dimanche, septembre 28, 2008

LA BANNIÈRE DE LA RÉVOLTE, L’ÉTENDARD DE LA LIBERTÉ : LA VIE ET L’ŒUVRE DE VOLTAIRINE DE CLEYRE (4)

Le premier voyage

Tout ce travail et les misérables conditions dans lesquelles elle vit minent sa santé déjà fragile.

En 1897, elle sent le besoin de se reposer un peu et de briser la routine dans laquelle elle s’enlise. La rencontre de militants anglais a fait naître le désir de voyager : elle décide donc de partir. Et c’est ainsi que, le 13 juin 1897, Voltairine s’embarque sur le bateau qui la conduit à Liverpool, en Angleterre, où elle débarque le 19, chaleureusement accueillie par des camarades anglais.

Voltairine restera quatre mois en Grande-Bretagne et en Europe, de juin à octobre, résidant la moitié de ce temps à Londres. Elle prononce une trentaine de conférences et rencontre des militants — certains d’entre eux sont célèbres comme Pierre Kropotkine, qui lui raconte sa célèbre évasion de l’Hôpital Militaire de Saint-Pétersbourg, Rudolf Rocker, et, parmi ces nombreux anarchistes français exilés depuis la Commune, Jean Grave, dont elle s’engage à traduire en anglais le récent ouvrage intitulé : La société mourante et l’anarchie. On présume, mais sans avoir de preuve, qu’elle rencontra également Louise Michel, qui était bien à Londres à ce moment. Elle visite aussi les sites touristiques et se repose.

En août, elle se rend à Paris. Elle y rencontre Sébastien Faure et visite le Mur des Fédérés, où 147 communards ont été massacrés en 1871. Elle va également durant tout un mois en Écosse et ne cache pas combien elle en est tombée amoureuse. Peu à peu, son état de santé s’améliore et une photo prise à Londres nous la montre, à trente ans, jeune, pleine de vie et bien différente de la femme prématurément vieillie au visage émacié qu’elle sera quelques années plus tard.

Les rencontres qu’elle fait durant ce voyage élargissent ses horizons et alimentent sa réflexion. Mais aucune d’elles n’a autant d’impact sur Voltairine que celle de militants anarchistes espagnols et, parmi eux, tout particulièrement, de Fernando Terrida del Mármol. Pour comprendre la présence de ces exilés, il nous faut cependant revenir à l’année précédente.

En 1896, en Espagne, une bombe a en effet explosé durant une cérémonie religieuse. Aucun coupable ne sera jamais trouvé, mais on accuse des anarchistes, des républicains, des syndicalistes, des socialistes, des francs-maçons. Des centaines d’entre eux sont donc arrêtés et emprisonnés à la forteresse de Montjuich, où ils sont soumis aux pires supplices, à la torture et à la mutilation. Voltairine s’était déjà intéressé à leur malheur à Philadelphie et avait travaillé pour faire connaître et dénoncer l’injustice qu’ils subissaient. À Londres, elle fait la rencontre de 28 de ces anarchistes, qui ont été libérés et exilés et qui sont désormais réfugiés en Angleterre.

Les anarchistes anglais se battent pour obtenir la libération des autres prisonniers et faire connaître leur terrible sort. Voltairine prend part à ces activités militantes et, comme tout le monde, elle est horrifiée par les récits que les exilés font, preuve à l’appui, des terribles mauvais traitements qu’ils ont subis. On en aura une idée dans la lettre suivante, écrite à sa mère , et où elle rapporte le témoignage de l’un de ces prisonniers : «Ils lui ont arraché les ongles d’orteil. Puis ils ont posé un bâillon qu’ils ont serré jusqu’à ce que sa bouche soit écartelée le plus possible : et ils l’ont laissé ainsi durant des heures. Ils l’ont encore fait marcher dans sa cellule sans arrêt, durant quatre nuits et quatre jours. Ils lui ont ensuite écrasé la tête dans un étau. Pour finir, ils lui ont arraché les testicules. Il y a onze mois de cela, mais il doit toujours porter des pansements sur cette dernière blessure .»

Après une rencontre avec ces anarchistes espagnols, un jeune anarchiste italien, Michele Angiolillo (1871-1897), révolté par ce qu’il voit et entend, quitte l’Angleterre pour l’Espagne. Le 8 août, il est à Santa Agueda, où le Premier Ministre espagnol Antonio Cánovas del Castillo (1828-1897) séjourne dans sa retraite estivale. Angiolillo l’abat. Son geste bouleverse Voltairine, qui lui consacrera une nouvelle et trois poèmes. On lira ici deux de ces poèmes : Germinal (page xxx — ce fut, dit-on, le dernier mot de Michele Angiolillo, et c’est aussi le titre d’un célèbre roman de Zola, qui fit à l’époque grand bruit parmi les anarchistes) et Santa Aguada (page xxx).

Voltairine sera à compter de ce jour très poche des anarchistes espagnols, comme elle l’est déjà des anarchistes juifs. Vers la fin de sa vie, on le verra, elle se rapprochera des anarchistes mexicains et commencera à apprendre l’espagnol.

Mais nous voici à la fin octobre et Voltairine, revivifiée et riche de tout ce qu’elle a vu, entendu et appris durant ce voyage, repart pour les Etats-Unis.

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Revenue à Philadelphie, elle y reprend ses activités militantes et alimentaires. Durant les quelques mois qui suivent, jusqu’en janvier 1899, elle envoie des billets (sous le titre : American Notes) à la revue anarchiste londonienne Freedom; elle traduit le livre de Grave; elle reprend ses activités d’enseignement auprès des pauvres et des immigrés; elle écrit de nombreux articles, voyage beaucoup pour prononcer des conférences.

