mercredi, février 04, 2009

INTRODUCTION À L’ÉTHIQUE - LA SCIENCE ET L’ÉTHIQUE – 2/5

[Le texte est amputé de ses notes. Si vous voulez le reproduire ou l'utiliser, contactez-moi.]


I. Grandeur et déclin de la théorie de Kholberg

Les travaux de Lawrence Kohlberg (1927-1987) s’inscrivent dans la continuité de ceux du psychologue suisse Jean Piaget (1896-1980) et sont fortement marqués par une orientation kantienne .

Kohlberg a imaginé des «dilemmes moraux» [Voir encadré] et interrogé ses sujets (enfants, adolescents, adultes) à leur propos. Ce qui l’intéressait, plus que les réponses données, c’étaient les justifications mises de l’avant par ses sujets pour décider si une action était juste ou non.


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Un exemple de problème moral utilisé par Kholberg: le dilemme de Heinz

Il y avait en Europe une femme atteinte d’un cancer incurable et qui était sur le point de mourir. Or, il existait un médicament que les médecins estimaient susceptible de la sauver. C’était une sorte de radium qu’un pharmacien de la même ville avait récemment découvert. Le médicament était cher à fabriquer et le pharmacien en demandait dix fois le prix de vente : il payait 200 dollars pour le radium et demandait 2000 dollars pour une petite dose de médicament.

Heinz [le mari de cette femme] était allé voir tous les gens qu’il connaissait afin de leur emprunter de l’argent pour l’achat du médicament : mais il n’avait réussi à réunir que 1000 dollars, soit la moitié du prix demandé. Il était allé dire au pharmacien que sa femme était en train de mourir et lui demander de lui vendre le médicament moins cher ou encore de lui permettre de le payer plus tard. Mais le pharmacien avait répondu: «Non. J’ai découvert ce médicament et je veux gagner de l’argent avec lui». Alors Heinz, désespéré, décida d’entrer par effraction dans le magasin afin de voler le médicament pour sa femme.
Que pensez-vous de cette décision?

KOHLBERG, Lawrence, « The Just Community Approach to Moral Education in Theory and Practice», dans : BERKOWITZ, Marvin W., Moral Education. Theory and Application, Lawrence Erlbaum Associates, Hillsdale, New Jersey, London, 1985. Pages 29-31.

Traduction : Normand Baillargeon
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En bout de piste, Kohlberg a soutenu qu’il existait des stades du développement moral, faisant progressivement passer de l’hétéronomie à l’autonomie morale selon une séquence invariable, universelle et irréversible que tous, cependant, ne parcourent pas en entier. Kohlberg soutient finalement qu’à chaque stade survient une réorganisation de l’équipement cognitif des sujets et que ceux-ci voient le nouveau stade atteint comme étant supérieur au précédent.

Il existerait ainsi, selon lui, six stades, divisés également en trois types de moralité .(Kohlberg proposera plus tard un stade 4 et demi, reviendra sur sa description du stade 6 et ajoutera même un septième stade, dit «mystique» : mais nous pouvons sans mal nous permettre de négliger ces révisions ici.)

Au plus bas de l’échelle, celui de la moralité pré-conventionnelle, les jeunes enfants ont d’abord (stade 1, égoïsme, de 2-3 ans, jusqu’à 5-6 ans, environ) des jugements moraux très hétéronomes, justifiés par la peur des punitions ou l’anticipation de récompenses; un peu plus âgés (stade 2, instrumentalisme, entre 5 et 7 ou 8 ans environ), ils restent égocentriques et pragmatiques et cherchent à combler leurs besoins (et parfois ceux des autres), mais dans une perspective «donnant-donnant».

La moralité dite conventionnelle suit.

