime et votre vertu d’amitié incite à le protéger, mais votre vertu justice vous incite à le dénoncer!
Les théoriciens de la vertu pourront répondre que ces dilemmes sont bien réels, y compris pour toutes les autres théories éthiques. Ils ajouteront en outre que la référence à des êtres particulièrement vertueux, admirables, héroïques, peut aider à les résoudre. Je vous laisse juger de ces réponses.
Mais pour plusieurs, la conclusion de ces critiques est qu’invoquer les vertus est dans bien des cas vain et qu’en insistant exclusivement sur elles, les éthiques arététiques se révèlent irrémédiablement incomplètes et, ou inconsistantes.
Les communautaristes
Une dernière remarque, que je pense importante et très actuelle. Les éthiques de la vertu sont également défendues par des auteurs qui, en politique, sont très critiques du libéralisme, de sa recherche de la justice (qui est la vertu tenue par les libéraux pour la qualité suprême des institutions politiques), ainsi que de la conception du sujet politique que pose cette doctrine — les libéraux l’envisagent typiquement comme un être rationnel, calculateur, abstrait, sans référence à un genre (est-ce un homme ou une femme?), à une classe sociale, à une origine ethnique, etc.
Ces auteurs, appelés communautaristes, font valoir, contre la place accordée à la justice et à l’individu calculateur dans la tradition libérale, l’importance du bien et de la communauté et, contre le rejet moderne des traditions et de l’autorité, la rationalité des traditions, qui fournissent, disent-ils, un indispensable contexte au déploiement de la moralité (et de la rationalité).
On pourrait, je pense, voir dans ces idées une sorte de postmodernisme de droite. Elles impliquent en tout cas qu’il faille encourager le maintien de ces traditions de déploiement des vertus, veiller à leur autonomie, et ainsi de suite.
Mais que faire lorsque deux communautés valorisent des vertus non seulement différentes, mais aussi peu ou prou incompatibles, que ces communautés co-existent et qu’on souhaite permettre à chacune de ces vertus de fleurir.
Ce problème, posé par les communautaristes, est au coeur des débats actuels sur le pluralisme de nos sociétés, sur le multiculturalisme, et, en somme, sur l’accommodement raisonnable.
Au-delà des approches traditionnelles
Au cours des deux derniers siècles, ces trois théories éthiques que nous venons de survoler ont été particulièrement influentes en Occident. Mais, et cela depuis seulement quelques décennies, diverses nouvelles avenues ont été explorées pour penser l’éthique. La prochaine fois, je discuterai de deux d’entre elles.
La première est celle proposée par les féministes qui défendent typiquement une morale dite de la sollicitude; la deuxième regroupe ces diverses avenues désormais empruntées notamment par la sociobiologie et la psychologie évolutionniste et qui cherchent à «biologiser» l’éthique.
Relativisme?
Une première difficulté tient au relativisme et au danger d’ethnocentrisme que certains pensent inhérents et fatals aux approches arététiques. C’est que, de fait, il semble bien que les vertus prônées ici soient différentes de (et parfois contradictoires avec) celles qui sont prônées là.
À Sparte on vantait le courage, ailleurs la non-violence; ici, la polygamie, là le célibat; le savoir et la curiosité intellectuelle sont vantés ici et la modestie intellectuelle là. Que croire? Faut-il trancher? Comment? Et comment justifier autrement que par le hasard de la naissance l’adhésion à et la promotion d’un ensemble donné de vertus? Et si c’est le cas, ne nous trouvons-nous pas devant une forme inacceptable d’ethnocentrisme? En défendant telle liste de vertus, différente de telle autre, n’est-on pas simplement en train d’exprimer nos préjugés quant à ce qui est (socialement) acceptable (et que nous appelons des vertus) et ce qui est (socialement) inacceptable (et que nous appelons des vices)?
***
Léonidas aux Thermopyles, tableau de L. David, (Musée du Louvre, 1814).
La cité de Sparte, située dans une région du Péloponnèse appelée Laconie, finit par conquérir et dominer toutes les cités environnantes. On l’appelait dans l’Antiquité la «dompteuse d'hommes» et l’adjectif «spartiate » rend toujours, en français, quelque chose de cette austérité et de cette rigueur qui fut pratiquée à Sparte.
La Cryptie est au nombre des institutions très singulières qu’on y trouvait et qui donne à méditer sur le relativisme moral. Plutarque la décrit ainsi: « Les chefs des jeunes gens envoyaient de temps à autre dans la campagne, tantôt ici, tantôt là, ceux qui passaient pour être les plus intelligents, sans leur laisser emporter autre chose que des poignards et les vivres nécessaires. Pendant le jour, ces jeunes gens, dispersés dans des endroits couverts, s'y tenaient cachés et se reposaient ; la nuit venue, ils descendaient sur les routes et égorgeaient ceux des hilotes [i.e. des esclaves . N.B.] qu'ils pouvaient surprendre. Souvent aussi, ils se rendaient dans les champs et tuaient les plus forts et les meilleurs. ( Plutarque, Lycurgue, XVII, 3-5)
***
Voyons deux réponses que les défenseurs des éthiques de la vertu pourront donner à cette critique.
Ils pourront d’abord se rabattre sur l’idée que ces différences et contradictions sont plus apparentes que réelles et soutenir que, si on fait abstraction de certaines données contextuelles, historiques ou sociologiques, il y a une très forte convergence des vertus humaines, justement parce qu’elles reflètent la nature humaine. Les éthiques de la vertu conduisent ainsi à la naturalisation de l’éthique, si centrale dans les réflexions contemporaines — j’y reviendrai dans le prochain texte de cette série.
Mais ils pourront aussi assumer ces différences et proposer que l’apparition d’interprétations différentes des vertus au sein de diverses communautés est un fait éthique et politique capital qu’il faut prendre en compte : c’est la position de ces influents penseurs contemporains appelés communautaristes et dont je parlerai plus loin.
Incomplétude? Inconsistance?
Les partisans des vertus ont fait valoir que les morales utilitaristes et déontologiques, avec leur insistance sur la règle à suivre pour adopter une conduite dans une situation donnée, négligeaient déplorablement le caractère du sujet qui agit, ses motivations, sa formation et ainsi de suite et ont donc insisté sur les vertus et le caractère. Fort bien.
Mais ne reste-il pas vrai que bien des dilemmes moraux concernent précisément la question de savoir quoi faire et comment agir et que les vertus ne sont parfois guère utiles pour le déterminer?
Prenons ce jeune homme qui va voir Jean-Paul Sartre en 1940 et qui hésite entre participer à la résistance clandestine et rester auprès de sa mère, qui a besoin de lui. Lui dire : «Sois courageux»; ou : «Sois bon»; ou encore: «Fais ce qu’un être vertueux ferait», ne sera pas d’un grand secours!
Sans rien dire des cas où deux vertus entrent en conflit : votre ami est coupable d’un crime et votre vertu d’amitié incite à le protéger, mais votre vertu justice vous incite à le dénoncer!
Les théoriciens de la vertu pourront répondre que ces dilemmes sont bien réels, y compris pour toutes les autres théories éthiques. Ils ajouteront en outre que la référence à des êtres particulièrement vertueux, admirables, héroïques, peut aider à les résoudre. Je vous laisse juger de ces réponses.
Mais pour plusieurs, la conclusion de ces critiques est qu’invoquer les vertus est dans bien des cas vain et qu’en insistant exclusivement sur elles, les éthiques arététiques se révèlent irrémédiablement incomplètes et, ou inconsistantes.
Les communautaristes
Une dernière remarque, que je pense importante et très actuelle. Les éthiques de la vertu sont également défendues par des auteurs qui, en politique, sont très critiques du libéralisme, de sa recherche de la justice (qui est la vertu tenue par les libéraux pour la qualité suprême des institutions politiques), ainsi que de la conception du sujet politique que pose cette doctrine — les libéraux l’envisagent typiquement comme un être rationnel, calculateur, abstrait, sans référence à un genre (est-ce un homme ou une femme?), à une classe sociale, à une origine ethnique, etc.
Ces auteurs, appelés communautaristes, font valoir, contre la place accordée à la justice et à l’individu calculateur dans la tradition libérale, l’importance du bien et de la communauté et, contre le rejet moderne des traditions et de l’autorité, la rationalité des traditions, qui fournissent, disent-ils, un indispensable contexte au déploiement de la moralité (et de la rationalité).
On pourrait, je pense, voir dans ces idées une sorte de postmodernisme de droite. Elles impliquent en tout cas qu’il faille encourager le maintien de ces traditions de déploiement des vertus, veiller à leur autonomie, et ainsi de suite.
Mais que faire lorsque deux communautés valorisent des vertus non seulement différentes, mais aussi peu ou prou incompatibles, que ces communautés co-existent et qu’on souhaite permettre à chacune de ces vertus de fleurir.
Ce problème, posé par les communautaristes, est au coeur des débats actuels sur le pluralisme de nos sociétés, sur le multiculturalisme, et, en somme, sur l’accommodement raisonnable.
Au-delà des approches traditionnelles
Au cours des deux derniers siècles, ces trois théories éthiques que nous venons de survoler ont été particulièrement influentes en Occident. Mais, et cela depuis seulement quelques décennies, diverses nouvelles avenues ont été explorées pour penser l’éthique. La prochaine fois, je discuterai de deux d’entre elles.
La première est celle proposée par les féministes qui défendent typiquement une morale dite de la sollicitude; la deuxième regroupe ces diverses avenues désormais empruntées notamment par la sociobiologie et la psychologie évolutionniste et qui cherchent à «biologiser» l’éthique.
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mardi, septembre 23, 2008
ANIMATION PETIT COURS D'AUTODÉFENSE INTELECTUELLE
Animation de Colas Mermet à partir d'un dessin de Charb pour le Petit cours d'autodéfense intellectuelle.
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autodéfense intellectuelle,
Normand Baillargeon
JE VOTE POUR LA SCIENCE. ET VOUS?
Une pétition qui en appelle à un débat public sur la science entre les candidats aux élections, a franchi en fin de semaine le cap des 500 signatures. Elle se trouve ici.
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politique,
science
lundi, septembre 22, 2008
NOUVEAU NOMBRE PREMIER
Le plus grand nombre premier connu vient d'être découvert. Youppi!
Il compte 12.978.189 chiffres.
Et comme on le sait depuis Euclide, ce n'est pas le plus grand puisqu'il n'y a pas de nombre premier plus grand: ils sont en nombre infini.
La démonstration d'Euclide est remarquable et se trouve dans Les éléments, IX, 20. Je vais essayer de la rendre claire.
Quelques notions préalables
Si, partant d’un nombre naturel donné, on cherche les nombres par lesquels il peut être divisé, on trouve ses diviseurs. Cette opération s’appelle mise en facteurs.
Par exemple, 12 a pour diviseurs 2, 3, 4, 6 et 12 (oublions 1). Parmi ces diviseurs, certains peuvent à leur tour être divisés, d’autre non. Ceux qui peuvent être divisés (ici : 4, 6, et 12) sont des nombres qu’on dira composés; ceux qui ne peuvent l’être (ici : 3) sont dits des nombres premiers. Plus précisément, un nombre est dit premier s’il ne peut être divisé que par lui-même (et par 1) : si un nombre n’est pas premier, il sera composé.
Les nombres premiers jusqu’à 200 sont:
2, 3, 5, 7, 11, 13, 17, 19, 23, 29, 31, 37, 41, 43, 47, 53, 59, 61, 67, 71, 73, 79, 83, 89, 97, 101, 103, 107, 109, 113, 127, 131, 137, 139, 149, 151, 157, 163, 167, 173, 179, 181, 191, 193, 197, 199
On note que 2 est le seul nombre pair de la liste. Voyez-vous pourquoi?
En d’autres termes, quand on décompose un nombre en facteurs et que nous trouvons, parmi ses diviseurs, des nombres composés, nous pouvons poursuivre la mise en facteur jusqu’à ce qu’on obtienne, exclusivement, des nombres premiers.
Considérons 1 386. Ce nombre est composé. On pourra écrire :
1 386 = 2 X 693
Mais 693 n’est pas premier. On aura donc :
693 = 3 X 231
231 n’est pas premier. On poursuit donc :
231 = 3 X 77
Puis, pour la même raison :
77 = 7 X 11
11 est un nombre premier et notre décomposition en facteurs premiers pend fin.
On a donc :
1 386 = 2 X 3 X 3X 7 X 11
On le voit : à terme, nous avons abouti à des nombres qui sont tous premiers. Est-ce que ce sera toujours le cas? Dans les Éléments, Euclide a établi que oui. Autrement dit : il a démontré que tout entier naturel est ou bien premier ou bien composé et pouvant alors être exprimé comme le produit (unique) de nombres premiers.
***
Les nombres premiers sont donc les composants de base des nombres naturels, un peu comme les atomes le sont du modne matériel. Mais on constate aussi qu’à mesure qu’on avance dans la suite des nombres naturels, ils deviennent plus rares — ce qu’on peut déjà constater en examinant la liste des nombres premiers jusqu’à 200 donnée précédemment. : il y a plus de nombres premiers entre 1 et 10 qu’entre 30 et 40; et plus entre 1 et 100 qu’entre 101 et 200.
Une question finit alors immanquablement par se poser : si on poursuit notre énumération des nombres premiers arrive-t-on à un moment où on a atteint le dernier? Ou est-ce que les nombres premiers sont au contraire en nombre infini? Laquelle de ces deux hypothèses est la bonne?
On pourrait penser que puisque les nombres naturels sont infinis, les nombres premiers le sont aussi. Mais ce n’est pas nécessairement le cas et pour le constater, il suffit de remarquer que puisque 2 et 3 sont premiers, il suffit de les multiplier entre eux ou par eux-mêmes (en certains cas, ce sera un très, très grand nombre de fois!) pour obtenir n’importe quel nombre naturel. La question reste donc posée : laquelle des deux hypothèses précédentes est vraie?
Euclide a établi que c’est la deuxième hypothèse qui est la bonne.
Voici le texte d’Euclide ; après quoi, je le commenterai:
Les nombres premiers sont plus nombreux que toute multitude de nombres premiers proposée.
Soient les nombres premiers proposés A, B, C. Je dis que les nombres premiers sont plus nombreux que A, B, C.
En effet, que soit pris le plus petit [nombre] mesuré par A, B, C, et que ce soit DE et que l'unité DF soit ajoutée à DE. Alors ou bien EF est premier ou bien non. D'abord qu'il soit premier ; donc sont trouvés les nombres premiers A, B, C, EF plus nombreux que A, B, C.
Mais alors que EF ne soit pas premier ; il est donc mesuré par un certain nombre premier (VII.32). Qu'il soit mesuré par le [nombre] premier G. Je dis que G n'est pas le même que l'un quelconque des A, B, C. En effet, si c'est possible, qu'il le soit. Or A, B, C mesurent DE ; donc G mesurera aussi DE. Mais il mesure aussi EF : il mesurera aussi l'unité DF restante tout en étant un nombre ; ce qui est absurde. G n'est donc pas le même que l'un des A, B, C. Et il est supposé premier. Donc sont trouvés les nombres premiers A, B, C, G, plus nombreux que la multitude proposée des A, B, C. Ce qu'il fallait démontrer.
***
La preuve d’Euclide est une preuve indirecte. Il commence par supposer qu’il y a un nombre fini de nombres premiers, puis il va tirer une contradiction de cette assomption.
Admettons donc avec lui qu’il y a un nombre fini de nombres premiers. On pourra en ce cas en faire la liste, qui se clôt avec P, le dernier nombre premier. Écrivons cela comme suit, les […] désignant tous les autres nombre premiers :
2, 3, 5, 7, 11, 13 … P
Nous allons à présent construire un nouveau nombre en multipliant entre eux tous les nombres premiers de cette liste. Appelons N le résultat auquel on aboutira. On aura donc :
2 X 3 X 5 X 7 X 11 X 13 X … X P = N
Jusqu’ici, on le voit, rien de compliqué. Euclide nous demande ensuite, et c’est un coup de génie, de simplement ajouter 1 à N, autrement dit, de construire un nouveau nombre appelé N + 1.
