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Je doute qu’on puisse penser sérieusement et avec des convictions profondes à certains des problèmes fondamentaux auxquels nous faisons face en ce moment si on n’a pas à tout le moins réfléchi à la Guerre du Péloponnèse et à la chute d’Athènes.
George Marshall
Secrétaire d’État des Etats-Unis, 1947
(durant la Guerre Froide).
Secrétaire d’État des Etats-Unis, 1947
(durant la Guerre Froide).
En 431 av. J.C., alors qu’éclate la terrible et longue guerre qui allait opposer Athènes à Sparte (431-404) et se clore par la victoire de cette dernière, l’Athénien Thucydide (vers 460 – vers 404) prend la décision de réunir des documents afin de s’en faire le narrateur.
Quoiqu’inachevé — l’auteur est peut-être mort avant que la guerre ne prenne fin — l’ouvrage de Thucydide, Histoire de la Guerre du Péloponnèse, est reconnu comme un ocument fondateur de l’histoire comme discipline - et Thucydide lui-même est souvent donné pour le plus grand historien de l’Antiquité.
Le passage cité ici est immensément célèbre et il expose, d’une manière inoubliable, certains des thèmes centraux de la pensée réaliste.
Thucydide nous l’a précédemment rappelé, l’île de Mélos, une ancienne colonie de Sparte désireuse de rester neutre dans le conflit, avait sans succès été attaquée par Athènes en - 426 : «Soixante […] vaisseaux et deux mille hoplites furent envoyés contre Mélos, sous le commandement de Nicias, fils de Nikératos. Les Athéniens voulaient réduire les Méliens, qui, tout en étant insulaires, n'entendaient ni se soumettre à Athènes, ni entrer dans l'alliance athénienne. Ils eurent beau ravager le pays, ils ne purent les amener à composition». (Livre III, 91).
Dans le passage cité ci-après, les Athéniens sont revenus en force à Mélos pour exiger des insulaires qu’ils se joignent à la coalition qu’ils dirigent. Thucydide rapporte, sous une forme dialoguée, un échange entre les représentants d’Athènes et les magistrats de Mélos.
Les premiers rappellent d’emblée que les arguments que les Méliens pourront avancer ne sauront être d’aucun poids devant l’exigence sans appel qui leur est faite de se soumettre. Ils précisent ce point de vue, en une formule restée célèbre et qui est comme une définition de la position réaliste : «[…] nous le savons et vous le savez aussi bien que nous, la justice n'entre en ligne de compte dans le raisonnement des hommes que si les forces sont égales de part et d'autre ; dans le cas contraire, les forts exercent leur pouvoir et les faibles doivent leur céder»(LXXXIX).
Tous les efforts des représentants de Mélos pour réorienter la discussion vers des considérations de morale et de justice restent donc vains et les Athéniens les mettent en garde contre ces illusions qui leur font perdre le contact avec la rude réalité à laquelle ils sont confrontés : « Vous êtes faibles, vous n'avez qu'une chance à courir ; ne tombez pas dans cette erreur ; ne faites pas comme tant d'autres qui, tout en pouvant encore se sauver par des moyens humains, se sentent sous le poids du malheur trahis par des espérances fondées sur des réalités visibles et recherchent des secours invisibles, prédictions, oracles et toutes autres pratiques, qui en entretenant leurs espérances causent finalement leur perte.» (CIII).
Les Méliens refusent de céder aux exigences des Athéniens. Ceux-ci mettent donc sur pied un siège de l’ile que les Spartiates, au grand désespoir des insulaires, ne feront rien pour empêcher.
Bientôt forcés de se rendre sans conditions, les Méliens subiront les foudres de la puissance impériale qu’ils ont osé défier et qui, en exemplaire adepte du réalisme, ne ressent pas même la nécessité de justifier ses actes. Le refus de céder aux exigences des Athéniens aura pour les Méliens des conséquences terribles, conformément à ce qui leur avait été prédit : les Athéniens, en effet, « massacrèrent tous les adultes et réduisirent en esclavage les femmes et les enfants. Dès lors, ils occupèrent l'île où ils envoyèrent ensuite cinq cents colons». (CXVI)
Ce texte, qui n’a cessé d’être lu et médité , reste un exposé paradigmatique de la position réaliste.
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LXXXIV. – […]
Athènes envoya contre l'île de Mélos une expédition comprenant trente vaisseaux athéniens, six de Khios, deux de Lesbos. Ils disposaient de douze cents hoplites athéniens, de trois cents archers à pied et de vingt archers à cheval et environ de quinze cents hoplites fournis par les alliés et les insulaires. Les Méliens, colonie de Lacédémone, refusaient d'accepter, à l'exemple des autres insulaires, la domination d'Athènes. Tout d'abord neutres, ils s'étaient tenus tranquilles. Mais sous la contrainte des Athéniens qui avaient ravagé leur territoire, ils en étaient venus à une guerre ouverte. Les stratèges athéniens Kléomédès fils de Lykomédès et Tisias fils de Tisimakhos avec les forces ci-dessus établirent leur camp dans l'île de Mélos ; avant de ravager le territoire, ils envoyèrent une députation chargée de faire aux Méliens des propositions. Ceux-ci ne les introduisirent pas dans l'Assemblée du peuple ; mais les prièrent de communiquer aux magistrats et aux principaux citoyens l'objet de leur mission.
