dimanche, septembre 21, 2008

LA BANNIÈRE DE LA RÉVOLTE, L’ÉTENDARD DE LA LIBERTÉ : LA VIE ET L’ŒUVRE DE VOLTAIRINE DE CLEYRE (2)

[La suite de l'introduction au livre de Voltairine de Cleyre, signée avec Chantal Santerre]

Les martyrs de Chicago

En 1886, une très importante campagne en faveur de la journée de huit heures, amorcée depuis quelques années déjà, bat son plein aux Etats-Unis. C’est ainsi que le 1er mai des centaines de milliers de personnes ont pris part à une journée de grève et manifesté. La ville de Chicago, où les anarchistes sont très actifs, est au cœur de ce bouillonnement et de ce militantisme.

Nous sommes le 3 mai 1886. Ce jour-là, à Chicago justement, la police ouvre le feu sur des grévistes de la McCormick Harvesting Machine Company, tuant six hommes et en blessant plusieurs autres.

Pour protester contre ces crimes, on organise le lendemain une manifestation qui se tient au Haymarket Square de la ville. Elle se déroule pacifiquement, jusqu’au moment où la police intervient pour disperser la foule. C’est alors qu’une bombe est lancée et tue un policier, tandis que six autres mourront de leurs blessures. Les policiers ouvrent aussitôt le feu sur la foule et tuent quatre personnes, en plus d’en blesser de nombreuses autres.

On ignorait alors et on ignore toujours qui a lancé cette bombe. Mais huit anarchistes en sont aussitôt accusés. Ce sont : George Engel, Samuel Fielden, Adolph Fischer, Louis Lingg, Oscar Neebe, Albert R. Parsons, Michael Schwab et August Spies. Or, six d’entre eux n’étaient pas présents quand la bombe a été lancée, tandis que les deux autres peuvent établir leur innocence. Les huit sont néanmoins trouvés coupables, au terme d’un procès inique qu’alimente une hystérie collective contre les anarchistes attisée tant par les médias que par les pouvoirs politiques.

Cinq des accusés — Engel, Lingg, Fischer, Parsons et Spies — sont condamnées à être pendus le 11 novembre 1887. Le jour précédent, Lingg se suicide, avec un cigare dans lequel a été caché de la dynamite et que lui a procuré Dyer D. Lum, un personnage que nous retrouverons plus loin. Ses quatre camarades sont exécutés le lendemain. Les trois autres accusés recevront leur pardon en 1893, du Gouverneur John P. Altgeld, qui condamnera à cette occasion l’ «assassine malveillance» avec laquelle le procès a été instruit, en rappelant que la preuve présentée ne permettait aucunement de lier aucun des huit hommes à la bombe meurtrière. On lira ici (page xxx) le poème intitulé John P. Altgeld que Voltairine écrit pour lui rendre hommage.

Ces événements, qui sont à l’origine de la commémoration de la Fête des travailleurs le 1er mai, font des cinq hommes pendus des martyrs et suscitent bien des adhésions à la cause anarchiste. Voltairine de Cleyre sera justement une des personnes qui sera profondément marquée par l’affaire du Haymarket et le martyr des cinq de Chicago et qui deviendra anarchiste en partie en raison de ces événements.

Elle a 19 ans quand la bombe du Haymarket a été lancée et sa première réaction, pour laquelle elle s’en voudra toujours, sera de condamner les présumés coupables et de réclamer avec la foule leur exécution :«Qu’on les pende!».

Mais sitôt que les faits commencent à être mieux connus, Voltairine révise son jugement et se persuade « que l’accusation était fausse, et le procès, une farce; qu’il n’y avait aucune justification pour leur condamnation, ni dans la justice ni dans la loi, et que la pendaison, si pendaison il y avait, serait l’acte d’une société composée de gens qui avaient dit ce que j’avais dit ce premier soir et qui avaient gardé les yeux et les oreilles bien fermés depuis, déterminés à ne rien voir et à ne rien savoir que la rage et la vengeance». (Le 11 novembre 1887, page XXX)

Ses conférences l’amènent en 1887 à rencontrer à Chicago des amis des huit inculpés, à s’intéresser à leurs idées et à les étudier. La transformation de la socialiste est achevée et c’est ainsi que, dès 1888, Voltairine de Cleyre est devenue anarchiste.


Philadelphie


À cette même période (1888-1889), elle fait aussi la rencontre de trois hommes qui compteront énormément dans sa vie : T. Hamilton Garside, d’abord, pour lequel elle connut un grand amour, mais qui rompra avec elle après quelques mois de fréquentation; James B. Elliott, ensuite, avec qui elle eût son seul enfant; Dyer D. Lum, enfin, qui sera son amant, son confident et un précieux mentor dans le parcours à la fois militant, moral et intellectuel qu’elle entreprend — on se souviendra que c’est Lum qui a procuré à Louis Lingg le cigare avec lequel il s’est suicidé. Attardons-nous d’abord à lui.

Lum, que Paul Avrich décrit comme «une des personnalités les plus négligées et incomprises de toute l’histoire du mouvement anarchiste », est né en 1839. Il était arrivé à l’anarchisme après avoir été abolitionniste, avoir combattu durant la Guerre civile et s’être essayé à la politique active — il avait brigué le poste de Lieutenant Gouverneur du Massachusetts en 1876.

En 1877, alors que de nombreuses grèves éclatent dans l’industrie des chemins de fer, il s’implique dans le mouvement ouvrier et se radicalise. C’est justement alors qu’il travaille en faveur de la journée de huit heures qu’il rencontre Albert R. Parsons, avec lequel il noue une amitié qui durera jusqu’à la mort de ce dernier, qu’il visite en prison jusqu’à ses derniers jours. Devenu anarchiste, Lum se rapproche de Benjamin Tucker (1854-1939) et écrit dans deux revues de ce dernier : The Radical Review et Liberty.

Voltairine et lui, on le devine, sont d’abord réunis par le douloureux impact qu’eût sur leurs vies le drame de Chicago. Mais ils le sont aussi par le fait qu’à bien des égards leurs tempéraments sont semblables : l’un comme l’autre sont peu enclins au dogmatisme, volontiers éclectiques et capables pour cela de lier des liens aussi bien avec les anarchistes individualistes qu’avec les anarchistes socialistes, communistes ou mutualistes; l’un comme l’autre sont encore méditatifs et portés vers la réflexion et la théorie, mais, en même temps, ils sont des rebelles bouillonnants et débordant d’activité, tout à fait disposés à donner leurs vies dans le combat pour la liberté.

Bien qu’ils ne cohabitent pas et qu’ils résident le plus souvent loin l’un de l’autre — elle à Philadelphie, lui à New York — leur relation, la plupart du temps épistolaire, est intense et ne cessera qu’avec le suicide de Lum, cinq ans plus tard, le 6 avril 1893. Voltairine retiendra de cette rencontre de précieux enseignements : en particulier, un profond anti-sectarisme ainsi que la conviction, que Lum partageait avec Pierre Kropotkine, selon laquelle l’anarchisme repose finalement sur un fondement éthique.

Lum et elle auront cependant des désaccords, notamment sur la question de la violence — Lum pensant pour sa part, contrairement à Voltairine, que l’abolition du capitalisme ne pourrait, comme l’abolition de l’esclavagisme, se réaliser que dans la violence — et sur ce qu’on appelait alors la «question de la femme», à laquelle Voltairine porte une attention plus grande et plus fine que Lum ne le faisait.

Ces deux thèmes sont centraux dans l’oeuvre de Voltairine. Attardons-nous pour le moment sur le deuxième — nous aborderons le premier un peu plus loin.

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