[Notons au passage toute la puissance, la précision et l’économie de la notation mathématique, qui permet d’écrire ce que je viens d’expliquer avec seulement quatre symboles : N!+1]
Attardons-nous maintenant à ce N + 1. Ce nombre est-il sans reste divisible par 2? À l’évidence, la réponse est non : si on le divise par 2, il restera ce que nous avons ajouté à N. Est-il divisible sans reste par 3, par 5, par 7, par 11 ou par n’importe quel autre nombre premier? À chaque fois la réponse est non et toujours pour la même raison : il restera toujours cette unité que nous avons ajoutée à N. Qu’est-ce que cela signifie pour N + 1? Ce nombre est, par définition, ou premier ou composé. Si N + 1 est un nombre premier, il est plus grand que P; s’il est composé, il est divisible par un nombre premier autre que ceux que nous avons considérés et donc plus grand que P.
Mais, rappelez vous, nous avions supposé que P était le plus grand nombre premier. La contradiction à laquelle elle nous a conduite permet d’assurer que cette hypothèse est fausse. CQFD.
Il est bien difficile de ne pas accorder à Jean Paul Delahaye que cette démonstration constitue «[…] le parangon de la preuve mathématique : quelques mots constituant un argument si fort que toute personne saine d’esprit est contrainte d’en accepter la conclusion; celle-ci donne accès à une vérité qu’aucun calcul, aussi long soit-il, n’aurait jamais dévoilé .»
Je termine sur la conjoncture de Goldbach en me disant que certaines personnes ne la connaissent peut-être pas.
Le nom du mathématicien Christian Goldbach (1690 - 1764) reste en effet attaché à une célèbre conjoncture (c’est-à-dire une proposition vérifiée dans tous les cas examinés, mais pas encore prouvée) de la théorie des nombres et qui concerne justement les nombres premiers. La voici : «Tout entier pair autre que 2 est la somme de deux nombres premiers».
Considérez par exemple 16, qui est un entier pair. Il est la somme de 11 et 5, qui sont bien des nombres premiers.
Considérez à présent 24. Cet entier pair est la somme de 11 et 13, qui sont encore une fois des nombres premiers.
La conjoncture de Goldbach affirme que cela vaudra également pour, disons: 619 380. Or c’est bien le cas, puisque : 619 380= 173 + 619207.
Il s’agit maintenant de prouver que cela vaut pour tout entier pair.
Depuis trois siècles, cette conjoncture a résisté à tous les efforts faits pour la démontrer.
Il compte 12.978.189 chiffres.
Et comme on le sait depuis Euclide, ce n'est pas le plus grand puisqu'il n'y a pas de nombre premier plus grand: ils sont en nombre infini.
La démonstration d'Euclide est remarquable et se trouve dans Les éléments, IX, 20. Je vais essayer de la rendre claire.
Quelques notions préalables
Si, partant d’un nombre naturel donné, on cherche les nombres par lesquels il peut être divisé, on trouve ses diviseurs. Cette opération s’appelle mise en facteurs.
Par exemple, 12 a pour diviseurs 2, 3, 4, 6 et 12 (oublions 1). Parmi ces diviseurs, certains peuvent à leur tour être divisés, d’autre non. Ceux qui peuvent être divisés (ici : 4, 6, et 12) sont des nombres qu’on dira composés; ceux qui ne peuvent l’être (ici : 3) sont dits des nombres premiers. Plus précisément, un nombre est dit premier s’il ne peut être divisé que par lui-même (et par 1) : si un nombre n’est pas premier, il sera composé.
Les nombres premiers jusqu’à 200 sont:
2, 3, 5, 7, 11, 13, 17, 19, 23, 29, 31, 37, 41, 43, 47, 53, 59, 61, 67, 71, 73, 79, 83, 89, 97, 101, 103, 107, 109, 113, 127, 131, 137, 139, 149, 151, 157, 163, 167, 173, 179, 181, 191, 193, 197, 199
On note que 2 est le seul nombre pair de la liste. Voyez-vous pourquoi?
En d’autres termes, quand on décompose un nombre en facteurs et que nous trouvons, parmi ses diviseurs, des nombres composés, nous pouvons poursuivre la mise en facteur jusqu’à ce qu’on obtienne, exclusivement, des nombres premiers.
Considérons 1 386. Ce nombre est composé. On pourra écrire :
1 386 = 2 X 693
Mais 693 n’est pas premier. On aura donc :
693 = 3 X 231
231 n’est pas premier. On poursuit donc :
231 = 3 X 77
Puis, pour la même raison :
77 = 7 X 11
11 est un nombre premier et notre décomposition en facteurs premiers pend fin.
On a donc :
1 386 = 2 X 3 X 3X 7 X 11
On le voit : à terme, nous avons abouti à des nombres qui sont tous premiers. Est-ce que ce sera toujours le cas? Dans les Éléments, Euclide a établi que oui. Autrement dit : il a démontré que tout entier naturel est ou bien premier ou bien composé et pouvant alors être exprimé comme le produit (unique) de nombres premiers.
***
Les nombres premiers sont donc les composants de base des nombres naturels, un peu comme les atomes le sont du modne matériel. Mais on constate aussi qu’à mesure qu’on avance dans la suite des nombres naturels, ils deviennent plus rares — ce qu’on peut déjà constater en examinant la liste des nombres premiers jusqu’à 200 donnée précédemment. : il y a plus de nombres premiers entre 1 et 10 qu’entre 30 et 40; et plus entre 1 et 100 qu’entre 101 et 200.
Une question finit alors immanquablement par se poser : si on poursuit notre énumération des nombres premiers arrive-t-on à un moment où on a atteint le dernier? Ou est-ce que les nombres premiers sont au contraire en nombre infini? Laquelle de ces deux hypothèses est la bonne?
On pourrait penser que puisque les nombres naturels sont infinis, les nombres premiers le sont aussi. Mais ce n’est pas nécessairement le cas et pour le constater, il suffit de remarquer que puisque 2 et 3 sont premiers, il suffit de les multiplier entre eux ou par eux-mêmes (en certains cas, ce sera un très, très grand nombre de fois!) pour obtenir n’importe quel nombre naturel. La question reste donc posée : laquelle des deux hypothèses précédentes est vraie?
Euclide a établi que c’est la deuxième hypothèse qui est la bonne.
Voici le texte d’Euclide ; après quoi, je le commenterai:
Les nombres premiers sont plus nombreux que toute multitude de nombres premiers proposée.
Soient les nombres premiers proposés A, B, C. Je dis que les nombres premiers sont plus nombreux que A, B, C.
En effet, que soit pris le plus petit [nombre] mesuré par A, B, C, et que ce soit DE et que l'unité DF soit ajoutée à DE. Alors ou bien EF est premier ou bien non. D'abord qu'il soit premier ; donc sont trouvés les nombres premiers A, B, C, EF plus nombreux que A, B, C.
Mais alors que EF ne soit pas premier ; il est donc mesuré par un certain nombre premier (VII.32). Qu'il soit mesuré par le [nombre] premier G. Je dis que G n'est pas le même que l'un quelconque des A, B, C. En effet, si c'est possible, qu'il le soit. Or A, B, C mesurent DE ; donc G mesurera aussi DE. Mais il mesure aussi EF : il mesurera aussi l'unité DF restante tout en étant un nombre ; ce qui est absurde. G n'est donc pas le même que l'un des A, B, C. Et il est supposé premier. Donc sont trouvés les nombres premiers A, B, C, G, plus nombreux que la multitude proposée des A, B, C. Ce qu'il fallait démontrer.
***
La preuve d’Euclide est une preuve indirecte. Il commence par supposer qu’il y a un nombre fini de nombres premiers, puis il va tirer une contradiction de cette assomption.
Admettons donc avec lui qu’il y a un nombre fini de nombres premiers. On pourra en ce cas en faire la liste, qui se clôt avec P, le dernier nombre premier. Écrivons cela comme suit, les […] désignant tous les autres nombre premiers :
2, 3, 5, 7, 11, 13 … P
Nous allons à présent construire un nouveau nombre en multipliant entre eux tous les nombres premiers de cette liste. Appelons N le résultat auquel on aboutira. On aura donc :
2 X 3 X 5 X 7 X 11 X 13 X … X P = N
Jusqu’ici, on le voit, rien de compliqué. Euclide nous demande ensuite, et c’est un coup de génie, de simplement ajouter 1 à N, autrement dit, de construire un nouveau nombre appelé N + 1.
[Notons au passage toute la puissance, la précision et l’économie de la notation mathématique, qui permet d’écrire ce que je viens d’expliquer avec seulement quatre symboles : N!+1]
Attardons-nous maintenant à ce N + 1. Ce nombre est-il sans reste divisible par 2? À l’évidence, la réponse est non : si on le divise par 2, il restera ce que nous avons ajouté à N. Est-il divisible sans reste par 3, par 5, par 7, par 11 ou par n’importe quel autre nombre premier? À chaque fois la réponse est non et toujours pour la même raison : il restera toujours cette unité que nous avons ajoutée à N. Qu’est-ce que cela signifie pour N + 1? Ce nombre est, par définition, ou premier ou composé. Si N + 1 est un nombre premier, il est plus grand que P; s’il est composé, il est divisible par un nombre premier autre que ceux que nous avons considérés et donc plus grand que P.
Mais, rappelez vous, nous avions supposé que P était le plus grand nombre premier. La contradiction à laquelle elle nous a conduite permet d’assurer que cette hypothèse est fausse. CQFD.
Il est bien difficile de ne pas accorder à Jean Paul Delahaye que cette démonstration constitue «[…] le parangon de la preuve mathématique : quelques mots constituant un argument si fort que toute personne saine d’esprit est contrainte d’en accepter la conclusion; celle-ci donne accès à une vérité qu’aucun calcul, aussi long soit-il, n’aurait jamais dévoilé .»
Je termine sur la conjoncture de Goldbach en me disant que certaines personnes ne la connaissent peut-être pas.
Le nom du mathématicien Christian Goldbach (1690 - 1764) reste en effet attaché à une célèbre conjoncture (c’est-à-dire une proposition vérifiée dans tous les cas examinés, mais pas encore prouvée) de la théorie des nombres et qui concerne justement les nombres premiers. La voici : «Tout entier pair autre que 2 est la somme de deux nombres premiers».
Considérez par exemple 16, qui est un entier pair. Il est la somme de 11 et 5, qui sont bien des nombres premiers.
Considérez à présent 24. Cet entier pair est la somme de 11 et 13, qui sont encore une fois des nombres premiers.
La conjoncture de Goldbach affirme que cela vaudra également pour, disons: 619 380. Or c’est bien le cas, puisque : 619 380= 173 + 619207.
Il s’agit maintenant de prouver que cela vaut pour tout entier pair.
Depuis trois siècles, cette conjoncture a résisté à tous les efforts faits pour la démontrer.
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dimanche, septembre 21, 2008
LA BANNIÈRE DE LA RÉVOLTE, L’ÉTENDARD DE LA LIBERTÉ : LA VIE ET L’ŒUVRE DE VOLTAIRINE DE CLEYRE (2)
[La suite de l'introduction au livre de Voltairine de Cleyre, signée avec Chantal Santerre]
Les martyrs de Chicago
En 1886, une très importante campagne en faveur de la journée de huit heures, amorcée depuis quelques années déjà, bat son plein aux Etats-Unis. C’est ainsi que le 1er mai des centaines de milliers de personnes ont pris part à une journée de grève et manifesté. La ville de Chicago, où les anarchistes sont très actifs, est au cœur de ce bouillonnement et de ce militantisme.
Nous sommes le 3 mai 1886. Ce jour-là, à Chicago justement, la police ouvre le feu sur des grévistes de la McCormick Harvesting Machine Company, tuant six hommes et en blessant plusieurs autres.
Pour protester contre ces crimes, on organise le lendemain une manifestation qui se tient au Haymarket Square de la ville. Elle se déroule pacifiquement, jusqu’au moment où la police intervient pour disperser la foule. C’est alors qu’une bombe est lancée et tue un policier, tandis que six autres mourront de leurs blessures. Les policiers ouvrent aussitôt le feu sur la foule et tuent quatre personnes, en plus d’en blesser de nombreuses autres.
On ignorait alors et on ignore toujours qui a lancé cette bombe. Mais huit anarchistes en sont aussitôt accusés. Ce sont : George Engel, Samuel Fielden, Adolph Fischer, Louis Lingg, Oscar Neebe, Albert R. Parsons, Michael Schwab et August Spies. Or, six d’entre eux n’étaient pas présents quand la bombe a été lancée, tandis que les deux autres peuvent établir leur innocence. Les huit sont néanmoins trouvés coupables, au terme d’un procès inique qu’alimente une hystérie collective contre les anarchistes attisée tant par les médias que par les pouvoirs politiques.
Cinq des accusés — Engel, Lingg, Fischer, Parsons et Spies — sont condamnées à être pendus le 11 novembre 1887. Le jour précédent, Lingg se suicide, avec un cigare dans lequel a été caché de la dynamite et que lui a procuré Dyer D. Lum, un personnage que nous retrouverons plus loin. Ses quatre camarades sont exécutés le lendemain. Les trois autres accusés recevront leur pardon en 1893, du Gouverneur John P. Altgeld, qui condamnera à cette occasion l’ «assassine malveillance» avec laquelle le procès a été instruit, en rappelant que la preuve présentée ne permettait aucunement de lier aucun des huit hommes à la bombe meurtrière. On lira ici (page xxx) le poème intitulé John P. Altgeld que Voltairine écrit pour lui rendre hommage.
Ces événements, qui sont à l’origine de la commémoration de la Fête des travailleurs le 1er mai, font des cinq hommes pendus des martyrs et suscitent bien des adhésions à la cause anarchiste. Voltairine de Cleyre sera justement une des personnes qui sera profondément marquée par l’affaire du Haymarket et le martyr des cinq de Chicago et qui deviendra anarchiste en partie en raison de ces événements.
Elle a 19 ans quand la bombe du Haymarket a été lancée et sa première réaction, pour laquelle elle s’en voudra toujours, sera de condamner les présumés coupables et de réclamer avec la foule leur exécution :«Qu’on les pende!».
Mais sitôt que les faits commencent à être mieux connus, Voltairine révise son jugement et se persuade « que l’accusation était fausse, et le procès, une farce; qu’il n’y avait aucune justification pour leur condamnation, ni dans la justice ni dans la loi, et que la pendaison, si pendaison il y avait, serait l’acte d’une société composée de gens qui avaient dit ce que j’avais dit ce premier soir et qui avaient gardé les yeux et les oreilles bien fermés depuis, déterminés à ne rien voir et à ne rien savoir que la rage et la vengeance». (Le 11 novembre 1887, page XXX)
Ses conférences l’amènent en 1887 à rencontrer à Chicago des amis des huit inculpés, à s’intéresser à leurs idées et à les étudier. La transformation de la socialiste est achevée et c’est ainsi que, dès 1888, Voltairine de Cleyre est devenue anarchiste.
Philadelphie
À cette même période (1888-1889), elle fait aussi la rencontre de trois hommes qui compteront énormément dans sa vie : T. Hamilton Garside, d’abord, pour lequel elle connut un grand amour, mais qui rompra avec elle après quelques mois de fréquentation; James B. Elliott, ensuite, avec qui elle eût son seul enfant; Dyer D. Lum, enfin, qui sera son amant, son confident et un précieux mentor dans le parcours à la fois militant, moral et intellectuel qu’elle entreprend — on se souviendra que c’est Lum qui a procuré à Louis Lingg le cigare avec lequel il s’est suicidé. Attardons-nous d’abord à lui.
Lum, que Paul Avrich décrit comme «une des personnalités les plus négligées et incomprises de toute l’histoire du mouvement anarchiste », est né en 1839. Il était arrivé à l’anarchisme après avoir été abolitionniste, avoir combattu durant la Guerre civile et s’être essayé à la politique active — il avait brigué le poste de Lieutenant Gouverneur du Massachusetts en 1876.