Voici les paroles des députés athéniens :
LXXXV. – « Vous ne nous permettez pas de parler devant le peuple pour éviter que la multitude ne se laisse tromper par un discours suivi, persuasif et sans réplique ; et c'est bien là votre raison de ne nous faire comparaître qu'en petit comité. Puisqu'il en est ainsi, vous qui siégez ici, procédez plus sûrement encore. Ne faites pas usage vous-mêmes d'un discours suivi ; répondez-nous point par point ; si nous avançons une opinion qui vous déplaise, réfutez-la sur-le-champ. Et, pour commencer, dites-nous si notre proposition vous agrée. »
LXXXVI. - Les magistrats de Mélos répondirent : « S'il s'agit de nous éclairer les uns les autres en toute tranquillité, nous n'avons rien à objecter. Pourtant la guerre, qui est à nos portes et qui ne saurait tarder, semble donner un démenti à vos propositions. Il est visible que vous vous instituez les juges de nos paroles ; finalement et selon toute vraisemblance, le résultat de cette conférence, si forts de notre droit nous refusons de céder, sera la guerre et, si nous nous laissons convaincre, la servitude. »
LXXXVII. - Les Athéniens. Si vous êtes réunis pour calculer les incertitudes de l'avenir ou pour toute autre raison, au lieu d'examiner les circonstances actuelles pour assurer le salut de votre patrie, nous interrompons l'entretien ; sinon, nous parlerons.
LXXXVIII. - Les Méliens. Il est naturel et pardonnable que, dans une situation critique, souvent les paroles et les pensées s'éloignent de la question traitée. Toutefois cette réunion a également pour objet notre salut, nous consentons donc à engager la discussion, sous la forme que vous avez indiquée.
LXXXIX. - Les Athéniens. De notre côté, nous n'emploierons pas de belles phrases ; nous ne soutiendrons pas que notre domination est juste, parce que nous avons défait les Mèdes ; que notre expédition contre vous a pour but de venger les torts que vous nous avez fait subir. Fi de ces longs discours qui n'éveillent que la méfiance ! Mais de votre côté, ne vous imaginez pas nous convaincre, en soutenant que c'est en qualité de colons de Lacédémone que vous avez refusé de faire campagne avec nous et que vous n'avez aucun tort envers Athènes. Il nous faut, de part et d'autre, ne pas sortir des limites des choses positives ; nous le savons et vous le savez aussi bien que nous, la justice n'entre en ligne de compte dans le raisonnement des hommes que si les forces sont égales de part et d'autre ; dans le cas contraire, les forts exercent leur pouvoir et les faibles doivent leur céder. XC. - Les Métiens. A notre avis - puisque vous nous avez invités à ne considérer que l'utile à l'exclusion du juste - votre intérêt exige que vous ne fassiez pas fi de l'utilité commune ; celui qui est en danger doit pouvoir faire entendre la raison, à défaut de la justice et, n'eût-il à invoquer que des arguments assez faibles, il faut qu'il puisse en tirer parti pour arriver à persuader. Vous avez, autant que nous, avantage à procéder de la sorte. En vous montrant impitoyables, vous risquez en cas de revers de fournir l'exemple d'un châtiment exemplaire.
XCI. - Les Athéniens. En admettant que notre domination doive cesser, nous n'en appréhendons pas la fin. Ce ne sont pas les peuples qui ont un empire, comme les Lacédémoniens, qui sont redoutables aux vaincus (d'ailleurs, ce n'est pas contre les Lacédémoniens qu'ici nous luttons), mais ce sont les sujets, lorsqu'ils attaquent leurs anciens maîtres et réussissent à les vaincre. Si du reste nous sommes en danger de ce côté, cela nous regarde ! Nous sommes ici, comme nous allons vous le prouver, pour consolider notre empire et pour sauver votre ville. Nous voulons établir notre domination sur vous sans qu'il nous en coûte de peine et, dans notre intérêt commun, assurer votre salut.
XCII. - Les Méliens. Et comment pourrons-nous avoir le même intérêt, nous à devenir esclaves, vous à être les maîtres ?
XCIII. - Les Athéniens. Vous auriez tout intérêt à vous soumettre avant de subir les pires malheurs et nous nous aurions avantage à ne pas vous faire périr.
XCIV. - Les Méliens. Si nous restions tranquilles en paix avec vous et non en guerre sans prendre parti, vous n'admettriez pas cette attitude ?
XCV. - Les Athéniens. Non, votre hostilité nous fait moins de tort que votre neutralité ; celle-ci est aux yeux de nos sujets une preuve de notre faiblesse ; celle-là un témoignage de notre puissance.
XCVI. - Les Méliens. Est-ce là la conception que vos sujets se font de l'équité ? Les cités qui n'ont avec vous aucune attache et celles que vous avez soumises - colonies athéniennes pour la plupart et parfois en révolte contre vous - les mettent-ils donc sur le même plan ?
XCVII. - Les Athéniens. Ce ne sont pas les arguments plausibles, pensent-ils, qui manquent aux uns et aux autres ; mais si quelques cités conservent leur indépendance, ils pensent qu'elles le doivent à leur puissance et que c'est la crainte qui nous empêche de les attaquer. Ainsi en vous réduisant à l'obéissance, non seulement nous commanderons à un plus grand nombre de sujets, mais encore par votre soumission vous accroîtrez notre sûreté, d'autant mieux qu 'on ne pourra pas dire qu'insulaires et moins puissants que d'autres, vous avez résisté victorieusement aux maîtres de la mer.
XCVIII. - Les Méliens. Comment ? Vous ne croyez pas que votre sûreté se confond avec une politique différente ? Puisque vous nous détournez de la considération de la justice pour nous inviter à n'envisager que l'utile, il faut à notre tour que nous tâchions de vous convaincre que notre intérêt et le vôtre se confondent. Comment de tous ceux qui sont neutres aujourd 'hui, ne vous ferez-vous pas des ennemis, quand ils verront votre conduite à notre égard et s'apercevront qu'un jour ou l'autre vous marcherez contre eux ? Et que faites-vous, sinon fortifier vos ennemis et déchaîner contre vous malgré eux ceux-là mêmes qui jusqu 'ici n'avaient jamais eu l'intention de vous montrer d'hostilité ?
