[Pour le prochain Monde Libertaire. Les notes sont absentes de cette pré-publication]
En décembre prochain, ceux qu’Adam Smith appelait ‘les Maîtres’ vont se réunir à Copenhague dans le but de parvenir à un accord sur le réchauffement planétaire, accord qui doit faire le suivi du Protocole de Kyoto, de 1997.
Certes, bien des données pointues restent discutables dans le dossier du réchauffement climatique et les spécialistes ont aujourd’hui et auront encore demain bien des occasions de débattre : la science est ainsi faite. Mais il n’y a plus guère de gens crédibles et désintéressés pour remettre en doute la réalité de la situation et son caractère des plus urgent est de moins en moins mis en doute.
Une situation alarmante
Un des documents jugés important par la plupart des observateurs compétents dans ce dossier est le Stern Review on the Economics of Climate Change , qui a été publié en 2006. L’an dernier, il a été mis à jour. À cette occasion, Stern rappelait que le rapport de 2006 avait «sous-estimé les risques [liées au réchauffement climatique] et sous-estimé les dommages associés à des accroissement de températures ». Stern concluait que le 1% du PIB qu’on croyait auparavant nécessaire pour atténuer les effets du changement climatique devrait donc être doublé.
Pire encore : il ne manque désormais pas de gens pour soutenir que la situation est maintenant si grave que le moment où il sera trop tard approche dangereusement. Quand en sera-t-on là?
Le Groupe d’expert international sur le climat (GIEC) fixe à 2015 le moment où les émissions planétaires doivent absolument plafonner avant de décroître — si on veut éviter le pire.
De son côté, Bill McKibben, une voix crédible et pondérée, ouvrait en juin dernier par ces mots terrifiants sa recension dans la prestigieuse New York Review of Books d’un livre de Stern: «L’année 2009 pourrait bien être l’année décisive en ce qui a trait à la relation de l’espèce humaine avec la planète qui l’abrite». 350 parties par million (ppm) de gaz carbonique dans l'atmosphère étant selon McKibben «le seuil de sécurité climatique pour l'humanité» (nous en sommes à quelque chose comme à 387), il a nommé son mouvement : 350.org . McKibben appelle à une journée d’action sur le climat le 24 octobre prochain.
Chomsky, de son côté, cite un rapport d’un très sérieux groupe de travail du MIT qui conclut lui aussi que la situation est encore plus grave qu’on ne le pensait : selon ce rapport, les modèles les plus crédibles montrent à présent que sans une intervention rapide et massive, le problème sera bientôt deux fois plus sévère qu’on ne l’estimait il y a six ans et peut-être pire encore. Ce rapport permet, à l’aide de roulettes colorées, de visualiser les risques que court l’espèce : en les dévoilant, le chercheur principal a déclaré qu’il était hors de question que l’humanité prenne de tels risques — et joue à la roulette, si on ose dire.
C’est pourtant ce qu’on fait. Et les perspectives pour la conclusion de l’indispensable accord minimal que d’aucuns attendaient de la conférence de Copenhague sont bien mauvaises, mauvaises au point où, au moment où je rédige ces lignes, Ban Ki-moon, en désespoir de cause, a convoqué 100 chefs d’États à une séance extraordinaire et en a appelé à leur conscience. Peine perdue. La conférence n’a pas été un succès. Le premier ministre du Canada ne s’y est carrément pas présenté — mon pays est un des pires en matière de contribution au réchauffement de la planète.
La situation, on le voit, est tragique. Mais cette gravissime crise est aussi, il me semble, une occasion en or de faire valoir nos idées, une sorte de Klondike pour tous les chercheurs de l’or de la révolution.
Les causes de cette démente course vers l’abîme
Il y a longtemps que nous autres anarchistes avons déployé, sur de nombreux plans, une forte critique de l’économie de marché. Le moment est propice à rappeler que les événements en cours non seulement confirment ces analyses, mais que celles-ci permettent aussi, hélas, de prédire qu’il y a de fortes chances qu’à en rester dans le cadre de cette économie, nos actuels problèmes sont insolubles.
Je ne veux pas m’étendre ici sur ces thèmes, que tous et toutes ici connaissent bien. Mais n’est-ce pas, plus que jamais en ces heures où la planète surchauffe, le moment de rappeler que le mécanisme du marché incorpore des déficiences unanimement reconnues qui rendent extrêmement problématique la prise en charge de questions comme celle du changement climatique? D’autant qu’il est centré sur les effets à court terme des interactions, ces effets étant eux-mêmes largement réduits à une question de profits ou de pertes? Et encore que le marché tend immanquablement à négliger les effets d’un contrat sur les non-contractants et à en faire ainsi porter par des tiers les effets négatifs (ce qu’on appelle pieusement les «externalités»)? D’expliquer qu’il devient extrêmement difficile dans ce cadre de penser à long terme et de prendre en compte nos petits-enfants (sans rien dire des plus pauvres de nos contemporains, eux qui ont fait le moins pour causer la calamité en cours, mais dont ils souffrent et souffriront le plus)? Et qu’en conséquence, il faut sortir de ce cadre pour espérer éviter le pire?
Considérez Kyoto. Les plus gros pollueurs ayant historiquement été les pays les plus riches, c’est à eux que les plus importants sacrifices (si on peut dire) étaient demandés en 1997 : par exemple, ils devaient en 2012 avoir réduit de 6 à 8%, en moyenne, leurs émissions de gaz à effet de serre. Or, en 2007, les Etats-Unis les avaient … augmentées de 16% par rapport à 1990!
Considérez encore ce marché du carbone, imaginé à Kyoto, qui se met en place depuis quelques années et qui permet aux pays industrialisés d’obtenir et d’échanger leur quota d’émissions (des crédits-carbones) : en bout de piste, loin d’être un outil de réduction des émissions, ils permettent aux pays riches de continuer à polluer à leur guise . Vadana Shina, qui rapporte les analyses du mécanisme effectuées par le Breakthrough Institute , dit avec raison que l’élaboration de ce marché revient à jouer du violon pendant que Rome flambe.
Tout cela doit être dit, expliqué, diffusé.
Mais nous devons aussi avoir quelque chose de sain et de crédible à proposer en lieu et place : or, j’ai souvent argué qu’une des grandes faiblesses de nos mouvements, qui ont par ailleurs tant d’indéniables qualités, se situe à ce niveau précis. Je redis donc qu’à mon sens, plus que jamais il nous faut travailler à de telles propositions d’alternatives libertaires à mettre en avant.
Par contre, sur ce qu’il convient de faire face aux périls qui nous guettent, notre histoire montre clairement la voie à suivre, loin de tout attentisme et de toute délégation : l’action directe. Et bonne nouvelle: elle qui n’est jamais disparu fait même en ce moment un retour en force. Nous devrions être aux premiers rangs.
L’action directe
Il faut en convenir : les anarchistes n’ont pas le monopole de l’action directe. Mais elle reste bien, selon les mots d’Emma Goldman, « la conséquence logique et consistante » de leurs positions fondatrices. Et c’est pourquoi lorsque j’observe une pratique d’action directe dirigée contre un objectif légitime et menée de manière efficace, festive, inclusive et pédagogique, quelque chose en moi se réjouit et me murmure que tout n’est pas perdu.
En parlant d’action directe, on songera peut-être d’abord à ces multiples cas d’occupation d’usine et de séquestrations de patrons qui ont agité le printemps et l’été français. C’est juste. Mais on songera aussi à des actions comme celle de ces jeunes Anglais qui, cet été, se sont littéralement collés, avec de la vraie colle, au sol de la Royal Bank of Scotland pour protester contre les investissements de l’institution dans les combustibles fossiles.
Car sur le terrain de la lutte contre le réchauffement planétaire, de vastes actions collectives inspirantes ont en effet commencé et un authentique activisme climatique se met en branle. Considérez ce qui se passe en ce moment en Grande Bretagne et qui est en train d’essaimer ailleurs, et notamment au Canada, au Danemark, en France et au Pays-Bas ,à savoir ces diverses actions menées depuis 2006 contre le réchauffement planétaire dans le cadre des Camps for Climate Action.
Longuement préparés par des volontaires opérant sur une base consensuelle, financés par des dons, ces camps se tiennent sur un lieu choisi pour ce qu’il représente sur le plan environnemental et que ciblera en bout de piste l’action principale de la rencontre — tentative de fermeture ou occupation.
Un camp est l’occasion de la tenue de nombreux ateliers d’information et de démonstration, en pratique, de la possibilité d’un mode de vie infiniment moins dommageable pour l’environnement : on y utilise l’énergie solaire, de l’huile de cuisson et des matériaux recyclés, et ainsi de suite. L’action directe donne ainsi à ceux qui agissent de précieux aperçus sur le monde qui pourrait être.
C’est le cas aujourd’hui et ce l’était hier. L’historien Howard Zinn rapporte à ce sujet les propos du maire de Seattle qui, en 1919, fut confronté à une grève générale paralysant la ville : « Il est vrai qu’il n’y a eu ni coups de feu ni bombes ni morts. La révolution peut se passer de violence. La grève générale, telle qu’elle est pratiquée à Seattle est en elle-même l’arme de la révolution, d’autant plus dangereuse qu’elle est pacifique. […] elle met hors service le Gouvernement et c’est là l’élément essentiel de toute révolte, peu importe comment on y parvient ».
Prendre part à tous ces mouvements et à toute cette agitation qui s’annonce en cet automne militant, y être présent en évoquant nos analyses, nos idéaux et nos solutions de rechange est une tâche plus urgente que jamais.
Mais je sais bien que je n’apprends rien à personne en le rappelant. Et pour terminer sur une note d’espoir, on me permettra de citer Voltairine de Cleyre, si chère à mon cœur :«La guerre sociale se poursuivra, malgré toutes les déclarations hystériques de tous ces individus bien intentionnés qui ne comprennent pas que les nécessités de la Vie puissent s’exprimer ; malgré la peur de tous ces dirigeants timorés ; malgré toutes les revanches que prendront les réactionnaires ; malgré tous les bénéfices matériels que les politiciens retirent d’une telle situation. Cette guerre de classe se poursuivra parce que la Vie crie son besoin d’exister, qu’elle étouffe dans le carcan de la Propriété, et qu’elle ne se soumet pas. Et que la Vie ne se soumettra pas.»
mercredi, septembre 30, 2009
lundi, septembre 28, 2009
BERTRAND RUSSELL EN BD!
Les personnes qui lisent ce blogue connaissent mon affection pour Bertrand Russell (la réédition de ses Principes de reconstruction sociale est un travail dont je suis bien content et honoré de l'avoir fait).
Mais voilà qu'arrive en anglais, après avoir connu du succès en grec, une BD consacrée à Russell et aux fondements des mathématiques. J'ai très hâte de la lire.
En attendant sa sortie, prochaine, on peut en visualiser des passages ici.
Le New York Times le recense ici.
Mais voilà qu'arrive en anglais, après avoir connu du succès en grec, une BD consacrée à Russell et aux fondements des mathématiques. J'ai très hâte de la lire.
En attendant sa sortie, prochaine, on peut en visualiser des passages ici.
Le New York Times le recense ici.
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2- ÉPISTÉMOLOGIE: LA TRADITION EMPIRISTE - LOCKE, BERKELEY, HUME
[Je suis encore à l'écriture de cette introduction à la philosophie promise à un éditeur.
Je consacrerai finalement deux chapitres à l'épistémologie. Le premier traite des épistémologies rationalistes et empiristes. Voici la section de ce chapitre qui porte sur l'empirisme. Les encadrés présentant des doses de ceci-cela sont une des contraintes de l'éditeur.
Commentaires et suggestions sont plus que bienvenus.]
***
Nous commencerons comme il se doit par un rappel des idées avancées par John Locke (1632-1704), généralement considéré comme le fondateur de l’école empiriste anglaise.
L’œuvre de Locke, qui était à la fois médecin et philosophe, a exercé dans l’histoire des idées une très grande influence. En philosophie politique, on reconnaît généralement en lui un des fondateurs du libéralisme politique, une doctrine qui aura une très grande postérité et dont nous reparlerons dans cet ouvrage. En épistémologie, il inaugure la position empiriste, qui aura une riche descendance.
Locke est un contemporain (et même un ami) d’Isaac Newton (1642-1727) et on pourra commodément présenter l’empirisme qu’il va proposer comme un théorie atomique ou corpusculaire de l’esprit et de la connaissance, justement avancée sur le modèle de la mécanique newtonienne, qui est une théorie atomique (ou corpusculaire) de la matière.
Ce que Locke veut montrer, et c’est là toute l’ambition de l’empirisme, c’est que toute notre connaissance provient de l’expérience, ou encore, selon la formule médiévale, que «Nihil est in intellectu, quod non prius fuerit in sensu», c’est-à-dire que : «Rien n’est dans l’esprit qui n’ait d’abord été dans les sens». C’est là un très vaste programme et Locke reconnaît modestement qu’il va surtout s’agir pour lui de l’amorcer, en écartant les erreurs et contresens qui s’opposent à sa réalisation.
Pour ce faire, il doit d’abord rejeter la thèse cartésienne et rationaliste selon laquelle il existerait des idées innées : si cette thèse est accordée, le programme empiriste est d’avance voué à l’échec, puisque toute notre connaissance ne proviendrait pas de l’expérience.
Locke ouvre donc son Essay concerning Human Understanding (1ère édition, 1689) en avançant des arguments destinés à convaincre ses lecteurs qu’il n’existe pas d’idées innées. Le savoir mathématique, par exemple, dira Locke, qu’invoquent les rationalistes, est démonstratif et il faut apprendre ces démonstrations et les suivre pas à pas; les prétendues vérités évidentes et tenus pour cela pour innées se révèlent ne pas être tenues pour telles divers en divers lieux ou à divers moments — elles sont en ces lieux ou à ces moments ou inconnues ou refusées; d’autres sont incompréhensibles à certaines personnes; de plus, si ces idées innées existaient, elles seraient plus visibles encore chez les enfants que chez les adultes, les premiers étant moins affectés par les us, coutumes et conventions de leur société : or, ce n’est manifestement pas le cas et les enfants doivent les apprendre.
Pour finir, ajoute Locke, une théorie qui expliquerait le fonctionnement de l’esprit et la connaissance humaine sans recourir aux idées innées et qui le ferait aussi bien que les théories rationalistes, qui y ont recours, sera préférable à ces dernières parce que plus simple et faisant intervenir moins d’entités.
Il suggère donc que l’esprit est au point de départ, chez le bébé qui vient au monde, une tabula rasa, un tableau vide, et que ce sont les impressions reçues des sens qui vont peu à peu inscrire sur ce tableau ce qui deviendra l’ensemble des connaissances de cette personne.
Les sensations, fournies par l’expérience ; la réflexion de l’esprit sur ces sensations (lequel esprit, à défaut d’idées innées, possède donc des capacités innées) : avec ces seuls outils, Locke croit pouvoir reconstruire notre savoir et tout ce qui peuple notre esprit.
Nous n’entrerons pas ici dans le détail de cette longue et complexe démonstration. Mais il convient néanmoins de rappeler trois paires distinctions que Locke déploie.
La première distingue les idées simples et les idées complexes. Les idées simples sont en quelque sorte les atomes insécables de l’épistémologie de Locke et de sa théorie de l’esprit : elles proviennent typiquement d’un sens, ne peuvent être décomposées et ne sont connues que par l’expérience : la couleur rouge, le froid de la glace, la saveur de l’orange, en sont des exemples. Les idées complexes sont issues soit des combinaisons de ces idées simples (l’idée de pomme est construite avec les idées simples de rouge, de sphérique, etc.), soit de leur comparaison (plus grand que, par exemple), soit de leurs relations (avant, après, loin, au sud de, etc.) soit de l’abstraction (amour, par exemple).
La deuxième paire nous est familière: c’est la distinction entre qualités premières inhérentes aux objets et qualités secondes, qui dépendent de l’observateur et de ses organes de perception : ce sont des potentialités de l’objet et de ses qualités premières produites en nous. Prenons un pomme et posons là sur une table: sa forme, sa solidité, sa taille, le fait qu’il y en ait une, qu’elle soit située à tel endroit, immobile ou en mouvement, en sont des qualités premières ; mais sa saveur, sa couleur, le bruit qu’elle fera si elle tombe de la table en sont des qualités secondes : elles sont causées par la pomme et ses qualités premières dans notre esprit et n’ont pas d’existence hors d’elle.
La troisième et dernière paire de distinction a trait aux idées particulières et aux idées générales. Locke n’a aucun mal à rendre compte de la présence en notre esprit d’idées particulières, même complexes. Mais qu’en est-il des idées générales ? Comment en vient-on à en posséder et que sont-elles ? Locke est pleinement conscient de l’ampleur de cette difficulté pour toute épistémologie: «Puisque, demande-t-il, toutes les choses qui existent sont seulement particulières, comment en vient-on à utiliser de termes généraux ?».
La réponse de Locke est qu’il s’agit d’idées complexes créées par abstraction. «Les mots deviennent généraux lorsque nous en faisons les signes d’idées générales : et des idées deviennent générales quand nous les séparons de leurs circonstances de temps, de lieu et de toutes autres idées qui pourrait les consigner à telle ou tel existence. C’est de cette manière, par abstraction, qu’elles sont capables de représenter plus d’une chose individuelle ; »
Au réalisme platonicien, qui croit en l’existence d’Idées, Locke oppose donc une théorie de l’abstraction selon laquelle ayant noté certaines caractéristiques communes à des objets, nous assignons un nom à cette caractéristique. Les catégories générales n’existent donc pas en elles-mêmes, comme le pensait Platon : elles sont des concepts créés par abstraction — et la position de Locke est pour cette raison appelé le conceptualisme.
Les idées de Locke sont souvent d’abord reçues comme exprimant une épistémologie et une théorie de l’esprit finalement assez proches du sens commun et éminemment raisonnables. Elles génèrent pourtant de graves problèmes et, comme on va le voir, l’empirisme est devenu de plus en plus difficile à croire et de moins en moins attrayant à mesure qu’il a tenté de résoudre ces problèmes.
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Une dose pour avoir l’air intelligent
La pirouette de Locke devant la notion de substance
Un de ces malaises est déjà présent chez Locke, quand il traite de cette notion de substance, capitale dans la position rationaliste. Qu’one en juge : « Aussi, toute personne examinant sa notion de pure substance en général, découvrirait qu’il n’en a absolument aucune autre idée que la supposition seule d’un je-ne-sais-quoi, support de qualités capables de produire en nous des idées simples ; et ces qualités sont communément appelées accidents. Si l’on demandait quelle est la chose à laquelle sont inhérents la couleur ou le poids, il ne trouverait à dire que : « Les éléments étendus solides ». Et si on lui demandait la nature de ce en quoi inhèrent cette solidité et cette étendue, il ne serait pas dans une situation meilleure que l’Indien déjà cité ; il disait que le monde était soutenu par un grand éléphant, et on lui demanda : « Sur quoi l’éléphant repose-t-il ? » ; il répondit : « Sur une grande tortue » ; mais on insista : « Qui soutient la tortue au large dos ? », et il répliqua : « Quelque chose, je ne sais quoi ». (Essai philosophique concernant l'entendement humain, Livre II, chapitre 23, 2)
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L’immatérialisme de Berkeley
On doit au jeune George Berkeley (1685-1753) une position épistémologique et métaphysique étrange, mais frustrante tant elle est difficile à réfuter : l’idéalisme subjectiviste ou immatérialisme.
Berkeley, qui deviendra évêque, était horrifié des conséquences qu’il pressentait que pouvaient avoir sur la religion et sur la foi la science et le matérialisme des Lumières et il s’en est pris à l’empirisme qu’il tenait pour leur fondement. Sa critique porte d’autant qu’elle procède de l’admission provisoire des principales thèse empiristes, afin de montrer que leur admission même conduit à conclure que la position est intenable à moins de faire intervenir Dieu!
Dès l’ouverture de son Traité sur les principes de la connaissance humaine, Berkeley accorde donc à l’empiriste sa thèse quant à l’origine de la connaissance humaine : celle-ci provient bien de données des sens qui sont présentes à l’esprit.
Mais Berkeley conteste aussitôt la distinction que prétendait établir Locke entre qualités premières et qualités secondes.
Cette distinction, argue Berkeley, est factice et intenable puisque dans l’expérience, ce ne sont toujours que des impressions subjectives que je reçois — ce que Berkeley appelle des idées : certes, Locke l’accorde pour les qualités secondes; mais il n’a aucune raison de ne pas l’accorder aussi pour les qualités premières. La dureté, la localisation dans l’espace, le nombre, etc. sont, elles aussi, des idées et ne sont rien en dehors d’elles. Avec Berkeley, considérez par exemple une cerise: «Je vois cette cerise, je la touche, je la goûte, je suis sûr que le néant ne peut être vu, touché ou goûté: la cerise est donc réelle. Enlevez les sensations de souplesse, d'humidité, de rougeur, d'acidité et vous enlevez la cerise, puisqu'elle n'existe pas à part des sensations. Une cerise, dis-je, n'est rien qu'un assemblage de qualités sensibles et d'idées perçues par divers sens : ces idées sont unies en une seule intelligence parce que celle-ci remarque qu'elles s'accompagnent les unes les autres. Ainsi quand le palais est affecté de telle saveur particulière, la vue est affectée d'une couleur rouge et le toucher d'une rondeur et d'une souplesse, etc. Aussi quand je vous, touche, et goûte de ces diverses manières, je suis sûr que la cerise existe, qu'elle est réelle; car, à mon avis, sa réalité n'est rien si on l'abstrait de ces sensations.» (Dialogues d'Hylas et Philonous, III, Montaigne p. 183.)
Locke était donc mal avisé de prétendre distinguer entre deux types de qualités, certaines supposées inhérentes à l’objet extérieur, les autres dépendre de l’application à cet objet de notre appareil perceptif. Nous ne connaissons le monde que par des données des sens et ces données des sens sont ce que nous appelons le monde.