En 1877, alors que de nombreuses grèves éclatent dans l’industrie des chemins de fer, il s’implique dans le mouvement ouvrier et se radicalise. C’est justement alors qu’il travaille en faveur de la journée de huit heures qu’il rencontre Albert R. Parsons, avec lequel il noue une amitié qui durera jusqu’à la mort de ce dernier, qu’il visite en prison jusqu’à ses derniers jours. Devenu anarchiste, Lum se rapproche de Benjamin Tucker (1854-1939) et écrit dans deux revues de ce dernier : The Radical Review et Liberty.
Voltairine et lui, on le devine, sont d’abord réunis par le douloureux impact qu’eût sur leurs vies le drame de Chicago. Mais ils le sont aussi par le fait qu’à bien des égards leurs tempéraments sont semblables : l’un comme l’autre sont peu enclins au dogmatisme, volontiers éclectiques et capables pour cela de lier des liens aussi bien avec les anarchistes individualistes qu’avec les anarchistes socialistes, communistes ou mutualistes; l’un comme l’autre sont encore méditatifs et portés vers la réflexion et la théorie, mais, en même temps, ils sont des rebelles bouillonnants et débordant d’activité, tout à fait disposés à donner leurs vies dans le combat pour la liberté.
Bien qu’ils ne cohabitent pas et qu’ils résident le plus souvent loin l’un de l’autre — elle à Philadelphie, lui à New York — leur relation, la plupart du temps épistolaire, est intense et ne cessera qu’avec le suicide de Lum, cinq ans plus tard, le 6 avril 1893. Voltairine retiendra de cette rencontre de précieux enseignements : en particulier, un profond anti-sectarisme ainsi que la conviction, que Lum partageait avec Pierre Kropotkine, selon laquelle l’anarchisme repose finalement sur un fondement éthique.
Lum et elle auront cependant des désaccords, notamment sur la question de la violence — Lum pensant pour sa part, contrairement à Voltairine, que l’abolition du capitalisme ne pourrait, comme l’abolition de l’esclavagisme, se réaliser que dans la violence — et sur ce qu’on appelait alors la «question de la femme», à laquelle Voltairine porte une attention plus grande et plus fine que Lum ne le faisait.
Ces deux thèmes sont centraux dans l’oeuvre de Voltairine. Attardons-nous pour le moment sur le deuxième — nous aborderons le premier un peu plus loin.
Les martyrs de Chicago
En 1886, une très importante campagne en faveur de la journée de huit heures, amorcée depuis quelques années déjà, bat son plein aux Etats-Unis. C’est ainsi que le 1er mai des centaines de milliers de personnes ont pris part à une journée de grève et manifesté. La ville de Chicago, où les anarchistes sont très actifs, est au cœur de ce bouillonnement et de ce militantisme.
Nous sommes le 3 mai 1886. Ce jour-là, à Chicago justement, la police ouvre le feu sur des grévistes de la McCormick Harvesting Machine Company, tuant six hommes et en blessant plusieurs autres.
Pour protester contre ces crimes, on organise le lendemain une manifestation qui se tient au Haymarket Square de la ville. Elle se déroule pacifiquement, jusqu’au moment où la police intervient pour disperser la foule. C’est alors qu’une bombe est lancée et tue un policier, tandis que six autres mourront de leurs blessures. Les policiers ouvrent aussitôt le feu sur la foule et tuent quatre personnes, en plus d’en blesser de nombreuses autres.
On ignorait alors et on ignore toujours qui a lancé cette bombe. Mais huit anarchistes en sont aussitôt accusés. Ce sont : George Engel, Samuel Fielden, Adolph Fischer, Louis Lingg, Oscar Neebe, Albert R. Parsons, Michael Schwab et August Spies. Or, six d’entre eux n’étaient pas présents quand la bombe a été lancée, tandis que les deux autres peuvent établir leur innocence. Les huit sont néanmoins trouvés coupables, au terme d’un procès inique qu’alimente une hystérie collective contre les anarchistes attisée tant par les médias que par les pouvoirs politiques.
Cinq des accusés — Engel, Lingg, Fischer, Parsons et Spies — sont condamnées à être pendus le 11 novembre 1887. Le jour précédent, Lingg se suicide, avec un cigare dans lequel a été caché de la dynamite et que lui a procuré Dyer D. Lum, un personnage que nous retrouverons plus loin. Ses quatre camarades sont exécutés le lendemain. Les trois autres accusés recevront leur pardon en 1893, du Gouverneur John P. Altgeld, qui condamnera à cette occasion l’ «assassine malveillance» avec laquelle le procès a été instruit, en rappelant que la preuve présentée ne permettait aucunement de lier aucun des huit hommes à la bombe meurtrière. On lira ici (page xxx) le poème intitulé John P. Altgeld que Voltairine écrit pour lui rendre hommage.
Ces événements, qui sont à l’origine de la commémoration de la Fête des travailleurs le 1er mai, font des cinq hommes pendus des martyrs et suscitent bien des adhésions à la cause anarchiste. Voltairine de Cleyre sera justement une des personnes qui sera profondément marquée par l’affaire du Haymarket et le martyr des cinq de Chicago et qui deviendra anarchiste en partie en raison de ces événements.
Elle a 19 ans quand la bombe du Haymarket a été lancée et sa première réaction, pour laquelle elle s’en voudra toujours, sera de condamner les présumés coupables et de réclamer avec la foule leur exécution :«Qu’on les pende!».
Mais sitôt que les faits commencent à être mieux connus, Voltairine révise son jugement et se persuade « que l’accusation était fausse, et le procès, une farce; qu’il n’y avait aucune justification pour leur condamnation, ni dans la justice ni dans la loi, et que la pendaison, si pendaison il y avait, serait l’acte d’une société composée de gens qui avaient dit ce que j’avais dit ce premier soir et qui avaient gardé les yeux et les oreilles bien fermés depuis, déterminés à ne rien voir et à ne rien savoir que la rage et la vengeance». (Le 11 novembre 1887, page XXX)
Ses conférences l’amènent en 1887 à rencontrer à Chicago des amis des huit inculpés, à s’intéresser à leurs idées et à les étudier. La transformation de la socialiste est achevée et c’est ainsi que, dès 1888, Voltairine de Cleyre est devenue anarchiste.
Philadelphie
À cette même période (1888-1889), elle fait aussi la rencontre de trois hommes qui compteront énormément dans sa vie : T. Hamilton Garside, d’abord, pour lequel elle connut un grand amour, mais qui rompra avec elle après quelques mois de fréquentation; James B. Elliott, ensuite, avec qui elle eût son seul enfant; Dyer D. Lum, enfin, qui sera son amant, son confident et un précieux mentor dans le parcours à la fois militant, moral et intellectuel qu’elle entreprend — on se souviendra que c’est Lum qui a procuré à Louis Lingg le cigare avec lequel il s’est suicidé. Attardons-nous d’abord à lui.
Lum, que Paul Avrich décrit comme «une des personnalités les plus négligées et incomprises de toute l’histoire du mouvement anarchiste », est né en 1839. Il était arrivé à l’anarchisme après avoir été abolitionniste, avoir combattu durant la Guerre civile et s’être essayé à la politique active — il avait brigué le poste de Lieutenant Gouverneur du Massachusetts en 1876.
En 1877, alors que de nombreuses grèves éclatent dans l’industrie des chemins de fer, il s’implique dans le mouvement ouvrier et se radicalise. C’est justement alors qu’il travaille en faveur de la journée de huit heures qu’il rencontre Albert R. Parsons, avec lequel il noue une amitié qui durera jusqu’à la mort de ce dernier, qu’il visite en prison jusqu’à ses derniers jours. Devenu anarchiste, Lum se rapproche de Benjamin Tucker (1854-1939) et écrit dans deux revues de ce dernier : The Radical Review et Liberty.
Voltairine et lui, on le devine, sont d’abord réunis par le douloureux impact qu’eût sur leurs vies le drame de Chicago. Mais ils le sont aussi par le fait qu’à bien des égards leurs tempéraments sont semblables : l’un comme l’autre sont peu enclins au dogmatisme, volontiers éclectiques et capables pour cela de lier des liens aussi bien avec les anarchistes individualistes qu’avec les anarchistes socialistes, communistes ou mutualistes; l’un comme l’autre sont encore méditatifs et portés vers la réflexion et la théorie, mais, en même temps, ils sont des rebelles bouillonnants et débordant d’activité, tout à fait disposés à donner leurs vies dans le combat pour la liberté.
Bien qu’ils ne cohabitent pas et qu’ils résident le plus souvent loin l’un de l’autre — elle à Philadelphie, lui à New York — leur relation, la plupart du temps épistolaire, est intense et ne cessera qu’avec le suicide de Lum, cinq ans plus tard, le 6 avril 1893. Voltairine retiendra de cette rencontre de précieux enseignements : en particulier, un profond anti-sectarisme ainsi que la conviction, que Lum partageait avec Pierre Kropotkine, selon laquelle l’anarchisme repose finalement sur un fondement éthique.
Lum et elle auront cependant des désaccords, notamment sur la question de la violence — Lum pensant pour sa part, contrairement à Voltairine, que l’abolition du capitalisme ne pourrait, comme l’abolition de l’esclavagisme, se réaliser que dans la violence — et sur ce qu’on appelait alors la «question de la femme», à laquelle Voltairine porte une attention plus grande et plus fine que Lum ne le faisait.
Ces deux thèmes sont centraux dans l’oeuvre de Voltairine. Attardons-nous pour le moment sur le deuxième — nous aborderons le premier un peu plus loin.
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Voltairine de Cleyre
samedi, septembre 20, 2008
vendredi, septembre 19, 2008
LA BANNIÈRE DE LA RÉVOLTE, L’ÉTENDARD DE LA LIBERTÉ : LA VIE ET L’ŒUVRE DE VOLTAIRINE DE CLEYRE (1)
[Ce texte est la première partie de l'introduction au livre de Voltairine de Cleyre: D'espoir et de raison. Écrits d'une insoumise, qui paraîtra en octobre. Je signe cette introduction avec Chantal Santerre.]
S’adressant directement à Wollstonecraft, de Cleyre écrit:
Toi qui eus l’éponge, la myrrhe
Et la croix amère
Souris. Car le jour est venu
Où nous mesurons l’étendue de notre perte
Ces mots pourraient parfaitement être aujourd’hui adressés à Voltairine de Cleyre (1866-1912) elle-même, dont nous commémorerons justement sous peu le centième anniversaire de la mort. C’est que Voltairine de Cleyre est à son tour, en ce moment même, passionnément redécouverte — aussi bien pour la qualité de son travail d’écrivaine et de poète, que pour la profondeur de ses réflexions de théoricienne anarchiste et la passion de son militantisme.
Dans le monde anglo-saxon, ce renouveau des études voltairiennes s’est amorcé il y a quelques années à peine, par la publication de quelques études, mais surtout de trois anthologies qui ont fait connaître à un (relativement) vaste public une part de ces centaines d’écrits — poésie, nouvelles, conférences, essais, traductions, recensions — que Voltairine de Cleyre a publiés.
Nous sommes particulièrement heureux de prendre part à ce renouveau en présentant au lectorat francophone le premier recueil de textes de Voltairine de Cleyre à paraître dans leur langue.
Notre bonheur, en fait, est double.
Il tient d’abord à ce que nous espérons, par la publication de ce livre, contribuer à faire connaître et apprécier la vie et l’œuvre, toutes deux inspirantes, d’une femme remarquable.
Mais il tient aussi à la manière dont s’est réalisé ce livre, qui est le fruit d’une entreprise collective à laquelle de nombreuses personnes ont généreusement contribué, dans un esprit d’entraide et d’action directe qui aurait, on peut légitimement le penser, plu à Voltairine de Cleyre .
Dans les pages qui suivent, et afin de préparer la lecture de cette anthologie, nous voudrions accomplir trois choses principales.
Tout d’abord, et comme il se doit, nous voulons rappeler qui était Voltairine de Cleyre, dans quel milieu elle s’est formée et quels événements ont contribué à façonner sa pensée et sa personnalité.
Nous voulons ensuite souligner quelques-uns des grands thèmes qui traversent son œuvre littéraire et sa pensée libertaire, en insistant sur ceux par lesquels l’une comme l’autre nous paraissent demeurer actuels.
Nous voulons enfin situer dans sa vie et dans son oeuvre les textes qui composent le présent volume.
***
Enfance
Voltairine de Cleyre est née le 17 novembre 1866, à Leslie, Michigan, aux États-Unis, au sein d’une famille pauvre de la classe ouvrière.
Sa mère, Harriet Elizabeth Billings, est née en 1836, dans une famille ayant milité au sein du mouvement abolitionniste. Elle semble avoir été une femme particulièrement déterminée et brillante.
Son père, Hector De Claire, est né à Lille, en France, lui aussi en 1836. Il abandonne très tôt la foi catholique dans laquelle il est élevé et, dès la Révolution de 1848, se rapproche du socialisme et de la libre-pensée. En 1854, il part avec un de ses frères pour les États-Unis, où il exerce le métier d’artisan tailleur itinérant. Durant la Guerre Civile, il combat avec l’armée nordiste, ce qui lui vaut d’obtenir la citoyenneté américaine.
Harriet Elizabeth Billings et Hector De Claire se sont mariés le 28 mars 1861. Ils auront trois filles : Marion, née le 26 mai 1862; Adelaïde, née le 10 mars 1864; finalement Voltairine, un prénom qu’a choisi pour elle son père, admirateur de Voltaire — et qui, il faut le dire, prévoyait que son épouse donnerait cette fois naissance à un garçon.
En mai 1867, un immense malheur s’abat sur la famille alors que la petite Marion se noie. Les De Claire , s’éloignent bien vite du lieu du drame et déménagent dans une petite maison située à St Johns, au Michigan. Voltai, comme on l’appelle alors, a un an et elle grandira dans une famille douloureusement marquée par le malheur, extrêmement pauvre et dans laquelle les frictions entre les parents, sans cesse plus vives, vont conduire à leur séparation.
Voltai démontre bien vite de grandes aptitudes intellectuelles, ainsi qu’une immense sensibilité et une capacité d’indignation peu commune. « À quatre ans, rapportera sa sœur Adelaïde, elle entrera dans une grande colère lorsqu’elle apprit qu’on lui avait refusé l’admission à l’école primaire de St Johns en raison de son trop jeune âge. Elle s’était pourtant apprise à lire toute seule et à quatre ans lisait le journal! ». Voltai est également très précoce en écriture : le plus ancien poème que l’on a conservé d’elle a été composé quand elle n’avait que six ans.
En attendant, les affaires de la famille vont de mal en pis, au point où, au début des années 70, le père est contraint de reprendre son métier de tailleur itinérant. Il se fixera à Port Huron et ne reviendra jamais à St Johns.
En 1879, Adélaïde étant très malade, sa mère, pour mieux s’en occuper, envoie Voltairine sous la garde de son père, à Fort Huron. Elle y reste une année. Puis, en septembre 1880, Hector De Claire, qui n’a pas encore, à cette date, retrouvé la foi (ce qu’il fera quelques années plus tard ), prend l’étrange et financièrement très onéreuse décision d’inscrire sa fille au Convent of Our Lady of Lake Huron, à Sarnia, en Ontario.
Comment l’expliquer? Sans doute espère-t-il deux choses. D’abord, obtenir de l’aide dans l’éducation de cette enfant qu’il juge difficile et à laquelle il ne peut se consacrer aussi bien qu’il le voudrait. Ensuite, lui donner une occasion d’acquérir une instruction qui aidera à faire éclore le grand talent qu’il lui reconnaît.