XCIX. - Les Athéniens. Nullement ; les peuples les plus redoutables, à notre avis, ne sont pas ceux du continent ; libres encore, il leur faudra beaucoup de temps pour se mettre en garde contre nous. Ceux que nous craignons, ce sont les insulaires indépendants comme vous l'êtes et ceux qui déjà regimbent contre une domination nécessaire. Ce sont eux qui, en se livrant sans réserve à des espérances irréfléchies, risquent de nous précipiter avec eux dans des dangers trop visibles.
C. - Les Méliens. Voyons, si vous-mêmes n'épargnez rien pour maintenir votre empire et si des peuples déjà esclaves font tout pour secouer votre joug, nous qui sommes libres encore, nous commettrions la lâcheté et l'ignominie de ne pas tout tenter pour éviter la servitude ?
CI. - Les Athéniens. - Non, si vous délibérez sagement. Car il n'est pas question pour vous d'une lutte d'égal à égal où votre réputation soit en jeu et où il vous faille éviter la honte d'une défaite. C'est sur votre salut même que vous délibérez et vous avez à vous garder d'attaquer des adversaires bien plus puissants que vous.
CII. - Les Méliens. Eh bien ! nous savons que la fortune des armes comporte plus de vicissitudes qu'on ne s'y attendrait en constatant la disproportion des forces des deux adversaires. Pour nous, céder tout de suite, c'est perdre tout espoir ; agir, c'est nous ménager encore quelque espérance de salut.
CIII. - Les Athéniens. L'espérance stimule dans le danger ; on peut, quand on a la supériorité, se confier à elle ; elle est alors susceptible de nuire, mais sans causer notre perte. Mais ceux qui confient à un coup de dés tout leur avoir - car l'espérance est naturellement prodigue - n'en reconnaissent la vanité que par les revers qu'elle leur suscite et, quand on l'a découverte, elle ne laisse plus aucun moyen de se garantir contre ses traîtrises. Vous êtes faibles, vous n'avez qu'une chance à courir ; ne tombez pas dans cette erreur ; ne faites pas comme tant d'autres qui, tout en pouvant encore se sauver par des moyens humains, se sentent sous le poids du malheur trahis par des espérances fondées sur des réalités visibles et recherchent des secours invisibles, prédictions, oracles et toutes autres pratiques, qui en entretenant leurs espérances causent finalement leur perte.
CIV. - Les Méliens. Nous n'ignorons pas, sachez-le bien, qu'il nous est difficile de lutter contre votre puissance et contre la fortune ; il nous faudrait des forces égales aux vôtres. Toutefois nous avons confiance que la divinité ne nous laissera pas écraser par la fortune, parce que, forts de la justice de notre cause, nous résistons à l'injustice. Quant à l'infériorité de nos forces, elle sera compensée par l'alliance de Lacédémone, que le sentiment de notre commune origine contraindra, au moins par honneur à défaut d'autre raison, à venir à notre secours. Notre hardiesse n'est donc pas si mal fondée.
CV. - Les Athéniens. Nous ne craignons pas non plus que la bienveillance divine nous fasse défaut. Nous ne souhaitons ni n'accomplissons rien qui ne s'accorde avec l'idée que les hommes se font de la divinité, rien qui ne cadre avec les prétentions humaines. Les dieux, d'après notre opinion, et les hommes, d'après notre connaissance des réalités, tendent, selon une nécessité de leur nature, à la domination partout où leurs forces prévalent. Ce n'est pas nous qui avons établi cette loi et nous ne sommes pas non plus les premiers à l'appliquer. Elle était en pratique avant nous ; elle subsistera à jamais après nous. Nous en profitons, bien convaincus que vous, comme les autres, si vous aviez notre puissance, vous ne vous comporteriez pas autrement. Du côté de la divinité, selon toute probabilité, nous ne craignons pas d'être mis en état d'infériorité. Quant à votre opinion sur Lacédémone, dont vous escomptez qu'elle vous secourra pour ne pas trahir l'honneur, nous vous félicitons de votre naïveté, sans approuver votre folie. Les Lacédémoniens, il est vrai, entre eux et dans leurs institutions nationales, font preuve généralement de droiture ; mais dans leurs rapports avec les autres peuples, que n'y aurait-il pas à dire sur leurs procédés ! Pour tout dire en un mot : plus manifestement qu'aucun peuple de notre connaissance, ils appellent l'agréable l'honnête, et l'utile le juste ; une telle disposition d'esprit ne s'accorde guère avec vos folles prétentions sur votre salut.
CVI. - Les Méliens. C'est là précisément ce qui renforce au plus haut pont notre confiance. Nous sommes leurs colons et ils ne voudront pas, en nous trahissant, perdre la confiance des Grecs qui leur sont favorables et avantager leurs ennemis.
CVII. - Les Athéniens. Vous ne croyez donc pas que l'intérêt se confond avec la sûreté, tandis que le juste et l'honnête sont inséparables des dangers ? Et les Lacédémoniens se gardent bien en général de les braver.
CVIII. - Les Méliens. Eh bien ! nous pensons que pour nous secourir ils affronteront bien volontiers ces dangers et que les risques leur paraîtront moins grands avec nous qu'avec d'autres. Notre proximité du Péloponnèse facilite leur intervention et notre communauté d'origine les assure davantage de notre fidélité.
CIX. - Les Athéniens. Aux yeux de ceux dont on réclame l'assistance, la meilleure garantie n'est pas la sympathie de ceux qui les invoquent, mais la supériorité de leurs forces. C'est une considération à laquelle les Lacédémoniens sont particulièrement sensibles ; ils se défient de leur propre puissance et il faut que leurs alliés soient en nombre pour qu'ils marchent contre leurs voisins. Aussi est-il peu probable qu'ils passent dans une île, quand nous sommes maîtres de la mer.