Mais il y a pire encore: Locke voulait ensuite attribuer ces qualités à une mystérieuse substance, à propos de laquelle, de son aveu même, il ne pouvait rien dire. Et pour cause, poursuit Berkeley, puisqu’on n’a aucune raison de supposer qu’elle existe. Locke, ici, n’a pas été fidèle aux préceptes empiristes qui enjoignent de ne pas multiplier les entités nécessaires à l’explication d’un phénomène donné. Des idées existent en nous et il y a un esprit (le nôtre) qui les perçoit. La mystérieuse substance, la supposée matière non perçue et inconnue qui se situerait derrière ces idées est, justement, superflue, une entité ou encore un substratum occulte. Notre expérience même nous conduit à admettre que seules existent ces idées et ce qui les perçoit, l’esprit : d’où l’idéalisme subjectivisme (ou encore l’immatérialisme) de Berkeley, qu’il résumera en une formule lapidaire : esse es percipi, c’est-à-dire : être c’est être perçu. Revenons à notre cerise de tout à l’heure; «Mais si par le mot cerise vous entendez une nature inconnue, distincte de toutes ces qualités sensibles et, par son existence, quelque chose de distinct de la perception qu'on en a, alors certes, je le déclare, ni vous, ni moi, ni aucun autre homme, nous ne pouvons être sûr de son existence».
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Une dose pour être vraiment intelligent
Qu’est-ce que le nominalisme?
Berkeley conteste aussi la notion d’idée abstraite et le conceptualisme que défend Locke.
Une telle idée abstraite, tirée de l’expérience, est, insiste-t-il, tout simplement inconcevable : elle exigerait de nous, par exemple, d’avoir à l’esprit une idée de triangle qui ne soit ni isocèle, ni rectangle, ni d’aucune forme triangulaire précise et qui les soit toutes à la fois; ou d’avoir à l’esprit l’idée d’une être humain qui ne soit ni homme ni femme, ni Blanc ni Noir, ni petit ni grand, ni maigres ni gros, etc. Le conceptualisme mis de l’avant par Locke est donc une erreur et nos concepts ne sont que des noms.
Cette position de Berkeley est appelée nominalisme. Elle est la troisième et dernière grande position classique sur la question des universaux, c’est-à-dire la question du mode d’existence de ces catégories universelles comme ‘blancheur’ ou ‘humanité’ que possède note langage. Les deux autres sont bien entendu le conceptualisme de Locke et le réalisme (des Idées) proposé par Platon
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Mais si c’est le cas, Berkeley a un problème à résoudre : celui du mode d’existence des objets pendant qu’ils ne sont pas perçus. Le réalisme représentatif le résout aisément, puisqu’il pose qu’il y a bien une substance qui persiste pendant qu’elle n’est pas perçue. Mais pour Berkeley, exister, c’est exister comme idée, comme donnée des sens, ce qui exige un percepteur. Vous l’aurez deviné : Berkeley avance que c’est Dieu qui est le percepteur universel, l’esprit toujours présent par lequel existent ces données des sens constantes et régulières!
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Une dose pour avoir l’air intelligent
Deux célèbres limericks
Peut-on donner en quelques mots seulement une idée d’une pensée aussi complexe et contre-intuitive que elle de Berkeley? Deux simples limericks y parviennent plutôt bien et cette réussite est assez remarquable pour que tous les philosophes connaissent ces deux textes. (Le premier est dû Ronald Knox, le deuxième est anonyme.)
There once was a man who said: ‘God
Must think it exceedingly odd
If he thinks that this tree
Continues to be
When there’s no one about in the Quad’
Dear Sir, your astonishment’s odd
I am always about in the Quad.
And that is why the tree
Will continue to be
Since observed by your faithfully,
GOD
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Outre la foi et la religion, Berkeley pensait défendre le sens commun et sortir la philosophie de cette bien gênante position où l’avait selon lui mise d’une part Descartes, en demandant de prouver l’existence du monde, d’autre part Locke, qui rendait infranchissable le fossé entre nos perceptions et une mystérieuse et à jamais inaccessible substance matérielle. Celle-ci éliminée, tout rentre selon lui dans l’ordre : la foi, la science et le sens communs sont rétablis. Le cheval est à l’écurie, les livres sont à la bibliothèque, tout comme avant : toutefois cheval et livres sont désormais des idées que Dieu m’envoie.
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Une dose pour être vraiment intelligent
Qu’est-ce que l’argument massue de Berkeley?
Berkeley a à ce point confiance qu’un de ses arguments en faveur de l’idéalisme est irréfutable, qu’il est prêt à jouer sur lui tout son système: ses commentateurs l’ont donc appelé l’argument massue. Le voici :
« […] je consens à faire dépendre tout le litige de ce seul point. Si vous pouvez comprendre la possibilité qu’une substance étendue et mobile, ou en général une idée ou quelque chose qui ressemble à une idée, existe autrement qu’en un esprit qui la conçoit, je suis prêt à vous donner gain de cause. Mais, dites-vous, sûrement il n’y a rien qui me soir plus aisé que d’imaginer des arbres dans un parc ou des livres dans un cabinet et personne là pour les percevoir. Je réponds : vous le pouvez, cela ne fait point de difficulté; mais qu’est cela, je le demande, si ce n’est former dans votre esprit certaines idées […]? Vous même, ne les percevez-vous pas ou ne les pensez-vous pas pendant ce temps? Cela ne fait donc rien à la question; c’est seulement une preuve que vous avez le pouvoir d’imaginer ou former des idées dans votre esprit, mais non que vous avez la possibilité de concevoir que les objets de votre pensée existent hors de l’esprit. Quand nous faisons tout notre possible pour concevoir l’existence des corps externes, nous ne faisons tout le temps que contempler nos propres idées.
BERKELEY, George, Principes de la connaissance humaine, I, § 22-23. (Traduction Ch. Renouvier)
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Mais cette nouvelle métaphysique à laquelle on aboutit, semble-t-il très logiquement à partir de l’empirisme de Locke, est pour le moins extraordinaire.
La transformation de l’empirisme n’est cependant pas achevée et il aboutira entre les mains de Hume à un très singulier scepticisme.
Le scepticisme de Hume
David Hume (1711-1776) a publié son Treatise on Human Nature en 1739, alors qu’il était encore très jeune; mais ce livre contient l’essentiel de ses extrêmement importantes contributions à la philosophie, lesquelles sont souvent considérées comme l’aboutissement de l’empirisme.
Le point de départ de Hume est celui de tout empiriste, à savoir l’origine de toute connaissance dans l’expérience : nous avons selon lui accès à des perceptions de notre esprit qui se divisent en deux catégories, les impressions et les idées. Le premières sont le matériau primitif de la connaissance et elles sont soit de sensation (les couleurs, les sons, les odeurs, etc.) soit de réflexion (ressentir de la joie, de la peur, du plaisir, par exemple). Les idées sont des copies des impressions, produites soit par la mémoire soit par l’imagination et se distinguent d’elles par leur degré de vivacité. Ces idées peuvent être simples (rouge) ou complexes, quand des idées simples sont réunies (celles de pomme provient, disons, de rouge, rond, savoureux et d’autres encre).
Comment, partant de ce point de départ, organise et produit-on de la connaissance? Pour répondre à cette question, Hume distingue trois principes d’association des idées , qui sont un peu comme les lois d’attraction qui régissent les phénomènes physiques. Ce sont: la ressemblance, la contiguïté et la causalité. C’est ainsi (ressemblance) qu’une photographie ressemblant à son sujet et me fait penser à lui; que si (contiguité) je pense à la pièce où j’écris, je pourrai être amené à penser aux livres qui s’y trouvent ou à la pièce voisine; et que si je pense à de l’eau mise sur le feu, je penserai qu’elle va bouillir puisque la chaleur est la cause de l’ébullition de l’eau — ou que voyant de l’eau bouillante, je penserai qu’elle a été chauffée.
L’ambition de Hume sera de rendre compte de toute notre activité cognitive, de tout le contenu possible de notre pensée et donc de tout ce que nous pouvons savoir à l’aide des seuls outils que sont les impressions, des idées qui en sont des copies ou qui sont des combinaisons et les réorganisations de ces impressions selon les principes posés.
Hume propose ensuite une importante distinction qui sera par la suite connue sous le nom de «fourche» de «maxime de Hume» — fourche devant ici s’entendre comme une croisée de chemin à laquelle il nous faut nécessairement prendre une route ou une autre.
Hume suggère que toutes nos propositions qui peuvent prétendre avoir valeur de vérité appartiennent à deux, et seulement deux classes et chacune de ces propositions ou bien exprime une relation entre des idées ou bien un relation de faits.
Les premières sont intuitivement ou démonstrativement saisies par l’esprit qui les conçoit : elles paraissent irréfutables, évidentes et leur contraire impossible à concevoir et contradictoire. «Toutes les personnes célibataires ne sont pas mariées» exprime de telles relations entre des idées : cette proposition nous rappelle simplement ce que signifie célibataire, à savoir non marié. Pour en convenir, il n’est pas besoin de faire un sondage auprès des personnes célibataires pour leur demander si elles sont mariées ou non. «Tous les kangourous sont des animaux» est de même nature. Si quelqu’un vous assure avoir vu un kangourou qui n’est pas un animal, il ne sera pas nécessaire de prendre l’avion pour l’Australie afin d’aller voir cette créature: il vous suffira de lui expliquer ce que signifient Kangourou et animal.
On l’aura compris : Hume rend ainsi compte des vérités logiques et mathématiques que les rationalistes prennent pour le paradigme du savoir et il le fait sans mettre en péril le programme empiriste, puisque les propositions logiques ou mathématiques, comme toutes celles qui expriment des relations entre des idées, ne nous disent rien sur le monde et sont des tautologies vides et à contenu informatif nul. C’est pourquoi si vous pouvez être absolument certain que: «Ou bien il pleut, ou bien il ne pleut pas». Et si vous pouvez acquérir cette certitude simplement en examinant cette dernière proposition, elle ne vous est d’aucun secours pour savoir si vous devez aujourd’hui apporter votre parapluie en sortant de chez vous. Ces propositions expriment des relations entre des idées Hume convient qu’elles ont connues a priori, c’est-à-dire avant et indépendamment de toute expérience.
Pour savoir si vous devez prendre votre parapluie, vous devez savoir s’il pleut ou non en ce moment et «Il pleut» (ou «Il ne pleut pas») est une proposition du deuxième genre : c’est une proposition factuelle, qui exprime un état de fait réel ou du moins présumé tel. Elles sont connues et déclarées vraies ou fausses non pas en examinant leur seul contenu, mais en confrontant ce contenu au monde et donc a posteriori, c’est-à-dire par l’expérience.
On ne mesure pas toujours immédiatement la très grande puissance de l’outil que Hume vient de forger. Mais pensons y bien. Il implique que toute proposition qui prétendra avoir valeur de vérité sera ou bien du premier genre (on dira :analytique) ou du deuxième genre (on dira : synthétique), faute de quoi elle ne voudra rien dire du tout — elle sera, littéralement, non-signifiante.
Si elle est analytique, elle sera vide de contenu factuel et ne sera qu’une sorte de jeu verbal, peut-être fort complexe, mais qui ne sera malgré tout rien d’autre qu’une tautologie.
Si elle est synthétique, et seulement en ce cas, elle pourra nous apprendre quelque chose sur le monde — le programme empiriste est ici pleinement assumé. Mais, en ce cas, elle ne pourra être connue que par expérience, a posteriori. Et il faudra donc que ce qu’elle exprime soit, en dernière analyse, réductible à des impressions et à leur combinaison et vérifié par l’expérience. «Le chat est sur le tapis» n’est pas une proposition non-signifiante; ce n’est pas, non plus, une proposition analytique; elle est donc synthétique et ne peut être connue qu’a posteriori. Puisqu’elle dit quelque chose sur le monde, ce qu’elle signifie est analysable en termes d’impressions et d’idées et de leur combinaisons qui composent ce que veulent dire chat (des impressions de couleurs, de formes, d’odeurs, de sons et ainsi de suite), tapis et le fait d’être quelque part. Hume écrit: «Toutes les idées, spécialement les idées abstraites, sont par nature vagues et obscures : l'esprit n'a que peu de prises sur elles. Elles sont telles que l'on peut les confondre avec d'autres idées ressemblantes. Quand nous avons souvent employé un terme, sans lui donner cependant un sens distinct, nous sommes enclins à penser qu'une idée déterminée lui est attachée. Au contraire, toutes les impressions, c'est-à-dire toutes les sensations, aussi bien des sens externes que du sens interne, sont fortes et vives. Les limites qui les séparent sont plus exactement déterminées. En ce qui les concerne, il n'est pas aisé de se tromper ou de se méprendre. Quand nous nourrissons le soupçon qu'un terme philosophique soit employé sans sens ou sans idée (comme c'est trop fréquent), nous devons rechercher de quelle impression cette prétendue idée dérive, et s'il est impossible d'en assigner une, notre soupçon sera par là confirmé.» (Enquête sur l’entendement humain, section 2)
Cette proposition («Le chat est sur le tapis») est-elle vraie? Le programme empiriste est parachevé en assurant que c’est l’expérience, et elle seule, qui vous le dira. On devine les ravages que cette simple maxime peut opérer sur tant de notions de la philosophie ou du sens commun.
Mieux que quiconque, c’est Hume lui-même qui a rappelé la puissance ce la distinction qu’il a mise de l’avant par ces mots sur lesquels se termine son Enquête sur l’entendement humain : «Quand, persuadés de ces principes, nous parcourons les bibliothèques, que nous faut-il détruire? Si nous prenons en main un volume de théologie ou de métaphysique scolastique, par exemple, demandons-nous: Contient-il des raisonnements abstraits sur la quantité ou le nombre? Non. Contient-il des raisonnements expérimentaux sur des questions de fait et d'existence? Non. Alors, mettez-le au feu, car il ne contient que sophismes et illusions.» Bien de ouvrages de métaphysique, de morale et de religion, entre autres, sont ainsi promis aux flammes. C’est qu’on cherchera en vain à quelles impressions des mots comme Dieu, substance, âme et une infinité d’autres peuvent bien correspondre.
Le scepticisme de Hume est plus vaste et plus profond encore et il concerne les limites qu’il va assigner au savoir empirique lui-même par sa célèbre analyse de la catégorie de causalité.
Celle-ci est à l’évidence cruciale dans l’organisation de la connaissance humaine. Pour le comprendre, revenons à nos jugements synthétiques. Les propositions des sciences (sauf les mathématiques et la logique) sont de cet ordre, de même que tant de propositions que nous avançons ou prenons pour acquises dans notre vie quotidienne et la catégorie de causalité est cruciale dans ces jugements puisqu’elle nous permet d’aller au delà du simple enregistrement des faits singuliers. Je mets l’eau sur le feu et je pense qu’elle va bouillir et que le feu est la cause de son ébullition; je tourne la clé et je m’attends à ce que la voiture démarre; et la science empirique, de même, a constamment recours à cette catégorie de causalité qui permet de prédire ce qui se produira sous certaines circonstances précises. Mais comment peut-on savoir qu’un événement en cause un autre? À l’évidence, nous ne sommes pas ici devant une relation entre des idées : l’idée de froid ne contient pas celle de faire durcir l’eau. La question, pour Hume, revient donc à demander à quelle impression (ou à quelles impressions) cette idée de cause peut bien correspondre.
Hume prend l’exemple d’une bille de billard qui en frappe une autre : on dit alors que la première est la cause du mouvement de la deuxième. À quelles impressions cela renvoie-t-il exactement? En d’autres termes, que peut-on observer?
Nous observons bien, dit Hume — et pouvons donc rattacher à des données empiriques — qu’un événement en précède un autre : la boule A se déplace vers la boule B avant que la boule B ne se déplace à son tour. Nous observons aussi la contiguïté des événements : la boule A percute la boule B. Priorité et contiguïté sont bien deux composantes de cette idée de causalité; mais elle comprend autre chose, à savoir l’idée que la boule B doit se déplacer quand elle a été percutée. Hume appelle cette troisième dimension de notre idée de casualité la connexion nécessaire entre deux événements. Et il pose la question décisive à son propos : qu’est-ce qui est observé qui y correspond? Et il répond : rien du tout. Nous observons bien que ceci se produisant cela se produit ensuite, mais pas que ceci se produit nécessairement parce que cela s’est d’abord produit. Nous observons la succession mais pas la connexion nécessaire, le ‘et puis’, mais non le ‘parce que’. Le concept de causalité — tout comme, précise Hume, «les termes efficace, action, pouvoir, force, énergie, nécessité, connexion et qualité productive, [qui sont] tous à peu près synonymes, et qu’il [serait] donc absurde d’employer […] pour définir les autres» est, lui aussi, un « terme philosophique soit employé sans sens ou sans idée».
Cette conclusion sceptique est dramatique. Elle implique, sévère empirisme oblige, que nous ne pouvons pas être certain, puisque nous n’avons pas de base empirique observationnelle pour cela, que la même cause produira le même effet, que l’avenir ressemblera au passé, que tous les cas seront semblables à ceux, même très nombreux, que nous avons observés. Quand elle sera discutée par la suite en philosophie, cette conclusion sera appelée le problème de l’induction.
Reste toutefois une question pressante. Si on n’observe pas la connexion nécessaire, s’il n’y a aucune nécessité dans la relation entre deux événements du monde, comment en vient-on à avoir cette idée de causalité. Hume répond : par habitude. J’ai observé de nombreuse fois que A percutant B, B se déplace et j’appelle cause mon attente de le voir se produire cette fois encore. La causalité est un fait de la psychologie des êtres humains et pas une donnée du monde. Nos prédictions fondées sur elle pourront toujours être démenties, les cas futurs pourront ne pas ressembler aux cas observés par le passé et le soleil pourrait ne pas se lever demain. Et s’il vous vient à l’idée d’invoquer les lois de la nature, son uniformité ou autre semblable explication, Hume vous fera remarquer que ce ne sont pas là des propositions analytiques et que ce ne sont pas non plus des propositions synthétiques : en fait, il vous accusera de poser le principe d’induction (les lois de la nature ont valu par le passé et vaudront à l’avenir) pour justifier le principe d’induction (les lois de la nature, qui ont valu par le passé, vaudront à l’avenir). Comme le dira Ludwig Wittgenstein, c’est comme si vous achetiez de nombreuses copies du journal du jour pour vous assurer de la véracité des nouvelles.
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Une dose pour avoir l’air intelligent
Hume, sceptique tranquille
Hume, s’accommodait assez bien de son propre scepticisme et de ce que la place de la raison soit bien moins grande qu’on ne l’avait pensé jusqu’à lui. C’est que, comme on l’a vu, ce que la raison ne pouvait fonder, l’habitude et l’instinct arrivaient à le faire croire. C’est encore le cas en ce qui concerne le monde extérieur, qui a obsédé tant de penseurs avant lui : un instinct naturel nous porte irrésistiblement à croire en son existence, même si la raison ne peut la prouver.
Hume écrit : « Fort heureusement, bien que la raison soit incapable de dissiper ces nuages, il se trouve que la nature elle-même suffit pour atteindre ce but et me guérir de cette mélancolie et de ce délire philosophiques, soit en changeant cette pente de l’esprit, soit par quelque distraction, soit par une vive impression de mes sens qui efface toutes ces chimères. Je dîne, je joue au backgammon, je parle et ai du plaisir avec mes amis; puis, quand après trois ou quatre heures d’amusement, je veux retourner à ces spéculations, elles me paraissent si froides, si contraintes et si ridicules que je n’ai pas le cœur de les poursuivre.
Traité de la nature humaine, Livre I, partie IV, section VII.
Traduction : Normand Baillargeon
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Cette fois encore, prenons un peu de recul afin de synthétiser et évaluer la position empiriste en épistémologie.
Elle fait ultimement dériver notre connaissance du monde de l’expérience et donc de nos sens, l’activité de la raison consistant à organiser ce matériau. Les mathématiques, la logique sont ici vues comme produisant des propositions liant entre elles des idées, mais ne disant rien sur le monde. Notre connaissance du monde implique le recours à la causalité (et à l’induction) qui ne repose ultimement sur rien d’autre que l’habitude.
L’empirisme tend donc à considérer toutes notre connaissance comme provisoire et faillible et à penser qu’elle ne consiste, au mieux, qu’en opinions hautement probables et pour cela dignes de confiance.
La confiance en la possibilité de la connaissance et en sa valeur sont, on le voit, grandement minorés par rapport à l’optimisme des rationalistes.
Bien des philosophes restent attachés à ces idées.
Mais elles n’ont pas convaincu tout le monde, comme nous le verrons dans le chapitre suivant.
Je consacrerai finalement deux chapitres à l'épistémologie. Le premier traite des épistémologies rationalistes et empiristes. Voici la section de ce chapitre qui porte sur l'empirisme. Les encadrés présentant des doses de ceci-cela sont une des contraintes de l'éditeur.
Commentaires et suggestions sont plus que bienvenus.]
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Nous commencerons comme il se doit par un rappel des idées avancées par John Locke (1632-1704), généralement considéré comme le fondateur de l’école empiriste anglaise.
L’œuvre de Locke, qui était à la fois médecin et philosophe, a exercé dans l’histoire des idées une très grande influence. En philosophie politique, on reconnaît généralement en lui un des fondateurs du libéralisme politique, une doctrine qui aura une très grande postérité et dont nous reparlerons dans cet ouvrage. En épistémologie, il inaugure la position empiriste, qui aura une riche descendance.
Locke est un contemporain (et même un ami) d’Isaac Newton (1642-1727) et on pourra commodément présenter l’empirisme qu’il va proposer comme un théorie atomique ou corpusculaire de l’esprit et de la connaissance, justement avancée sur le modèle de la mécanique newtonienne, qui est une théorie atomique (ou corpusculaire) de la matière.