Voltairine de Cleyre reste trois ans et quatre mois dans ce couvent. Elle s’ennuie de sa famille, a du mal à s’adapter à la vie qu’on lui impose et ne pardonnera jamais entièrement à son père de l’y avoir inscrite. Dans Naissance d’une anarchiste, elle écrit : «Que de pitié m’inspire encore aujourd’hui ce souvenir; pauvre petite âme combattant seule l’obscurité de la superstition religieuse.» (page xxx)
Pour traverser l’épreuve, Voltairine se met bientôt au travail, c’est-à-dire à ses études. Elle apprend notamment la physiologie, la géographie physique, la mythologie, le français, les mathématiques, la musique, la calligraphie. Elle se met aussi au piano, et l’enseignement de cet instrument sera plus tard un de ses moyens de subsistance. Elle noue également des liens d’amitié avec quelques-unes des Sœurs, des liens qu’elle conservera en certains cas tout au long de sa vie.
Si son aversion pour le catholicisme et la religion en général diminuent quelque peu par cette expérience, si elle ressent en outre de l’attirance pour certains aspects des positions, notamment éthiques, défendues par l’Église — comme le souci des pauvres et la fraternité — Voltairine demeure trop indépendante et trop attachée à des idéaux de pensée libre et rationnelle pour ne pas demeurer critique et sceptique et pour ne pas finir par se révolter contre le dogmatisme et l’obscurantisme religieux.
Le 20 décembre 1883, Voltairine de Cleyre soumet sa dissertation finale de graduation : elle est consacrée aux Beaux-Arts et lui vaut la médaille d’or du couvent, qu’elle portera longtemps avec fierté.
Elle a 17 ans et la voilà en possession d’une certaine instruction, obtenue au terme d’une expérience qui a fait d’elle une libre-penseure : c’est là, comme nous allons le voir, le premier pas sur la route qui va la conduire à l’anarchisme.
Voltai devient anarchiste
À sa sortie du couvent, Voltairine rentre à St Johns, où elle gagne sa vie en donnant des leçons de piano, de français et de calligraphie. Au bout de deux ans, en 1885, elle part vivre chez une tante à Greenville, au Michigan, puis, en 1886, à Grand Rapids, toujours au Michigan.
C’est durant ces années qu’elle se rapproche des libres-penseurs et son activité littéraire naissante s’inscrit dans ce mouvement, où sont abordés dans une perspective séculière et rationaliste des sujets aussi variés que le mariage, le contrôle des naissances, la question raciale, les relations de travail, l’existence de Dieu ou la morale.
À cette époque, Voltairine commence à écrire dans des publications qui font la promotion du sécularisme et de la libre-pensée et édite même une des publications du mouvement : The progressive Age. Elle devient rapidement une oratrice très appréciée et va de ville en ville pour prononcer des conférences. Sa réputation grandit rapidement et elle va de plus en plus loin pour les prononcer, notamment pour l’American Secular Union. Bientôt, elle publie aussi des poèmes et des essais, qui paraissent dans des publications de plus en plus nombreuses.
Un tel milieu était propice à la rencontre d’anarchistes, puisque dans maints courants de l’anarchisme, la révolte contre l’autorité illégitime (Ni Maître!) est justement inséparable de celle contre la religion (Ni Dieu!) et que le rationalisme est une composante essentielle de bien des courants de l’anarchisme. Mais avant d’en arriver à lui, Voltairine rencontre le socialisme.
En décembre 1887, en effet, elle prend part à un événement commémoratif consacré à Thomas Paine (1737-1809), le célèbre philosophe et écrivain. Elle y prend la parole; mais elle entend ensuite Clarence Darrow (1857-1938) parler de socialisme : c’est une illumination, comme elle le raconte ici même : « Pour la première fois j’entendais parler de moyens pour améliorer les conditions de vie de la classe ouvrière qui prenaient en compte les circonstances du développement économique. Je me ruai sur cette idée comme quelqu’un qui a erré dans l’obscurité se précipite vers la lumière. » (Naissance d’une anarchiste, page xxx).
Mais, elle s’éloignera vite du socialisme, comme elle le raconte dans le même texte. C’est que si son ambition de combattre les injustices sociales et économiques la rend sensible aux idéaux socialistes, son amour de la liberté la rend incapable d’accepter la place accordée à l’État par le socialisme.
De plus, un événement survenu le 11 novembre de cette année-là (1887) sera déterminant dans sa conversion à l’anarchisme et à vrai dire dans sa vie toute entière. Pour situer cet événement et afin de mesurer son impact sur le destin de Voltairine de Cleyre, il nous faut remonter au mois de mai de l’année précédente.
[elle a été] la plus douée et la plus brillante
femme anarchiste qu’aient produit les Etats-Unis.
femme anarchiste qu’aient produit les Etats-Unis.
Emma Goldman
Elle est la plus grande intellectuelle que j’ai rencontrée, la plus patiente, la plus brave et la plus aimante camarade que j’ai eue. Elle a mis toute sa vie de souffrance au service d’une cause obscure : l’eût-elle consacrée à une cause populaire, elle serait devenue célèbre et le monde entier l’aurait acclamée .
George Brown
Toute sa vie a été une protestation contre les simulacres, un défi lancé à toutes les hypocrisies et une force incitant à la révolte sociale.
Alexander Berkman
Toute sa vie a été une protestation contre les simulacres, un défi lancé à toutes les hypocrisies et une force incitant à la révolte sociale.
Alexander Berkman
***
Dans un émouvant poème écrit en hommage à Mary Wollstonecraft (1759-1797), qu’elle admirait, Voltairine de Cleyre évoque tout ce temps («cent années de poussière») qu’il aura fallu attendre avant que justice ne soit rendue à l’écrivaine par l’Histoire et que soit enfin reconnue sa contribution au patrimoine commun de l’humanité.S’adressant directement à Wollstonecraft, de Cleyre écrit:
Toi qui eus l’éponge, la myrrhe
Et la croix amère
Souris. Car le jour est venu
Où nous mesurons l’étendue de notre perte
Ces mots pourraient parfaitement être aujourd’hui adressés à Voltairine de Cleyre (1866-1912) elle-même, dont nous commémorerons justement sous peu le centième anniversaire de la mort. C’est que Voltairine de Cleyre est à son tour, en ce moment même, passionnément redécouverte — aussi bien pour la qualité de son travail d’écrivaine et de poète, que pour la profondeur de ses réflexions de théoricienne anarchiste et la passion de son militantisme.
Dans le monde anglo-saxon, ce renouveau des études voltairiennes s’est amorcé il y a quelques années à peine, par la publication de quelques études, mais surtout de trois anthologies qui ont fait connaître à un (relativement) vaste public une part de ces centaines d’écrits — poésie, nouvelles, conférences, essais, traductions, recensions — que Voltairine de Cleyre a publiés.
Nous sommes particulièrement heureux de prendre part à ce renouveau en présentant au lectorat francophone le premier recueil de textes de Voltairine de Cleyre à paraître dans leur langue.
Notre bonheur, en fait, est double.
Il tient d’abord à ce que nous espérons, par la publication de ce livre, contribuer à faire connaître et apprécier la vie et l’œuvre, toutes deux inspirantes, d’une femme remarquable.
Mais il tient aussi à la manière dont s’est réalisé ce livre, qui est le fruit d’une entreprise collective à laquelle de nombreuses personnes ont généreusement contribué, dans un esprit d’entraide et d’action directe qui aurait, on peut légitimement le penser, plu à Voltairine de Cleyre .
Dans les pages qui suivent, et afin de préparer la lecture de cette anthologie, nous voudrions accomplir trois choses principales.
Tout d’abord, et comme il se doit, nous voulons rappeler qui était Voltairine de Cleyre, dans quel milieu elle s’est formée et quels événements ont contribué à façonner sa pensée et sa personnalité.
Nous voulons ensuite souligner quelques-uns des grands thèmes qui traversent son œuvre littéraire et sa pensée libertaire, en insistant sur ceux par lesquels l’une comme l’autre nous paraissent demeurer actuels.
Nous voulons enfin situer dans sa vie et dans son oeuvre les textes qui composent le présent volume.
***
Enfance
Voltairine de Cleyre est née le 17 novembre 1866, à Leslie, Michigan, aux États-Unis, au sein d’une famille pauvre de la classe ouvrière.
Sa mère, Harriet Elizabeth Billings, est née en 1836, dans une famille ayant milité au sein du mouvement abolitionniste. Elle semble avoir été une femme particulièrement déterminée et brillante.
Son père, Hector De Claire, est né à Lille, en France, lui aussi en 1836. Il abandonne très tôt la foi catholique dans laquelle il est élevé et, dès la Révolution de 1848, se rapproche du socialisme et de la libre-pensée. En 1854, il part avec un de ses frères pour les États-Unis, où il exerce le métier d’artisan tailleur itinérant. Durant la Guerre Civile, il combat avec l’armée nordiste, ce qui lui vaut d’obtenir la citoyenneté américaine.
Harriet Elizabeth Billings et Hector De Claire se sont mariés le 28 mars 1861. Ils auront trois filles : Marion, née le 26 mai 1862; Adelaïde, née le 10 mars 1864; finalement Voltairine, un prénom qu’a choisi pour elle son père, admirateur de Voltaire — et qui, il faut le dire, prévoyait que son épouse donnerait cette fois naissance à un garçon.
En mai 1867, un immense malheur s’abat sur la famille alors que la petite Marion se noie. Les De Claire , s’éloignent bien vite du lieu du drame et déménagent dans une petite maison située à St Johns, au Michigan. Voltai, comme on l’appelle alors, a un an et elle grandira dans une famille douloureusement marquée par le malheur, extrêmement pauvre et dans laquelle les frictions entre les parents, sans cesse plus vives, vont conduire à leur séparation.
Voltai démontre bien vite de grandes aptitudes intellectuelles, ainsi qu’une immense sensibilité et une capacité d’indignation peu commune. « À quatre ans, rapportera sa sœur Adelaïde, elle entrera dans une grande colère lorsqu’elle apprit qu’on lui avait refusé l’admission à l’école primaire de St Johns en raison de son trop jeune âge. Elle s’était pourtant apprise à lire toute seule et à quatre ans lisait le journal! ». Voltai est également très précoce en écriture : le plus ancien poème que l’on a conservé d’elle a été composé quand elle n’avait que six ans.
En attendant, les affaires de la famille vont de mal en pis, au point où, au début des années 70, le père est contraint de reprendre son métier de tailleur itinérant. Il se fixera à Port Huron et ne reviendra jamais à St Johns.
En 1879, Adélaïde étant très malade, sa mère, pour mieux s’en occuper, envoie Voltairine sous la garde de son père, à Fort Huron. Elle y reste une année. Puis, en septembre 1880, Hector De Claire, qui n’a pas encore, à cette date, retrouvé la foi (ce qu’il fera quelques années plus tard ), prend l’étrange et financièrement très onéreuse décision d’inscrire sa fille au Convent of Our Lady of Lake Huron, à Sarnia, en Ontario.
Comment l’expliquer? Sans doute espère-t-il deux choses. D’abord, obtenir de l’aide dans l’éducation de cette enfant qu’il juge difficile et à laquelle il ne peut se consacrer aussi bien qu’il le voudrait. Ensuite, lui donner une occasion d’acquérir une instruction qui aidera à faire éclore le grand talent qu’il lui reconnaît.
Voltairine de Cleyre reste trois ans et quatre mois dans ce couvent. Elle s’ennuie de sa famille, a du mal à s’adapter à la vie qu’on lui impose et ne pardonnera jamais entièrement à son père de l’y avoir inscrite. Dans Naissance d’une anarchiste, elle écrit : «Que de pitié m’inspire encore aujourd’hui ce souvenir; pauvre petite âme combattant seule l’obscurité de la superstition religieuse.» (page xxx)
Pour traverser l’épreuve, Voltairine se met bientôt au travail, c’est-à-dire à ses études. Elle apprend notamment la physiologie, la géographie physique, la mythologie, le français, les mathématiques, la musique, la calligraphie. Elle se met aussi au piano, et l’enseignement de cet instrument sera plus tard un de ses moyens de subsistance. Elle noue également des liens d’amitié avec quelques-unes des Sœurs, des liens qu’elle conservera en certains cas tout au long de sa vie.
Si son aversion pour le catholicisme et la religion en général diminuent quelque peu par cette expérience, si elle ressent en outre de l’attirance pour certains aspects des positions, notamment éthiques, défendues par l’Église — comme le souci des pauvres et la fraternité — Voltairine demeure trop indépendante et trop attachée à des idéaux de pensée libre et rationnelle pour ne pas demeurer critique et sceptique et pour ne pas finir par se révolter contre le dogmatisme et l’obscurantisme religieux.
Le 20 décembre 1883, Voltairine de Cleyre soumet sa dissertation finale de graduation : elle est consacrée aux Beaux-Arts et lui vaut la médaille d’or du couvent, qu’elle portera longtemps avec fierté.
Elle a 17 ans et la voilà en possession d’une certaine instruction, obtenue au terme d’une expérience qui a fait d’elle une libre-penseure : c’est là, comme nous allons le voir, le premier pas sur la route qui va la conduire à l’anarchisme.
Voltai devient anarchiste
À sa sortie du couvent, Voltairine rentre à St Johns, où elle gagne sa vie en donnant des leçons de piano, de français et de calligraphie. Au bout de deux ans, en 1885, elle part vivre chez une tante à Greenville, au Michigan, puis, en 1886, à Grand Rapids, toujours au Michigan.
C’est durant ces années qu’elle se rapproche des libres-penseurs et son activité littéraire naissante s’inscrit dans ce mouvement, où sont abordés dans une perspective séculière et rationaliste des sujets aussi variés que le mariage, le contrôle des naissances, la question raciale, les relations de travail, l’existence de Dieu ou la morale.
À cette époque, Voltairine commence à écrire dans des publications qui font la promotion du sécularisme et de la libre-pensée et édite même une des publications du mouvement : The progressive Age. Elle devient rapidement une oratrice très appréciée et va de ville en ville pour prononcer des conférences. Sa réputation grandit rapidement et elle va de plus en plus loin pour les prononcer, notamment pour l’American Secular Union. Bientôt, elle publie aussi des poèmes et des essais, qui paraissent dans des publications de plus en plus nombreuses.
Un tel milieu était propice à la rencontre d’anarchistes, puisque dans maints courants de l’anarchisme, la révolte contre l’autorité illégitime (Ni Maître!) est justement inséparable de celle contre la religion (Ni Dieu!) et que le rationalisme est une composante essentielle de bien des courants de l’anarchisme. Mais avant d’en arriver à lui, Voltairine rencontre le socialisme.
En décembre 1887, en effet, elle prend part à un événement commémoratif consacré à Thomas Paine (1737-1809), le célèbre philosophe et écrivain. Elle y prend la parole; mais elle entend ensuite Clarence Darrow (1857-1938) parler de socialisme : c’est une illumination, comme elle le raconte ici même : « Pour la première fois j’entendais parler de moyens pour améliorer les conditions de vie de la classe ouvrière qui prenaient en compte les circonstances du développement économique. Je me ruai sur cette idée comme quelqu’un qui a erré dans l’obscurité se précipite vers la lumière. » (Naissance d’une anarchiste, page xxx).
Mais, elle s’éloignera vite du socialisme, comme elle le raconte dans le même texte. C’est que si son ambition de combattre les injustices sociales et économiques la rend sensible aux idéaux socialistes, son amour de la liberté la rend incapable d’accepter la place accordée à l’État par le socialisme.
De plus, un événement survenu le 11 novembre de cette année-là (1887) sera déterminant dans sa conversion à l’anarchisme et à vrai dire dans sa vie toute entière. Pour situer cet événement et afin de mesurer son impact sur le destin de Voltairine de Cleyre, il nous faut remonter au mois de mai de l’année précédente.
Libellés :
Chantal Santerre,
Lux,
Normand Baillargeon,
Voltairine de Cleyre
mercredi, septembre 17, 2008
MIEUX UTILISER INTERNET
Un carnetier qui passe parfois par ici et avec lequel j'ai échangé a écrit un billet très intéressant et fort instructif qui explique comment organiser l'information militante sur Internet.
Je suis pour ma part un utilisateur très peu compétent d'Internet et si vous êtes dans mon cas, ce très bon billet vous sera, j'en suis certain, fort utile.