Elle s’amorce par un moment (stade 3, conventionnalisme, entre 7 et 12 ans, environ) dit «du bon petit garçon/de la bonne petite fille», où ce qui compte est de satisfaire les attentes du milieu et du groupe d’appartenance, et se conclut sur un stade 4 (contractualisme, entre 10 et 15 ans environ) orienté vers le respect de la loi et le maintien de l'ordre, vers l’autorité et les règles, strictes et précises, de la société.

La moralité post-conventionnelle, qui suit, est celle de l’autonomie et de la recherche de principes indépendants des groupes et même de mon éventuelle appartenance à un groupe.

Le stade 5 (conséquentialisme), qui survient vers 15-16 ans quand il survient (mais il arrive aussi qu’il commence plus tôt), est le moment légaliste du contrat social — généralement avec tendance utilitariste. L’individu se perçoit alors comme un contractant librement lié aux autres, ce lien étant fondé sur l’estimation rationnelle des bienfaits découlant du respect de certaines règles.

Le dernier stade (stade 6) est orienté par et vers des principes éthiques universels, que l’individu reconnaît et vit comme autant d’exigences intérieures et qui, en cas conflit avec les lois ou les normes socialement convenues, auront préséance sur elles.
Kohlberg, on l’a vu, pensait décrire là une séquence invariable, universelle et irréversible : nous commencerions tous, enfant, au stade pré-conventionnel; puis nous franchirions les stades, qui sont progressivement qualitativement supérieures les uns aux autres , dans l’ordre où il les a exposés, pour, dans la grande majorité des cas, aboutir au stade conventionnel, où se trouveraient la plupart des adultes. Selon Kohlberg, en effet, le stade post-conventionnel n’est atteint que par une minorité de gens (de l’ordre d’une personne sur quatre ou sur cinq de la population adulte.)

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Heinz doit laisser mourir sa femme :

Stade 1 : parce que sinon les gendarmes vont le mettre en prison.
Stade 2 : parce qu’ainsi il pourra se trouver une autre femme.
Stade 3 : parce que ses collègues ne l'accepteraient pas comme voleur.
Stade 4 : parce que le vol est interdit par la loi.
Stade 5 : parce que le droit de propriété est à la base des législations démocratiques.
Stade 6 : parce que le droit de propriété est un principe universel.

Heinz doit voler le pharmacien :

Stade 1 : parce que sinon Dieu le punirait de laisser mourir sa femme.
Stade 2 : parce qu'il veut que sa femme puisse encore lui faire à manger.
Stade 3 : parce que ses collègues n'accepteraient pas son manque d'égard vis-à-vis de sa femme.
Stade 4 : parce que la non-assistance à personne en danger est punissable par la loi.
Stade 5 : parce que la santé est un principe de bien-être.
Stade 6 : parce que le droit à la vie est un principe universel.

Différentes «solutions» au dilemme de Heinz, selon les stades

(D’après : LELEUX, C., Réflexions d’un professeur de morale. Recueil d’articles 1993-1994, Démopédie, Bruxelles, 1997. Page 8.)
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À compter des années 80, de très nombreuses critiques vont peu à peu éroder ce bel édifice qui, de nos jours, n’a plus guère d’ardents défenseurs — tandis que l’idée d’une théorie unifiée du développement moral est elle-même accueillie avec un très grand scepticisme.

Voici quelques-unes de ces critiques adressées aux idées de Kohlberg.

Pour commencer, la méthode des dilemmes moraux met l’individu en situation d’examiner — puis éventuellement d’adopter — des actions qui, typiquement, ont ou auront des conséquences pour autrui : or, compte tenu de l’égocentrisme et de l’hétéronomie qui caractérisent les stades 1 et 2, beaucoup ont contesté qu’il soit possible de parler, dans leur cas, de stades véritablement moraux.

De plus, les réponses à de tels dilemmes indiquent-elles bien ce qu’une personne ferait réellement si elle était vraiment placée devant une telle situation? Mais les actions posées ne sont-elles pas un meilleur indice du développement moral? Et un nombre considérable de facteurs autres que le raisonnement moral ne contribue-t-il pas à l’adoption de nos conduites morales (ou non)?