Ce que Locke veut montrer, et c’est là toute l’ambition de l’empirisme, c’est que toute notre connaissance provient de l’expérience, ou encore, selon la formule médiévale, que «Nihil est in intellectu, quod non prius fuerit in sensu», c’est-à-dire que : «Rien n’est dans l’esprit qui n’ait d’abord été dans les sens». C’est là un très vaste programme et Locke reconnaît modestement qu’il va surtout s’agir pour lui de l’amorcer, en écartant les erreurs et contresens qui s’opposent à sa réalisation.
Pour ce faire, il doit d’abord rejeter la thèse cartésienne et rationaliste selon laquelle il existerait des idées innées : si cette thèse est accordée, le programme empiriste est d’avance voué à l’échec, puisque toute notre connaissance ne proviendrait pas de l’expérience.
Locke ouvre donc son Essay concerning Human Understanding (1ère édition, 1689) en avançant des arguments destinés à convaincre ses lecteurs qu’il n’existe pas d’idées innées. Le savoir mathématique, par exemple, dira Locke, qu’invoquent les rationalistes, est démonstratif et il faut apprendre ces démonstrations et les suivre pas à pas; les prétendues vérités évidentes et tenus pour cela pour innées se révèlent ne pas être tenues pour telles divers en divers lieux ou à divers moments — elles sont en ces lieux ou à ces moments ou inconnues ou refusées; d’autres sont incompréhensibles à certaines personnes; de plus, si ces idées innées existaient, elles seraient plus visibles encore chez les enfants que chez les adultes, les premiers étant moins affectés par les us, coutumes et conventions de leur société : or, ce n’est manifestement pas le cas et les enfants doivent les apprendre.
Pour finir, ajoute Locke, une théorie qui expliquerait le fonctionnement de l’esprit et la connaissance humaine sans recourir aux idées innées et qui le ferait aussi bien que les théories rationalistes, qui y ont recours, sera préférable à ces dernières parce que plus simple et faisant intervenir moins d’entités.
Il suggère donc que l’esprit est au point de départ, chez le bébé qui vient au monde, une tabula rasa, un tableau vide, et que ce sont les impressions reçues des sens qui vont peu à peu inscrire sur ce tableau ce qui deviendra l’ensemble des connaissances de cette personne.
Les sensations, fournies par l’expérience ; la réflexion de l’esprit sur ces sensations (lequel esprit, à défaut d’idées innées, possède donc des capacités innées) : avec ces seuls outils, Locke croit pouvoir reconstruire notre savoir et tout ce qui peuple notre esprit.
Nous n’entrerons pas ici dans le détail de cette longue et complexe démonstration. Mais il convient néanmoins de rappeler trois paires distinctions que Locke déploie.
La première distingue les idées simples et les idées complexes. Les idées simples sont en quelque sorte les atomes insécables de l’épistémologie de Locke et de sa théorie de l’esprit : elles proviennent typiquement d’un sens, ne peuvent être décomposées et ne sont connues que par l’expérience : la couleur rouge, le froid de la glace, la saveur de l’orange, en sont des exemples. Les idées complexes sont issues soit des combinaisons de ces idées simples (l’idée de pomme est construite avec les idées simples de rouge, de sphérique, etc.), soit de leur comparaison (plus grand que, par exemple), soit de leurs relations (avant, après, loin, au sud de, etc.) soit de l’abstraction (amour, par exemple).
La deuxième paire nous est familière: c’est la distinction entre qualités premières inhérentes aux objets et qualités secondes, qui dépendent de l’observateur et de ses organes de perception : ce sont des potentialités de l’objet et de ses qualités premières produites en nous. Prenons un pomme et posons là sur une table: sa forme, sa solidité, sa taille, le fait qu’il y en ait une, qu’elle soit située à tel endroit, immobile ou en mouvement, en sont des qualités premières ; mais sa saveur, sa couleur, le bruit qu’elle fera si elle tombe de la table en sont des qualités secondes : elles sont causées par la pomme et ses qualités premières dans notre esprit et n’ont pas d’existence hors d’elle.
La troisième et dernière paire de distinction a trait aux idées particulières et aux idées générales. Locke n’a aucun mal à rendre compte de la présence en notre esprit d’idées particulières, même complexes. Mais qu’en est-il des idées générales ? Comment en vient-on à en posséder et que sont-elles ? Locke est pleinement conscient de l’ampleur de cette difficulté pour toute épistémologie: «Puisque, demande-t-il, toutes les choses qui existent sont seulement particulières, comment en vient-on à utiliser de termes généraux ?».
La réponse de Locke est qu’il s’agit d’idées complexes créées par abstraction. «Les mots deviennent généraux lorsque nous en faisons les signes d’idées générales : et des idées deviennent générales quand nous les séparons de leurs circonstances de temps, de lieu et de toutes autres idées qui pourrait les consigner à telle ou tel existence. C’est de cette manière, par abstraction, qu’elles sont capables de représenter plus d’une chose individuelle ; »
Au réalisme platonicien, qui croit en l’existence d’Idées, Locke oppose donc une théorie de l’abstraction selon laquelle ayant noté certaines caractéristiques communes à des objets, nous assignons un nom à cette caractéristique. Les catégories générales n’existent donc pas en elles-mêmes, comme le pensait Platon : elles sont des concepts créés par abstraction — et la position de Locke est pour cette raison appelé le conceptualisme.
Les idées de Locke sont souvent d’abord reçues comme exprimant une épistémologie et une théorie de l’esprit finalement assez proches du sens commun et éminemment raisonnables. Elles génèrent pourtant de graves problèmes et, comme on va le voir, l’empirisme est devenu de plus en plus difficile à croire et de moins en moins attrayant à mesure qu’il a tenté de résoudre ces problèmes.
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Une dose pour avoir l’air intelligent
La pirouette de Locke devant la notion de substance
Un de ces malaises est déjà présent chez Locke, quand il traite de cette notion de substance, capitale dans la position rationaliste. Qu’one en juge : « Aussi, toute personne examinant sa notion de pure substance en général, découvrirait qu’il n’en a absolument aucune autre idée que la supposition seule d’un je-ne-sais-quoi, support de qualités capables de produire en nous des idées simples ; et ces qualités sont communément appelées accidents. Si l’on demandait quelle est la chose à laquelle sont inhérents la couleur ou le poids, il ne trouverait à dire que : « Les éléments étendus solides ». Et si on lui demandait la nature de ce en quoi inhèrent cette solidité et cette étendue, il ne serait pas dans une situation meilleure que l’Indien déjà cité ; il disait que le monde était soutenu par un grand éléphant, et on lui demanda : « Sur quoi l’éléphant repose-t-il ? » ; il répondit : « Sur une grande tortue » ; mais on insista : « Qui soutient la tortue au large dos ? », et il répliqua : « Quelque chose, je ne sais quoi ». (Essai philosophique concernant l'entendement humain, Livre II, chapitre 23, 2)
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L’immatérialisme de Berkeley
On doit au jeune George Berkeley (1685-1753) une position épistémologique et métaphysique étrange, mais frustrante tant elle est difficile à réfuter : l’idéalisme subjectiviste ou immatérialisme.
Berkeley, qui deviendra évêque, était horrifié des conséquences qu’il pressentait que pouvaient avoir sur la religion et sur la foi la science et le matérialisme des Lumières et il s’en est pris à l’empirisme qu’il tenait pour leur fondement. Sa critique porte d’autant qu’elle procède de l’admission provisoire des principales thèse empiristes, afin de montrer que leur admission même conduit à conclure que la position est intenable à moins de faire intervenir Dieu!
Dès l’ouverture de son Traité sur les principes de la connaissance humaine, Berkeley accorde donc à l’empiriste sa thèse quant à l’origine de la connaissance humaine : celle-ci provient bien de données des sens qui sont présentes à l’esprit.
Mais Berkeley conteste aussitôt la distinction que prétendait établir Locke entre qualités premières et qualités secondes.
Cette distinction, argue Berkeley, est factice et intenable puisque dans l’expérience, ce ne sont toujours que des impressions subjectives que je reçois — ce que Berkeley appelle des idées : certes, Locke l’accorde pour les qualités secondes; mais il n’a aucune raison de ne pas l’accorder aussi pour les qualités premières. La dureté, la localisation dans l’espace, le nombre, etc. sont, elles aussi, des idées et ne sont rien en dehors d’elles. Avec Berkeley, considérez par exemple une cerise: «Je vois cette cerise, je la touche, je la goûte, je suis sûr que le néant ne peut être vu, touché ou goûté: la cerise est donc réelle. Enlevez les sensations de souplesse, d'humidité, de rougeur, d'acidité et vous enlevez la cerise, puisqu'elle n'existe pas à part des sensations. Une cerise, dis-je, n'est rien qu'un assemblage de qualités sensibles et d'idées perçues par divers sens : ces idées sont unies en une seule intelligence parce que celle-ci remarque qu'elles s'accompagnent les unes les autres. Ainsi quand le palais est affecté de telle saveur particulière, la vue est affectée d'une couleur rouge et le toucher d'une rondeur et d'une souplesse, etc. Aussi quand je vous, touche, et goûte de ces diverses manières, je suis sûr que la cerise existe, qu'elle est réelle; car, à mon avis, sa réalité n'est rien si on l'abstrait de ces sensations.» (Dialogues d'Hylas et Philonous, III, Montaigne p. 183.)
Locke était donc mal avisé de prétendre distinguer entre deux types de qualités, certaines supposées inhérentes à l’objet extérieur, les autres dépendre de l’application à cet objet de notre appareil perceptif. Nous ne connaissons le monde que par des données des sens et ces données des sens sont ce que nous appelons le monde.
Mais il y a pire encore: Locke voulait ensuite attribuer ces qualités à une mystérieuse substance, à propos de laquelle, de son aveu même, il ne pouvait rien dire. Et pour cause, poursuit Berkeley, puisqu’on n’a aucune raison de supposer qu’elle existe. Locke, ici, n’a pas été fidèle aux préceptes empiristes qui enjoignent de ne pas multiplier les entités nécessaires à l’explication d’un phénomène donné. Des idées existent en nous et il y a un esprit (le nôtre) qui les perçoit. La mystérieuse substance, la supposée matière non perçue et inconnue qui se situerait derrière ces idées est, justement, superflue, une entité ou encore un substratum occulte. Notre expérience même nous conduit à admettre que seules existent ces idées et ce qui les perçoit, l’esprit : d’où l’idéalisme subjectivisme (ou encore l’immatérialisme) de Berkeley, qu’il résumera en une formule lapidaire : esse es percipi, c’est-à-dire : être c’est être perçu. Revenons à notre cerise de tout à l’heure; «Mais si par le mot cerise vous entendez une nature inconnue, distincte de toutes ces qualités sensibles et, par son existence, quelque chose de distinct de la perception qu'on en a, alors certes, je le déclare, ni vous, ni moi, ni aucun autre homme, nous ne pouvons être sûr de son existence».
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Une dose pour être vraiment intelligent
Qu’est-ce que le nominalisme?
Berkeley conteste aussi la notion d’idée abstraite et le conceptualisme que défend Locke.
Une telle idée abstraite, tirée de l’expérience, est, insiste-t-il, tout simplement inconcevable : elle exigerait de nous, par exemple, d’avoir à l’esprit une idée de triangle qui ne soit ni isocèle, ni rectangle, ni d’aucune forme triangulaire précise et qui les soit toutes à la fois; ou d’avoir à l’esprit l’idée d’une être humain qui ne soit ni homme ni femme, ni Blanc ni Noir, ni petit ni grand, ni maigres ni gros, etc. Le conceptualisme mis de l’avant par Locke est donc une erreur et nos concepts ne sont que des noms.
Cette position de Berkeley est appelée nominalisme. Elle est la troisième et dernière grande position classique sur la question des universaux, c’est-à-dire la question du mode d’existence de ces catégories universelles comme ‘blancheur’ ou ‘humanité’ que possède note langage. Les deux autres sont bien entendu le conceptualisme de Locke et le réalisme (des Idées) proposé par Platon
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Mais si c’est le cas, Berkeley a un problème à résoudre : celui du mode d’existence des objets pendant qu’ils ne sont pas perçus. Le réalisme représentatif le résout aisément, puisqu’il pose qu’il y a bien une substance qui persiste pendant qu’elle n’est pas perçue. Mais pour Berkeley, exister, c’est exister comme idée, comme donnée des sens, ce qui exige un percepteur. Vous l’aurez deviné : Berkeley avance que c’est Dieu qui est le percepteur universel, l’esprit toujours présent par lequel existent ces données des sens constantes et régulières!
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Une dose pour avoir l’air intelligent
Deux célèbres limericks
Peut-on donner en quelques mots seulement une idée d’une pensée aussi complexe et contre-intuitive que elle de Berkeley? Deux simples limericks y parviennent plutôt bien et cette réussite est assez remarquable pour que tous les philosophes connaissent ces deux textes. (Le premier est dû Ronald Knox, le deuxième est anonyme.)
There once was a man who said: ‘God
Must think it exceedingly odd
If he thinks that this tree
Continues to be
When there’s no one about in the Quad’
Dear Sir, your astonishment’s odd
I am always about in the Quad.
And that is why the tree
Will continue to be
Since observed by your faithfully,
GOD
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Outre la foi et la religion, Berkeley pensait défendre le sens commun et sortir la philosophie de cette bien gênante position où l’avait selon lui mise d’une part Descartes, en demandant de prouver l’existence du monde, d’autre part Locke, qui rendait infranchissable le fossé entre nos perceptions et une mystérieuse et à jamais inaccessible substance matérielle. Celle-ci éliminée, tout rentre selon lui dans l’ordre : la foi, la science et le sens communs sont rétablis. Le cheval est à l’écurie, les livres sont à la bibliothèque, tout comme avant : toutefois cheval et livres sont désormais des idées que Dieu m’envoie.
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Une dose pour être vraiment intelligent
Qu’est-ce que l’argument massue de Berkeley?
Berkeley a à ce point confiance qu’un de ses arguments en faveur de l’idéalisme est irréfutable, qu’il est prêt à jouer sur lui tout son système: ses commentateurs l’ont donc appelé l’argument massue. Le voici :
« […] je consens à faire dépendre tout le litige de ce seul point. Si vous pouvez comprendre la possibilité qu’une substance étendue et mobile, ou en général une idée ou quelque chose qui ressemble à une idée, existe autrement qu’en un esprit qui la conçoit, je suis prêt à vous donner gain de cause. Mais, dites-vous, sûrement il n’y a rien qui me soir plus aisé que d’imaginer des arbres dans un parc ou des livres dans un cabinet et personne là pour les percevoir. Je réponds : vous le pouvez, cela ne fait point de difficulté; mais qu’est cela, je le demande, si ce n’est former dans votre esprit certaines idées […]? Vous même, ne les percevez-vous pas ou ne les pensez-vous pas pendant ce temps? Cela ne fait donc rien à la question; c’est seulement une preuve que vous avez le pouvoir d’imaginer ou former des idées dans votre esprit, mais non que vous avez la possibilité de concevoir que les objets de votre pensée existent hors de l’esprit. Quand nous faisons tout notre possible pour concevoir l’existence des corps externes, nous ne faisons tout le temps que contempler nos propres idées.
BERKELEY, George, Principes de la connaissance humaine, I, § 22-23. (Traduction Ch. Renouvier)
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Mais cette nouvelle métaphysique à laquelle on aboutit, semble-t-il très logiquement à partir de l’empirisme de Locke, est pour le moins extraordinaire.
La transformation de l’empirisme n’est cependant pas achevée et il aboutira entre les mains de Hume à un très singulier scepticisme.
Le scepticisme de Hume
David Hume (1711-1776) a publié son Treatise on Human Nature en 1739, alors qu’il était encore très jeune; mais ce livre contient l’essentiel de ses extrêmement importantes contributions à la philosophie, lesquelles sont souvent considérées comme l’aboutissement de l’empirisme.
Le point de départ de Hume est celui de tout empiriste, à savoir l’origine de toute connaissance dans l’expérience : nous avons selon lui accès à des perceptions de notre esprit qui se divisent en deux catégories, les impressions et les idées. Le premières sont le matériau primitif de la connaissance et elles sont soit de sensation (les couleurs, les sons, les odeurs, etc.) soit de réflexion (ressentir de la joie, de la peur, du plaisir, par exemple). Les idées sont des copies des impressions, produites soit par la mémoire soit par l’imagination et se distinguent d’elles par leur degré de vivacité. Ces idées peuvent être simples (rouge) ou complexes, quand des idées simples sont réunies (celles de pomme provient, disons, de rouge, rond, savoureux et d’autres encre).
Comment, partant de ce point de départ, organise et produit-on de la connaissance? Pour répondre à cette question, Hume distingue trois principes d’association des idées , qui sont un peu comme les lois d’attraction qui régissent les phénomènes physiques. Ce sont: la ressemblance, la contiguïté et la causalité. C’est ainsi (ressemblance) qu’une photographie ressemblant à son sujet et me fait penser à lui; que si (contiguité) je pense à la pièce où j’écris, je pourrai être amené à penser aux livres qui s’y trouvent ou à la pièce voisine; et que si je pense à de l’eau mise sur le feu, je penserai qu’elle va bouillir puisque la chaleur est la cause de l’ébullition de l’eau — ou que voyant de l’eau bouillante, je penserai qu’elle a été chauffée.
L’ambition de Hume sera de rendre compte de toute notre activité cognitive, de tout le contenu possible de notre pensée et donc de tout ce que nous pouvons savoir à l’aide des seuls outils que sont les impressions, des idées qui en sont des copies ou qui sont des combinaisons et les réorganisations de ces impressions selon les principes posés.
Hume propose ensuite une importante distinction qui sera par la suite connue sous le nom de «fourche» de «maxime de Hume» — fourche devant ici s’entendre comme une croisée de chemin à laquelle il nous faut nécessairement prendre une route ou une autre.
Hume suggère que toutes nos propositions qui peuvent prétendre avoir valeur de vérité appartiennent à deux, et seulement deux classes et chacune de ces propositions ou bien exprime une relation entre des idées ou bien un relation de faits.
Les premières sont intuitivement ou démonstrativement saisies par l’esprit qui les conçoit : elles paraissent irréfutables, évidentes et leur contraire impossible à concevoir et contradictoire. «Toutes les personnes célibataires ne sont pas mariées» exprime de telles relations entre des idées : cette proposition nous rappelle simplement ce que signifie célibataire, à savoir non marié. Pour en convenir, il n’est pas besoin de faire un sondage auprès des personnes célibataires pour leur demander si elles sont mariées ou non. «Tous les kangourous sont des animaux» est de même nature. Si quelqu’un vous assure avoir vu un kangourou qui n’est pas un animal, il ne sera pas nécessaire de prendre l’avion pour l’Australie afin d’aller voir cette créature: il vous suffira de lui expliquer ce que signifient Kangourou et animal.
On l’aura compris : Hume rend ainsi compte des vérités logiques et mathématiques que les rationalistes prennent pour le paradigme du savoir et il le fait sans mettre en péril le programme empiriste, puisque les propositions logiques ou mathématiques, comme toutes celles qui expriment des relations entre des idées, ne nous disent rien sur le monde et sont des tautologies vides et à contenu informatif nul. C’est pourquoi si vous pouvez être absolument certain que: «Ou bien il pleut, ou bien il ne pleut pas». Et si vous pouvez acquérir cette certitude simplement en examinant cette dernière proposition, elle ne vous est d’aucun secours pour savoir si vous devez aujourd’hui apporter votre parapluie en sortant de chez vous. Ces propositions expriment des relations entre des idées Hume convient qu’elles ont connues a priori, c’est-à-dire avant et indépendamment de toute expérience.
Pour savoir si vous devez prendre votre parapluie, vous devez savoir s’il pleut ou non en ce moment et «Il pleut» (ou «Il ne pleut pas») est une proposition du deuxième genre : c’est une proposition factuelle, qui exprime un état de fait réel ou du moins présumé tel. Elles sont connues et déclarées vraies ou fausses non pas en examinant leur seul contenu, mais en confrontant ce contenu au monde et donc a posteriori, c’est-à-dire par l’expérience.
On ne mesure pas toujours immédiatement la très grande puissance de l’outil que Hume vient de forger. Mais pensons y bien. Il implique que toute proposition qui prétendra avoir valeur de vérité sera ou bien du premier genre (on dira :analytique) ou du deuxième genre (on dira : synthétique), faute de quoi elle ne voudra rien dire du tout — elle sera, littéralement, non-signifiante.
Si elle est analytique, elle sera vide de contenu factuel et ne sera qu’une sorte de jeu verbal, peut-être fort complexe, mais qui ne sera malgré tout rien d’autre qu’une tautologie.
Si elle est synthétique, et seulement en ce cas, elle pourra nous apprendre quelque chose sur le monde — le programme empiriste est ici pleinement assumé. Mais, en ce cas, elle ne pourra être connue que par expérience, a posteriori. Et il faudra donc que ce qu’elle exprime soit, en dernière analyse, réductible à des impressions et à leur combinaison et vérifié par l’expérience. «Le chat est sur le tapis» n’est pas une proposition non-signifiante; ce n’est pas, non plus, une proposition analytique; elle est donc synthétique et ne peut être connue qu’a posteriori. Puisqu’elle dit quelque chose sur le monde, ce qu’elle signifie est analysable en termes d’impressions et d’idées et de leur combinaisons qui composent ce que veulent dire chat (des impressions de couleurs, de formes, d’odeurs, de sons et ainsi de suite), tapis et le fait d’être quelque part. Hume écrit: «Toutes les idées, spécialement les idées abstraites, sont par nature vagues et obscures : l'esprit n'a que peu de prises sur elles. Elles sont telles que l'on peut les confondre avec d'autres idées ressemblantes. Quand nous avons souvent employé un terme, sans lui donner cependant un sens distinct, nous sommes enclins à penser qu'une idée déterminée lui est attachée. Au contraire, toutes les impressions, c'est-à-dire toutes les sensations, aussi bien des sens externes que du sens interne, sont fortes et vives. Les limites qui les séparent sont plus exactement déterminées. En ce qui les concerne, il n'est pas aisé de se tromper ou de se méprendre. Quand nous nourrissons le soupçon qu'un terme philosophique soit employé sans sens ou sans idée (comme c'est trop fréquent), nous devons rechercher de quelle impression cette prétendue idée dérive, et s'il est impossible d'en assigner une, notre soupçon sera par là confirmé.» (Enquête sur l’entendement humain, section 2)
Cette proposition («Le chat est sur le tapis») est-elle vraie? Le programme empiriste est parachevé en assurant que c’est l’expérience, et elle seule, qui vous le dira. On devine les ravages que cette simple maxime peut opérer sur tant de notions de la philosophie ou du sens commun.