Je suis pour ma part un utilisateur très peu compétent d'Internet et si vous êtes dans mon cas, ce très bon billet vous sera, j'en suis certain, fort utile.
mardi, septembre 16, 2008
ON VOUS MONTRE CHAVEZ? REGARDEZ LA BOLIVIE!
[Version pénultième d'un texte rédigé pour un numéro d'Alternatives qui sera inséré dans Le Devoir. Cet organisme accomplit un travail important: je vous invite à y jeter un oeil et à éventuellement l'appuyer.]
Tout le monde a vu, la semaine dernière, ces images de Hugo Chavez, doigt tendu, menaçant, tandis qu’il expulsait l’ambassadeur des Etats-Unis avec ces mots très durs: «Allez au diable, yankees de merde!».
Les Etats-Unis ont aussitôt réagi en expulsant l’ambassadeur du Venezuela. C’est alors l’escalade : des sanctions contre le Venezuela sont annoncées par Washington, tandis que le Venezuela, de son côté, menace de couper l’approvisionnement en pétrole des Etats-Unis.
Il faut toujours se méfier de ces images spectaculaires. Souvent, ces icônes réductrices simplifient à outrance, voire déforment la réalité. C’était justement le cas ici.
Ce doigt tendu est un nouvel épisode d’un séculaire drame sanglant qui met face-à-face une région en quête d’autonomie et un pays impérialiste ayant adopté et implanté la «doctrine Monroe». Et l’épisode ne se comprend bien que si on le situe, d’une part dans le contexte des politiques récemment poursuivies par nombre de pays d’Amérique Latine, d’autre part relativement à ces tout récents, mais trop peu connus, événements survenus en Bolivie.
Le contexte : la «segunda independencia»
Dans la plupart des pays d’Amérique Latine, depuis quelques années déjà, des transformations politiques, économiques et sociales très profondes sont en cours. Cette «segunda independencia» se caractérise notamment par le fait que les pays coopèrent entre eux comme jamais auparavant, cherchent ensemble à affronter les nombreux problèmes internes que connaît la région et à promouvoir un développement indépendant des grandes puissances.
De plus, et c’est remarquable, ces transformations sont portées et rendues possibles par de vastes mouvements populaires, qui nourrissent un processus démocratique et une vie politique qui ne trouvent guère d’équivalent dans les démocraties libérales. L'élection de Michelle Bachelet, au Chili, celle de Luiz Inácio Lula da Silva, au Brésil ou de Chavez, au Venezuela en témoignent.
De telles politiques déplaisent bien entendu à Washington, comme à une certaine élite locale : c’est justement ce qu’illustrent parfaitement des événements récemment survenus en Bolivie.
Ce chaos bolivien savamment entretenu
Automne 2005, Bolivie. Il s’y déroule une élection qui mérite ce nom et que nous pouvons — surtout ces jours-ci! — envier aux boliviens. On aura en effet du mal à l’imaginer ici, mais des enjeux réels et importants sont soulevés par des citoyens qui les comprennent et qui en discutent avant de prendre position. Le résultat du scrutin qui s’ensuit est sans appel : les pauvres et les Indiens portent au pouvoir un des leurs, Evo Morales.
10 août 2008. Un référendum révocatoire confirme avec éclat l’appui du peuple bolivien au président.
Automne 2008. L’extrême droite et les groupes de régions dites «autonomistes» se déchaînent. Sabotage d’un gazoduc, saccage d’institutions publiques, attaques contre des radios communautaires, contre des organisations de défense des droits humains, agressions contre des personnes, utilisation de milices et de groupes armés, violences de toutes sortes. L’ambassadeur américain entretenait des liens avec certains de ces groupes : Morales l’expulse. Washington aurait hier encore réagi avec vigueur.
Mais les temps ont changé et Morales reçoit aujourd’hui l’appui du Honduras, du Nicaragua, de l’Équateur, de l’Argentine, du Paraguay, mais aussi et surtout du Brésil. Et du Venezuela, on nous l’a assez montré, conscient lui aussi qu’il s’agit de défendre la démocratie de l’Amérique Latine.
Il en résulte une sorte de cordon de protection entourant désormais ces zones pieusement appelées «autonomistes».
Attente et inquiétude
Dans les semaines et les mois qui viennent, tous ceux et toutes celles qui chérissent la liberté et la justice vont, avec attention mais aussi avec inquiétude, regarder de ce côté de la planète bleue. Le cordon va-t-il tenir? Telle est la question et l’enjeu est énorme. Pour apprécier la réponse qu’on lui donnera, il faut cependant regarder bien au-delà de Chavez et de sa petite phrase assassine.
Regardons donc ailleurs. En Bolivie notamment, et dans toute cette Amérique Latine qui fait la démonstration que la doctrine Monroe a, enfin, du plomb dans l’aile.
Tout le monde a vu, la semaine dernière, ces images de Hugo Chavez, doigt tendu, menaçant, tandis qu’il expulsait l’ambassadeur des Etats-Unis avec ces mots très durs: «Allez au diable, yankees de merde!».
Les Etats-Unis ont aussitôt réagi en expulsant l’ambassadeur du Venezuela. C’est alors l’escalade : des sanctions contre le Venezuela sont annoncées par Washington, tandis que le Venezuela, de son côté, menace de couper l’approvisionnement en pétrole des Etats-Unis.
Il faut toujours se méfier de ces images spectaculaires. Souvent, ces icônes réductrices simplifient à outrance, voire déforment la réalité. C’était justement le cas ici.
Ce doigt tendu est un nouvel épisode d’un séculaire drame sanglant qui met face-à-face une région en quête d’autonomie et un pays impérialiste ayant adopté et implanté la «doctrine Monroe». Et l’épisode ne se comprend bien que si on le situe, d’une part dans le contexte des politiques récemment poursuivies par nombre de pays d’Amérique Latine, d’autre part relativement à ces tout récents, mais trop peu connus, événements survenus en Bolivie.
Le contexte : la «segunda independencia»
Dans la plupart des pays d’Amérique Latine, depuis quelques années déjà, des transformations politiques, économiques et sociales très profondes sont en cours. Cette «segunda independencia» se caractérise notamment par le fait que les pays coopèrent entre eux comme jamais auparavant, cherchent ensemble à affronter les nombreux problèmes internes que connaît la région et à promouvoir un développement indépendant des grandes puissances.
De plus, et c’est remarquable, ces transformations sont portées et rendues possibles par de vastes mouvements populaires, qui nourrissent un processus démocratique et une vie politique qui ne trouvent guère d’équivalent dans les démocraties libérales. L'élection de Michelle Bachelet, au Chili, celle de Luiz Inácio Lula da Silva, au Brésil ou de Chavez, au Venezuela en témoignent.
De telles politiques déplaisent bien entendu à Washington, comme à une certaine élite locale : c’est justement ce qu’illustrent parfaitement des événements récemment survenus en Bolivie.
Ce chaos bolivien savamment entretenu
Automne 2005, Bolivie. Il s’y déroule une élection qui mérite ce nom et que nous pouvons — surtout ces jours-ci! — envier aux boliviens. On aura en effet du mal à l’imaginer ici, mais des enjeux réels et importants sont soulevés par des citoyens qui les comprennent et qui en discutent avant de prendre position. Le résultat du scrutin qui s’ensuit est sans appel : les pauvres et les Indiens portent au pouvoir un des leurs, Evo Morales.
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10 août 2008. Un référendum révocatoire confirme avec éclat l’appui du peuple bolivien au président.
Automne 2008. L’extrême droite et les groupes de régions dites «autonomistes» se déchaînent. Sabotage d’un gazoduc, saccage d’institutions publiques, attaques contre des radios communautaires, contre des organisations de défense des droits humains, agressions contre des personnes, utilisation de milices et de groupes armés, violences de toutes sortes. L’ambassadeur américain entretenait des liens avec certains de ces groupes : Morales l’expulse. Washington aurait hier encore réagi avec vigueur.
Mais les temps ont changé et Morales reçoit aujourd’hui l’appui du Honduras, du Nicaragua, de l’Équateur, de l’Argentine, du Paraguay, mais aussi et surtout du Brésil. Et du Venezuela, on nous l’a assez montré, conscient lui aussi qu’il s’agit de défendre la démocratie de l’Amérique Latine.
Il en résulte une sorte de cordon de protection entourant désormais ces zones pieusement appelées «autonomistes».
Attente et inquiétude
Dans les semaines et les mois qui viennent, tous ceux et toutes celles qui chérissent la liberté et la justice vont, avec attention mais aussi avec inquiétude, regarder de ce côté de la planète bleue. Le cordon va-t-il tenir? Telle est la question et l’enjeu est énorme. Pour apprécier la réponse qu’on lui donnera, il faut cependant regarder bien au-delà de Chavez et de sa petite phrase assassine.
Regardons donc ailleurs. En Bolivie notamment, et dans toute cette Amérique Latine qui fait la démonstration que la doctrine Monroe a, enfin, du plomb dans l’aile.
Libellés :
amérique Latine,
Chavez,
doctrine monroe,
Morales,
Normand Baillargeon
dimanche, septembre 14, 2008
ANARQUISMO
[Texte en portuguais. Merci au traducteur anonyme.]
Eu, Normand Baillargeon, vosso primo afastado do Quebec, eu sou, no meu verde país, professor de anarquia…Ou quase…Lições e anarquia parecem-vos uma contradição? Nem Deus nem Senhor e ainda menos Lições, proclamam os velhos anarquistas. Ok, tudo bem, mas não vos esqueceis daqueles que nada sabem do assunto. Então, para os neófitos, proponho um pequeno e breve curso destinado aos que nunca viram a vida segundo a perspectiva da cor do anarquismo. Para os outros, trata-se apenas de uma ocasião para rever a matéria dada!
Imaginais uma desordem mundial, um caos terrível, uma confusão monstruosa. Será que vocês estariam por lá?
O primeiro jornalista que aparecesse falaria espontaneamente de anarquia para descrever a cena. Neste tipo de situações, a reacção é sempre a mesma.
Mas a verdade é que essa reacção resulta de uma pura atitude de anarcofobia.
Balelas! - dirão, porém, os anarquistas, de que briosamente faço parte.
O anarquismo designa uma tendência própria do pensamento social, político e económico moderno. Defende uma convergência possível e desejável entre o socialismo e o seu princípio de igualdade, e o liberalismo e o seu princípio de liberdade.
O anarquismo procura realizar esta síntese ambiciosa quer na autogestão económica quer na democracia participativa.
Através da primeira ele recusa o lucro e a organização hierárquica do trabalho, preconizando a solidariedade e a igualdade. Partilha das riquezas, mais do que de um leque de opções ( stock-options). Através da segunda, ele rejeita a ideia de delegação e defende a participação directa das pessoas no processo de tomada das decisões.
Os anarquistas distribuem-se por diversas tendências – há os que são individualistas, colectivistas, mutualistas, sindicalistas, e outros mais. Mas todos eles têm a sabedoria de desconfiar dos planos de organização social e económica, demasiadamente rígidos e definitivos, assim como dos conceitos absolutos. Rejeitam admitir um limite aos arranjos sociais e às condições desejáveis da vida humana, uma vez que eles pensam que, em condições de real liberdade, a sua expressão será cada vez melhor.
Os anarquistas pensam então que a liberdade, como nunca deixou de acontecer, inventará constantemente novas soluções para os problemas, e que a sua extensão permitirá cada vez mais a denúncia das formas de dominação, que não deixarão de também de se revestir sob modalidades inéditas à medida que os tempos passam.
Só isso? Quase.
Sim, porque o anarquismo luta também contra tudo aquilo que contribui para impedir que as pessoas assumam elas próprias o seu próprio destino, e, além disso, desafia-nos para que se comece, desde já, a construir a primícias de uma sociedade mais livre e igualitária do amanhã.
O anarquismo significa ainda a rejeição, pela acção directa, daquelas instituições que procuram dominar, sujeitar e matar aquilo que Bakunine chamava «o nosso instinto de liberdade», e que buscam incutir a docilidade, a passividade e a submissão. Como não é difícil de adivinhar, nos tempos que correm, há muito por fazer para quem, como nós, chega às estas conclusões. Por isso, o anarquismo é, na minha opinião, a única alternativa válida face à catástrofe universal para que nos querem empurrar e que significa, ela sim, o autêntico caos que devemos duvidar e combater.
Eu, Normand Baillargeon, vosso primo afastado do Quebec, eu sou, no meu verde país, professor de anarquia…Ou quase…Lições e anarquia parecem-vos uma contradição? Nem Deus nem Senhor e ainda menos Lições, proclamam os velhos anarquistas. Ok, tudo bem, mas não vos esqueceis daqueles que nada sabem do assunto. Então, para os neófitos, proponho um pequeno e breve curso destinado aos que nunca viram a vida segundo a perspectiva da cor do anarquismo. Para os outros, trata-se apenas de uma ocasião para rever a matéria dada!
Imaginais uma desordem mundial, um caos terrível, uma confusão monstruosa. Será que vocês estariam por lá?
O primeiro jornalista que aparecesse falaria espontaneamente de anarquia para descrever a cena. Neste tipo de situações, a reacção é sempre a mesma.
Mas a verdade é que essa reacção resulta de uma pura atitude de anarcofobia.
Balelas! - dirão, porém, os anarquistas, de que briosamente faço parte.
O anarquismo designa uma tendência própria do pensamento social, político e económico moderno. Defende uma convergência possível e desejável entre o socialismo e o seu princípio de igualdade, e o liberalismo e o seu princípio de liberdade.
O anarquismo procura realizar esta síntese ambiciosa quer na autogestão económica quer na democracia participativa.
Através da primeira ele recusa o lucro e a organização hierárquica do trabalho, preconizando a solidariedade e a igualdade. Partilha das riquezas, mais do que de um leque de opções ( stock-options). Através da segunda, ele rejeita a ideia de delegação e defende a participação directa das pessoas no processo de tomada das decisões.
Os anarquistas distribuem-se por diversas tendências – há os que são individualistas, colectivistas, mutualistas, sindicalistas, e outros mais. Mas todos eles têm a sabedoria de desconfiar dos planos de organização social e económica, demasiadamente rígidos e definitivos, assim como dos conceitos absolutos. Rejeitam admitir um limite aos arranjos sociais e às condições desejáveis da vida humana, uma vez que eles pensam que, em condições de real liberdade, a sua expressão será cada vez melhor.
Os anarquistas pensam então que a liberdade, como nunca deixou de acontecer, inventará constantemente novas soluções para os problemas, e que a sua extensão permitirá cada vez mais a denúncia das formas de dominação, que não deixarão de também de se revestir sob modalidades inéditas à medida que os tempos passam.
Só isso? Quase.
Sim, porque o anarquismo luta também contra tudo aquilo que contribui para impedir que as pessoas assumam elas próprias o seu próprio destino, e, além disso, desafia-nos para que se comece, desde já, a construir a primícias de uma sociedade mais livre e igualitária do amanhã.
O anarquismo significa ainda a rejeição, pela acção directa, daquelas instituições que procuram dominar, sujeitar e matar aquilo que Bakunine chamava «o nosso instinto de liberdade», e que buscam incutir a docilidade, a passividade e a submissão. Como não é difícil de adivinhar, nos tempos que correm, há muito por fazer para quem, como nós, chega às estas conclusões. Por isso, o anarquismo é, na minha opinião, a única alternativa válida face à catástrofe universal para que nos querem empurrar e que significa, ela sim, o autêntico caos que devemos duvidar e combater.
Libellés :
anarchisme,
Normand Baillargeon,
portuguais
samedi, septembre 13, 2008
JE CHERCHE UN ÉDITEUR
J'ai préparé une assez ambitieuse anthologie de l'incroyance et de la libre-pensée. Elle comprend environ 80 textes regroupés en 7 chapitres (+1 chapitre d'aphorismes) précédés d'une introduction. Certains textes sont des classiques, d'autres sont moins connus, d'autres encore ont été traduits par mes soins.
Tout cela demandera un important travail éditorial: révision, voire élagage , des textes; peaufinage des présentations (des chapitres et des textes); obtention de droits.