CX. – Les Méliens. Ils pourront envoyer d’autres alliés. La me de Crête est vaste. Les maîtres de la mer auront moins de facilité à y poursuivre l’ennemi, que celui-ci à leur échapper. Admettons que les Lacédémoniens échouent sur ce point, ils pourront toujours se retourner contre votre territoire et contre ceux de vos alliés que n’a pas attaqué Brasidas. Et c’est moins pour un pays étranger qu’il vous faudra lutter que pour la défense de vos alliés et de votre pays.
CXI. - Les Athéniens. Si la chose arrive, elle ne nous surprendra pas. Vous-mêmes, vous n'ignorez pas que jamais la crainte d'autrui n'a fait abandonner un siège aux Athéniens. Mais voyons ! Nous avions convenu de délibérer sur votre salut et nous constatons que dans toutes vos paroles vous n'avez rien dit qui soit de nature à inspirer confiance à un peuple et l'assurer de son salut. Bien au contraire ! Vos plus fermes appuis ne consistent qu'en espérances à longue échéance et les forces dont vous disposez présentement sont insuffisantes pour vous assurer la victoire sur celles qui, dès maintenant, vous sont opposées. Ce serait la pire des imprudences, si après notre départ vous n'adoptiez pas une résolution plus sage. Vous ne vous laisserez pas égarer par ce point d'honneur qui si souvent perd les hommes au milieu de dangers sans gloire et menaçants. Que de gens, sans se faire illusion sur les risques qu'ils couraient, se sont laissés entraîner par l'attrait de ce mot : l'honneur ! Séduits par ce terme, ils sont tombés de leur plein gré dans des maux sans remède. Leur déshonneur est d'autant plus ignominieux qu'il est dû à leur folie et non à la fortune. En délibérant sagement, vous éviterez ce malheur et vous conviendrez qu'il n 'y a rien d'infamant à céder à un État puissant, dont les propositions sont pleines de modération, lorsqu'on vous offre de devenir ses alliés et ses tributaires, en vous laissant la propriété de votre sol. Puisque vous avez le choix entre la guerre et votre sûreté, vous ne prendrez pas le plus mauvais parti. Ne pas céder à ses égaux, mais se bien comporter avec les forts, user de modération avec les faibles : voilà les conditions essentielles de la prospérité d'un État. Réfléchissez donc ; après que nous nous serons retirés, dites-vous et redites-vous que c'est votre patrie qui est l'objet de vos délibérations. Elle seule est en cause, et une seule déhbération bonne ou mauvaise décidera de son avenir.»
CXII. - Les Athéniens se retirèrent de la conférence. Les Méliens, restés seuls, demeurèrent à peu de chose près sur leurs positions et firent cette réponse : « Notre manière de voir n'a pas varié, Athéniens. Nous nous refusons à dépouiller de sa liberté, en un instant, une cité dont la fondation remonte déjà à sept cents ans. Nous avons confiance dans la fortune qui, grâce aux dieux, l'a sauvée jusqu'à ce jour et dans l'aide des hommes et nous tâcherons de la conserver. Nous vous proposons notre amitié et notre neutralité ; mais nous vous invitons à évacuer notre territoire en concluant un traité au mieux de vos intérêts comme des nôtres. »
CXIII. - Telle fut la réponse des Méliens. Les Athéniens rompant la conférence répondirent : « Ainsi donc, d'après votre décision vous êtes les seuls, semble-t-il, à regarder l'avenir comme plus assuré que ce que vous avez sous les yeux. Votre désir vous fait considérer comme déjà réalisé ce qui est encore incertain. Votre fol espoir vous pousse à vous livrer entièrement aux Lacédémomens, à la fortune, à l'espérance. Vous vous en repentirez. »
CXIV. - Les députés athéniens regagnèrent l'armée. Les stratèges, devant l'obstination des Méliens, prirent immédiatement leurs dispositions d'attaque. Chaque contingent allié reçut un secteur et l'on se mit à investir la place. Puis les Athéniens laissèrent, sur terre et sur mer, des forces de siège composées de leurs troupes et des troupes alliées ; là-dessus ils se retirèrent avec la plus grande partie de leurs forces. La garnison demeura et poursuivit le siège.
CXV. - Vers la même époque les Argiens envahirent le territoire de Phliunte. Ses habitants, renforcés des bannis d'Argos, leur tendirent une embuscade et leur tuèrent environ quatre-vingts hommes. Les Athéniens de Pylos firent sur les Lacédémoniens un butin important. Ceux-ci, tout en se refusant à rompre la trêve, prirent une attitude hostile, en faisant proclamer par la voix du héraut, qu'ils autorisaient quiconque le voudrait à piller les Athéniens. Les Corinthiens se prévalurent de quelques différends particuliers pour prendre les armes contre Athènes. Les autres Péloponnésiens ne bougèrent pas. Une nuit les Méliens attaquèrent la partie de la circonvallation face au marché tenue par les Athéniens, ils tuèrent des hommes, enlevèrent des vivres et tout ce qu'ils purent trouver d'utile, puis ils rentrèrent dans la ville et se tinrent tranquilles. Les Athéniens par la suite firent meilleure garde. L'été prit fin.
CXVI. - L'hiver suivant, les Lacédémoniens se disposèrent à marcher contre l'Argolide. Mais les sacrifices pour le succès de l'expédition se révélèrent défavorables, aussi se retirèrent-ils.
Les Argiens prirent acte de cette intervention différée pour suspecter de complicité certains de leurs concitoyens ; on en arrêta quelques-uns ; d'autres prirent la fuite.
Vers la même époque les Méliens enlevèrent une autre partie de la circonvallation, où les Athéniens n'avaient que peu de troupes. Puis arriva d'Athènes une seconde expédition commandée par Philokratès fils de Déméas. Dès lors le siège fut mené avec vigueur ; la trahison s'en mêlant, les Méliens se rendirent à discrétion aux Athéniens. Ceux-ci massacrèrent tous les adultes et réduisirent en esclavage les femmes et les enfants. Dès lors, ils occupèrent l'île où ils envoyèrent ensuite cinq cents colons.