Mieux que quiconque, c’est Hume lui-même qui a rappelé la puissance ce la distinction qu’il a mise de l’avant par ces mots sur lesquels se termine son Enquête sur l’entendement humain : «Quand, persuadés de ces principes, nous parcourons les bibliothèques, que nous faut-il détruire? Si nous prenons en main un volume de théologie ou de métaphysique scolastique, par exemple, demandons-nous: Contient-il des raisonnements abstraits sur la quantité ou le nombre? Non. Contient-il des raisonnements expérimentaux sur des questions de fait et d'existence? Non. Alors, mettez-le au feu, car il ne contient que sophismes et illusions.» Bien de ouvrages de métaphysique, de morale et de religion, entre autres, sont ainsi promis aux flammes. C’est qu’on cherchera en vain à quelles impressions des mots comme Dieu, substance, âme et une infinité d’autres peuvent bien correspondre.
Le scepticisme de Hume est plus vaste et plus profond encore et il concerne les limites qu’il va assigner au savoir empirique lui-même par sa célèbre analyse de la catégorie de causalité.
Celle-ci est à l’évidence cruciale dans l’organisation de la connaissance humaine. Pour le comprendre, revenons à nos jugements synthétiques. Les propositions des sciences (sauf les mathématiques et la logique) sont de cet ordre, de même que tant de propositions que nous avançons ou prenons pour acquises dans notre vie quotidienne et la catégorie de causalité est cruciale dans ces jugements puisqu’elle nous permet d’aller au delà du simple enregistrement des faits singuliers. Je mets l’eau sur le feu et je pense qu’elle va bouillir et que le feu est la cause de son ébullition; je tourne la clé et je m’attends à ce que la voiture démarre; et la science empirique, de même, a constamment recours à cette catégorie de causalité qui permet de prédire ce qui se produira sous certaines circonstances précises. Mais comment peut-on savoir qu’un événement en cause un autre? À l’évidence, nous ne sommes pas ici devant une relation entre des idées : l’idée de froid ne contient pas celle de faire durcir l’eau. La question, pour Hume, revient donc à demander à quelle impression (ou à quelles impressions) cette idée de cause peut bien correspondre.
Hume prend l’exemple d’une bille de billard qui en frappe une autre : on dit alors que la première est la cause du mouvement de la deuxième. À quelles impressions cela renvoie-t-il exactement? En d’autres termes, que peut-on observer?
Nous observons bien, dit Hume — et pouvons donc rattacher à des données empiriques — qu’un événement en précède un autre : la boule A se déplace vers la boule B avant que la boule B ne se déplace à son tour. Nous observons aussi la contiguïté des événements : la boule A percute la boule B. Priorité et contiguïté sont bien deux composantes de cette idée de causalité; mais elle comprend autre chose, à savoir l’idée que la boule B doit se déplacer quand elle a été percutée. Hume appelle cette troisième dimension de notre idée de casualité la connexion nécessaire entre deux événements. Et il pose la question décisive à son propos : qu’est-ce qui est observé qui y correspond? Et il répond : rien du tout. Nous observons bien que ceci se produisant cela se produit ensuite, mais pas que ceci se produit nécessairement parce que cela s’est d’abord produit. Nous observons la succession mais pas la connexion nécessaire, le ‘et puis’, mais non le ‘parce que’. Le concept de causalité — tout comme, précise Hume, «les termes efficace, action, pouvoir, force, énergie, nécessité, connexion et qualité productive, [qui sont] tous à peu près synonymes, et qu’il [serait] donc absurde d’employer […] pour définir les autres» est, lui aussi, un « terme philosophique soit employé sans sens ou sans idée».
Cette conclusion sceptique est dramatique. Elle implique, sévère empirisme oblige, que nous ne pouvons pas être certain, puisque nous n’avons pas de base empirique observationnelle pour cela, que la même cause produira le même effet, que l’avenir ressemblera au passé, que tous les cas seront semblables à ceux, même très nombreux, que nous avons observés. Quand elle sera discutée par la suite en philosophie, cette conclusion sera appelée le problème de l’induction.
Reste toutefois une question pressante. Si on n’observe pas la connexion nécessaire, s’il n’y a aucune nécessité dans la relation entre deux événements du monde, comment en vient-on à avoir cette idée de causalité. Hume répond : par habitude. J’ai observé de nombreuse fois que A percutant B, B se déplace et j’appelle cause mon attente de le voir se produire cette fois encore. La causalité est un fait de la psychologie des êtres humains et pas une donnée du monde. Nos prédictions fondées sur elle pourront toujours être démenties, les cas futurs pourront ne pas ressembler aux cas observés par le passé et le soleil pourrait ne pas se lever demain. Et s’il vous vient à l’idée d’invoquer les lois de la nature, son uniformité ou autre semblable explication, Hume vous fera remarquer que ce ne sont pas là des propositions analytiques et que ce ne sont pas non plus des propositions synthétiques : en fait, il vous accusera de poser le principe d’induction (les lois de la nature ont valu par le passé et vaudront à l’avenir) pour justifier le principe d’induction (les lois de la nature, qui ont valu par le passé, vaudront à l’avenir). Comme le dira Ludwig Wittgenstein, c’est comme si vous achetiez de nombreuses copies du journal du jour pour vous assurer de la véracité des nouvelles.
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Une dose pour avoir l’air intelligent
Hume, sceptique tranquille
Hume, s’accommodait assez bien de son propre scepticisme et de ce que la place de la raison soit bien moins grande qu’on ne l’avait pensé jusqu’à lui. C’est que, comme on l’a vu, ce que la raison ne pouvait fonder, l’habitude et l’instinct arrivaient à le faire croire. C’est encore le cas en ce qui concerne le monde extérieur, qui a obsédé tant de penseurs avant lui : un instinct naturel nous porte irrésistiblement à croire en son existence, même si la raison ne peut la prouver.
Hume écrit : « Fort heureusement, bien que la raison soit incapable de dissiper ces nuages, il se trouve que la nature elle-même suffit pour atteindre ce but et me guérir de cette mélancolie et de ce délire philosophiques, soit en changeant cette pente de l’esprit, soit par quelque distraction, soit par une vive impression de mes sens qui efface toutes ces chimères. Je dîne, je joue au backgammon, je parle et ai du plaisir avec mes amis; puis, quand après trois ou quatre heures d’amusement, je veux retourner à ces spéculations, elles me paraissent si froides, si contraintes et si ridicules que je n’ai pas le cœur de les poursuivre.
Traité de la nature humaine, Livre I, partie IV, section VII.
Traduction : Normand Baillargeon
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Cette fois encore, prenons un peu de recul afin de synthétiser et évaluer la position empiriste en épistémologie.
Elle fait ultimement dériver notre connaissance du monde de l’expérience et donc de nos sens, l’activité de la raison consistant à organiser ce matériau. Les mathématiques, la logique sont ici vues comme produisant des propositions liant entre elles des idées, mais ne disant rien sur le monde. Notre connaissance du monde implique le recours à la causalité (et à l’induction) qui ne repose ultimement sur rien d’autre que l’habitude.
L’empirisme tend donc à considérer toutes notre connaissance comme provisoire et faillible et à penser qu’elle ne consiste, au mieux, qu’en opinions hautement probables et pour cela dignes de confiance.
La confiance en la possibilité de la connaissance et en sa valeur sont, on le voit, grandement minorés par rapport à l’optimisme des rationalistes.
Bien des philosophes restent attachés à ces idées.
Mais elles n’ont pas convaincu tout le monde, comme nous le verrons dans le chapitre suivant.
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LE NOUVEAU FILM DE MICHAEL MOORE ...
... arrive au Québec le 2 octobre.
En attendant, voici la bande-annonce et une entrevue de Moore par Klein à lire, ici, et une autre à CNN à regarder là.
Que pensez-vous de Moore?
De mon côté, je vais aller voir le film: je trouve Moore divertissant, assez pédagoque et drôle ... même s'il tourne parfois les coins ronds.
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vendredi, septembre 25, 2009
ÉPISTÉMOLOGIE: DESCARTES ET LE RATIONALISME
Je suis dans l'écriture de cette introduction à la philosophie promise à un éditeur.
Je consacrerai finalement deux chapitres à l'épistémologie. Le premier traite des épistémologies rationalistes et empiristes. Voici la section d ce chapitre qui porte sur le rationalisme. Les encadrés présentant des doses de ceci-cela sont une des contraintes de l'éditeur.
Commentaires et suggestions sont plus que bienvenus.
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L’épistémologie, ou théorie de la connaissance, est une branche ancienne et centrale de la philosophie : ancienne, puisqu’elle est pratiquée depuis Platon, voire même avant; centrale, puisque décider si la connaissance est possible ou non et en fixer les éventuelles limites a d’évidentes répercussions sur ce que peut accomplir la philosophie — voire même si elle peut accomplir quoique ce soit.
Dans ce chapitre et le suivant, nous allons étudier les réponses données à ces questions dans le cadre de quatre influentes traditions : rationaliste, empiriste, constructiviste et pragmatiste.
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Une dose de vocabulaire
Étymologiquement, l’épistémologie est l’étude (logos) de la connaissance (épistémè) — et donc, la théorie de la connaissance. Mais dans le monde francophone le mot est en outre (souvent) employé pour désigner la réflexion philosophique sur la science, laquelle est bien un type de connaissance.
Dans cet ouvrage, je vais me conformer à l’usage courant dans le monde anglo-saxon et distinguer l’épistémologie de la philosophie des sciences, à laquelle un chapitre est consacrée sous ce nom — et ce même si, on le devine, il existe bien des points de rencontre entre l’épistémologie et la philosophie des sciences.
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Les analyses de Platon
C’est Platon qui confère à l’épistémologie la place centrale qui n’a cessé d’être la sienne dans la philosophie occidentale, en même temps qu’il articule quelques-unes des catégories et des positions épistémologiques parmi les plus marquantes.
Platon se trouve en effet confronté aux Sophistes de son époque, qui défendent un relativisme épistémologique — ainsi qu’un relativisme éthique. Selon eux, en effet, nous ne pouvons connaître le monde (ou les valeurs) tels qu’ils sont réellement, mais seulement tels qu’il nous apparaissent. La connaissance est en ce sens toujours relative : relative aux individus et à leurs sens, relative aux sociétés, qui sanctionnent ici tel comportement, qui est condamné ailleurs, voire à l’espèce humaine elle-même. Individu, société, espèce, formeraient ainsi des médiations entre nous et le monde, entre nous et les valeurs et nous enferreraient dans une sorte de subjectivisme qui rend toute prétention à la connaissance objective illusoire. Un des sophistes, Protagoras, va résumer ce point de vue en une formule restée célèbre et qui est, dans son ambiguïté même puisque le mot homme peut ici s’interpréter de diverses manières, un habile condensé de la position relativiste : «L’homme est la mesure de toute chose».
La riposte platonicienne fonde le projet philosophique occidental et elle est magnifiquement résumée dans l’Allégorie de la caverne. Sur le plan épistémologique, elle affirme que la connaissance est possible parce qu’elle porte sur des Idées, dont les objets de l’expérience sensible ne sont que de pâles reflets, et que notre âme a contemplées dans une vie antérieure et dont elle peut donc se ressouvenir. Platon défend de la sorte un Idéalisme (on connaît des Idées, lesquelles existent réellement) ainsi qu’un innéisme (nous avons déjà en naissant des Idées indispensables pour connaître le monde) qui ne cesseront d’être influents. Parmi ces Idées contemplées, la dernière est celle de Bien, principe et condition de toutes les autres : en liant de la sorte épistémologie et éthique, Platon répond au relativisme éthique des Sophistes et ouvre, cette fois encore, une perspective théorique qui ne cessera d’être explorée par la pensée occidentale.
En outre, Platon, dans un dialogue appelé Théétète, formule la définition de la connaissance à partir de laquelle vont tendre à se tenir ensuite les discussions en épistémologie. Rappelons-la.
Dans ce dialogue, Socrate s’adresse au personnage qui lui donne son titre pour lui demander ce qu’est la connaissance.
Théétète commence par répondre que ce sont toutes ces disciplines que lui enseigne son professeur : l’astronomie, l’histoire naturelle, les mathématiques, etc.
Socrate lui fait alors comprendre que si ce sont bien là des exemples de connaissances, ce n’est pas ce qu’il lui a demandé : ce que Socrate veut, c’est que Théétète lui dise ce qu’est la connaissance. Théétète ne peut pour cela se contenter d’une simple énumération de connaissances.
Celui-ci en convient. S’ensuit alors un long échange au terme duquel Théétète et Socrate convergent vers une définition qui sera ensuite reprise dans la tradition philosophique occidentale. Selon cette analyse, il y a connaissance là où trois conditions sont satisfaites.
Rappelons-les et, pour cela, posons un sujet (S) et une proposition (P). Selon Platon, S sait que P s :
• il est de l’opinion que P (ou si l’on préfère: s’il croit, est de l’avis que P) et ne se contente pas de l’espérer, de le redouter, etc.
• P est vrai;
• la croyance que P par S est justifiée par de bonnes raisons.
Je ne peux en effet savoir que P si je ne pense pas que cette proposition est vraie; je ne pourrai non plus dire le savoir si P se révèle être fausse; enfin, je ne peux savoir P que si je la pense vraie pour de bonnes raisons (on ne sait pas une chose que l’on répète sans la comprendre, qu’on affirme par hasard, etc).
C’est notamment autour de la question de savoir ce qui constitue une bonne justification que l’on peut distinguer les diverses traditions en épistémologie que nous examinerons.
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Une dose pour être intelligent
Du «Problème de Platon» au «Problème d’Orwell»
Si on admet que nous pouvons connaître et que nous connaissons de fait tant de choses, comment l’expliquer alors que notre expérience du monde est si brève et si imparfaite? C’est ce problème, qui est au cœur de l’épistémologie, que Platon a aperçu et résolu à sa satisfaction. On notera qu’il est particulièrement perceptible dans le cas des mathématiques : j’ai bien une idée de cercle sur laquelle je peux raisonner en aboutissant à des certitudes, alors que tous les cercles concrets que j’observe sont imparfaits. Comment cela est-il possible? La réponse de Platon, on l’a vu, est de dire que l'Idée de cercle existe et qu'elle est d’emblée en moi, quoique assoupie, de sorte qu’il faut la «réveiller» — ce qui est le rôle de l’éducation.
Il est intéressant de rapprocher, avec Chomsky (1928), un linguiste innéiste contemporain, ce problème de Platon avec ce qu’il nomme le problème Orwell, du nom du célèbre auteur du roman 1984. Le problème de Platon est d’expliquer comment, à partir de données si peu nombreuses et imparfaites, nous puissions en savoir tant; celui d'Orwell, qui se situe sur le terrain politique, est d'expliquer comment il se fait qu'alors que les données sont si nombreuses et si éloquentes, nous, citoyens, en sachions pourtant si peu sur la véritable nature de nos sociétés. Chomsky résout ce dernier problème en invoquant le rôle de la propagande dans nos sociétés.
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L’oeuvre de Platon, on le devine, constituerait un point de départ tout à fait approprié pour l’étude de l’épistémologie que nous entreprenons ici. Mais il sera plus aisé de parvenir aux débats et aux problèmes tels qu’ils se sont posés en épistémologie en amorçant notre étude par l’œuvre de René Descartes (1596-1650) — d’autant que nous aurons à revenir sur elle quand nous étudierons la philosophie de l’esprit, un autre domaine où Descartes a exercé une décisive influence.
Le rationalisme : l’exemple de Descartes
— Comment puis-je savoir que j’existe?, demanda l’étudiant en classe de philosophie.
— Qui pose la question?, répondit le professeur.
Anonyme
Il faut, au moins une fois dans sa vie, avoir traversé ce parcours épistémologique du combattant que René Descartes a lui-même franchi et qu’il raconte dans le Discours de la Méthode (1637) puis dans ses Méditations métaphysiques (1641) .
Au point de départ de la démarche se trouve la reconnaissance par Descartes du fait que nombre de choses qu’on lui a enseignées ou qu’il a admises ne sont pas crédibles et se sont avérées, sinon fausses, du moins douteuses. Descartes formule donc un projet critique : l’élagage de ces savoirs douteux et incertains avec pour ambition de parvenir à établir un fondement indubitable sur lequel rebâtir.
Pour y parvenir, le philosophe va déployer une méthode appelée le «doute méthodique » et qui consiste à douter de tout ce en quoi on puisse trouver la moindre raison de douter, en espérant parvenir ainsi, sinon à une certitude indubitable, du moins à savoir que cette recherche est vouée à l’échec.
Le doute cartésien est singulier et radicalement différent du scepticisme usuel, qui nous invite à ne pas être crédule et à nous méfier de ce qu’on veut nous donner pour vrai : c’est une sorte d’ascèse, une épreuve, par laquelle doit passer qui espère parvenir à un savoir inébranlable. Le doute cartésien est méthodique, obstiné et il rejette tous les éléments de savoir putatif obtenus par une source en laquelle nous pouvons concevoir la moindre raison de douter.
La première de ces sources, ce sont bien entendu les sens. Ce sont eux qui me disent que je suis ici, assis devant cet ordinateur, en train de taper sur des touches, dans cette pièce que je vois, dont je sens l’odeur et où j’entends des bruits. Peut-on douter de tout cela? Descartes pense que oui.
Il observe d’abord avoir «quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurs», et rappelle qu’il est «de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés.» (Méditations, 1). On sera tenté ici de dire que, dans certains cas au moins, nous n’avons pas de raisons de douter de nos sens; Descartes l’accorde. Mais il ajoute un autre argument contre le sens comme source fiable de connaissance, en faisant remarquer qu’il n’a aucun moyen de distinguer les impressions qu’il est présumé recevoir de ses sens éveillé de celles qu’il reçoit en rêvant.
Descartes conclut de ces deux arguments (la faillibilité des sens et l’impossibilité philosophique de décider à un moment précis si on rêve ou non) qu’on ne peut prendre comme fondement indubitable de la connaissance les données de sens et la vision commune du monde qu’ils suggèrent. Il s’ensuit une conséquence d’une importance considérable, mais qu’il faut néanmoins tirer conformément au projet poursuivi : rejeter les sciences, puisqu’elles font appel à nos sens : « C'est pourquoi peut-être que de là nous ne conclurons pas mal si nous disons que la physique, l'astronomie, la médecine, et toutes les autres sciences qui dépendent de la considération des choses composées, sont fort douteuses et incertaines.» (Méditations, 1)
Quelle autre source possible de connaissance reste-t-il, une fois les sens écartés? Descartes est un mathématicien et comme tout rationaliste, c’est vers elles qu’il se tourne ensuite tout naturellement. C’est que les mathématiques ne reposent pas sur des informations obtenues par les sens : le savoir qu’elles nous donnent est dit pour cela a priori, indépendant de l’expérience, et non a posteriori. Mieux : même l’argument du rêve ne semble pouvoir les atteindre. Descartes écrit : «[…] l'arithmétique, la géométrie, et les autres sciences de cette nature qui ne traitent que de choses fort simples et fort générales, sans se mettre beaucoup en peine si elles sont dans la nature ou si elles n'y sont pas, contiennent quelque chose de certain et d'indubitable; car soit que je veille ou que je dorme, deux ou trois joints ensemble formeront toujours le nombre de cinq, et le carré n'aura jamais plus de quatre côtés; et il ne semble pas possible que des vérités si claires et si apparentes puissent être soupçonnées d'aucune fausseté ou d'incertitude » (Méditations, 1).
Peut-on, selon les rudes exigences du doute méthodique, trouver une raison de douter des mathématiques et des connaissances a priori qu’elles nous procurent?
Descartes en imagine une en postulant qu’il est possible qu’un malin génie nous berne constamment quand nous raisonnons en mathématiques! Il écrit : «Je supposerai donc qu'il y a, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant qui a employé toute son industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l'air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. Je me considérerai moi-même comme n'ayant point de mains, point d'yeux, point de chair, point de sang, comme n'ayant aucuns sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses. Je demeurerai obstinément attaché à cette pensée ; et si, par ce moyen, il n'est pas en mon pouvoir de parvenir à la connaissance d'aucune vérité, à tout le moins il est en ma puissance de suspendre mon jugement. C'est pourquoi je prendrai garde soigneusement de ne point recevoir en ma croyance aucune fausseté, et préparerai si bien mon esprit à toutes les ruses de ce grand trompeur, que, pour puissant et rusé qu'il soit, il ne pourra jamais rien imposer. » (Méditations, 1)
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ET SI VOUS ÉTIEZ UN CERVEAU DANS UNE CUVE?