On a par ailleurs fait remarquer que la définition et la description par Kholberg des stades les plus élevés de la moralité témoigne à la fois de l’adoption de choix philosophiques (kantiens, pour l’essentiel) et de valeurs propres à un moment historique et civilisationnel donné, tous deux discutables. De plus, la grande place qui est faite dans le système de Kohlberg au raisonnement moral conscient, aussi bien pour le développement moral que pour l’adoption de comportements moraux, a été contestée par diverses recherches contemporaines qui invitent au contraire, comme on le verra plus bas, à considérablement la minorer. Dans les faits, le sophistiqué raisonnement moral qui intéressait Kohlberg ne se manifesterait guère et n’interviendrait qu’après coup, pour justifier à soi-même ou aux autres une action qui a été choisie «intuitivement».

De nombreux débats ont également eu lieu à propos de la validité et la fiabilité des procédures et échelles de mesure utilisées par Kohlberg pour classer ses sujets. C’est d’ailleurs de là qu’est venue la plus célèbre des critiques adressées à Kohlberg.
Celui-ci avait en effet comme collaboratrice Carol Gilligan (1936) et celle-ci remarqua que les échantillons étaient majoritairement constitués de garçons et que le système de notation retenu était biaisé en faveur de réponses faisant intervenir des principes et contre des réponses se situant plutôt sur un plan «relationnel». Gilligan pouvait ainsi expliquer une étonnante conclusion de Kohlberg, qui pensait avoir constaté qu’en moyenne les filles parviennent à des stades de développement moral inférieurs à ceux des garçons.

Kohlberg a pris ces critiques au sérieux et revu ses échelles et ses échantillons.

Cela fait, les garçons et les filles arrivaient en moyenne aux mêmes stades. Gilligan, elle, a tiré une tout autre conclusion de ces observations. Selon elle, les femmes ont, typiquement, une autre manière de penser l’éthique, d’en parler (le très célèbre livre qu’elle écrira à ce sujet s’appelle d’ailleurs : D’une voix différente), et de la pratiquer, une manière moins axée sur les conséquences ou les principes, que sur ce qu’elle nommera : la «sollicitude» (en anglais : care).

Mais existe-t-il vraiment une telle voix féminine? Si oui, comment l’expliquer? Et d’où vient-elle? Enfin, qu’est-ce que tout cela signifie plus concrètement pour l’éthique?

Toutes les réponses à ces questions sont controversées, comme on le verra plus loin dans cette série.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

J'aimerais simplement vous remercier pour ce texte!

Ça me donne le goût de pousser plus loin :)

Normand Baillargeon a dit…

@Noisette sociale: Merci de ce mot: ça me fait bien plaisir. Et sur ce sujet, on n'en finit pas de pousser plus loin, comme vous le savez.

Normand

Unknown a dit…

Bonjour et merci pour cette synthèse que j'apprécie.

J'ai une bonne raison de m'intéresser encore à ce modèle malgré les arguments tendant à démontrer son obsolescence.

En fait il me sert de référentiel pour approcher certains comportements dans le domaine "commercial".
Lorsque je suis confronté à des attitudes d'adultes qui semblent agir sans moralité ("fric à tout prix"), il est intéressant de postuler que leur développement moral ne s'étant pas produit normalement, ils sont restés "bloqués" à l'un ou l'autre stade.

Et d'observer alors que bien d'autres aspects de leur vie privée "cadrent" avec l'hypothèse.

Exemple vécu: un "vendeur" sans vergogne qui, malgré ses 40 ans, vit au quotidien (professionnel) la peur du gendarme et qui, comme parent, se comporte comme un pair avec ses propres enfants.

Et comme je ne suis professionnellement ni psy ni socio, je me contente bien volontiers de cette approche au vu des services qu'elle me rend.

Labeole