Tous les textes sont réunis et sont en version électronique. La Table des matières est disponible sur demande.
Si un éditeur sérieux est intéressé à travailler là-dessus, il n'a qu'à me contacter à: baillargeon.normand@uqam.ca
Tout cela demandera un important travail éditorial: révision, voire élagage , des textes; peaufinage des présentations (des chapitres et des textes); obtention de droits.
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Libellés :
Normand Baillargeon,
projet de livre
jeudi, septembre 11, 2008
VOLTAIRINE DE CLEYRE: ÇA S'EN VIENT
Le premier livre français de Voltairine de Cleyre (1866-1912), militante et théoricienne anarchiste, écrivaine et poète paraîtra sous peu. Il a été réalisé sous la direction de Chantal Santerre et moi-même, aidés de toute une équipe de traducteurs et traductrices bénévoles et fort généreux. Un lancement aura lieu en octobre. Je publierai ici la préface du livre, rédigée par Chantal et moi.
Libellés :
anarchisme,
Chantal Santerre,
Normand Baillargeon,
Voltairine de Cleyre
mercredi, septembre 10, 2008
SINÉ HEBDO EST SORTI!
Ça y est: le voici. Je ne l'ai pas encore vu et j'ignore s'il sera distribué au Québec. Mais la brochette de collaborateurs et collaboratrices promet. J'ai fait pour ce numéro un «L'anarchie en une leçon».
RECENSION DE: A SHORT COURSE ...
Elle se trouve ici.
Je remarque que le chapitre sur les maths est, cette fois encore, jugé un peu trop difficile: je ne peux que dire que j'ai fait de mon mieux... et que ça ne semble pas suffisant.
Je remarque que le chapitre sur les maths est, cette fois encore, jugé un peu trop difficile: je ne peux que dire que j'ai fait de mon mieux... et que ça ne semble pas suffisant.
jeudi, septembre 04, 2008
LE DIALOGUE MÉLIEN
[Je travaille sur une anthologie consacrée à la tradition philosophique de la guerre juste et à la question du terrorisme. Voici le fameux dialogue mélien et la présentation que j'en propose dans ce livre. C'est, comme on dit, un «work-in-progress»]
En 431 av. J.C., alors qu’éclate la terrible et longue guerre qui allait opposer Athènes à Sparte (431-404) et se clore par la victoire de cette dernière, l’Athénien Thucydide (vers 460 – vers 404) prend la décision de réunir des documents afin de s’en faire le narrateur.
Quoiqu’inachevé — l’auteur est peut-être mort avant que la guerre ne prenne fin — l’ouvrage de Thucydide, Histoire de la Guerre du Péloponnèse, est reconnu comme un ocument fondateur de l’histoire comme discipline - et Thucydide lui-même est souvent donné pour le plus grand historien de l’Antiquité.
Le passage cité ici est immensément célèbre et il expose, d’une manière inoubliable, certains des thèmes centraux de la pensée réaliste.
Thucydide nous l’a précédemment rappelé, l’île de Mélos, une ancienne colonie de Sparte désireuse de rester neutre dans le conflit, avait sans succès été attaquée par Athènes en - 426 : «Soixante […] vaisseaux et deux mille hoplites furent envoyés contre Mélos, sous le commandement de Nicias, fils de Nikératos. Les Athéniens voulaient réduire les Méliens, qui, tout en étant insulaires, n'entendaient ni se soumettre à Athènes, ni entrer dans l'alliance athénienne. Ils eurent beau ravager le pays, ils ne purent les amener à composition». (Livre III, 91).
Dans le passage cité ci-après, les Athéniens sont revenus en force à Mélos pour exiger des insulaires qu’ils se joignent à la coalition qu’ils dirigent. Thucydide rapporte, sous une forme dialoguée, un échange entre les représentants d’Athènes et les magistrats de Mélos.
Les premiers rappellent d’emblée que les arguments que les Méliens pourront avancer ne sauront être d’aucun poids devant l’exigence sans appel qui leur est faite de se soumettre. Ils précisent ce point de vue, en une formule restée célèbre et qui est comme une définition de la position réaliste : «[…] nous le savons et vous le savez aussi bien que nous, la justice n'entre en ligne de compte dans le raisonnement des hommes que si les forces sont égales de part et d'autre ; dans le cas contraire, les forts exercent leur pouvoir et les faibles doivent leur céder»(LXXXIX).
Tous les efforts des représentants de Mélos pour réorienter la discussion vers des considérations de morale et de justice restent donc vains et les Athéniens les mettent en garde contre ces illusions qui leur font perdre le contact avec la rude réalité à laquelle ils sont confrontés : « Vous êtes faibles, vous n'avez qu'une chance à courir ; ne tombez pas dans cette erreur ; ne faites pas comme tant d'autres qui, tout en pouvant encore se sauver par des moyens humains, se sentent sous le poids du malheur trahis par des espérances fondées sur des réalités visibles et recherchent des secours invisibles, prédictions, oracles et toutes autres pratiques, qui en entretenant leurs espérances causent finalement leur perte.» (CIII).
Les Méliens refusent de céder aux exigences des Athéniens. Ceux-ci mettent donc sur pied un siège de l’ile que les Spartiates, au grand désespoir des insulaires, ne feront rien pour empêcher.
Bientôt forcés de se rendre sans conditions, les Méliens subiront les foudres de la puissance impériale qu’ils ont osé défier et qui, en exemplaire adepte du réalisme, ne ressent pas même la nécessité de justifier ses actes. Le refus de céder aux exigences des Athéniens aura pour les Méliens des conséquences terribles, conformément à ce qui leur avait été prédit : les Athéniens, en effet, « massacrèrent tous les adultes et réduisirent en esclavage les femmes et les enfants. Dès lors, ils occupèrent l'île où ils envoyèrent ensuite cinq cents colons». (CXVI)
Ce texte, qui n’a cessé d’être lu et médité , reste un exposé paradigmatique de la position réaliste.
***
Je doute qu’on puisse penser sérieusement et avec des convictions profondes à certains des problèmes fondamentaux auxquels nous faisons face en ce moment si on n’a pas à tout le moins réfléchi à la Guerre du Péloponnèse et à la chute d’Athènes.
George Marshall
Secrétaire d’État des Etats-Unis, 1947
(durant la Guerre Froide).
Secrétaire d’État des Etats-Unis, 1947
(durant la Guerre Froide).
En 431 av. J.C., alors qu’éclate la terrible et longue guerre qui allait opposer Athènes à Sparte (431-404) et se clore par la victoire de cette dernière, l’Athénien Thucydide (vers 460 – vers 404) prend la décision de réunir des documents afin de s’en faire le narrateur.
Quoiqu’inachevé — l’auteur est peut-être mort avant que la guerre ne prenne fin — l’ouvrage de Thucydide, Histoire de la Guerre du Péloponnèse, est reconnu comme un ocument fondateur de l’histoire comme discipline - et Thucydide lui-même est souvent donné pour le plus grand historien de l’Antiquité.
Le passage cité ici est immensément célèbre et il expose, d’une manière inoubliable, certains des thèmes centraux de la pensée réaliste.
Thucydide nous l’a précédemment rappelé, l’île de Mélos, une ancienne colonie de Sparte désireuse de rester neutre dans le conflit, avait sans succès été attaquée par Athènes en - 426 : «Soixante […] vaisseaux et deux mille hoplites furent envoyés contre Mélos, sous le commandement de Nicias, fils de Nikératos. Les Athéniens voulaient réduire les Méliens, qui, tout en étant insulaires, n'entendaient ni se soumettre à Athènes, ni entrer dans l'alliance athénienne. Ils eurent beau ravager le pays, ils ne purent les amener à composition». (Livre III, 91).
Dans le passage cité ci-après, les Athéniens sont revenus en force à Mélos pour exiger des insulaires qu’ils se joignent à la coalition qu’ils dirigent. Thucydide rapporte, sous une forme dialoguée, un échange entre les représentants d’Athènes et les magistrats de Mélos.
Les premiers rappellent d’emblée que les arguments que les Méliens pourront avancer ne sauront être d’aucun poids devant l’exigence sans appel qui leur est faite de se soumettre. Ils précisent ce point de vue, en une formule restée célèbre et qui est comme une définition de la position réaliste : «[…] nous le savons et vous le savez aussi bien que nous, la justice n'entre en ligne de compte dans le raisonnement des hommes que si les forces sont égales de part et d'autre ; dans le cas contraire, les forts exercent leur pouvoir et les faibles doivent leur céder»(LXXXIX).
Tous les efforts des représentants de Mélos pour réorienter la discussion vers des considérations de morale et de justice restent donc vains et les Athéniens les mettent en garde contre ces illusions qui leur font perdre le contact avec la rude réalité à laquelle ils sont confrontés : « Vous êtes faibles, vous n'avez qu'une chance à courir ; ne tombez pas dans cette erreur ; ne faites pas comme tant d'autres qui, tout en pouvant encore se sauver par des moyens humains, se sentent sous le poids du malheur trahis par des espérances fondées sur des réalités visibles et recherchent des secours invisibles, prédictions, oracles et toutes autres pratiques, qui en entretenant leurs espérances causent finalement leur perte.» (CIII).
Les Méliens refusent de céder aux exigences des Athéniens. Ceux-ci mettent donc sur pied un siège de l’ile que les Spartiates, au grand désespoir des insulaires, ne feront rien pour empêcher.
Bientôt forcés de se rendre sans conditions, les Méliens subiront les foudres de la puissance impériale qu’ils ont osé défier et qui, en exemplaire adepte du réalisme, ne ressent pas même la nécessité de justifier ses actes. Le refus de céder aux exigences des Athéniens aura pour les Méliens des conséquences terribles, conformément à ce qui leur avait été prédit : les Athéniens, en effet, « massacrèrent tous les adultes et réduisirent en esclavage les femmes et les enfants. Dès lors, ils occupèrent l'île où ils envoyèrent ensuite cinq cents colons». (CXVI)
Ce texte, qui n’a cessé d’être lu et médité , reste un exposé paradigmatique de la position réaliste.
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LXXXIV. – […]
Athènes envoya contre l'île de Mélos une expédition comprenant trente vaisseaux athéniens, six de Khios, deux de Lesbos. Ils disposaient de douze cents hoplites athéniens, de trois cents archers à pied et de vingt archers à cheval et environ de quinze cents hoplites fournis par les alliés et les insulaires. Les Méliens, colonie de Lacédémone, refusaient d'accepter, à l'exemple des autres insulaires, la domination d'Athènes. Tout d'abord neutres, ils s'étaient tenus tranquilles. Mais sous la contrainte des Athéniens qui avaient ravagé leur territoire, ils en étaient venus à une guerre ouverte. Les stratèges athéniens Kléomédès fils de Lykomédès et Tisias fils de Tisimakhos avec les forces ci-dessus établirent leur camp dans l'île de Mélos ; avant de ravager le territoire, ils envoyèrent une députation chargée de faire aux Méliens des propositions. Ceux-ci ne les introduisirent pas dans l'Assemblée du peuple ; mais les prièrent de communiquer aux magistrats et aux principaux citoyens l'objet de leur mission.
Voici les paroles des députés athéniens :
LXXXV. – « Vous ne nous permettez pas de parler devant le peuple pour éviter que la multitude ne se laisse tromper par un discours suivi, persuasif et sans réplique ; et c'est bien là votre raison de ne nous faire comparaître qu'en petit comité. Puisqu'il en est ainsi, vous qui siégez ici, procédez plus sûrement encore. Ne faites pas usage vous-mêmes d'un discours suivi ; répondez-nous point par point ; si nous avançons une opinion qui vous déplaise, réfutez-la sur-le-champ. Et, pour commencer, dites-nous si notre proposition vous agrée. »
LXXXVI. - Les magistrats de Mélos répondirent : « S'il s'agit de nous éclairer les uns les autres en toute tranquillité, nous n'avons rien à objecter. Pourtant la guerre, qui est à nos portes et qui ne saurait tarder, semble donner un démenti à vos propositions. Il est visible que vous vous instituez les juges de nos paroles ; finalement et selon toute vraisemblance, le résultat de cette conférence, si forts de notre droit nous refusons de céder, sera la guerre et, si nous nous laissons convaincre, la servitude. »
LXXXVII. - Les Athéniens. Si vous êtes réunis pour calculer les incertitudes de l'avenir ou pour toute autre raison, au lieu d'examiner les circonstances actuelles pour assurer le salut de votre patrie, nous interrompons l'entretien ; sinon, nous parlerons.
LXXXVIII. - Les Méliens. Il est naturel et pardonnable que, dans une situation critique, souvent les paroles et les pensées s'éloignent de la question traitée. Toutefois cette réunion a également pour objet notre salut, nous consentons donc à engager la discussion, sous la forme que vous avez indiquée.
LXXXIX. - Les Athéniens. De notre côté, nous n'emploierons pas de belles phrases ; nous ne soutiendrons pas que notre domination est juste, parce que nous avons défait les Mèdes ; que notre expédition contre vous a pour but de venger les torts que vous nous avez fait subir. Fi de ces longs discours qui n'éveillent que la méfiance ! Mais de votre côté, ne vous imaginez pas nous convaincre, en soutenant que c'est en qualité de colons de Lacédémone que vous avez refusé de faire campagne avec nous et que vous n'avez aucun tort envers Athènes. Il nous faut, de part et d'autre, ne pas sortir des limites des choses positives ; nous le savons et vous le savez aussi bien que nous, la justice n'entre en ligne de compte dans le raisonnement des hommes que si les forces sont égales de part et d'autre ; dans le cas contraire, les forts exercent leur pouvoir et les faibles doivent leur céder. XC. - Les Métiens. A notre avis - puisque vous nous avez invités à ne considérer que l'utile à l'exclusion du juste - votre intérêt exige que vous ne fassiez pas fi de l'utilité commune ; celui qui est en danger doit pouvoir faire entendre la raison, à défaut de la justice et, n'eût-il à invoquer que des arguments assez faibles, il faut qu'il puisse en tirer parti pour arriver à persuader. Vous avez, autant que nous, avantage à procéder de la sorte. En vous montrant impitoyables, vous risquez en cas de revers de fournir l'exemple d'un châtiment exemplaire.
XCI. - Les Athéniens. En admettant que notre domination doive cesser, nous n'en appréhendons pas la fin. Ce ne sont pas les peuples qui ont un empire, comme les Lacédémoniens, qui sont redoutables aux vaincus (d'ailleurs, ce n'est pas contre les Lacédémoniens qu'ici nous luttons), mais ce sont les sujets, lorsqu'ils attaquent leurs anciens maîtres et réussissent à les vaincre. Si du reste nous sommes en danger de ce côté, cela nous regarde ! Nous sommes ici, comme nous allons vous le prouver, pour consolider notre empire et pour sauver votre ville. Nous voulons établir notre domination sur vous sans qu'il nous en coûte de peine et, dans notre intérêt commun, assurer votre salut.
XCII. - Les Méliens. Et comment pourrons-nous avoir le même intérêt, nous à devenir esclaves, vous à être les maîtres ?
XCIII. - Les Athéniens. Vous auriez tout intérêt à vous soumettre avant de subir les pires malheurs et nous nous aurions avantage à ne pas vous faire périr.
XCIV. - Les Méliens. Si nous restions tranquilles en paix avec vous et non en guerre sans prendre parti, vous n'admettriez pas cette attitude ?
XCV. - Les Athéniens. Non, votre hostilité nous fait moins de tort que votre neutralité ; celle-ci est aux yeux de nos sujets une preuve de notre faiblesse ; celle-là un témoignage de notre puissance.
XCVI. - Les Méliens. Est-ce là la conception que vos sujets se font de l'équité ? Les cités qui n'ont avec vous aucune attache et celles que vous avez soumises - colonies athéniennes pour la plupart et parfois en révolte contre vous - les mettent-ils donc sur le même plan ?