Imaginée par Hilary Putnam (1926), cette expérience de pensée est une version contemporaine du Malin Génie cartésien. Voici comment il la présente :
«Imaginez qu’un être humain (vous pouvez supposer qu’il s’agit de vous) a subi une opération réalisée par un savant maléfique. Le cerveau de cette personne (votre cerveau) a été retiré de son corps (le vôtre) et placé dans une cuve contenant des éléments nutritifs qui le maintiennent en vie. Les terminaisons neuronales ont été reliées à un ordinateur super puissant qui fait croire à la personne dont c’est le cerveau que tout est parfaitement normal. Il lui semble qu’elle croise des gens, qu’il y a des objets, un ciel et ainsi de suite; mais en réalité tout ce dont cette personne (vous) a l’expérience est le résultat d’impulsions électroniques qui vont de l’ordinateur aux terminaisons nerveuses. L’ordinateur est si adroit que si la personne essaie de soulever sa main, le feedback qu’il envoie fera en sorte que la personne «verra» et «sentira» que sa main est levée. De plus, en modifiant le programme, le savant maléfique peut faire en sorte que sa victime aura l’expérience (ou l’hallucination) de n’importe quelle situation ou de n’importe quel environnement. Il peut encore effacer la mémoire du cerveau de sorte que la personne croira avoir toujours été dans tel environnement. Il pourra même faire en sorte que la victime croie être assise et être en train de lire ces mots qui évoquent cette amusante mais profondément absurde suggestion qu’il existe une savant maléfique qui retire les cerveaux des corps et les place dans une cuve contenant des éléments nutritifs où ils sont maintenus en vie. […]»
Cette expérience de pensée est une des sources d’inspiration du film The Matrix.
PUTNAM, Hilary, «Brains in a Vat»,
dans : Reason, Truth and History, Cambridge University Press.
Traduction : Normand Baillargeon
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Il semble que, tel un ouragan, le doute cartésien ait tout détruit sur son passage et que rien ne reste qui pourrait prétendre lui échapper. C’est pourtant à ce point précis que Descartes prétend trouver une sortie de l’impasse où il s’est enfermé en découvrant une certitude qu’absolument rien ne peut ébranler.
Cette certitude c’est celle de sa propre existence comme quelque chose qui possède une certaine activité mentale, ce dont il ne peut douter puisqu’en douter, c’est encore faire montre de cette activité mentale. En d’autres termes, le Malin Génie peut bien exister; il peut bien me faire croire que je suis en train d’écrire ces mots sur un clavier alors que je suis plutôt enfermé dans une gaine, mon cerveau relié à de puissants ordinateurs et que je suis élevé afin de servir de nourriture à des êtres étranges. Il n’empêche. Le simple fait que j’aie ces idées prouve hors de toute doute possible que j’existe en tant qu’être qui a cette faculté d’avoir des idées, de douter et de penser. Et voici en somme le sceptique battu à son propre jeu, par une application systématique de ses propres méthodes et principes.
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Une dose pour avoir l’air intelligent
La phrase : «Je pense, donc je suis», qui la traduction française de Cogito ergo sum, est devenue une des plus célèbres de toute la philosophie. Elle apparaît dans le Discours de la Méthode. Dans ses Méditations, Descartes écrit plutôt : «Je suis, j'existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit.»
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Notez cependant qu’à ce stade de son argumentaire, Descartes sait seulement qu’il existe comme «chose qui pense» : il ne peut toujours pas prétendre savoir qu’il a un corps, que le monde extérieur existe ou qu’il n’est pas systématiquement induit en erreur quand il fait des mathématiques. Pourtant, en partant de ce minuscule point d’Archimède qu’est le Cogito, il pense être en mesure de reconquérir tout ce qu’il a révoqué en doute.
Le moment crucial de cette reconstruction est la reprise par Descartes de l’argument ontologique, sur lequel nous reviendrons plus loin dans cet ouvrage. Examinant les idées qu’il a en lui, Descartes, la chose qui pense, découvre celle d’un Être parfait. Or si un tel Être n’existait pas, il ne serait pas parfait : il existe donc nécessairement et, étant parfait, il ne peut vouloir me tromper. De plus, son existence autorise l’élimination du malin génie et permet donc de restaurer les mathématiques.
Descartes revient ensuite sur ces données des sens, que l’on tient souvent pour la source de notre connaissance du monde extérieur et en examiner la nature et la portée. Dieu, parfait et non trompeur, ne peut l’induire en erreur à propos de ces choses qu’il perçoit aussi clairement et distinctement que la certitude du Cogito : voilà donc le critère de la vérité auquel Descartes va mesurer ce qui requiert son assentiment. Le fait qu’il soit — ou plus précisément que lui en tant que chose pensante — soit lié à un corps est l’une d’elles. Mais que dire alors du monde extérieur, qui existe sans doute, garanti qu’il est par le Dieu non trompeur, qui est perçu par les sens, mais à propos duquel on sait, de manière claire et distincte, que nous nous trompons au moins parfois puisque nous sommes victimes d’illusions d’optique, nous évaluons mal les distances, nous nous trompons à propos de telle ou telle observation, et ainsi de suite?
Des objets extérieurs existent, garantis par Dieu et nos sens nous y font accéder et, au moins parfois, méconnaître. Comment expliquer cette connaissance imparfaite et comment pourrait-on connaître véritablement ces objets du monde extérieur?
Ce qui suit est célèbre. Descartes prend un morceau de cire et note ce que chacun de ses sens lui en dit : la cire est molle, dure, froide, a telle odeur, tel goût, et ainsi de suite. Puis il la présente à la flamme. Toutes ces caractéristiques disparaissent une à une : et cependant nous pensons néanmoins qu’il s’agit du même morceau de cire. Pourquoi?
Descartes invite ici à rejeter ici la position empiriste, qui prétend que la connaissance provient des données des sens et il suggère que les concepts d’identité et de substance (matérielle) que nous appliquons ici sont innés — et cette position rappelle bien entendu celle de Platon.
L’existence de Dieu garantit que quelque chose dans le monde extérieur existe bien, que nous ne sommes pas systématiquement trompés par nos sens et que nous pouvons connaître le monde extérieur. Mais les erreurs de nos sens et l’analyse du morceau de cire nous montrent que le monde tel qu’il est réellement, celui que nous dévoileront la science et la philosophie en déployant les idées innées et des idées claires et distinctes, ne sera pas celui que nous dévoilent nos sens imparfaits et trompeurs. Nos sens décrivent un monde d’objets colorés, de sons et d’odeurs; la science, et notamment la physique mathématique que Descartes a en tête, montrera que le monde se comprend à travers des catégories comme étendue, nombre, forme, lieu, et ainsi de suite.
Descartes distinguera donc trois types d’idées :
Des idées adventices, ce sont celles qui proviennent de l’expérience, comme celles de chat, de maison etc.
Des idées factices, que l’imagination élabore à partir des idées adventices, par exemple l’idée de sirène, construite à partir de celles de femme et de poisson.
Des idées innées, comme celles d’infini, de cercle, de perfection, de substance, qui sont posées en nous par Dieu, que nous appliquons lorsque nous connaissons et sans lesquelles la connaissance serait impossible.
Il est temps à présent de prendre un certain recul et de nous demander ce que la position rationaliste, que Descartes incarne de manière exemplaire sans toutefois en être l’unique représentant, implique pour le problème de la connaissance.
Ce qui caractérise les rationalistes, c’est pour commencer la conviction que la connaissance humaine est fondée de manière certaine sur des vérités connues a priori — et souvent, comme chez Descartes ou Platon voire même Chomsky, tenues pour innées.
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Une dose d’espace et de temps
Quelques rationalistes éminents
Spinoza, Baruch (1632-1677). Ce Juif Hollandais sera excommunié par sa communauté et gagnera sa vie en polissant des verres. Il est notamment l’auteur d’une éthique qu’il devra renoncer à publier pour des raisons de sécurité et qui est exposée sur le modèle de la géométrie euclidienne.
Leibniz, Gottfried Wilhelm (1646-1716). Diplomate, avocat, immense mathématicien à qui on doit (il le découvre en même temps que Newton) le calcul différentiel et intégral, ce polymathe est un philosophe connu notamment pour sa surprenante théodicée, qui défend l’idée que nous habitons le meilleur des mondes possibles.
Noam Chomsky (1928), par sa conception d’une grammaire universelle innée présente en chacun de nous est le fondateur de la linguiste moderne et un des principaux investigateurs de la révolution cognitive de la fin du XX siècle. Il soutient que cette révolution cognitive est en fait la deuxième : la première est celle provoquée par Descartes, dont il se réclame aussi dans sa linguistique, qu’il a déjà pour cette raison nommée cartésienne.
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Les rationalistes ne nient bien entendu pas qu’il faut, à un certain moment, avoir recours à l’observation pour connaître le monde extérieur — ce que fait justement Descartes quand il étudie l’optique, par exemple, science à laquelle il apporte de notables contributions. Mais ces observations et les éventuelles connaissances qu’on en tirera dépendent de et sont fondées sur ces idées innées : c’est la raison et non l’expérience qui est première dans la connaissance.
Confiants en les capacités épistémiques de la raison humaine, les rationalistes tendent encore à avoir un profond respect pour les mathématiques, qui nous dévoilent le monde tel qu’il est, et pour la rigueur déductive et la systématicité.
Finalement, les rationalistes abandonnent le réalisme naïf, celui du sens commun qui voudrait que le monde soit tel que nos sens nous le dévoilent, avec sa pelouse verte et son eau humide. Ce que nos sens nous font découvrir, pensent-ils, ce sont des qualités qu’ils ajoutent aux objets du monde — cette coloration, cette saveur : ce sont là des qualités secondes, dira-t-on. Les sciences, tout particulièrement à travers les mathématiques et l’application de catégories innées, elles, nous donnent une authentique connaissance du monde et un accès à ces qualités premières qui ne sont pas produites par l’interaction des objets du monde extérieur.
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Une dose de vocabulaire
Galilée explique la distinction entre qualités premières et qualités secondes
«Dès que je conçois une matière ou substance corporelle, je sens immédiatement la nécessité de concevoir aussi qu’elle est limitée et a telle ou telle figure, est grande ou petite en relation à d’autres, est en tel ou tel lieu et tel ou tel temps, se meut ou reste immobile, touche ou ne touche pas un autre corps, est une ou en petit nombre ou en grand nombre. Je ne puis la séparer de ces conditions par aucun effort d’imagination. Mais qu’elle doive être blanche ou rouge, amère ou douce, sonore ou muette, d’odeur agréable ou désagréable, je ne me sens nullement l’esprit forcé de l’appréhender comme accompagnée de ces conditions. Et même, si les sens ne me guidaient, jamais le discours ou l’imagination par elle-même n’y arriveraient. Pour cette raison, je pense que ces saveurs, odeurs, couleurs, etc., du côté du sujet où elles semblent résider, ne sont rien d’autre que des noms, et ont seulement leur siège dans le corps sensitif; si l’on supprime l’être vivant, on supprime et annihile toutes ces qualités. »
Galilée, L’essayeur, traduction C. Chauviré, Les Belles Lettres, Paris.
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Après Descartes, et en partie contre lui, une deuxième grande tradition épistémologique va apparaître, cette fois en Grande-Bretagne : l’empirisme.
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Une dose pour être vraiment intelligent
Qu’entend-t-on par cercle cartésien?
Une des plus fortes critiques du système de Descartes consiste à l’accuser de commettre un cercle vicieux. De quoi s’agit-il?
Descartes, on l’a vu, ayant établi sa propre existence comme chose pensante — i.e. ayant découvert le Cogito — entreprend une vaste reconstruction du monde et de la possibilité de le connaître qui dépend crucialement de deux conditions : l’existence de Dieu, d’une part; la clarté et la distinction comme marques définitoires du vrai et par quoi il pourra le reconnaître, d’autre part.
On a attaqué le projet cartésien en mettant en doute que chacun de ces deux éléments a été établi ou peut remplir les fonctions que Descartes entend lui fait jouer.
Mais une autre critique, plus grave encore sans doute, a été adressée à Descartes. Elle est connue sous le nom de «cercle cartésien». Voici, en un mot, de quoi il s’agit.
Par l’argument ontologique, Descartes croit établir l’existence de Dieu parce qu’il en a l’idée claire et distincte; puis il assure qu’il est légitime de tenir pour vraies les idées claires et distinctes parce qu’elles sont en quelque sorte, en tant que marques du vrai, garanties par ce Dieu bénévolent établi par la preuve ontologique. Le cercle est semble-t-il patent.
Une abondante littérature est consacrée à ce problème, déjà aperçu par certains des contemporains de Descartes.
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Je consacrerai finalement deux chapitres à l'épistémologie. Le premier traite des épistémologies rationalistes et empiristes. Voici la section d ce chapitre qui porte sur le rationalisme. Les encadrés présentant des doses de ceci-cela sont une des contraintes de l'éditeur.
Commentaires et suggestions sont plus que bienvenus.
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L’épistémologie, ou théorie de la connaissance, est une branche ancienne et centrale de la philosophie : ancienne, puisqu’elle est pratiquée depuis Platon, voire même avant; centrale, puisque décider si la connaissance est possible ou non et en fixer les éventuelles limites a d’évidentes répercussions sur ce que peut accomplir la philosophie — voire même si elle peut accomplir quoique ce soit.
Dans ce chapitre et le suivant, nous allons étudier les réponses données à ces questions dans le cadre de quatre influentes traditions : rationaliste, empiriste, constructiviste et pragmatiste.
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Une dose de vocabulaire
Étymologiquement, l’épistémologie est l’étude (logos) de la connaissance (épistémè) — et donc, la théorie de la connaissance. Mais dans le monde francophone le mot est en outre (souvent) employé pour désigner la réflexion philosophique sur la science, laquelle est bien un type de connaissance.
Dans cet ouvrage, je vais me conformer à l’usage courant dans le monde anglo-saxon et distinguer l’épistémologie de la philosophie des sciences, à laquelle un chapitre est consacrée sous ce nom — et ce même si, on le devine, il existe bien des points de rencontre entre l’épistémologie et la philosophie des sciences.
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Les analyses de Platon
C’est Platon qui confère à l’épistémologie la place centrale qui n’a cessé d’être la sienne dans la philosophie occidentale, en même temps qu’il articule quelques-unes des catégories et des positions épistémologiques parmi les plus marquantes.
Platon se trouve en effet confronté aux Sophistes de son époque, qui défendent un relativisme épistémologique — ainsi qu’un relativisme éthique. Selon eux, en effet, nous ne pouvons connaître le monde (ou les valeurs) tels qu’ils sont réellement, mais seulement tels qu’il nous apparaissent. La connaissance est en ce sens toujours relative : relative aux individus et à leurs sens, relative aux sociétés, qui sanctionnent ici tel comportement, qui est condamné ailleurs, voire à l’espèce humaine elle-même. Individu, société, espèce, formeraient ainsi des médiations entre nous et le monde, entre nous et les valeurs et nous enferreraient dans une sorte de subjectivisme qui rend toute prétention à la connaissance objective illusoire. Un des sophistes, Protagoras, va résumer ce point de vue en une formule restée célèbre et qui est, dans son ambiguïté même puisque le mot homme peut ici s’interpréter de diverses manières, un habile condensé de la position relativiste : «L’homme est la mesure de toute chose».
La riposte platonicienne fonde le projet philosophique occidental et elle est magnifiquement résumée dans l’Allégorie de la caverne. Sur le plan épistémologique, elle affirme que la connaissance est possible parce qu’elle porte sur des Idées, dont les objets de l’expérience sensible ne sont que de pâles reflets, et que notre âme a contemplées dans une vie antérieure et dont elle peut donc se ressouvenir. Platon défend de la sorte un Idéalisme (on connaît des Idées, lesquelles existent réellement) ainsi qu’un innéisme (nous avons déjà en naissant des Idées indispensables pour connaître le monde) qui ne cesseront d’être influents. Parmi ces Idées contemplées, la dernière est celle de Bien, principe et condition de toutes les autres : en liant de la sorte épistémologie et éthique, Platon répond au relativisme éthique des Sophistes et ouvre, cette fois encore, une perspective théorique qui ne cessera d’être explorée par la pensée occidentale.
En outre, Platon, dans un dialogue appelé Théétète, formule la définition de la connaissance à partir de laquelle vont tendre à se tenir ensuite les discussions en épistémologie. Rappelons-la.
Dans ce dialogue, Socrate s’adresse au personnage qui lui donne son titre pour lui demander ce qu’est la connaissance.
Théétète commence par répondre que ce sont toutes ces disciplines que lui enseigne son professeur : l’astronomie, l’histoire naturelle, les mathématiques, etc.
Socrate lui fait alors comprendre que si ce sont bien là des exemples de connaissances, ce n’est pas ce qu’il lui a demandé : ce que Socrate veut, c’est que Théétète lui dise ce qu’est la connaissance. Théétète ne peut pour cela se contenter d’une simple énumération de connaissances.
Celui-ci en convient. S’ensuit alors un long échange au terme duquel Théétète et Socrate convergent vers une définition qui sera ensuite reprise dans la tradition philosophique occidentale. Selon cette analyse, il y a connaissance là où trois conditions sont satisfaites.
Rappelons-les et, pour cela, posons un sujet (S) et une proposition (P). Selon Platon, S sait que P s :
• il est de l’opinion que P (ou si l’on préfère: s’il croit, est de l’avis que P) et ne se contente pas de l’espérer, de le redouter, etc.
• P est vrai;
• la croyance que P par S est justifiée par de bonnes raisons.
Je ne peux en effet savoir que P si je ne pense pas que cette proposition est vraie; je ne pourrai non plus dire le savoir si P se révèle être fausse; enfin, je ne peux savoir P que si je la pense vraie pour de bonnes raisons (on ne sait pas une chose que l’on répète sans la comprendre, qu’on affirme par hasard, etc).
C’est notamment autour de la question de savoir ce qui constitue une bonne justification que l’on peut distinguer les diverses traditions en épistémologie que nous examinerons.
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Une dose pour être intelligent
Du «Problème de Platon» au «Problème d’Orwell»
Si on admet que nous pouvons connaître et que nous connaissons de fait tant de choses, comment l’expliquer alors que notre expérience du monde est si brève et si imparfaite? C’est ce problème, qui est au cœur de l’épistémologie, que Platon a aperçu et résolu à sa satisfaction. On notera qu’il est particulièrement perceptible dans le cas des mathématiques : j’ai bien une idée de cercle sur laquelle je peux raisonner en aboutissant à des certitudes, alors que tous les cercles concrets que j’observe sont imparfaits. Comment cela est-il possible? La réponse de Platon, on l’a vu, est de dire que l'Idée de cercle existe et qu'elle est d’emblée en moi, quoique assoupie, de sorte qu’il faut la «réveiller» — ce qui est le rôle de l’éducation.
Il est intéressant de rapprocher, avec Chomsky (1928), un linguiste innéiste contemporain, ce problème de Platon avec ce qu’il nomme le problème Orwell, du nom du célèbre auteur du roman 1984. Le problème de Platon est d’expliquer comment, à partir de données si peu nombreuses et imparfaites, nous puissions en savoir tant; celui d'Orwell, qui se situe sur le terrain politique, est d'expliquer comment il se fait qu'alors que les données sont si nombreuses et si éloquentes, nous, citoyens, en sachions pourtant si peu sur la véritable nature de nos sociétés. Chomsky résout ce dernier problème en invoquant le rôle de la propagande dans nos sociétés.
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L’oeuvre de Platon, on le devine, constituerait un point de départ tout à fait approprié pour l’étude de l’épistémologie que nous entreprenons ici. Mais il sera plus aisé de parvenir aux débats et aux problèmes tels qu’ils se sont posés en épistémologie en amorçant notre étude par l’œuvre de René Descartes (1596-1650) — d’autant que nous aurons à revenir sur elle quand nous étudierons la philosophie de l’esprit, un autre domaine où Descartes a exercé une décisive influence.
Le rationalisme : l’exemple de Descartes
— Comment puis-je savoir que j’existe?, demanda l’étudiant en classe de philosophie.
— Qui pose la question?, répondit le professeur.
Anonyme
Il faut, au moins une fois dans sa vie, avoir traversé ce parcours épistémologique du combattant que René Descartes a lui-même franchi et qu’il raconte dans le Discours de la Méthode (1637) puis dans ses Méditations métaphysiques (1641) .
Au point de départ de la démarche se trouve la reconnaissance par Descartes du fait que nombre de choses qu’on lui a enseignées ou qu’il a admises ne sont pas crédibles et se sont avérées, sinon fausses, du moins douteuses. Descartes formule donc un projet critique : l’élagage de ces savoirs douteux et incertains avec pour ambition de parvenir à établir un fondement indubitable sur lequel rebâtir.
Pour y parvenir, le philosophe va déployer une méthode appelée le «doute méthodique » et qui consiste à douter de tout ce en quoi on puisse trouver la moindre raison de douter, en espérant parvenir ainsi, sinon à une certitude indubitable, du moins à savoir que cette recherche est vouée à l’échec.
Le doute cartésien est singulier et radicalement différent du scepticisme usuel, qui nous invite à ne pas être crédule et à nous méfier de ce qu’on veut nous donner pour vrai : c’est une sorte d’ascèse, une épreuve, par laquelle doit passer qui espère parvenir à un savoir inébranlable. Le doute cartésien est méthodique, obstiné et il rejette tous les éléments de savoir putatif obtenus par une source en laquelle nous pouvons concevoir la moindre raison de douter.
La première de ces sources, ce sont bien entendu les sens. Ce sont eux qui me disent que je suis ici, assis devant cet ordinateur, en train de taper sur des touches, dans cette pièce que je vois, dont je sens l’odeur et où j’entends des bruits. Peut-on douter de tout cela? Descartes pense que oui.
Il observe d’abord avoir «quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurs», et rappelle qu’il est «de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés.» (Méditations, 1). On sera tenté ici de dire que, dans certains cas au moins, nous n’avons pas de raisons de douter de nos sens; Descartes l’accorde. Mais il ajoute un autre argument contre le sens comme source fiable de connaissance, en faisant remarquer qu’il n’a aucun moyen de distinguer les impressions qu’il est présumé recevoir de ses sens éveillé de celles qu’il reçoit en rêvant.