Athènes envoya contre l'île de Mélos une expédition comprenant trente vaisseaux athéniens, six de Khios, deux de Lesbos. Ils disposaient de douze cents hoplites athéniens, de trois cents archers à pied et de vingt archers à cheval et environ de quinze cents hoplites fournis par les alliés et les insulaires. Les Méliens, colonie de Lacédémone, refusaient d'accepter, à l'exemple des autres insulaires, la domination d'Athènes. Tout d'abord neutres, ils s'étaient tenus tranquilles. Mais sous la contrainte des Athéniens qui avaient ravagé leur territoire, ils en étaient venus à une guerre ouverte. Les stratèges athéniens Kléomédès fils de Lykomédès et Tisias fils de Tisimakhos avec les forces ci-dessus établirent leur camp dans l'île de Mélos ; avant de ravager le territoire, ils envoyèrent une députation chargée de faire aux Méliens des propositions. Ceux-ci ne les introduisirent pas dans l'Assemblée du peuple ; mais les prièrent de communiquer aux magistrats et aux principaux citoyens l'objet de leur mission.
Voici les paroles des députés athéniens :
LXXXV. – « Vous ne nous permettez pas de parler devant le peuple pour éviter que la multitude ne se laisse tromper par un discours suivi, persuasif et sans réplique ; et c'est bien là votre raison de ne nous faire comparaître qu'en petit comité. Puisqu'il en est ainsi, vous qui siégez ici, procédez plus sûrement encore. Ne faites pas usage vous-mêmes d'un discours suivi ; répondez-nous point par point ; si nous avançons une opinion qui vous déplaise, réfutez-la sur-le-champ. Et, pour commencer, dites-nous si notre proposition vous agrée. »
LXXXVI. - Les magistrats de Mélos répondirent : « S'il s'agit de nous éclairer les uns les autres en toute tranquillité, nous n'avons rien à objecter. Pourtant la guerre, qui est à nos portes et qui ne saurait tarder, semble donner un démenti à vos propositions. Il est visible que vous vous instituez les juges de nos paroles ; finalement et selon toute vraisemblance, le résultat de cette conférence, si forts de notre droit nous refusons de céder, sera la guerre et, si nous nous laissons convaincre, la servitude. »
LXXXVII. - Les Athéniens. Si vous êtes réunis pour calculer les incertitudes de l'avenir ou pour toute autre raison, au lieu d'examiner les circonstances actuelles pour assurer le salut de votre patrie, nous interrompons l'entretien ; sinon, nous parlerons.
LXXXVIII. - Les Méliens. Il est naturel et pardonnable que, dans une situation critique, souvent les paroles et les pensées s'éloignent de la question traitée. Toutefois cette réunion a également pour objet notre salut, nous consentons donc à engager la discussion, sous la forme que vous avez indiquée.
LXXXIX. - Les Athéniens. De notre côté, nous n'emploierons pas de belles phrases ; nous ne soutiendrons pas que notre domination est juste, parce que nous avons défait les Mèdes ; que notre expédition contre vous a pour but de venger les torts que vous nous avez fait subir. Fi de ces longs discours qui n'éveillent que la méfiance ! Mais de votre côté, ne vous imaginez pas nous convaincre, en soutenant que c'est en qualité de colons de Lacédémone que vous avez refusé de faire campagne avec nous et que vous n'avez aucun tort envers Athènes. Il nous faut, de part et d'autre, ne pas sortir des limites des choses positives ; nous le savons et vous le savez aussi bien que nous, la justice n'entre en ligne de compte dans le raisonnement des hommes que si les forces sont égales de part et d'autre ; dans le cas contraire, les forts exercent leur pouvoir et les faibles doivent leur céder. XC. - Les Métiens. A notre avis - puisque vous nous avez invités à ne considérer que l'utile à l'exclusion du juste - votre intérêt exige que vous ne fassiez pas fi de l'utilité commune ; celui qui est en danger doit pouvoir faire entendre la raison, à défaut de la justice et, n'eût-il à invoquer que des arguments assez faibles, il faut qu'il puisse en tirer parti pour arriver à persuader. Vous avez, autant que nous, avantage à procéder de la sorte. En vous montrant impitoyables, vous risquez en cas de revers de fournir l'exemple d'un châtiment exemplaire.
XCI. - Les Athéniens. En admettant que notre domination doive cesser, nous n'en appréhendons pas la fin. Ce ne sont pas les peuples qui ont un empire, comme les Lacédémoniens, qui sont redoutables aux vaincus (d'ailleurs, ce n'est pas contre les Lacédémoniens qu'ici nous luttons), mais ce sont les sujets, lorsqu'ils attaquent leurs anciens maîtres et réussissent à les vaincre. Si du reste nous sommes en danger de ce côté, cela nous regarde ! Nous sommes ici, comme nous allons vous le prouver, pour consolider notre empire et pour sauver votre ville. Nous voulons établir notre domination sur vous sans qu'il nous en coûte de peine et, dans notre intérêt commun, assurer votre salut.
XCII. - Les Méliens. Et comment pourrons-nous avoir le même intérêt, nous à devenir esclaves, vous à être les maîtres ?
XCIII. - Les Athéniens. Vous auriez tout intérêt à vous soumettre avant de subir les pires malheurs et nous nous aurions avantage à ne pas vous faire périr.
XCIV. - Les Méliens. Si nous restions tranquilles en paix avec vous et non en guerre sans prendre parti, vous n'admettriez pas cette attitude ?
XCV. - Les Athéniens. Non, votre hostilité nous fait moins de tort que votre neutralité ; celle-ci est aux yeux de nos sujets une preuve de notre faiblesse ; celle-là un témoignage de notre puissance.