XCVII. - Les Athéniens. Ce ne sont pas les arguments plausibles, pensent-ils, qui manquent aux uns et aux autres ; mais si quelques cités conservent leur indépendance, ils pensent qu'elles le doivent à leur puissance et que c'est la crainte qui nous empêche de les attaquer. Ainsi en vous réduisant à l'obéissance, non seulement nous commanderons à un plus grand nombre de sujets, mais encore par votre soumission vous accroîtrez notre sûreté, d'autant mieux qu 'on ne pourra pas dire qu'insulaires et moins puissants que d'autres, vous avez résisté victorieusement aux maîtres de la mer.
XCVIII. - Les Méliens. Comment ? Vous ne croyez pas que votre sûreté se confond avec une politique différente ? Puisque vous nous détournez de la considération de la justice pour nous inviter à n'envisager que l'utile, il faut à notre tour que nous tâchions de vous convaincre que notre intérêt et le vôtre se confondent. Comment de tous ceux qui sont neutres aujourd 'hui, ne vous ferez-vous pas des ennemis, quand ils verront votre conduite à notre égard et s'apercevront qu'un jour ou l'autre vous marcherez contre eux ? Et que faites-vous, sinon fortifier vos ennemis et déchaîner contre vous malgré eux ceux-là mêmes qui jusqu 'ici n'avaient jamais eu l'intention de vous montrer d'hostilité ?
XCIX. - Les Athéniens. Nullement ; les peuples les plus redoutables, à notre avis, ne sont pas ceux du continent ; libres encore, il leur faudra beaucoup de temps pour se mettre en garde contre nous. Ceux que nous craignons, ce sont les insulaires indépendants comme vous l'êtes et ceux qui déjà regimbent contre une domination nécessaire. Ce sont eux qui, en se livrant sans réserve à des espérances irréfléchies, risquent de nous précipiter avec eux dans des dangers trop visibles.
C. - Les Méliens. Voyons, si vous-mêmes n'épargnez rien pour maintenir votre empire et si des peuples déjà esclaves font tout pour secouer votre joug, nous qui sommes libres encore, nous commettrions la lâcheté et l'ignominie de ne pas tout tenter pour éviter la servitude ?
CI. - Les Athéniens. - Non, si vous délibérez sagement. Car il n'est pas question pour vous d'une lutte d'égal à égal où votre réputation soit en jeu et où il vous faille éviter la honte d'une défaite. C'est sur votre salut même que vous délibérez et vous avez à vous garder d'attaquer des adversaires bien plus puissants que vous.
CII. - Les Méliens. Eh bien ! nous savons que la fortune des armes comporte plus de vicissitudes qu'on ne s'y attendrait en constatant la disproportion des forces des deux adversaires. Pour nous, céder tout de suite, c'est perdre tout espoir ; agir, c'est nous ménager encore quelque espérance de salut.
CIII. - Les Athéniens. L'espérance stimule dans le danger ; on peut, quand on a la supériorité, se confier à elle ; elle est alors susceptible de nuire, mais sans causer notre perte. Mais ceux qui confient à un coup de dés tout leur avoir - car l'espérance est naturellement prodigue - n'en reconnaissent la vanité que par les revers qu'elle leur suscite et, quand on l'a découverte, elle ne laisse plus aucun moyen de se garantir contre ses traîtrises. Vous êtes faibles, vous n'avez qu'une chance à courir ; ne tombez pas dans cette erreur ; ne faites pas comme tant d'autres qui, tout en pouvant encore se sauver par des moyens humains, se sentent sous le poids du malheur trahis par des espérances fondées sur des réalités visibles et recherchent des secours invisibles, prédictions, oracles et toutes autres pratiques, qui en entretenant leurs espérances causent finalement leur perte.
CIV. - Les Méliens. Nous n'ignorons pas, sachez-le bien, qu'il nous est difficile de lutter contre votre puissance et contre la fortune ; il nous faudrait des forces égales aux vôtres. Toutefois nous avons confiance que la divinité ne nous laissera pas écraser par la fortune, parce que, forts de la justice de notre cause, nous résistons à l'injustice. Quant à l'infériorité de nos forces, elle sera compensée par l'alliance de Lacédémone, que le sentiment de notre commune origine contraindra, au moins par honneur à défaut d'autre raison, à venir à notre secours. Notre hardiesse n'est donc pas si mal fondée.
CV. - Les Athéniens. Nous ne craignons pas non plus que la bienveillance divine nous fasse défaut. Nous ne souhaitons ni n'accomplissons rien qui ne s'accorde avec l'idée que les hommes se font de la divinité, rien qui ne cadre avec les prétentions humaines. Les dieux, d'après notre opinion, et les hommes, d'après notre connaissance des réalités, tendent, selon une nécessité de leur nature, à la domination partout où leurs forces prévalent. Ce n'est pas nous qui avons établi cette loi et nous ne sommes pas non plus les premiers à l'appliquer. Elle était en pratique avant nous ; elle subsistera à jamais après nous. Nous en profitons, bien convaincus que vous, comme les autres, si vous aviez notre puissance, vous ne vous comporteriez pas autrement. Du côté de la divinité, selon toute probabilité, nous ne craignons pas d'être mis en état d'infériorité. Quant à votre opinion sur Lacédémone, dont vous escomptez qu'elle vous secourra pour ne pas trahir l'honneur, nous vous félicitons de votre naïveté, sans approuver votre folie. Les Lacédémoniens, il est vrai, entre eux et dans leurs institutions nationales, font preuve généralement de droiture ; mais dans leurs rapports avec les autres peuples, que n'y aurait-il pas à dire sur leurs procédés ! Pour tout dire en un mot : plus manifestement qu'aucun peuple de notre connaissance, ils appellent l'agréable l'honnête, et l'utile le juste ; une telle disposition d'esprit ne s'accorde guère avec vos folles prétentions sur votre salut.
CVI. - Les Méliens. C'est là précisément ce qui renforce au plus haut pont notre confiance. Nous sommes leurs colons et ils ne voudront pas, en nous trahissant, perdre la confiance des Grecs qui leur sont favorables et avantager leurs ennemis.
CVII. - Les Athéniens. Vous ne croyez donc pas que l'intérêt se confond avec la sûreté, tandis que le juste et l'honnête sont inséparables des dangers ? Et les Lacédémoniens se gardent bien en général de les braver.
CVIII. - Les Méliens. Eh bien ! nous pensons que pour nous secourir ils affronteront bien volontiers ces dangers et que les risques leur paraîtront moins grands avec nous qu'avec d'autres. Notre proximité du Péloponnèse facilite leur intervention et notre communauté d'origine les assure davantage de notre fidélité.
CIX. - Les Athéniens. Aux yeux de ceux dont on réclame l'assistance, la meilleure garantie n'est pas la sympathie de ceux qui les invoquent, mais la supériorité de leurs forces. C'est une considération à laquelle les Lacédémoniens sont particulièrement sensibles ; ils se défient de leur propre puissance et il faut que leurs alliés soient en nombre pour qu'ils marchent contre leurs voisins. Aussi est-il peu probable qu'ils passent dans une île, quand nous sommes maîtres de la mer.
CX. – Les Méliens. Ils pourront envoyer d’autres alliés. La me de Crête est vaste. Les maîtres de la mer auront moins de facilité à y poursuivre l’ennemi, que celui-ci à leur échapper. Admettons que les Lacédémoniens échouent sur ce point, ils pourront toujours se retourner contre votre territoire et contre ceux de vos alliés que n’a pas attaqué Brasidas. Et c’est moins pour un pays étranger qu’il vous faudra lutter que pour la défense de vos alliés et de votre pays.
CXI. - Les Athéniens. Si la chose arrive, elle ne nous surprendra pas. Vous-mêmes, vous n'ignorez pas que jamais la crainte d'autrui n'a fait abandonner un siège aux Athéniens. Mais voyons ! Nous avions convenu de délibérer sur votre salut et nous constatons que dans toutes vos paroles vous n'avez rien dit qui soit de nature à inspirer confiance à un peuple et l'assurer de son salut. Bien au contraire ! Vos plus fermes appuis ne consistent qu'en espérances à longue échéance et les forces dont vous disposez présentement sont insuffisantes pour vous assurer la victoire sur celles qui, dès maintenant, vous sont opposées. Ce serait la pire des imprudences, si après notre départ vous n'adoptiez pas une résolution plus sage. Vous ne vous laisserez pas égarer par ce point d'honneur qui si souvent perd les hommes au milieu de dangers sans gloire et menaçants. Que de gens, sans se faire illusion sur les risques qu'ils couraient, se sont laissés entraîner par l'attrait de ce mot : l'honneur ! Séduits par ce terme, ils sont tombés de leur plein gré dans des maux sans remède. Leur déshonneur est d'autant plus ignominieux qu'il est dû à leur folie et non à la fortune. En délibérant sagement, vous éviterez ce malheur et vous conviendrez qu'il n 'y a rien d'infamant à céder à un État puissant, dont les propositions sont pleines de modération, lorsqu'on vous offre de devenir ses alliés et ses tributaires, en vous laissant la propriété de votre sol. Puisque vous avez le choix entre la guerre et votre sûreté, vous ne prendrez pas le plus mauvais parti. Ne pas céder à ses égaux, mais se bien comporter avec les forts, user de modération avec les faibles : voilà les conditions essentielles de la prospérité d'un État. Réfléchissez donc ; après que nous nous serons retirés, dites-vous et redites-vous que c'est votre patrie qui est l'objet de vos délibérations. Elle seule est en cause, et une seule déhbération bonne ou mauvaise décidera de son avenir.»
CXII. - Les Athéniens se retirèrent de la conférence. Les Méliens, restés seuls, demeurèrent à peu de chose près sur leurs positions et firent cette réponse : « Notre manière de voir n'a pas varié, Athéniens. Nous nous refusons à dépouiller de sa liberté, en un instant, une cité dont la fondation remonte déjà à sept cents ans. Nous avons confiance dans la fortune qui, grâce aux dieux, l'a sauvée jusqu'à ce jour et dans l'aide des hommes et nous tâcherons de la conserver. Nous vous proposons notre amitié et notre neutralité ; mais nous vous invitons à évacuer notre territoire en concluant un traité au mieux de vos intérêts comme des nôtres. »
CXIII. - Telle fut la réponse des Méliens. Les Athéniens rompant la conférence répondirent : « Ainsi donc, d'après votre décision vous êtes les seuls, semble-t-il, à regarder l'avenir comme plus assuré que ce que vous avez sous les yeux. Votre désir vous fait considérer comme déjà réalisé ce qui est encore incertain. Votre fol espoir vous pousse à vous livrer entièrement aux Lacédémomens, à la fortune, à l'espérance. Vous vous en repentirez. »
CXIV. - Les députés athéniens regagnèrent l'armée. Les stratèges, devant l'obstination des Méliens, prirent immédiatement leurs dispositions d'attaque. Chaque contingent allié reçut un secteur et l'on se mit à investir la place. Puis les Athéniens laissèrent, sur terre et sur mer, des forces de siège composées de leurs troupes et des troupes alliées ; là-dessus ils se retirèrent avec la plus grande partie de leurs forces. La garnison demeura et poursuivit le siège.
CXV. - Vers la même époque les Argiens envahirent le territoire de Phliunte. Ses habitants, renforcés des bannis d'Argos, leur tendirent une embuscade et leur tuèrent environ quatre-vingts hommes. Les Athéniens de Pylos firent sur les Lacédémoniens un butin important. Ceux-ci, tout en se refusant à rompre la trêve, prirent une attitude hostile, en faisant proclamer par la voix du héraut, qu'ils autorisaient quiconque le voudrait à piller les Athéniens. Les Corinthiens se prévalurent de quelques différends particuliers pour prendre les armes contre Athènes. Les autres Péloponnésiens ne bougèrent pas. Une nuit les Méliens attaquèrent la partie de la circonvallation face au marché tenue par les Athéniens, ils tuèrent des hommes, enlevèrent des vivres et tout ce qu'ils purent trouver d'utile, puis ils rentrèrent dans la ville et se tinrent tranquilles. Les Athéniens par la suite firent meilleure garde. L'été prit fin.
CXVI. - L'hiver suivant, les Lacédémoniens se disposèrent à marcher contre l'Argolide. Mais les sacrifices pour le succès de l'expédition se révélèrent défavorables, aussi se retirèrent-ils.
Les Argiens prirent acte de cette intervention différée pour suspecter de complicité certains de leurs concitoyens ; on en arrêta quelques-uns ; d'autres prirent la fuite.
Vers la même époque les Méliens enlevèrent une autre partie de la circonvallation, où les Athéniens n'avaient que peu de troupes. Puis arriva d'Athènes une seconde expédition commandée par Philokratès fils de Déméas. Dès lors le siège fut mené avec vigueur ; la trahison s'en mêlant, les Méliens se rendirent à discrétion aux Athéniens. Ceux-ci massacrèrent tous les adultes et réduisirent en esclavage les femmes et les enfants. Dès lors, ils occupèrent l'île où ils envoyèrent ensuite cinq cents colons.
Athènes envoya contre l'île de Mélos une expédition comprenant trente vaisseaux athéniens, six de Khios, deux de Lesbos. Ils disposaient de douze cents hoplites athéniens, de trois cents archers à pied et de vingt archers à cheval et environ de quinze cents hoplites fournis par les alliés et les insulaires. Les Méliens, colonie de Lacédémone, refusaient d'accepter, à l'exemple des autres insulaires, la domination d'Athènes. Tout d'abord neutres, ils s'étaient tenus tranquilles. Mais sous la contrainte des Athéniens qui avaient ravagé leur territoire, ils en étaient venus à une guerre ouverte. Les stratèges athéniens Kléomédès fils de Lykomédès et Tisias fils de Tisimakhos avec les forces ci-dessus établirent leur camp dans l'île de Mélos ; avant de ravager le territoire, ils envoyèrent une députation chargée de faire aux Méliens des propositions. Ceux-ci ne les introduisirent pas dans l'Assemblée du peuple ; mais les prièrent de communiquer aux magistrats et aux principaux citoyens l'objet de leur mission.
Voici les paroles des députés athéniens :
LXXXV. – « Vous ne nous permettez pas de parler devant le peuple pour éviter que la multitude ne se laisse tromper par un discours suivi, persuasif et sans réplique ; et c'est bien là votre raison de ne nous faire comparaître qu'en petit comité. Puisqu'il en est ainsi, vous qui siégez ici, procédez plus sûrement encore. Ne faites pas usage vous-mêmes d'un discours suivi ; répondez-nous point par point ; si nous avançons une opinion qui vous déplaise, réfutez-la sur-le-champ. Et, pour commencer, dites-nous si notre proposition vous agrée. »
LXXXVI. - Les magistrats de Mélos répondirent : « S'il s'agit de nous éclairer les uns les autres en toute tranquillité, nous n'avons rien à objecter. Pourtant la guerre, qui est à nos portes et qui ne saurait tarder, semble donner un démenti à vos propositions. Il est visible que vous vous instituez les juges de nos paroles ; finalement et selon toute vraisemblance, le résultat de cette conférence, si forts de notre droit nous refusons de céder, sera la guerre et, si nous nous laissons convaincre, la servitude. »
LXXXVII. - Les Athéniens. Si vous êtes réunis pour calculer les incertitudes de l'avenir ou pour toute autre raison, au lieu d'examiner les circonstances actuelles pour assurer le salut de votre patrie, nous interrompons l'entretien ; sinon, nous parlerons.
LXXXVIII. - Les Méliens. Il est naturel et pardonnable que, dans une situation critique, souvent les paroles et les pensées s'éloignent de la question traitée. Toutefois cette réunion a également pour objet notre salut, nous consentons donc à engager la discussion, sous la forme que vous avez indiquée.