Descartes conclut de ces deux arguments (la faillibilité des sens et l’impossibilité philosophique de décider à un moment précis si on rêve ou non) qu’on ne peut prendre comme fondement indubitable de la connaissance les données de sens et la vision commune du monde qu’ils suggèrent. Il s’ensuit une conséquence d’une importance considérable, mais qu’il faut néanmoins tirer conformément au projet poursuivi : rejeter les sciences, puisqu’elles font appel à nos sens : « C'est pourquoi peut-être que de là nous ne conclurons pas mal si nous disons que la physique, l'astronomie, la médecine, et toutes les autres sciences qui dépendent de la considération des choses composées, sont fort douteuses et incertaines.» (Méditations, 1)
Quelle autre source possible de connaissance reste-t-il, une fois les sens écartés? Descartes est un mathématicien et comme tout rationaliste, c’est vers elles qu’il se tourne ensuite tout naturellement. C’est que les mathématiques ne reposent pas sur des informations obtenues par les sens : le savoir qu’elles nous donnent est dit pour cela a priori, indépendant de l’expérience, et non a posteriori. Mieux : même l’argument du rêve ne semble pouvoir les atteindre. Descartes écrit : «[…] l'arithmétique, la géométrie, et les autres sciences de cette nature qui ne traitent que de choses fort simples et fort générales, sans se mettre beaucoup en peine si elles sont dans la nature ou si elles n'y sont pas, contiennent quelque chose de certain et d'indubitable; car soit que je veille ou que je dorme, deux ou trois joints ensemble formeront toujours le nombre de cinq, et le carré n'aura jamais plus de quatre côtés; et il ne semble pas possible que des vérités si claires et si apparentes puissent être soupçonnées d'aucune fausseté ou d'incertitude » (Méditations, 1).
Peut-on, selon les rudes exigences du doute méthodique, trouver une raison de douter des mathématiques et des connaissances a priori qu’elles nous procurent?
Descartes en imagine une en postulant qu’il est possible qu’un malin génie nous berne constamment quand nous raisonnons en mathématiques! Il écrit : «Je supposerai donc qu'il y a, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant qui a employé toute son industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l'air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. Je me considérerai moi-même comme n'ayant point de mains, point d'yeux, point de chair, point de sang, comme n'ayant aucuns sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses. Je demeurerai obstinément attaché à cette pensée ; et si, par ce moyen, il n'est pas en mon pouvoir de parvenir à la connaissance d'aucune vérité, à tout le moins il est en ma puissance de suspendre mon jugement. C'est pourquoi je prendrai garde soigneusement de ne point recevoir en ma croyance aucune fausseté, et préparerai si bien mon esprit à toutes les ruses de ce grand trompeur, que, pour puissant et rusé qu'il soit, il ne pourra jamais rien imposer. » (Méditations, 1)
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ET SI VOUS ÉTIEZ UN CERVEAU DANS UNE CUVE?
Imaginée par Hilary Putnam (1926), cette expérience de pensée est une version contemporaine du Malin Génie cartésien. Voici comment il la présente :
«Imaginez qu’un être humain (vous pouvez supposer qu’il s’agit de vous) a subi une opération réalisée par un savant maléfique. Le cerveau de cette personne (votre cerveau) a été retiré de son corps (le vôtre) et placé dans une cuve contenant des éléments nutritifs qui le maintiennent en vie. Les terminaisons neuronales ont été reliées à un ordinateur super puissant qui fait croire à la personne dont c’est le cerveau que tout est parfaitement normal. Il lui semble qu’elle croise des gens, qu’il y a des objets, un ciel et ainsi de suite; mais en réalité tout ce dont cette personne (vous) a l’expérience est le résultat d’impulsions électroniques qui vont de l’ordinateur aux terminaisons nerveuses. L’ordinateur est si adroit que si la personne essaie de soulever sa main, le feedback qu’il envoie fera en sorte que la personne «verra» et «sentira» que sa main est levée. De plus, en modifiant le programme, le savant maléfique peut faire en sorte que sa victime aura l’expérience (ou l’hallucination) de n’importe quelle situation ou de n’importe quel environnement. Il peut encore effacer la mémoire du cerveau de sorte que la personne croira avoir toujours été dans tel environnement. Il pourra même faire en sorte que la victime croie être assise et être en train de lire ces mots qui évoquent cette amusante mais profondément absurde suggestion qu’il existe une savant maléfique qui retire les cerveaux des corps et les place dans une cuve contenant des éléments nutritifs où ils sont maintenus en vie. […]»
Cette expérience de pensée est une des sources d’inspiration du film The Matrix.
PUTNAM, Hilary, «Brains in a Vat»,
dans : Reason, Truth and History, Cambridge University Press.
Traduction : Normand Baillargeon
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Il semble que, tel un ouragan, le doute cartésien ait tout détruit sur son passage et que rien ne reste qui pourrait prétendre lui échapper. C’est pourtant à ce point précis que Descartes prétend trouver une sortie de l’impasse où il s’est enfermé en découvrant une certitude qu’absolument rien ne peut ébranler.
Cette certitude c’est celle de sa propre existence comme quelque chose qui possède une certaine activité mentale, ce dont il ne peut douter puisqu’en douter, c’est encore faire montre de cette activité mentale. En d’autres termes, le Malin Génie peut bien exister; il peut bien me faire croire que je suis en train d’écrire ces mots sur un clavier alors que je suis plutôt enfermé dans une gaine, mon cerveau relié à de puissants ordinateurs et que je suis élevé afin de servir de nourriture à des êtres étranges. Il n’empêche. Le simple fait que j’aie ces idées prouve hors de toute doute possible que j’existe en tant qu’être qui a cette faculté d’avoir des idées, de douter et de penser. Et voici en somme le sceptique battu à son propre jeu, par une application systématique de ses propres méthodes et principes.
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Une dose pour avoir l’air intelligent
La phrase : «Je pense, donc je suis», qui la traduction française de Cogito ergo sum, est devenue une des plus célèbres de toute la philosophie. Elle apparaît dans le Discours de la Méthode. Dans ses Méditations, Descartes écrit plutôt : «Je suis, j'existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit.»
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Notez cependant qu’à ce stade de son argumentaire, Descartes sait seulement qu’il existe comme «chose qui pense» : il ne peut toujours pas prétendre savoir qu’il a un corps, que le monde extérieur existe ou qu’il n’est pas systématiquement induit en erreur quand il fait des mathématiques. Pourtant, en partant de ce minuscule point d’Archimède qu’est le Cogito, il pense être en mesure de reconquérir tout ce qu’il a révoqué en doute.
Le moment crucial de cette reconstruction est la reprise par Descartes de l’argument ontologique, sur lequel nous reviendrons plus loin dans cet ouvrage. Examinant les idées qu’il a en lui, Descartes, la chose qui pense, découvre celle d’un Être parfait. Or si un tel Être n’existait pas, il ne serait pas parfait : il existe donc nécessairement et, étant parfait, il ne peut vouloir me tromper. De plus, son existence autorise l’élimination du malin génie et permet donc de restaurer les mathématiques.
Descartes revient ensuite sur ces données des sens, que l’on tient souvent pour la source de notre connaissance du monde extérieur et en examiner la nature et la portée. Dieu, parfait et non trompeur, ne peut l’induire en erreur à propos de ces choses qu’il perçoit aussi clairement et distinctement que la certitude du Cogito : voilà donc le critère de la vérité auquel Descartes va mesurer ce qui requiert son assentiment. Le fait qu’il soit — ou plus précisément que lui en tant que chose pensante — soit lié à un corps est l’une d’elles. Mais que dire alors du monde extérieur, qui existe sans doute, garanti qu’il est par le Dieu non trompeur, qui est perçu par les sens, mais à propos duquel on sait, de manière claire et distincte, que nous nous trompons au moins parfois puisque nous sommes victimes d’illusions d’optique, nous évaluons mal les distances, nous nous trompons à propos de telle ou telle observation, et ainsi de suite?
Des objets extérieurs existent, garantis par Dieu et nos sens nous y font accéder et, au moins parfois, méconnaître. Comment expliquer cette connaissance imparfaite et comment pourrait-on connaître véritablement ces objets du monde extérieur?
Ce qui suit est célèbre. Descartes prend un morceau de cire et note ce que chacun de ses sens lui en dit : la cire est molle, dure, froide, a telle odeur, tel goût, et ainsi de suite. Puis il la présente à la flamme. Toutes ces caractéristiques disparaissent une à une : et cependant nous pensons néanmoins qu’il s’agit du même morceau de cire. Pourquoi?
Descartes invite ici à rejeter ici la position empiriste, qui prétend que la connaissance provient des données des sens et il suggère que les concepts d’identité et de substance (matérielle) que nous appliquons ici sont innés — et cette position rappelle bien entendu celle de Platon.
L’existence de Dieu garantit que quelque chose dans le monde extérieur existe bien, que nous ne sommes pas systématiquement trompés par nos sens et que nous pouvons connaître le monde extérieur. Mais les erreurs de nos sens et l’analyse du morceau de cire nous montrent que le monde tel qu’il est réellement, celui que nous dévoileront la science et la philosophie en déployant les idées innées et des idées claires et distinctes, ne sera pas celui que nous dévoilent nos sens imparfaits et trompeurs. Nos sens décrivent un monde d’objets colorés, de sons et d’odeurs; la science, et notamment la physique mathématique que Descartes a en tête, montrera que le monde se comprend à travers des catégories comme étendue, nombre, forme, lieu, et ainsi de suite.
Descartes distinguera donc trois types d’idées :
Des idées adventices, ce sont celles qui proviennent de l’expérience, comme celles de chat, de maison etc.
Des idées factices, que l’imagination élabore à partir des idées adventices, par exemple l’idée de sirène, construite à partir de celles de femme et de poisson.
Des idées innées, comme celles d’infini, de cercle, de perfection, de substance, qui sont posées en nous par Dieu, que nous appliquons lorsque nous connaissons et sans lesquelles la connaissance serait impossible.
Il est temps à présent de prendre un certain recul et de nous demander ce que la position rationaliste, que Descartes incarne de manière exemplaire sans toutefois en être l’unique représentant, implique pour le problème de la connaissance.
Ce qui caractérise les rationalistes, c’est pour commencer la conviction que la connaissance humaine est fondée de manière certaine sur des vérités connues a priori — et souvent, comme chez Descartes ou Platon voire même Chomsky, tenues pour innées.
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Une dose d’espace et de temps
Quelques rationalistes éminents
Spinoza, Baruch (1632-1677). Ce Juif Hollandais sera excommunié par sa communauté et gagnera sa vie en polissant des verres. Il est notamment l’auteur d’une éthique qu’il devra renoncer à publier pour des raisons de sécurité et qui est exposée sur le modèle de la géométrie euclidienne.
Leibniz, Gottfried Wilhelm (1646-1716). Diplomate, avocat, immense mathématicien à qui on doit (il le découvre en même temps que Newton) le calcul différentiel et intégral, ce polymathe est un philosophe connu notamment pour sa surprenante théodicée, qui défend l’idée que nous habitons le meilleur des mondes possibles.
Noam Chomsky (1928), par sa conception d’une grammaire universelle innée présente en chacun de nous est le fondateur de la linguiste moderne et un des principaux investigateurs de la révolution cognitive de la fin du XX siècle. Il soutient que cette révolution cognitive est en fait la deuxième : la première est celle provoquée par Descartes, dont il se réclame aussi dans sa linguistique, qu’il a déjà pour cette raison nommée cartésienne.
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Les rationalistes ne nient bien entendu pas qu’il faut, à un certain moment, avoir recours à l’observation pour connaître le monde extérieur — ce que fait justement Descartes quand il étudie l’optique, par exemple, science à laquelle il apporte de notables contributions. Mais ces observations et les éventuelles connaissances qu’on en tirera dépendent de et sont fondées sur ces idées innées : c’est la raison et non l’expérience qui est première dans la connaissance.
Confiants en les capacités épistémiques de la raison humaine, les rationalistes tendent encore à avoir un profond respect pour les mathématiques, qui nous dévoilent le monde tel qu’il est, et pour la rigueur déductive et la systématicité.
Finalement, les rationalistes abandonnent le réalisme naïf, celui du sens commun qui voudrait que le monde soit tel que nos sens nous le dévoilent, avec sa pelouse verte et son eau humide. Ce que nos sens nous font découvrir, pensent-ils, ce sont des qualités qu’ils ajoutent aux objets du monde — cette coloration, cette saveur : ce sont là des qualités secondes, dira-t-on. Les sciences, tout particulièrement à travers les mathématiques et l’application de catégories innées, elles, nous donnent une authentique connaissance du monde et un accès à ces qualités premières qui ne sont pas produites par l’interaction des objets du monde extérieur.
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Une dose de vocabulaire
Galilée explique la distinction entre qualités premières et qualités secondes
«Dès que je conçois une matière ou substance corporelle, je sens immédiatement la nécessité de concevoir aussi qu’elle est limitée et a telle ou telle figure, est grande ou petite en relation à d’autres, est en tel ou tel lieu et tel ou tel temps, se meut ou reste immobile, touche ou ne touche pas un autre corps, est une ou en petit nombre ou en grand nombre. Je ne puis la séparer de ces conditions par aucun effort d’imagination. Mais qu’elle doive être blanche ou rouge, amère ou douce, sonore ou muette, d’odeur agréable ou désagréable, je ne me sens nullement l’esprit forcé de l’appréhender comme accompagnée de ces conditions. Et même, si les sens ne me guidaient, jamais le discours ou l’imagination par elle-même n’y arriveraient. Pour cette raison, je pense que ces saveurs, odeurs, couleurs, etc., du côté du sujet où elles semblent résider, ne sont rien d’autre que des noms, et ont seulement leur siège dans le corps sensitif; si l’on supprime l’être vivant, on supprime et annihile toutes ces qualités. »
Galilée, L’essayeur, traduction C. Chauviré, Les Belles Lettres, Paris.
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Après Descartes, et en partie contre lui, une deuxième grande tradition épistémologique va apparaître, cette fois en Grande-Bretagne : l’empirisme.
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Une dose pour être vraiment intelligent
Qu’entend-t-on par cercle cartésien?
Une des plus fortes critiques du système de Descartes consiste à l’accuser de commettre un cercle vicieux. De quoi s’agit-il?
Descartes, on l’a vu, ayant établi sa propre existence comme chose pensante — i.e. ayant découvert le Cogito — entreprend une vaste reconstruction du monde et de la possibilité de le connaître qui dépend crucialement de deux conditions : l’existence de Dieu, d’une part; la clarté et la distinction comme marques définitoires du vrai et par quoi il pourra le reconnaître, d’autre part.
On a attaqué le projet cartésien en mettant en doute que chacun de ces deux éléments a été établi ou peut remplir les fonctions que Descartes entend lui fait jouer.
Mais une autre critique, plus grave encore sans doute, a été adressée à Descartes. Elle est connue sous le nom de «cercle cartésien». Voici, en un mot, de quoi il s’agit.
Par l’argument ontologique, Descartes croit établir l’existence de Dieu parce qu’il en a l’idée claire et distincte; puis il assure qu’il est légitime de tenir pour vraies les idées claires et distinctes parce qu’elles sont en quelque sorte, en tant que marques du vrai, garanties par ce Dieu bénévolent établi par la preuve ontologique. Le cercle est semble-t-il patent.
Une abondante littérature est consacrée à ce problème, déjà aperçu par certains des contemporains de Descartes.
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mercredi, septembre 23, 2009
ÇA VOUS INTÉRESSERA PEUT-ÊTRE, VOUS AUSSI
[Je posterai ici de temps en temps, sous ce titre, divers types de contenus que je trouve intéressants]
Pour commencer, cette stimulante histoire de la musique populaire proposée par E. Wald sous le titre un brin provocateur: How the Beatles destroyed Rock'N' Roll. Les pages consacrées à Paul Whiteman sont particulièrement intéressantes.
J'ai un projet d'écriture qui me conduit à m'intéresser à la musique populaire et à ses rapports avec la musique savante. Dans le livre Arguing about art, un chapitre met en contraste la thèse, élitiste, de Roger Scruton, d'un déclin de la musique populaire, avec celle de T. Gracyk, l'auteur de Listening to Popular Music: Or, How I Learned to Stop Worrying and Love Led Zeppelin.
Je m'apprête à lire Raising Freethinkers. A practical Guide to parenting beyond belief. C'est pour des raisons purement intellectuelles: mes enfants sont grandes.
Il y a aussi cet exposé de Chomsky sur la liberté académique, que je vais aller écouter dès que j'ai deux minutes.[Mise à jour: le texte en est retranscrit ici. Merci à Jean-No de cette information]
J'ai terminé récemment la préface à deux textes de ma chère Voltairine de Cleyre sur l'action directe, qui seront publiés par un fort sympathique éditeur français — je signalerai le livre quand il sortira. À cet occasion, j'ai parlé de ces Camps for Climate Action, que je vous invite à découvrir: il faudrait que de telles initiatives se multiplient
Et des tas de lectures sur le réchauffement planétaire en vue de la rencontre de décembre, à laquelle je vais consacrer mon prochain texte pour le Monde Libertaire.
Je signale aussi que le prochain numéro de Philosophie Magazine publiera l'entrevue avec Peter Singer que j'ai réalisée ce printemps.
Et enfin que ma première chronique Essais dans le magazine Le Libraire paraît dans le prochain numéro. Elle traite de trois ouvrages portant sur le vieillissement et je la posterai ici si la chose m'est permise.
Pour commencer, cette stimulante histoire de la musique populaire proposée par E. Wald sous le titre un brin provocateur: How the Beatles destroyed Rock'N' Roll. Les pages consacrées à Paul Whiteman sont particulièrement intéressantes.
J'ai un projet d'écriture qui me conduit à m'intéresser à la musique populaire et à ses rapports avec la musique savante. Dans le livre Arguing about art, un chapitre met en contraste la thèse, élitiste, de Roger Scruton, d'un déclin de la musique populaire, avec celle de T. Gracyk, l'auteur de Listening to Popular Music: Or, How I Learned to Stop Worrying and Love Led Zeppelin.
Je m'apprête à lire Raising Freethinkers. A practical Guide to parenting beyond belief. C'est pour des raisons purement intellectuelles: mes enfants sont grandes.
Il y a aussi cet exposé de Chomsky sur la liberté académique, que je vais aller écouter dès que j'ai deux minutes.[Mise à jour: le texte en est retranscrit ici. Merci à Jean-No de cette information]
J'ai terminé récemment la préface à deux textes de ma chère Voltairine de Cleyre sur l'action directe, qui seront publiés par un fort sympathique éditeur français — je signalerai le livre quand il sortira. À cet occasion, j'ai parlé de ces Camps for Climate Action, que je vous invite à découvrir: il faudrait que de telles initiatives se multiplient
Et des tas de lectures sur le réchauffement planétaire en vue de la rencontre de décembre, à laquelle je vais consacrer mon prochain texte pour le Monde Libertaire.
Je signale aussi que le prochain numéro de Philosophie Magazine publiera l'entrevue avec Peter Singer que j'ai réalisée ce printemps.
Et enfin que ma première chronique Essais dans le magazine Le Libraire paraît dans le prochain numéro. Elle traite de trois ouvrages portant sur le vieillissement et je la posterai ici si la chose m'est permise.
Libellés :
ça m'intéresse,
naturalisme Normand Baillargeon
mardi, septembre 22, 2009
LOUISE MAILLOUX SUR HEUREUX SANS DIEU
C'est dans l'Aut' Journal, juste ici.
Libellés :
Daniel Baril,
Heureux sans dieu,
louise maillaoux,
Normand Baillargeon
lundi, septembre 21, 2009
LA RÉFORME DE L'ÉDUCATION: DES LEÇONS À TIRER
Je participe à un autre livre sur la réforme de l'éducation, celui-là dirigé par mon collègue Marc Chevrier. J'y propose des leçons à tirer de l'expérience de cette réforme. Sans pouvoir publier ce texte ici, je pense que les intitulés de «leçons» est assez clair pour faire entendre mon propos.
Les voici donc, après quelques mots de l'introduction de mon texte.
***
Qu’on l’appelle «réforme de l’éducation» ou «renouveau pédagogique», une opération de substantielle transformation de l’éducation est menée au Québec depuis 10 ans — depuis le 8 juin 1999, plus précisément, ce qui est la date officielle de son lancement.
Cette opération, qui a mobilisé des ressources financières et humaines considérables, a suscité de vives controverses dans l’opinion publique et elle a profondément divisé le milieu de l’éducation.
Il n’est plus excessif de le soutenir : l’opération n’a pas tenu les promesses que ses enthousiastes promoteurs faisaient miroiter. L’heure est, désormais, d’une part aux bilans précis et rigoureux des effets de la réforme, qui doivent absolument être établis, d’autre part au choix que nous devons faire entre les deux options qui s’ouvrent aujourd’hui à nous, à savoir soit de réformer la réforme en lui apportant des correctifs (dont on peut sans risque affirmer qu’ils seront importants), soit d’y mettre un terme.[...] Je souhaite plutôt adopter ici un point de vue prospectif et, je l’espère, constructif, en identifiant les principales leçons qu’à mon sens nous devrions collectivement tirer de la douloureuse expérience des dix dernières années. Ces leçons devraient inspirer les réformateurs à venir.
J’en propose douze, commodément regroupées en quatre catégories dont je suis bien conscient qu’elles ne sont pas complètement étanches.
I. Des leçons scientifiques et épistémologiques
1.L’exigence de plausibilité scientifique de ce qui est mis de l’avant
2. L’adoption d’un principe de «précaution pédagogique
II. Des leçons politiques
3. Favoriser la transparence démocratique
4. La réaffirmation du statut de l’école
5. L’imputabilité des réformateurs
6. La liberté d’expression des dissidents
III. Des leçons idéologiques
7. La distinction entre progressisme politique et progressisme pédagogique
8. La méfiance envers des slogans
IV. Des leçons professionnelles
9. Le renforcement de la formation des maîtres
10. Le respect de l’autonomie des enseignantes et enseignants
11. La modestie des ambitions
12. La proportionnalité des exigences et des moyens de les satisfaire
Les voici donc, après quelques mots de l'introduction de mon texte.