XCVI. - Les Méliens. Est-ce là la conception que vos sujets se font de l'équité ? Les cités qui n'ont avec vous aucune attache et celles que vous avez soumises - colonies athéniennes pour la plupart et parfois en révolte contre vous - les mettent-ils donc sur le même plan ?
XCVII. - Les Athéniens. Ce ne sont pas les arguments plausibles, pensent-ils, qui manquent aux uns et aux autres ; mais si quelques cités conservent leur indépendance, ils pensent qu'elles le doivent à leur puissance et que c'est la crainte qui nous empêche de les attaquer. Ainsi en vous réduisant à l'obéissance, non seulement nous commanderons à un plus grand nombre de sujets, mais encore par votre soumission vous accroîtrez notre sûreté, d'autant mieux qu 'on ne pourra pas dire qu'insulaires et moins puissants que d'autres, vous avez résisté victorieusement aux maîtres de la mer.
XCVIII. - Les Méliens. Comment ? Vous ne croyez pas que votre sûreté se confond avec une politique différente ? Puisque vous nous détournez de la considération de la justice pour nous inviter à n'envisager que l'utile, il faut à notre tour que nous tâchions de vous convaincre que notre intérêt et le vôtre se confondent. Comment de tous ceux qui sont neutres aujourd 'hui, ne vous ferez-vous pas des ennemis, quand ils verront votre conduite à notre égard et s'apercevront qu'un jour ou l'autre vous marcherez contre eux ? Et que faites-vous, sinon fortifier vos ennemis et déchaîner contre vous malgré eux ceux-là mêmes qui jusqu 'ici n'avaient jamais eu l'intention de vous montrer d'hostilité ?
XCIX. - Les Athéniens. Nullement ; les peuples les plus redoutables, à notre avis, ne sont pas ceux du continent ; libres encore, il leur faudra beaucoup de temps pour se mettre en garde contre nous. Ceux que nous craignons, ce sont les insulaires indépendants comme vous l'êtes et ceux qui déjà regimbent contre une domination nécessaire. Ce sont eux qui, en se livrant sans réserve à des espérances irréfléchies, risquent de nous précipiter avec eux dans des dangers trop visibles.
C. - Les Méliens. Voyons, si vous-mêmes n'épargnez rien pour maintenir votre empire et si des peuples déjà esclaves font tout pour secouer votre joug, nous qui sommes libres encore, nous commettrions la lâcheté et l'ignominie de ne pas tout tenter pour éviter la servitude ?
CI. - Les Athéniens. - Non, si vous délibérez sagement. Car il n'est pas question pour vous d'une lutte d'égal à égal où votre réputation soit en jeu et où il vous faille éviter la honte d'une défaite. C'est sur votre salut même que vous délibérez et vous avez à vous garder d'attaquer des adversaires bien plus puissants que vous.
CII. - Les Méliens. Eh bien ! nous savons que la fortune des armes comporte plus de vicissitudes qu'on ne s'y attendrait en constatant la disproportion des forces des deux adversaires. Pour nous, céder tout de suite, c'est perdre tout espoir ; agir, c'est nous ménager encore quelque espérance de salut.
CIII. - Les Athéniens. L'espérance stimule dans le danger ; on peut, quand on a la supériorité, se confier à elle ; elle est alors susceptible de nuire, mais sans causer notre perte. Mais ceux qui confient à un coup de dés tout leur avoir - car l'espérance est naturellement prodigue - n'en reconnaissent la vanité que par les revers qu'elle leur suscite et, quand on l'a découverte, elle ne laisse plus aucun moyen de se garantir contre ses traîtrises. Vous êtes faibles, vous n'avez qu'une chance à courir ; ne tombez pas dans cette erreur ; ne faites pas comme tant d'autres qui, tout en pouvant encore se sauver par des moyens humains, se sentent sous le poids du malheur trahis par des espérances fondées sur des réalités visibles et recherchent des secours invisibles, prédictions, oracles et toutes autres pratiques, qui en entretenant leurs espérances causent finalement leur perte.
CIV. - Les Méliens. Nous n'ignorons pas, sachez-le bien, qu'il nous est difficile de lutter contre votre puissance et contre la fortune ; il nous faudrait des forces égales aux vôtres. Toutefois nous avons confiance que la divinité ne nous laissera pas écraser par la fortune, parce que, forts de la justice de notre cause, nous résistons à l'injustice. Quant à l'infériorité de nos forces, elle sera compensée par l'alliance de Lacédémone, que le sentiment de notre commune origine contraindra, au moins par honneur à défaut d'autre raison, à venir à notre secours. Notre hardiesse n'est donc pas si mal fondée.
CV. - Les Athéniens. Nous ne craignons pas non plus que la bienveillance divine nous fasse défaut. Nous ne souhaitons ni n'accomplissons rien qui ne s'accorde avec l'idée que les hommes se font de la divinité, rien qui ne cadre avec les prétentions humaines. Les dieux, d'après notre opinion, et les hommes, d'après notre connaissance des réalités, tendent, selon une nécessité de leur nature, à la domination partout où leurs forces prévalent. Ce n'est pas nous qui avons établi cette loi et nous ne sommes pas non plus les premiers à l'appliquer. Elle était en pratique avant nous ; elle subsistera à jamais après nous. Nous en profitons, bien convaincus que vous, comme les autres, si vous aviez notre puissance, vous ne vous comporteriez pas autrement. Du côté de la divinité, selon toute probabilité, nous ne craignons pas d'être mis en état d'infériorité. Quant à votre opinion sur Lacédémone, dont vous escomptez qu'elle vous secourra pour ne pas trahir l'honneur, nous vous félicitons de votre naïveté, sans approuver votre folie. Les Lacédémoniens, il est vrai, entre eux et dans leurs institutions nationales, font preuve généralement de droiture ; mais dans leurs rapports avec les autres peuples, que n'y aurait-il pas à dire sur leurs procédés ! Pour tout dire en un mot : plus manifestement qu'aucun peuple de notre connaissance, ils appellent l'agréable l'honnête, et l'utile le juste ; une telle disposition d'esprit ne s'accorde guère avec vos folles prétentions sur votre salut.