En 1900, elle fait paraître un recueil de poésie, The Worm Turns, qu’on trouvera intégralement traduit ici; en 1901, elle fonde un groupe de lecture et de recherche, le Social Science Club, qui devient bien vite le plus influent et important regroupement d’anarchistes de Philadelphie.

Le fait qu’elle écrit et publie des poèmes (elle publiera aussi quelques nouvelles), son goût et son indéniable talent pour la chose littéraire et artistique, le fait qu’elle gagne sa vie entre autres en enseignant la musique, tout cela singularise Voltairine de Cleyre parmi les anarchistes. Et c’est pourquoi nous avons tenu, dans cette anthologie, à publier quelques-uns de ses poèmes. De même, à défaut de nouvelles, avons-nous tenu à inclure ici un écrit de Voltairine sur la littérature, de manière à faire connaître ses analyses et réflexions sur l’esthétique.

Le texte en question (texte 16) s’intitule La littérature, miroir de l’humanité. On y verra comment, avant les surréalistes et quelques autres mouvements littéraires d’avant-garde du XXe siècle, de Cleyre prône un élargissement de ce qui est considéré comme relevant de la catégorie de littérature et rappelle comment nous pouvons nous connaître et nous comprendre dans le miroir que celle-ci nous tend.

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Les nombreuses activités que mène Voltairine à Philadelphie se paient d’un prix personnel élevé et bientôt elle est de nouveau affaiblie et malade et son militantisme s’en ressent.

De plus, à la même époque survient un événement qui va lui aussi considérablement contribuer à ralentir les activités, non seulement de Voltairine de Cleyre, mais de tous ses camarades anarchistes des États-Unis.

Mort d’un président

En 1901, à Cleveland, Leon Frank Czolgosz (1873–1901) a assisté à une conférence d’Emma Goldman. Il s’est ensuite rendu la rencontrer chez les gens chez qui elle séjourne.

Son comportement, erratique, troublé, son apologie de la violence, son appartenance au Parti Républicain, tout cela a alarmé Goldman et ses hôtes, au point où ils font aussitôt paraître, dans la revue Free Society, une notice dans laquelle ils mettent les anarchistes en garde contre cet homme et évoquent l’hypothèse qu’il soit un espion.

Le 6 septembre 1901, Leon Czolgosz fait feu sur le vingt-cinquième président des Etats-Unis, William McKinley, Jr. (1843–1901) et le tue — un crime pour lequel il sera exécuté le 29 octobre 1901.

Les anarchistes seront ciblés par la police et les autorités pour cet assassinat et l’anarchisme est alors typiquement décrit comme «la plus dangereuse théorie à laquelle la civilisation ait jamais été confrontée ». Comme l’écrit Avrich : «À travers tout le pays, de New York à Tacoma, les anarchistes sont pris en chasse, arrêtés et persécutés. Des domiciles et des lieux de rencontre sont pris d’assaut, des papiers et possessions personnelles sont confisqués. Les anarchistes sont dénoncés comme des monstres sataniques. Ils perdent leurs emplois, leurs logements, subissent violence et discrimination ».

Comme tant d’autres, Emma Goldman est emprisonnée, tandis que Free Society retire ses accusations portées contre Czolgosz, assurant que la mort du président avait surtout été causée par les injustices de la société capitaliste et par les politiques qu’il menait.

Voltairine de Cleyre, la pacifiste qui est personnellement opposée à la violence, la femme qui a prôné, comme Tolstoï, la non-résistance à la violence, comprend, sans les approuver, pourquoi certains finissent par y avoir recours. Elle écrit alors, en une formule restée fameuse : «Les géhennes du capitalisme engendrent des désespérés et les désespérés agissent désespérément.» Et encore: «J’en suis peu à peu arrivée à la conviction que, bien que pour ma part je ne puisse comprendre la logique de la résistance physique (qui engage dans une dynamique de réplique qui ne cesse que lorsqu’une des parties refuse de répliquer), d’autres sont parvenus à des conclusions différentes et vont agir conformément à leurs convictions. Or, ceux-là ne font pas moins partie du mouvement en faveur de la liberté humaine que ceux qui préconisent la paix à tout prix .»

C’est dans cette perspective qu’elle réagit aux attentats d’Alexander Berkman (1870-1936) contre Henry Frick (1849 –1919) , d’Angiolillo contre Cànovas , de Gaetano Bresci (1869-1901) contre Umberto I (1844-1900) et de Czolgosz contre McKinley , leurs auteurs étant perçus comme des victimes expiatoires, des figures à la fois tragiques et à bien certains égards fascinantes.

La question de la violence, de son éventuelle légitimité ainsi que les thèmes reliés de l’action directe, du militantisme et de la propagande par le fait, ont été d’importants sujets de réflexion pour de Cleyre. Ils sont évoqués ici, outre par certains poèmes, dans les textes 6, 7, 8, 9 et 10 qui constituent un bloc passablement unifié du présent ouvrage et qui donnent, conjointement, une bonne idée de l’évolution de ses idées sur ces questions et sur d’autres sur lesquelles il convient de nous attarder à présent.

2 commentaires:

Jigé a dit…

Bravo!.
..C'est tout à fait par hasard que j'ai abouti sur ton blog. Si tu aimes la philosophie, alors tu aimeras mon blog consacré à la connaissance de soi

Normand Baillargeon a dit…

Merci!

Normand