***
Qu’on l’appelle «réforme de l’éducation» ou «renouveau pédagogique», une opération de substantielle transformation de l’éducation est menée au Québec depuis 10 ans — depuis le 8 juin 1999, plus précisément, ce qui est la date officielle de son lancement.
Cette opération, qui a mobilisé des ressources financières et humaines considérables, a suscité de vives controverses dans l’opinion publique et elle a profondément divisé le milieu de l’éducation.
Il n’est plus excessif de le soutenir : l’opération n’a pas tenu les promesses que ses enthousiastes promoteurs faisaient miroiter. L’heure est, désormais, d’une part aux bilans précis et rigoureux des effets de la réforme, qui doivent absolument être établis, d’autre part au choix que nous devons faire entre les deux options qui s’ouvrent aujourd’hui à nous, à savoir soit de réformer la réforme en lui apportant des correctifs (dont on peut sans risque affirmer qu’ils seront importants), soit d’y mettre un terme.[...] Je souhaite plutôt adopter ici un point de vue prospectif et, je l’espère, constructif, en identifiant les principales leçons qu’à mon sens nous devrions collectivement tirer de la douloureuse expérience des dix dernières années. Ces leçons devraient inspirer les réformateurs à venir.
J’en propose douze, commodément regroupées en quatre catégories dont je suis bien conscient qu’elles ne sont pas complètement étanches.
I. Des leçons scientifiques et épistémologiques
1.L’exigence de plausibilité scientifique de ce qui est mis de l’avant
2. L’adoption d’un principe de «précaution pédagogique
II. Des leçons politiques
3. Favoriser la transparence démocratique
4. La réaffirmation du statut de l’école
5. L’imputabilité des réformateurs
6. La liberté d’expression des dissidents
III. Des leçons idéologiques
7. La distinction entre progressisme politique et progressisme pédagogique
8. La méfiance envers des slogans
IV. Des leçons professionnelles
9. Le renforcement de la formation des maîtres
10. Le respect de l’autonomie des enseignantes et enseignants
11. La modestie des ambitions
12. La proportionnalité des exigences et des moyens de les satisfaire
dimanche, septembre 20, 2009
UNE IDÉE DE COUVERTURE?
Je sortirai bientôt un livre composé d'essais de philosophie sociale et politique. Le titre est: Raison oblige. Le territoire couvert est celui de la pensée critique, du rationalisme et de l'anarchisme. Mon éditeur, les PUL, souhaite une illustration en couverture - plutôt que la couverture prévue qu'on peut voir ici.
Quelqu'un a une idée?
Quelqu'un a une idée?
Libellés :
Normand Baillargeon,
Raison Oblige
samedi, septembre 19, 2009
LOUIS CORNELLIER PARLE DE HEUREUX SANS DIEU ...
...et le croyant qu'il est le fait comme à son habitude: avec sérieux et intelligence. C'est ici.
Libellés :
athéisme,
Daniel Baril,
Heureux sans dieu,
le Devoir,
Louis Cornellier,
Normand Baillargeon
vendredi, septembre 18, 2009
UN JEU AVEC LES NOMBRES DE FIBONACCI
[Un autre texte pour le prochain À Bâbord. Commentaires bienvenus. J'ai tellement de trucs à écrire durant les deux prochains mois que je demande où je vais trouver le temps de dormir... :-)
Fibonacci (env. 1175- env. 1250), un très grand mathématicien européen du Moyen-Âge, a laissé son nom à une célèbre suite de nombres.
Son père ayant travaillé en Afrique du Nord, c’est là qu’il a appris les mathématiques, de professeurs musulmans.
Revenu en Italie, il comprend la supériorité des chiffres arabes et du système décimal, qu’il a appris, sur les chiffres romains et sur le calcul sur abaque alors en usage en Europe. En 1202, il publie donc, pour en faire l’éloge, Liber Abaci, un ouvrage majeur pour l’introduction en Occident de ces importantes innovations mathématiques, ainsi que de la notation algébrique et du zéro. Ces idées mettront toutefois bien du temps à s’imposer.
Mais on se souvient aujourd’hui de Fibonacci surtout à cause d’une suite (la suite de Fibonacci) et de nombres (les nombres de Fibonacci) qu’il a trouvés en résolvant une petite énigme, justement dans Liber Abaci.
Voici ce délicieux problème.
Supposons un enclos dans lequel nous mettrons un couple de lapins adultes prêts à se reproduire. Supposons aussi que les lapines mettent bas à partir de deux mois et qu’elles donnent ensuite naissance, à chaque mois, à un couple de lapins. Si aucun animal ne meurt, combien, un an plus tard, aurons-nous de lapins dans notre enclos? [Avant de poursuivre, vérifiez votre réponse plus bas]
***
La suite et les nombres de Fibonacci ont trouvé un grand nombre d’applications en mathématiques et servent à décrire plusieurs phénomènes.
Mais on doit à un mathématicien québécois, Roger V. Jean, de l’université du Québec à Rimouski, l’amusante application que voici et qui permet de deviner quel entier entre 1 et 75 a choisi une personne.
Le jeu se fait avec les cartes suivantes, appelées cartes de Fibonacci, puisque, comme vous le remarquez, les premiers nombres sur chaque carte sont dans l’ordre ceux de la suite de Fibonacci, qu’on d’abord placés, avant de ventiler les autres entiers jusqu’à 75.
Carte 1
1, 4, 6, 9, 12, 14, 17, 19, 22, 25, 27, 30, 33, 35, 38, 40, 43, 46, 48, 51, 53, 56, 59, 61, 64, 67, 69, 72, 74
Carte 2
2, 7, 10, 15, 20, 23, 28, 31, 36, 41, 44, 49, 54, 57, 62, 65, 70,
75
Carte 3
3, 4, 11, 12, 16, 17, 24, 25, 32, 33, 37, 38, 45, 46, 50, 51, 58, 59, 66, 67, 71, 72
Carte 4
5, 6, 7, 18, 19, 20, 26, 27, 28, 39, 40, 41, 52, 53, 54, 60, 61, 62, 73, 74, 75
Carte 5
8, 9, 10, 11, 12, 29, 30, 31, 32, 33, 42, 43, 44, 45, 46, 63, 64, 65, 66, 67
Carte 6
13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75
Carte 7
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33
Carte 8
34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54
Carte 9
55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75
On demande à une personne de choisir un nombre, sans le dévoiler, puis d’indiquer sur quelles cartes il figure. Le nombre choisi vous sera révélé est additionnant les premiers nombres des cartes concernées.
Supposons que j’aie choisi 71. J’informe le meneur de jeu que mon nombre se trouve sur les cartes 3, 6, et 9. Celui-ci constate que les premiers nombres sur ces cartes sont respectivement 3, 13 et 55. Or, 3+13+ 55= 71
On prétend bien entendu lire dans les pensées.
***
Solution
Le tableau qui suit permet de visualiser la situation.
On constate que la suite qu’on obtient est : 1, 1, 2, 3, 5, 8, …. On remarquera que, dans cette suite, chaque terme est la somme des deux termes qui le précèdent : 2 = 1+1; 3 = 2+1; 5 = 3+2; 8 = 5+3. Sachant cela, on conclura que le mois suivant il y aura 13 paires de lapins dans l’enclos.
Ce que nous venons de trouver s’appelle une suite de Fibonacci : c’est une suite dont les deux premiers termes sont 1 et dont chacun des termes successifs est égal à la somme des deux précédents. Chacun des entiers naturels qui composent cette série (1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21 …) s’appelle un nombre de Fibonacci. Et comme 377 est le 14ème nombre de Fibonacci, vous pouvez être certain que c’est le nombre de lapins que nous aurons dans un an dans notre enclos.
P.S. Les cartes de Fibonacci seraient produites par une application du Théorème de Zeckendorf. Si quelqu'un qui connait ces choses passe par ici et veut m'expliquer, j'en serais très heureux.
Fibonacci (env. 1175- env. 1250), un très grand mathématicien européen du Moyen-Âge, a laissé son nom à une célèbre suite de nombres.
Son père ayant travaillé en Afrique du Nord, c’est là qu’il a appris les mathématiques, de professeurs musulmans.
Revenu en Italie, il comprend la supériorité des chiffres arabes et du système décimal, qu’il a appris, sur les chiffres romains et sur le calcul sur abaque alors en usage en Europe. En 1202, il publie donc, pour en faire l’éloge, Liber Abaci, un ouvrage majeur pour l’introduction en Occident de ces importantes innovations mathématiques, ainsi que de la notation algébrique et du zéro. Ces idées mettront toutefois bien du temps à s’imposer.
Mais on se souvient aujourd’hui de Fibonacci surtout à cause d’une suite (la suite de Fibonacci) et de nombres (les nombres de Fibonacci) qu’il a trouvés en résolvant une petite énigme, justement dans Liber Abaci.
Voici ce délicieux problème.
Supposons un enclos dans lequel nous mettrons un couple de lapins adultes prêts à se reproduire. Supposons aussi que les lapines mettent bas à partir de deux mois et qu’elles donnent ensuite naissance, à chaque mois, à un couple de lapins. Si aucun animal ne meurt, combien, un an plus tard, aurons-nous de lapins dans notre enclos? [Avant de poursuivre, vérifiez votre réponse plus bas]
***
La suite et les nombres de Fibonacci ont trouvé un grand nombre d’applications en mathématiques et servent à décrire plusieurs phénomènes.
Mais on doit à un mathématicien québécois, Roger V. Jean, de l’université du Québec à Rimouski, l’amusante application que voici et qui permet de deviner quel entier entre 1 et 75 a choisi une personne.
Le jeu se fait avec les cartes suivantes, appelées cartes de Fibonacci, puisque, comme vous le remarquez, les premiers nombres sur chaque carte sont dans l’ordre ceux de la suite de Fibonacci, qu’on d’abord placés, avant de ventiler les autres entiers jusqu’à 75.
Carte 1
1, 4, 6, 9, 12, 14, 17, 19, 22, 25, 27, 30, 33, 35, 38, 40, 43, 46, 48, 51, 53, 56, 59, 61, 64, 67, 69, 72, 74
Carte 2
2, 7, 10, 15, 20, 23, 28, 31, 36, 41, 44, 49, 54, 57, 62, 65, 70,
75
Carte 3
3, 4, 11, 12, 16, 17, 24, 25, 32, 33, 37, 38, 45, 46, 50, 51, 58, 59, 66, 67, 71, 72
Carte 4
5, 6, 7, 18, 19, 20, 26, 27, 28, 39, 40, 41, 52, 53, 54, 60, 61, 62, 73, 74, 75
Carte 5
8, 9, 10, 11, 12, 29, 30, 31, 32, 33, 42, 43, 44, 45, 46, 63, 64, 65, 66, 67
Carte 6
13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75
Carte 7
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33
Carte 8
34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54
Carte 9
55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75
On demande à une personne de choisir un nombre, sans le dévoiler, puis d’indiquer sur quelles cartes il figure. Le nombre choisi vous sera révélé est additionnant les premiers nombres des cartes concernées.
Supposons que j’aie choisi 71. J’informe le meneur de jeu que mon nombre se trouve sur les cartes 3, 6, et 9. Celui-ci constate que les premiers nombres sur ces cartes sont respectivement 3, 13 et 55. Or, 3+13+ 55= 71
On prétend bien entendu lire dans les pensées.
***
Solution
Le tableau qui suit permet de visualiser la situation.
On constate que la suite qu’on obtient est : 1, 1, 2, 3, 5, 8, …. On remarquera que, dans cette suite, chaque terme est la somme des deux termes qui le précèdent : 2 = 1+1; 3 = 2+1; 5 = 3+2; 8 = 5+3. Sachant cela, on conclura que le mois suivant il y aura 13 paires de lapins dans l’enclos.
Ce que nous venons de trouver s’appelle une suite de Fibonacci : c’est une suite dont les deux premiers termes sont 1 et dont chacun des termes successifs est égal à la somme des deux précédents. Chacun des entiers naturels qui composent cette série (1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21 …) s’appelle un nombre de Fibonacci. Et comme 377 est le 14ème nombre de Fibonacci, vous pouvez être certain que c’est le nombre de lapins que nous aurons dans un an dans notre enclos.
P.S. Les cartes de Fibonacci seraient produites par une application du Théorème de Zeckendorf. Si quelqu'un qui connait ces choses passe par ici et veut m'expliquer, j'en serais très heureux.
jeudi, septembre 17, 2009
RÉPONSE DE NORMAND
Ce texte est pour le dossier sur l'indépendance et le nationalisme qui sera dans le prochain numéro d'À Bâbord. Vous êtes libres de commenter, bien entendu, mais le sujet étant propre à faire sortir les couteaux, merci de ne pas dégainer.
(Je me suis rendu compte, amusé, qu'après toutes ces années à écrire, c'était la première fois que je me payais une «réponse de Normand» ...)
***
On va m’accuser de donner une réponse de Normand. Et pourtant ce que je pense de l’indépendance en général et de celle du Québec en particulier est précisément que ça dépend.
De quoi? Essentiellement de ce qu’on veut faire avec.
C’est que l’indépendance d’un pays est à mes yeux une valeur politique instrumentale ou seconde et non première ou fondamentale. C’est pourquoi si elle sert certaines valeurs politiques qui sont pour moi fondamentales, ce qui arrive, je peux l’appuyer; mais si elle les dessert, je la combats.
Tout cela se complique encore un peu du fait que je m’inscris non seulement au sein d’une large tradition politique de gauche qui n’a cessé de porter un jugement d’une très grande sévérité sur certains aspects du nationalisme (le mot d’Einstein est bien connu et il exprime parfaitement cette idée : «Le nationalisme est une maladie infantile : c’est la rougeole de l’humanité. »), mais aussi dans une frange plus restreinte de cette tradition qui a en outre la conviction que l’État-Nation n’est qu’une forme récente et fort heureusement provisoire de l’organisation politique.
Le nationalisme, qui le niera?, peut être et a de fait souvent été une idéologie de droite, frileuse, de repli et de fermeture, conservatrice voire xénophobe, bref, de suprématie et malsaine. Ce nationalisme-là, c’est le bâton auquel est attaché le drapeau que porte un imbécile disposé à aller tuer un autre imbécile qui porte un autre drapeau accroché au même bâton. Il me terrifie et la forme d’indépendance qu’il porte et engendre me répugne.
Mais il existe aussi, je le reconnais, des nationalismes et donc des revendications d’indépendance qui sont d’émancipation, des nationalismes de langue et de culture qui sont aussi des nationalismes d’ouverture. Je peux, conjoncturellement et stratégiquement, appuyer ces nationalismes : mais c’est toujours avec la certitude que l’avenir de l’humanité passe par leur dépassement et sans grand enthousiasme puisque c’est bien un État qu’on s’apprête à créer et que ce sentiment nationaliste va être instrumentalisé par lui, qui est au service des intérêts nationaux étroitement conçus comme ceux des institutions dominantes (en particulier de la communauté des gens d’affaire et des politiques qui les servent).
Je regrette qu’il n’existe pas en français de mot pour désigner l’attachement que l’on peut ressentir pour le lieu où nous vivons notre enfance, entouré de gens qui nous aiment et qu’on aime — et pourvu que notre enfance ait été heureuse.
Mais si vous retirez du nationalisme cet attachement et tout ce qu’il implique, vous en retirez une part importante et peut-être même l’essentiel de ce qui mérite d’être sauvé de ce sentiment.
Au total? Entre deux référendums (j’ai voté oui avec enthousiasme la première fois, avec dépit la deuxième), je ne pense guère à la question nationale ou à l’indépendance et à tout hymne national, quel qu’il soit, je préfère encore et toujours L’Internationale.
(Je me suis rendu compte, amusé, qu'après toutes ces années à écrire, c'était la première fois que je me payais une «réponse de Normand» ...)
***
On va m’accuser de donner une réponse de Normand. Et pourtant ce que je pense de l’indépendance en général et de celle du Québec en particulier est précisément que ça dépend.
De quoi? Essentiellement de ce qu’on veut faire avec.
C’est que l’indépendance d’un pays est à mes yeux une valeur politique instrumentale ou seconde et non première ou fondamentale. C’est pourquoi si elle sert certaines valeurs politiques qui sont pour moi fondamentales, ce qui arrive, je peux l’appuyer; mais si elle les dessert, je la combats.
Tout cela se complique encore un peu du fait que je m’inscris non seulement au sein d’une large tradition politique de gauche qui n’a cessé de porter un jugement d’une très grande sévérité sur certains aspects du nationalisme (le mot d’Einstein est bien connu et il exprime parfaitement cette idée : «Le nationalisme est une maladie infantile : c’est la rougeole de l’humanité. »), mais aussi dans une frange plus restreinte de cette tradition qui a en outre la conviction que l’État-Nation n’est qu’une forme récente et fort heureusement provisoire de l’organisation politique.
Le nationalisme, qui le niera?, peut être et a de fait souvent été une idéologie de droite, frileuse, de repli et de fermeture, conservatrice voire xénophobe, bref, de suprématie et malsaine. Ce nationalisme-là, c’est le bâton auquel est attaché le drapeau que porte un imbécile disposé à aller tuer un autre imbécile qui porte un autre drapeau accroché au même bâton. Il me terrifie et la forme d’indépendance qu’il porte et engendre me répugne.
Mais il existe aussi, je le reconnais, des nationalismes et donc des revendications d’indépendance qui sont d’émancipation, des nationalismes de langue et de culture qui sont aussi des nationalismes d’ouverture. Je peux, conjoncturellement et stratégiquement, appuyer ces nationalismes : mais c’est toujours avec la certitude que l’avenir de l’humanité passe par leur dépassement et sans grand enthousiasme puisque c’est bien un État qu’on s’apprête à créer et que ce sentiment nationaliste va être instrumentalisé par lui, qui est au service des intérêts nationaux étroitement conçus comme ceux des institutions dominantes (en particulier de la communauté des gens d’affaire et des politiques qui les servent).
Je regrette qu’il n’existe pas en français de mot pour désigner l’attachement que l’on peut ressentir pour le lieu où nous vivons notre enfance, entouré de gens qui nous aiment et qu’on aime — et pourvu que notre enfance ait été heureuse.
Mais si vous retirez du nationalisme cet attachement et tout ce qu’il implique, vous en retirez une part importante et peut-être même l’essentiel de ce qui mérite d’être sauvé de ce sentiment.
Au total? Entre deux référendums (j’ai voté oui avec enthousiasme la première fois, avec dépit la deuxième), je ne pense guère à la question nationale ou à l’indépendance et à tout hymne national, quel qu’il soit, je préfère encore et toujours L’Internationale.
Libellés :
nationalisme,
Normand Baillargeon,
Québec
mardi, septembre 15, 2009
ENTRETIEN SUR L'ÉDUCATION
[Un entretien accordé à la CNT, France]
1) On te connait pour tes livres, comme Petit cours d'autodéfense intellectuelle ou L'ordre moins le pouvoir : Histoire et actualité de l'anarchisme. Professionnellement, tu es enseignant en sciences de l'éducation. Peux-tu commencer par nous parler des critères qui, selon toi, caractérisent une éducation émancipatrice ?
Pour répondre, même superficiellement, à cette vaste et difficile question, il faut selon moi soigneusement distinguer entre une éducation émancipatrice dans un monde qui serait relativement sain et une éducation émancipatrice dans ce monde-ci, le nôtre, qui, hélas, est bien loin de l’être.
Dans une société qui serait relativement saine, l’éducation devrait assurer l’autonomie de la personne en lui permettant de faire un tour d’horizon le plus large possible des formes de savoir et de l’expérience accumulées par l’humanité, dans tous les cas en ce qu’elles ont de meilleur. Elle devrait aussi préparer à prendre part activement, lucidement et sur une base égalitaire à la vie politique et économique de cette société.
Dans des sociétés comme les nôtres en sont, c’est-à-dire profondément inégalitaires et constituées d’institutions qui, bien souvent, incarnent des valeurs et sanctionnent positivement des comportements qui vont littéralement à l’encontre de ce que serait une éducation dans une société saine, nous devons, je pense, nous efforcer d’incarner au mieux les idéaux que j’ai rappelés, même si bien des obstacles redoutables se dressent contre eux.
C’est ainsi que contre cet idéal d’un large tour d’horizon des savoirs et de l’expérience humaine se dresse l’obstacle de l’instrumentalisation des savoirs, tout particulièrement au profit d’intérêts économiques, ainsi que diverses tendances endoctrinaires; que contre l’idéal d’une réelle participation sociale et politique se dressent des pratiques pédagogiques qui engendrent des spectateurs ou des personnes qui ignorent ou méconnaissent la nature réelle des institutions au sein desquelles elles vivent; encore ainsi que contre l’idéal d’égalité se dressent de formidables inégalités économiques qui placent certains enfants dans des circonstances qui pèsent très lourd sur leurs parcours scolaires et sur leurs vies, au point d’en faire presque un destin; c’est enfin ainsi que contre la participation lucide et volontaire à la vie économique se dressent l’esclavage salarial et la condamnation à oeuvrer comme simple exécutant au sein de ces tyrannies privées que sont typiquement les entreprises.
Maintenir vivant, au sein de notre monde et dans toutes les composantes que j’en donnais plus haut, cet idéal d’une éducation émancipatrice n’est pas une mince tâche : mais elle est primordiale. Elle exige d’abord de ne pas tomber dans le cynisme ou le désespoir. Mais elle exige plus encore. En effet, en ce moment historique où la culture et le savoir sont, et parfois avec raison, tenus en haute suspicion, elle nous demande d’avoir la sagesse de distinguer ce qui, ayant valeur émancipatrice, mérite d’être transmis à tous les enfants, avant de prendre les moyens les plus appropriés pour ce faire.