CVI. - Les Méliens. C'est là précisément ce qui renforce au plus haut pont notre confiance. Nous sommes leurs colons et ils ne voudront pas, en nous trahissant, perdre la confiance des Grecs qui leur sont favorables et avantager leurs ennemis.
CVII. - Les Athéniens. Vous ne croyez donc pas que l'intérêt se confond avec la sûreté, tandis que le juste et l'honnête sont inséparables des dangers ? Et les Lacédémoniens se gardent bien en général de les braver.
CVIII. - Les Méliens. Eh bien ! nous pensons que pour nous secourir ils affronteront bien volontiers ces dangers et que les risques leur paraîtront moins grands avec nous qu'avec d'autres. Notre proximité du Péloponnèse facilite leur intervention et notre communauté d'origine les assure davantage de notre fidélité.
CIX. - Les Athéniens. Aux yeux de ceux dont on réclame l'assistance, la meilleure garantie n'est pas la sympathie de ceux qui les invoquent, mais la supériorité de leurs forces. C'est une considération à laquelle les Lacédémoniens sont particulièrement sensibles ; ils se défient de leur propre puissance et il faut que leurs alliés soient en nombre pour qu'ils marchent contre leurs voisins. Aussi est-il peu probable qu'ils passent dans une île, quand nous sommes maîtres de la mer.
CX. – Les Méliens. Ils pourront envoyer d’autres alliés. La me de Crête est vaste. Les maîtres de la mer auront moins de facilité à y poursuivre l’ennemi, que celui-ci à leur échapper. Admettons que les Lacédémoniens échouent sur ce point, ils pourront toujours se retourner contre votre territoire et contre ceux de vos alliés que n’a pas attaqué Brasidas. Et c’est moins pour un pays étranger qu’il vous faudra lutter que pour la défense de vos alliés et de votre pays.
CXI. - Les Athéniens. Si la chose arrive, elle ne nous surprendra pas. Vous-mêmes, vous n'ignorez pas que jamais la crainte d'autrui n'a fait abandonner un siège aux Athéniens. Mais voyons ! Nous avions convenu de délibérer sur votre salut et nous constatons que dans toutes vos paroles vous n'avez rien dit qui soit de nature à inspirer confiance à un peuple et l'assurer de son salut. Bien au contraire ! Vos plus fermes appuis ne consistent qu'en espérances à longue échéance et les forces dont vous disposez présentement sont insuffisantes pour vous assurer la victoire sur celles qui, dès maintenant, vous sont opposées. Ce serait la pire des imprudences, si après notre départ vous n'adoptiez pas une résolution plus sage. Vous ne vous laisserez pas égarer par ce point d'honneur qui si souvent perd les hommes au milieu de dangers sans gloire et menaçants. Que de gens, sans se faire illusion sur les risques qu'ils couraient, se sont laissés entraîner par l'attrait de ce mot : l'honneur ! Séduits par ce terme, ils sont tombés de leur plein gré dans des maux sans remède. Leur déshonneur est d'autant plus ignominieux qu'il est dû à leur folie et non à la fortune. En délibérant sagement, vous éviterez ce malheur et vous conviendrez qu'il n 'y a rien d'infamant à céder à un État puissant, dont les propositions sont pleines de modération, lorsqu'on vous offre de devenir ses alliés et ses tributaires, en vous laissant la propriété de votre sol. Puisque vous avez le choix entre la guerre et votre sûreté, vous ne prendrez pas le plus mauvais parti. Ne pas céder à ses égaux, mais se bien comporter avec les forts, user de modération avec les faibles : voilà les conditions essentielles de la prospérité d'un État. Réfléchissez donc ; après que nous nous serons retirés, dites-vous et redites-vous que c'est votre patrie qui est l'objet de vos délibérations. Elle seule est en cause, et une seule déhbération bonne ou mauvaise décidera de son avenir.»
CXII. - Les Athéniens se retirèrent de la conférence. Les Méliens, restés seuls, demeurèrent à peu de chose près sur leurs positions et firent cette réponse : « Notre manière de voir n'a pas varié, Athéniens. Nous nous refusons à dépouiller de sa liberté, en un instant, une cité dont la fondation remonte déjà à sept cents ans. Nous avons confiance dans la fortune qui, grâce aux dieux, l'a sauvée jusqu'à ce jour et dans l'aide des hommes et nous tâcherons de la conserver. Nous vous proposons notre amitié et notre neutralité ; mais nous vous invitons à évacuer notre territoire en concluant un traité au mieux de vos intérêts comme des nôtres. »
CXIII. - Telle fut la réponse des Méliens. Les Athéniens rompant la conférence répondirent : « Ainsi donc, d'après votre décision vous êtes les seuls, semble-t-il, à regarder l'avenir comme plus assuré que ce que vous avez sous les yeux. Votre désir vous fait considérer comme déjà réalisé ce qui est encore incertain. Votre fol espoir vous pousse à vous livrer entièrement aux Lacédémomens, à la fortune, à l'espérance. Vous vous en repentirez. »
CXIV. - Les députés athéniens regagnèrent l'armée. Les stratèges, devant l'obstination des Méliens, prirent immédiatement leurs dispositions d'attaque. Chaque contingent allié reçut un secteur et l'on se mit à investir la place. Puis les Athéniens laissèrent, sur terre et sur mer, des forces de siège composées de leurs troupes et des troupes alliées ; là-dessus ils se retirèrent avec la plus grande partie de leurs forces. La garnison demeura et poursuivit le siège.