LXXXIX. - Les Athéniens. De notre côté, nous n'emploierons pas de belles phrases ; nous ne soutiendrons pas que notre domination est juste, parce que nous avons défait les Mèdes ; que notre expédition contre vous a pour but de venger les torts que vous nous avez fait subir. Fi de ces longs discours qui n'éveillent que la méfiance ! Mais de votre côté, ne vous imaginez pas nous convaincre, en soutenant que c'est en qualité de colons de Lacédémone que vous avez refusé de faire campagne avec nous et que vous n'avez aucun tort envers Athènes. Il nous faut, de part et d'autre, ne pas sortir des limites des choses positives ; nous le savons et vous le savez aussi bien que nous, la justice n'entre en ligne de compte dans le raisonnement des hommes que si les forces sont égales de part et d'autre ; dans le cas contraire, les forts exercent leur pouvoir et les faibles doivent leur céder. XC. - Les Métiens. A notre avis - puisque vous nous avez invités à ne considérer que l'utile à l'exclusion du juste - votre intérêt exige que vous ne fassiez pas fi de l'utilité commune ; celui qui est en danger doit pouvoir faire entendre la raison, à défaut de la justice et, n'eût-il à invoquer que des arguments assez faibles, il faut qu'il puisse en tirer parti pour arriver à persuader. Vous avez, autant que nous, avantage à procéder de la sorte. En vous montrant impitoyables, vous risquez en cas de revers de fournir l'exemple d'un châtiment exemplaire.
XCI. - Les Athéniens. En admettant que notre domination doive cesser, nous n'en appréhendons pas la fin. Ce ne sont pas les peuples qui ont un empire, comme les Lacédémoniens, qui sont redoutables aux vaincus (d'ailleurs, ce n'est pas contre les Lacédémoniens qu'ici nous luttons), mais ce sont les sujets, lorsqu'ils attaquent leurs anciens maîtres et réussissent à les vaincre. Si du reste nous sommes en danger de ce côté, cela nous regarde ! Nous sommes ici, comme nous allons vous le prouver, pour consolider notre empire et pour sauver votre ville. Nous voulons établir notre domination sur vous sans qu'il nous en coûte de peine et, dans notre intérêt commun, assurer votre salut.
XCII. - Les Méliens. Et comment pourrons-nous avoir le même intérêt, nous à devenir esclaves, vous à être les maîtres ?
XCIII. - Les Athéniens. Vous auriez tout intérêt à vous soumettre avant de subir les pires malheurs et nous nous aurions avantage à ne pas vous faire périr.
XCIV. - Les Méliens. Si nous restions tranquilles en paix avec vous et non en guerre sans prendre parti, vous n'admettriez pas cette attitude ?
XCV. - Les Athéniens. Non, votre hostilité nous fait moins de tort que votre neutralité ; celle-ci est aux yeux de nos sujets une preuve de notre faiblesse ; celle-là un témoignage de notre puissance.
XCVI. - Les Méliens. Est-ce là la conception que vos sujets se font de l'équité ? Les cités qui n'ont avec vous aucune attache et celles que vous avez soumises - colonies athéniennes pour la plupart et parfois en révolte contre vous - les mettent-ils donc sur le même plan ?
XCVII. - Les Athéniens. Ce ne sont pas les arguments plausibles, pensent-ils, qui manquent aux uns et aux autres ; mais si quelques cités conservent leur indépendance, ils pensent qu'elles le doivent à leur puissance et que c'est la crainte qui nous empêche de les attaquer. Ainsi en vous réduisant à l'obéissance, non seulement nous commanderons à un plus grand nombre de sujets, mais encore par votre soumission vous accroîtrez notre sûreté, d'autant mieux qu 'on ne pourra pas dire qu'insulaires et moins puissants que d'autres, vous avez résisté victorieusement aux maîtres de la mer.
XCVIII. - Les Méliens. Comment ? Vous ne croyez pas que votre sûreté se confond avec une politique différente ? Puisque vous nous détournez de la considération de la justice pour nous inviter à n'envisager que l'utile, il faut à notre tour que nous tâchions de vous convaincre que notre intérêt et le vôtre se confondent. Comment de tous ceux qui sont neutres aujourd 'hui, ne vous ferez-vous pas des ennemis, quand ils verront votre conduite à notre égard et s'apercevront qu'un jour ou l'autre vous marcherez contre eux ? Et que faites-vous, sinon fortifier vos ennemis et déchaîner contre vous malgré eux ceux-là mêmes qui jusqu 'ici n'avaient jamais eu l'intention de vous montrer d'hostilité ?
XCIX. - Les Athéniens. Nullement ; les peuples les plus redoutables, à notre avis, ne sont pas ceux du continent ; libres encore, il leur faudra beaucoup de temps pour se mettre en garde contre nous. Ceux que nous craignons, ce sont les insulaires indépendants comme vous l'êtes et ceux qui déjà regimbent contre une domination nécessaire. Ce sont eux qui, en se livrant sans réserve à des espérances irréfléchies, risquent de nous précipiter avec eux dans des dangers trop visibles.
C. - Les Méliens. Voyons, si vous-mêmes n'épargnez rien pour maintenir votre empire et si des peuples déjà esclaves font tout pour secouer votre joug, nous qui sommes libres encore, nous commettrions la lâcheté et l'ignominie de ne pas tout tenter pour éviter la servitude ?
CI. - Les Athéniens. - Non, si vous délibérez sagement. Car il n'est pas question pour vous d'une lutte d'égal à égal où votre réputation soit en jeu et où il vous faille éviter la honte d'une défaite. C'est sur votre salut même que vous délibérez et vous avez à vous garder d'attaquer des adversaires bien plus puissants que vous.
CII. - Les Méliens. Eh bien ! nous savons que la fortune des armes comporte plus de vicissitudes qu'on ne s'y attendrait en constatant la disproportion des forces des deux adversaires. Pour nous, céder tout de suite, c'est perdre tout espoir ; agir, c'est nous ménager encore quelque espérance de salut.
CIII. - Les Athéniens. L'espérance stimule dans le danger ; on peut, quand on a la supériorité, se confier à elle ; elle est alors susceptible de nuire, mais sans causer notre perte. Mais ceux qui confient à un coup de dés tout leur avoir - car l'espérance est naturellement prodigue - n'en reconnaissent la vanité que par les revers qu'elle leur suscite et, quand on l'a découverte, elle ne laisse plus aucun moyen de se garantir contre ses traîtrises. Vous êtes faibles, vous n'avez qu'une chance à courir ; ne tombez pas dans cette erreur ; ne faites pas comme tant d'autres qui, tout en pouvant encore se sauver par des moyens humains, se sentent sous le poids du malheur trahis par des espérances fondées sur des réalités visibles et recherchent des secours invisibles, prédictions, oracles et toutes autres pratiques, qui en entretenant leurs espérances causent finalement leur perte.
CIV. - Les Méliens. Nous n'ignorons pas, sachez-le bien, qu'il nous est difficile de lutter contre votre puissance et contre la fortune ; il nous faudrait des forces égales aux vôtres. Toutefois nous avons confiance que la divinité ne nous laissera pas écraser par la fortune, parce que, forts de la justice de notre cause, nous résistons à l'injustice. Quant à l'infériorité de nos forces, elle sera compensée par l'alliance de Lacédémone, que le sentiment de notre commune origine contraindra, au moins par honneur à défaut d'autre raison, à venir à notre secours. Notre hardiesse n'est donc pas si mal fondée.
CV. - Les Athéniens. Nous ne craignons pas non plus que la bienveillance divine nous fasse défaut. Nous ne souhaitons ni n'accomplissons rien qui ne s'accorde avec l'idée que les hommes se font de la divinité, rien qui ne cadre avec les prétentions humaines. Les dieux, d'après notre opinion, et les hommes, d'après notre connaissance des réalités, tendent, selon une nécessité de leur nature, à la domination partout où leurs forces prévalent. Ce n'est pas nous qui avons établi cette loi et nous ne sommes pas non plus les premiers à l'appliquer. Elle était en pratique avant nous ; elle subsistera à jamais après nous. Nous en profitons, bien convaincus que vous, comme les autres, si vous aviez notre puissance, vous ne vous comporteriez pas autrement. Du côté de la divinité, selon toute probabilité, nous ne craignons pas d'être mis en état d'infériorité. Quant à votre opinion sur Lacédémone, dont vous escomptez qu'elle vous secourra pour ne pas trahir l'honneur, nous vous félicitons de votre naïveté, sans approuver votre folie. Les Lacédémoniens, il est vrai, entre eux et dans leurs institutions nationales, font preuve généralement de droiture ; mais dans leurs rapports avec les autres peuples, que n'y aurait-il pas à dire sur leurs procédés ! Pour tout dire en un mot : plus manifestement qu'aucun peuple de notre connaissance, ils appellent l'agréable l'honnête, et l'utile le juste ; une telle disposition d'esprit ne s'accorde guère avec vos folles prétentions sur votre salut.
CVI. - Les Méliens. C'est là précisément ce qui renforce au plus haut pont notre confiance. Nous sommes leurs colons et ils ne voudront pas, en nous trahissant, perdre la confiance des Grecs qui leur sont favorables et avantager leurs ennemis.
CVII. - Les Athéniens. Vous ne croyez donc pas que l'intérêt se confond avec la sûreté, tandis que le juste et l'honnête sont inséparables des dangers ? Et les Lacédémoniens se gardent bien en général de les braver.
CVIII. - Les Méliens. Eh bien ! nous pensons que pour nous secourir ils affronteront bien volontiers ces dangers et que les risques leur paraîtront moins grands avec nous qu'avec d'autres. Notre proximité du Péloponnèse facilite leur intervention et notre communauté d'origine les assure davantage de notre fidélité.
CIX. - Les Athéniens. Aux yeux de ceux dont on réclame l'assistance, la meilleure garantie n'est pas la sympathie de ceux qui les invoquent, mais la supériorité de leurs forces. C'est une considération à laquelle les Lacédémoniens sont particulièrement sensibles ; ils se défient de leur propre puissance et il faut que leurs alliés soient en nombre pour qu'ils marchent contre leurs voisins. Aussi est-il peu probable qu'ils passent dans une île, quand nous sommes maîtres de la mer.
CX. – Les Méliens. Ils pourront envoyer d’autres alliés. La me de Crête est vaste. Les maîtres de la mer auront moins de facilité à y poursuivre l’ennemi, que celui-ci à leur échapper. Admettons que les Lacédémoniens échouent sur ce point, ils pourront toujours se retourner contre votre territoire et contre ceux de vos alliés que n’a pas attaqué Brasidas. Et c’est moins pour un pays étranger qu’il vous faudra lutter que pour la défense de vos alliés et de votre pays.
CXI. - Les Athéniens. Si la chose arrive, elle ne nous surprendra pas. Vous-mêmes, vous n'ignorez pas que jamais la crainte d'autrui n'a fait abandonner un siège aux Athéniens. Mais voyons ! Nous avions convenu de délibérer sur votre salut et nous constatons que dans toutes vos paroles vous n'avez rien dit qui soit de nature à inspirer confiance à un peuple et l'assurer de son salut. Bien au contraire ! Vos plus fermes appuis ne consistent qu'en espérances à longue échéance et les forces dont vous disposez présentement sont insuffisantes pour vous assurer la victoire sur celles qui, dès maintenant, vous sont opposées. Ce serait la pire des imprudences, si après notre départ vous n'adoptiez pas une résolution plus sage. Vous ne vous laisserez pas égarer par ce point d'honneur qui si souvent perd les hommes au milieu de dangers sans gloire et menaçants. Que de gens, sans se faire illusion sur les risques qu'ils couraient, se sont laissés entraîner par l'attrait de ce mot : l'honneur ! Séduits par ce terme, ils sont tombés de leur plein gré dans des maux sans remède. Leur déshonneur est d'autant plus ignominieux qu'il est dû à leur folie et non à la fortune. En délibérant sagement, vous éviterez ce malheur et vous conviendrez qu'il n 'y a rien d'infamant à céder à un État puissant, dont les propositions sont pleines de modération, lorsqu'on vous offre de devenir ses alliés et ses tributaires, en vous laissant la propriété de votre sol. Puisque vous avez le choix entre la guerre et votre sûreté, vous ne prendrez pas le plus mauvais parti. Ne pas céder à ses égaux, mais se bien comporter avec les forts, user de modération avec les faibles : voilà les conditions essentielles de la prospérité d'un État. Réfléchissez donc ; après que nous nous serons retirés, dites-vous et redites-vous que c'est votre patrie qui est l'objet de vos délibérations. Elle seule est en cause, et une seule déhbération bonne ou mauvaise décidera de son avenir.»
CXII. - Les Athéniens se retirèrent de la conférence. Les Méliens, restés seuls, demeurèrent à peu de chose près sur leurs positions et firent cette réponse : « Notre manière de voir n'a pas varié, Athéniens. Nous nous refusons à dépouiller de sa liberté, en un instant, une cité dont la fondation remonte déjà à sept cents ans. Nous avons confiance dans la fortune qui, grâce aux dieux, l'a sauvée jusqu'à ce jour et dans l'aide des hommes et nous tâcherons de la conserver. Nous vous proposons notre amitié et notre neutralité ; mais nous vous invitons à évacuer notre territoire en concluant un traité au mieux de vos intérêts comme des nôtres. »
CXIII. - Telle fut la réponse des Méliens. Les Athéniens rompant la conférence répondirent : « Ainsi donc, d'après votre décision vous êtes les seuls, semble-t-il, à regarder l'avenir comme plus assuré que ce que vous avez sous les yeux. Votre désir vous fait considérer comme déjà réalisé ce qui est encore incertain. Votre fol espoir vous pousse à vous livrer entièrement aux Lacédémomens, à la fortune, à l'espérance. Vous vous en repentirez. »
CXIV. - Les députés athéniens regagnèrent l'armée. Les stratèges, devant l'obstination des Méliens, prirent immédiatement leurs dispositions d'attaque. Chaque contingent allié reçut un secteur et l'on se mit à investir la place. Puis les Athéniens laissèrent, sur terre et sur mer, des forces de siège composées de leurs troupes et des troupes alliées ; là-dessus ils se retirèrent avec la plus grande partie de leurs forces. La garnison demeura et poursuivit le siège.
CXV. - Vers la même époque les Argiens envahirent le territoire de Phliunte. Ses habitants, renforcés des bannis d'Argos, leur tendirent une embuscade et leur tuèrent environ quatre-vingts hommes. Les Athéniens de Pylos firent sur les Lacédémoniens un butin important. Ceux-ci, tout en se refusant à rompre la trêve, prirent une attitude hostile, en faisant proclamer par la voix du héraut, qu'ils autorisaient quiconque le voudrait à piller les Athéniens. Les Corinthiens se prévalurent de quelques différends particuliers pour prendre les armes contre Athènes. Les autres Péloponnésiens ne bougèrent pas. Une nuit les Méliens attaquèrent la partie de la circonvallation face au marché tenue par les Athéniens, ils tuèrent des hommes, enlevèrent des vivres et tout ce qu'ils purent trouver d'utile, puis ils rentrèrent dans la ville et se tinrent tranquilles. Les Athéniens par la suite firent meilleure garde. L'été prit fin.
CXVI. - L'hiver suivant, les Lacédémoniens se disposèrent à marcher contre l'Argolide. Mais les sacrifices pour le succès de l'expédition se révélèrent défavorables, aussi se retirèrent-ils.
Les Argiens prirent acte de cette intervention différée pour suspecter de complicité certains de leurs concitoyens ; on en arrêta quelques-uns ; d'autres prirent la fuite.
Vers la même époque les Méliens enlevèrent une autre partie de la circonvallation, où les Athéniens n'avaient que peu de troupes. Puis arriva d'Athènes une seconde expédition commandée par Philokratès fils de Déméas. Dès lors le siège fut mené avec vigueur ; la trahison s'en mêlant, les Méliens se rendirent à discrétion aux Athéniens. Ceux-ci massacrèrent tous les adultes et réduisirent en esclavage les femmes et les enfants. Dès lors, ils occupèrent l'île où ils envoyèrent ensuite cinq cents colons.
THUCYDIDE, Histoire de la Guerre du Péloponnèse, V, 84-116.
Traduction de Jean Voilquin, notes de Jean Capelle, Librairie Garnier Frères, Paris, sans date.
Traduction de Jean Voilquin, notes de Jean Capelle, Librairie Garnier Frères, Paris, sans date.
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mercredi, septembre 03, 2008
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