2) Tu enseignes à Montréal, mais tu connais peut-être le système éducatif français ou européen. De façon générale, comment apprécies-tu ces systèmes éducatifs? Te réfères-tu ou t'inspires-tu d'expériences pédagogiques concrètes ?
À vrai dire, je connais assez bien le système scolaire français.
Je suis né au Québec, mais comme mon père a enseigné les mathématiques et l’anglais en Afrique durant les années 60, j’y ai passé une bonne part de mon enfance : j’ai donc étudié dans le système scolaire français, avant de revenir au Québec et de poursuivre mes études dans le système québécois.
Mes souvenirs ne sont qu’anecdotiques, bien entendu, et sans grande importance ou validité a priori; mais il me semblait que le système français était plus solide académiquement parlant, tandis que le système québécois était, disons, plus humain — le système français, celui que j’ai connu du moins, était plutôt mauvais du point de vue des rapports humains.
Mais par-delà l’anecdote, je m’intéresse aussi au système français en raison de mon travail : j’enseigne en effet la philosophie de l’éducation à l’université. Or, il y a, en France, comme tu le sais très bien, une très riche et très stimulante tradition de pensée et de pratique pédagogiques plutôt marquée à gauche, et qui a inspiré bien des réformes et des réformateurs qui me semblent avoir conservé un très grand intérêt et être d’une brûlante actualité.
J’ai réuni certains de ces écrits et dit les raisons de l’intérêt que je leur porte dans Éducation et Liberté, paru chez Lux. Je pense qu’on trouve là, chez des gens comme Paul Robin, Sébastien Faure ou Ferdinand Buisson, pour ne nommer que ceux-là, de précieuses balises pour relever ces défis dont je parlais plus haut. Ils donnent en effet l’exemple d’une réflexion et d’une pratique pédagogiques qui, tout en étant parfaitement au fait des périls de l’endoctrinement et de la très lourde charge d’inertie des institutions sociales, économiques et politiques, ne renoncent ni au savoir, ni à la culture, ni à la raison, ni à un idéal de transmission à tous et d’émancipation individuelle et collective.
3)Il est souvent question, étant donné l'importance du chômage, des débouchés professionnels que rendent possible les systèmes éducatifs. Ceux-ci sont parfois jugés insuffisants. Qu'en penses-tu ?
On touche là, je pense, un point aveugle de notre actuelle réflexion sur l’éducation.
La dévalorisation de l’enseignement professionnel a des causes bien connues et sur certaines d’entre elles, comme le statut et le sort fait à certaines catégories de travailleurs, seule une transformation sociale en profondeur pourra agir véritablement — notamment en repensant profondément le travail et la rémunération (à mon avis ce devrait être dans le sens de ce que propose l’économie participaliste développée par Michael Albert et Robin Hahnel : si vous ne le connaissez pas, je vous invite à jeter un œil sur ce modèle économique).
Mais en attendant, la tâche de concilier éducation émancipatrice et formation professionnelle reste à accomplir de manière satisfaisante, aussi bien sur le plan pratique que théorique. Ce qui doit être visé est cependant clair : les demandes de qualification des gens sont légitimes et doivent être satisfaites dans le monde dans lequel nous vivons; et personne ne doit être privé d’un véritable tour horizon des savoirs et de la culture.
4) Tu as participé cette année à une longue grève des enseignants de l'Université du Quebec. Peux-tu nous en dire plus ? Y-a-t-il une comparaison possible avec les mouvements qu'ont connu certaines universités françaises cette année ?
Tu as raison de parler de longue grève : elle a en effet duré sept semaines, ce qui est énorme. Et il y a bien, je pense, des points communs entre les combats que nous menions et ce qui se passe en France.
Un sociologue québécois (Michel Freitag) suggère, ce qui me semble éclairant, qu’on passe en ce moment de l’université entendue comme institution, à l’université entendue comme organisation. Avec ce vocabulaire en tête, on peut dire qu’une part substantielle de la motivation des professeurs de l’UQAM, une des raisons très consciente de notre grève, était de lutter contre cette dérive jugée avec raison dangereuse.
Mes collègues français reconnaîtront probablement bien des ennemis qu’ils combattent eux et elles aussi dans cette énumération de ceux que nous combattions et que nous combattons toujours : l’éducation, la recherche, la vie académique sommées de s’inscrire dans une logique de rentabilité et d’adaptation fonctionnelle des individus aux exigences de l’économie, toujours données pour indiscutables et décisives; l’université tendant à être de moins en moins définie par les exigences internes de son activité spécifique et de plus en plus par des critères extérieurs à elle; le recours incessant à ces vocables avec lesquels on parle désormais si souvent de l’université — clientèle, capital humain, compétence, rentabilité, investissement, subvention et ainsi de suite; l’université gérée de plus en plus comme une organisation, avec des principes administratifs et une bureaucratie qui conviennent peut-être à l’entreprise qu’elle est en voie de devenir, mais qui souvent la conduisent à des pratiques qui sont aux antipodes de ce que l’université-institution exigerait.
5)Peux-tu nous donner un rapide aperçu du panorama syndical de l'éducation au Canada et au Québec ?
Les cas canadiens et québécois sont différents et je ne peux parler que de ce dernier, et encore sans entrer dans certaines technicalités qui nous éloigneraient de notre sujet.
Car l’important est quand même de dire que le syndicalisme enseignant, chez nous, est globalement devenu très corporatiste, défendant trop souvent une vision étroite de sa mission, réduite à des revendications salariales et de conditions de travail, qui sont certes légitimes, mais auxquelles en aucun cas ne devrait se réduire le travail d’un syndicat d’enseignantes et d’enseignants.
Je serais injuste de ne pas rappeler qu’il se fait des choses, par exemple sur le plan de la défense du système scolaire public, qui est menacé. Mais mon jugement reste plutôt négatif, notamment parce que l’on est en droit de s’attendre à bien plus de la part d’un syndicat. Ce qui manque, il me semble, c’est une vision de l’éducation inscrite dans un projet social qui ne cache pas sa radicalité. De mon côté, j’ai souvent prôné, sans succès, que les syndicats s’impliquent dans la création d'un quotidien, qu’ils ouvrent des équivalents de Bourses de travail, qu’ils s’occupent activement d’éducation et d’universités populaires.
6)Manifestement, pour toi, l'éducation ne s'arrête pas aux portes des établissements scolaires. Tu cites souvent Noam Chomsky, notamment pour son analyse des médias. Comment apprécies-tu l'impact éducatif des principales institutions de nos sociétés contemporaines ?
Je pense que dès que l’on prend au sérieux un idéal de vie collective démocratique, dès lors qu’on aspire à ce qu’existent des liens et des formes d’associations multiples et libres entre des gens et des communautés qui ont en commun des intérêts nombreux et variés, dès que l’on prend minimalement au sérieux tout cela, on ne peut absolument pas limiter l’éducation aux portes des établissements scolaires. En un sens important, c’est toute la société, toutes nos institutions et nos modes de vie même qui sont éducatifs et qui ont une portée pédagogique. L’individuel et le collectif, l’éthique et le politique sont les deux faces d’une même médaille, comme le savait déjà le vieil Aristote.
L’impact pédagogique de nos grandes institutions dominantes est souvent déplorable, encore une fois parce qu’elles incorporent ou promeuvent des valeurs néfastes et parfois carrément inhumaines — pensez à nos institutions économiques qui valorisent des comportements de prédateurs et pénalisent quiconque veut se comporter plus humainement.
Quant à Chomsky que tu évoques, un des immenses intérêts de son travail sur les grands médias corporatistes est justement de montrer leur partialité et leur caractère propagandiste. Pour cette raison, la contribution de Chomsky à la vie politique et à la conversation démocratique, aux États-Unis mais aussi ailleurs dans le monde, est immense.
Ceci dit, il existe aussi d’innombrables lieux, d’associations, de regroupements de toutes sortes où des gens se réunissent pour discuter, pour chercher à comprendre le monde et pour agir directement sur lui : c’est de là que vient immanquablement le changement social, c’est vers eux qu’il faut aller pour garder vivant l’espoir d’un monde meilleur.
7) Pour finir, j'ai vu que tu préparais en 2010 la sortie d'un nouveau livre intitulé Introduction à la philosophie de l'éducation. De quoi s'agit-il ?
La philosophie de l’éducation est, hélas, dans le monde francophone, un parent pauvre de la philosophie.
Mais cela n’a pas toujours été le cas, puisqu’historiquement, des philosophes de toute première importance se sont intéressés de très près à l’éducation (notamment Platon, Rousseau et Dewey) tandis que, même si on ne les lit plus assez, de nombreux autres ont écrit des choses intéressantes sur l’éducation et que bien de pédagogues ont abordé philosophiquement l’éducation.
Par ailleurs, depuis les années 60 du XXe siècle, s’est développée en Grande Bretagne et aux Etats-Unis, une très riche branche de la philosophie analytique consacrée à l’éducation : mais elle reste malheureusement presqu’entièrement inconnue dans le monde francophone.
Mon ouvrage espère combler ces lacunes tout en donnant à lire (car ce sera un introduction par les textes) ces différents auteurs et traditions. J’ai notamment traduit pas mal de textes de la philosophie analytique de l’éducation qui constituent selon moi un apport remarquable à notre réflexion collective sur l’éducation en clarifiant, comme le fait si bien la philosophie analytique, nombre de concepts centraux concernant l’éducation — des concepts comme : savoir, endoctrinement, curriculum, autonomie, et de nombreux autres, sans oublier bien entendu le concept d’éducation lui-même.
1) On te connait pour tes livres, comme Petit cours d'autodéfense intellectuelle ou L'ordre moins le pouvoir : Histoire et actualité de l'anarchisme. Professionnellement, tu es enseignant en sciences de l'éducation. Peux-tu commencer par nous parler des critères qui, selon toi, caractérisent une éducation émancipatrice ?
Pour répondre, même superficiellement, à cette vaste et difficile question, il faut selon moi soigneusement distinguer entre une éducation émancipatrice dans un monde qui serait relativement sain et une éducation émancipatrice dans ce monde-ci, le nôtre, qui, hélas, est bien loin de l’être.
Dans une société qui serait relativement saine, l’éducation devrait assurer l’autonomie de la personne en lui permettant de faire un tour d’horizon le plus large possible des formes de savoir et de l’expérience accumulées par l’humanité, dans tous les cas en ce qu’elles ont de meilleur. Elle devrait aussi préparer à prendre part activement, lucidement et sur une base égalitaire à la vie politique et économique de cette société.
Dans des sociétés comme les nôtres en sont, c’est-à-dire profondément inégalitaires et constituées d’institutions qui, bien souvent, incarnent des valeurs et sanctionnent positivement des comportements qui vont littéralement à l’encontre de ce que serait une éducation dans une société saine, nous devons, je pense, nous efforcer d’incarner au mieux les idéaux que j’ai rappelés, même si bien des obstacles redoutables se dressent contre eux.
C’est ainsi que contre cet idéal d’un large tour d’horizon des savoirs et de l’expérience humaine se dresse l’obstacle de l’instrumentalisation des savoirs, tout particulièrement au profit d’intérêts économiques, ainsi que diverses tendances endoctrinaires; que contre l’idéal d’une réelle participation sociale et politique se dressent des pratiques pédagogiques qui engendrent des spectateurs ou des personnes qui ignorent ou méconnaissent la nature réelle des institutions au sein desquelles elles vivent; encore ainsi que contre l’idéal d’égalité se dressent de formidables inégalités économiques qui placent certains enfants dans des circonstances qui pèsent très lourd sur leurs parcours scolaires et sur leurs vies, au point d’en faire presque un destin; c’est enfin ainsi que contre la participation lucide et volontaire à la vie économique se dressent l’esclavage salarial et la condamnation à oeuvrer comme simple exécutant au sein de ces tyrannies privées que sont typiquement les entreprises.
Maintenir vivant, au sein de notre monde et dans toutes les composantes que j’en donnais plus haut, cet idéal d’une éducation émancipatrice n’est pas une mince tâche : mais elle est primordiale. Elle exige d’abord de ne pas tomber dans le cynisme ou le désespoir. Mais elle exige plus encore. En effet, en ce moment historique où la culture et le savoir sont, et parfois avec raison, tenus en haute suspicion, elle nous demande d’avoir la sagesse de distinguer ce qui, ayant valeur émancipatrice, mérite d’être transmis à tous les enfants, avant de prendre les moyens les plus appropriés pour ce faire.
2) Tu enseignes à Montréal, mais tu connais peut-être le système éducatif français ou européen. De façon générale, comment apprécies-tu ces systèmes éducatifs? Te réfères-tu ou t'inspires-tu d'expériences pédagogiques concrètes ?
À vrai dire, je connais assez bien le système scolaire français.
Je suis né au Québec, mais comme mon père a enseigné les mathématiques et l’anglais en Afrique durant les années 60, j’y ai passé une bonne part de mon enfance : j’ai donc étudié dans le système scolaire français, avant de revenir au Québec et de poursuivre mes études dans le système québécois.
Mes souvenirs ne sont qu’anecdotiques, bien entendu, et sans grande importance ou validité a priori; mais il me semblait que le système français était plus solide académiquement parlant, tandis que le système québécois était, disons, plus humain — le système français, celui que j’ai connu du moins, était plutôt mauvais du point de vue des rapports humains.
Mais par-delà l’anecdote, je m’intéresse aussi au système français en raison de mon travail : j’enseigne en effet la philosophie de l’éducation à l’université. Or, il y a, en France, comme tu le sais très bien, une très riche et très stimulante tradition de pensée et de pratique pédagogiques plutôt marquée à gauche, et qui a inspiré bien des réformes et des réformateurs qui me semblent avoir conservé un très grand intérêt et être d’une brûlante actualité.
J’ai réuni certains de ces écrits et dit les raisons de l’intérêt que je leur porte dans Éducation et Liberté, paru chez Lux. Je pense qu’on trouve là, chez des gens comme Paul Robin, Sébastien Faure ou Ferdinand Buisson, pour ne nommer que ceux-là, de précieuses balises pour relever ces défis dont je parlais plus haut. Ils donnent en effet l’exemple d’une réflexion et d’une pratique pédagogiques qui, tout en étant parfaitement au fait des périls de l’endoctrinement et de la très lourde charge d’inertie des institutions sociales, économiques et politiques, ne renoncent ni au savoir, ni à la culture, ni à la raison, ni à un idéal de transmission à tous et d’émancipation individuelle et collective.
3)Il est souvent question, étant donné l'importance du chômage, des débouchés professionnels que rendent possible les systèmes éducatifs. Ceux-ci sont parfois jugés insuffisants. Qu'en penses-tu ?
On touche là, je pense, un point aveugle de notre actuelle réflexion sur l’éducation.
La dévalorisation de l’enseignement professionnel a des causes bien connues et sur certaines d’entre elles, comme le statut et le sort fait à certaines catégories de travailleurs, seule une transformation sociale en profondeur pourra agir véritablement — notamment en repensant profondément le travail et la rémunération (à mon avis ce devrait être dans le sens de ce que propose l’économie participaliste développée par Michael Albert et Robin Hahnel : si vous ne le connaissez pas, je vous invite à jeter un œil sur ce modèle économique).
Mais en attendant, la tâche de concilier éducation émancipatrice et formation professionnelle reste à accomplir de manière satisfaisante, aussi bien sur le plan pratique que théorique. Ce qui doit être visé est cependant clair : les demandes de qualification des gens sont légitimes et doivent être satisfaites dans le monde dans lequel nous vivons; et personne ne doit être privé d’un véritable tour horizon des savoirs et de la culture.
4) Tu as participé cette année à une longue grève des enseignants de l'Université du Quebec. Peux-tu nous en dire plus ? Y-a-t-il une comparaison possible avec les mouvements qu'ont connu certaines universités françaises cette année ?
Tu as raison de parler de longue grève : elle a en effet duré sept semaines, ce qui est énorme. Et il y a bien, je pense, des points communs entre les combats que nous menions et ce qui se passe en France.
Un sociologue québécois (Michel Freitag) suggère, ce qui me semble éclairant, qu’on passe en ce moment de l’université entendue comme institution, à l’université entendue comme organisation. Avec ce vocabulaire en tête, on peut dire qu’une part substantielle de la motivation des professeurs de l’UQAM, une des raisons très consciente de notre grève, était de lutter contre cette dérive jugée avec raison dangereuse.
Mes collègues français reconnaîtront probablement bien des ennemis qu’ils combattent eux et elles aussi dans cette énumération de ceux que nous combattions et que nous combattons toujours : l’éducation, la recherche, la vie académique sommées de s’inscrire dans une logique de rentabilité et d’adaptation fonctionnelle des individus aux exigences de l’économie, toujours données pour indiscutables et décisives; l’université tendant à être de moins en moins définie par les exigences internes de son activité spécifique et de plus en plus par des critères extérieurs à elle; le recours incessant à ces vocables avec lesquels on parle désormais si souvent de l’université — clientèle, capital humain, compétence, rentabilité, investissement, subvention et ainsi de suite; l’université gérée de plus en plus comme une organisation, avec des principes administratifs et une bureaucratie qui conviennent peut-être à l’entreprise qu’elle est en voie de devenir, mais qui souvent la conduisent à des pratiques qui sont aux antipodes de ce que l’université-institution exigerait.
5)Peux-tu nous donner un rapide aperçu du panorama syndical de l'éducation au Canada et au Québec ?
Les cas canadiens et québécois sont différents et je ne peux parler que de ce dernier, et encore sans entrer dans certaines technicalités qui nous éloigneraient de notre sujet.
Car l’important est quand même de dire que le syndicalisme enseignant, chez nous, est globalement devenu très corporatiste, défendant trop souvent une vision étroite de sa mission, réduite à des revendications salariales et de conditions de travail, qui sont certes légitimes, mais auxquelles en aucun cas ne devrait se réduire le travail d’un syndicat d’enseignantes et d’enseignants.
Je serais injuste de ne pas rappeler qu’il se fait des choses, par exemple sur le plan de la défense du système scolaire public, qui est menacé. Mais mon jugement reste plutôt négatif, notamment parce que l’on est en droit de s’attendre à bien plus de la part d’un syndicat. Ce qui manque, il me semble, c’est une vision de l’éducation inscrite dans un projet social qui ne cache pas sa radicalité. De mon côté, j’ai souvent prôné, sans succès, que les syndicats s’impliquent dans la création d'un quotidien, qu’ils ouvrent des équivalents de Bourses de travail, qu’ils s’occupent activement d’éducation et d’universités populaires.
6)Manifestement, pour toi, l'éducation ne s'arrête pas aux portes des établissements scolaires. Tu cites souvent Noam Chomsky, notamment pour son analyse des médias. Comment apprécies-tu l'impact éducatif des principales institutions de nos sociétés contemporaines ?
Je pense que dès que l’on prend au sérieux un idéal de vie collective démocratique, dès lors qu’on aspire à ce qu’existent des liens et des formes d’associations multiples et libres entre des gens et des communautés qui ont en commun des intérêts nombreux et variés, dès que l’on prend minimalement au sérieux tout cela, on ne peut absolument pas limiter l’éducation aux portes des établissements scolaires. En un sens important, c’est toute la société, toutes nos institutions et nos modes de vie même qui sont éducatifs et qui ont une portée pédagogique. L’individuel et le collectif, l’éthique et le politique sont les deux faces d’une même médaille, comme le savait déjà le vieil Aristote.
L’impact pédagogique de nos grandes institutions dominantes est souvent déplorable, encore une fois parce qu’elles incorporent ou promeuvent des valeurs néfastes et parfois carrément inhumaines — pensez à nos institutions économiques qui valorisent des comportements de prédateurs et pénalisent quiconque veut se comporter plus humainement.
Quant à Chomsky que tu évoques, un des immenses intérêts de son travail sur les grands médias corporatistes est justement de montrer leur partialité et leur caractère propagandiste. Pour cette raison, la contribution de Chomsky à la vie politique et à la conversation démocratique, aux États-Unis mais aussi ailleurs dans le monde, est immense.
Ceci dit, il existe aussi d’innombrables lieux, d’associations, de regroupements de toutes sortes où des gens se réunissent pour discuter, pour chercher à comprendre le monde et pour agir directement sur lui : c’est de là que vient immanquablement le changement social, c’est vers eux qu’il faut aller pour garder vivant l’espoir d’un monde meilleur.
7) Pour finir, j'ai vu que tu préparais en 2010 la sortie d'un nouveau livre intitulé Introduction à la philosophie de l'éducation. De quoi s'agit-il ?
La philosophie de l’éducation est, hélas, dans le monde francophone, un parent pauvre de la philosophie.
Mais cela n’a pas toujours été le cas, puisqu’historiquement, des philosophes de toute première importance se sont intéressés de très près à l’éducation (notamment Platon, Rousseau et Dewey) tandis que, même si on ne les lit plus assez, de nombreux autres ont écrit des choses intéressantes sur l’éducation et que bien de pédagogues ont abordé philosophiquement l’éducation.
Par ailleurs, depuis les années 60 du XXe siècle, s’est développée en Grande Bretagne et aux Etats-Unis, une très riche branche de la philosophie analytique consacrée à l’éducation : mais elle reste malheureusement presqu’entièrement inconnue dans le monde francophone.
Mon ouvrage espère combler ces lacunes tout en donnant à lire (car ce sera un introduction par les textes) ces différents auteurs et traditions. J’ai notamment traduit pas mal de textes de la philosophie analytique de l’éducation qui constituent selon moi un apport remarquable à notre réflexion collective sur l’éducation en clarifiant, comme le fait si bien la philosophie analytique, nombre de concepts centraux concernant l’éducation — des concepts comme : savoir, endoctrinement, curriculum, autonomie, et de nombreux autres, sans oublier bien entendu le concept d’éducation lui-même.
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