CXV. - Vers la même époque les Argiens envahirent le territoire de Phliunte. Ses habitants, renforcés des bannis d'Argos, leur tendirent une embuscade et leur tuèrent environ quatre-vingts hommes. Les Athéniens de Pylos firent sur les Lacédémoniens un butin important. Ceux-ci, tout en se refusant à rompre la trêve, prirent une attitude hostile, en faisant proclamer par la voix du héraut, qu'ils autorisaient quiconque le voudrait à piller les Athéniens. Les Corinthiens se prévalurent de quelques différends particuliers pour prendre les armes contre Athènes. Les autres Péloponnésiens ne bougèrent pas. Une nuit les Méliens attaquèrent la partie de la circonvallation face au marché tenue par les Athéniens, ils tuèrent des hommes, enlevèrent des vivres et tout ce qu'ils purent trouver d'utile, puis ils rentrèrent dans la ville et se tinrent tranquilles. Les Athéniens par la suite firent meilleure garde. L'été prit fin.
CXVI. - L'hiver suivant, les Lacédémoniens se disposèrent à marcher contre l'Argolide. Mais les sacrifices pour le succès de l'expédition se révélèrent défavorables, aussi se retirèrent-ils.
Les Argiens prirent acte de cette intervention différée pour suspecter de complicité certains de leurs concitoyens ; on en arrêta quelques-uns ; d'autres prirent la fuite.
Vers la même époque les Méliens enlevèrent une autre partie de la circonvallation, où les Athéniens n'avaient que peu de troupes. Puis arriva d'Athènes une seconde expédition commandée par Philokratès fils de Déméas. Dès lors le siège fut mené avec vigueur ; la trahison s'en mêlant, les Méliens se rendirent à discrétion aux Athéniens. Ceux-ci massacrèrent tous les adultes et réduisirent en esclavage les femmes et les enfants. Dès lors, ils occupèrent l'île où ils envoyèrent ensuite cinq cents colons.
THUCYDIDE, Histoire de la Guerre du Péloponnèse, V, 84-116.
Traduction de Jean Voilquin, notes de Jean Capelle, Librairie Garnier Frères, Paris, sans date.
Traduction de Jean Voilquin, notes de Jean Capelle, Librairie Garnier Frères, Paris, sans date.
5 commentaires:
Bonjour,
Un bref commentaire pour signaler que les Athéniens du Vè siècle avant notre ère font des émules de nos jours :
Au cours d'une visite récente en Syrie, le président français Nicolas Sarkozy a fait les commentaires suivants sur la situation entre Israël et l'Iran :
"L'Iran prend un risque majeur à continuer le processus d'obtention du nucléaire militaire - ce qui est notre certitude - parce qu'un jour, quel que soit le gouvernement israélien, on peut se retrouver un matin avec Israël qui a frappé. (...) Il ne s'agit pas de savoir si c'est légitime, intelligent ou pas. Qu'est-ce qu'on fera à ce moment là? Ca sera la catastrophe. Il faut éviter cette catastrophe."
(Commentaire disponible à l'adresse suivante :
http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2008/09/04/01011-20080904FILWWW00395-l-iran-prend-un-risque-majeur-sarkozy.php )
"Il ne s'agit pas de savoir si c'est légitime" : on ne saurait trouver un plus bel aveu du mépris dans lequel les milieux dirigeants des pays occidentaux les plus puissants (comme la France, Israël ou les Etst-Unis) tiennent le droit international, dès lors que celui-ci ne sert pas leurs intérêts. Rappelons que l'article 2 de la charte de l'ONU interdit la menace d'utiliser la force dans les affaires internationales. Noam Chomsky le rappelait récemment dans l'article suivant :
http://www.chomsky.info/articles/20080806.htm
Pour moi, on ne peut pas appeler la position des Athéniens du Vè siècle avant JC, ou de Nicolas Sarkozy aujourd'hui, du "réalisme". Il s'agit purement et simplement de l'expression la plus brutale et la plus méprisable du cynisme dont ont toujours fait preuve les puissants tout au long de l'histoire.
Bonjour,
Merci de ce commentaire et de me faire connaître cette déclaration.
Je partage évidemment votre position sur le cynisme de cette position: sauf que l'appellation réaliste n'est pas de moi; c'est celle qui lui est traditionnellement donnée en philosophie politique. Machiavel, en ce sens, est un typique représentant de ce qu'on appelle le réalisme politique.
Bonjour,
Il est vrai que la citation a de quoi inquiéter mais Nicolas Sarkozy qui parle au nom d'Israël, ça ne paraît pas non plus sérieux !
Comme le rappelle aussi justement Chomsky dans son livre "Sauver le monde ou dominer la planète", les Etats-Unis et leur client ont une règle simple et cynique : ils n'attaqueront qu'un ennemi trop faible pour les inquiéter directement, hors l'Iran ne répond pas vraiment à ce critère.
Je ne pense pas qu'il s'agisse bien d'une menace de la part du président français mais d'une phrase en l'air et vide de tout sens comme on en a l'habitude : on peut remplacer les termes "Iran" et "Israël" par n'importe quels autres pays, ça aura le même sens. Par exemple, on peut utiliser un couple comme Pakistan-Inde, la conséquence en serait aussi une "catastrophe".
Ce "réalisme" dont vous parlez correspond bien à une réalité vieille comme l'humanité elle-même : le puissant a raison. Et il ne faudrait pas attendre de cette puissance qu'elle cède quoique ce soit au risque de se voir remise en cause (trait d'ailleurs bien visible dans les répliques des Athéniens). Ainsi, l'Afrique nous sert de paillasson, on peut envahir si ça nous chante et les riches s'enrichissent jusqu'à des sommes qui n'ont plus aucune signification ! Effectivement, c'est cynique, brutal mais notre monde est simplement basé dessus ... ce sont aux peuples de changer la donne mais le chemin est encore long.
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