[Pour le prochain Monde Libertaire. Les notes sont absentes de cette pré-publication]
En décembre prochain, ceux qu’Adam Smith appelait ‘les Maîtres’ vont se réunir à Copenhague dans le but de parvenir à un accord sur le réchauffement planétaire, accord qui doit faire le suivi du Protocole de Kyoto, de 1997.
Certes, bien des données pointues restent discutables dans le dossier du réchauffement climatique et les spécialistes ont aujourd’hui et auront encore demain bien des occasions de débattre : la science est ainsi faite. Mais il n’y a plus guère de gens crédibles et désintéressés pour remettre en doute la réalité de la situation et son caractère des plus urgent est de moins en moins mis en doute.
Une situation alarmante
Un des documents jugés important par la plupart des observateurs compétents dans ce dossier est le Stern Review on the Economics of Climate Change , qui a été publié en 2006. L’an dernier, il a été mis à jour. À cette occasion, Stern rappelait que le rapport de 2006 avait «sous-estimé les risques [liées au réchauffement climatique] et sous-estimé les dommages associés à des accroissement de températures ». Stern concluait que le 1% du PIB qu’on croyait auparavant nécessaire pour atténuer les effets du changement climatique devrait donc être doublé.
Pire encore : il ne manque désormais pas de gens pour soutenir que la situation est maintenant si grave que le moment où il sera trop tard approche dangereusement. Quand en sera-t-on là?
Le Groupe d’expert international sur le climat (GIEC) fixe à 2015 le moment où les émissions planétaires doivent absolument plafonner avant de décroître — si on veut éviter le pire.
De son côté, Bill McKibben, une voix crédible et pondérée, ouvrait en juin dernier par ces mots terrifiants sa recension dans la prestigieuse New York Review of Books d’un livre de Stern: «L’année 2009 pourrait bien être l’année décisive en ce qui a trait à la relation de l’espèce humaine avec la planète qui l’abrite». 350 parties par million (ppm) de gaz carbonique dans l'atmosphère étant selon McKibben «le seuil de sécurité climatique pour l'humanité» (nous en sommes à quelque chose comme à 387), il a nommé son mouvement : 350.org . McKibben appelle à une journée d’action sur le climat le 24 octobre prochain.
Chomsky, de son côté, cite un rapport d’un très sérieux groupe de travail du MIT qui conclut lui aussi que la situation est encore plus grave qu’on ne le pensait : selon ce rapport, les modèles les plus crédibles montrent à présent que sans une intervention rapide et massive, le problème sera bientôt deux fois plus sévère qu’on ne l’estimait il y a six ans et peut-être pire encore. Ce rapport permet, à l’aide de roulettes colorées, de visualiser les risques que court l’espèce : en les dévoilant, le chercheur principal a déclaré qu’il était hors de question que l’humanité prenne de tels risques — et joue à la roulette, si on ose dire.
C’est pourtant ce qu’on fait. Et les perspectives pour la conclusion de l’indispensable accord minimal que d’aucuns attendaient de la conférence de Copenhague sont bien mauvaises, mauvaises au point où, au moment où je rédige ces lignes, Ban Ki-moon, en désespoir de cause, a convoqué 100 chefs d’États à une séance extraordinaire et en a appelé à leur conscience. Peine perdue. La conférence n’a pas été un succès. Le premier ministre du Canada ne s’y est carrément pas présenté — mon pays est un des pires en matière de contribution au réchauffement de la planète.
La situation, on le voit, est tragique. Mais cette gravissime crise est aussi, il me semble, une occasion en or de faire valoir nos idées, une sorte de Klondike pour tous les chercheurs de l’or de la révolution.
Les causes de cette démente course vers l’abîme
Il y a longtemps que nous autres anarchistes avons déployé, sur de nombreux plans, une forte critique de l’économie de marché. Le moment est propice à rappeler que les événements en cours non seulement confirment ces analyses, mais que celles-ci permettent aussi, hélas, de prédire qu’il y a de fortes chances qu’à en rester dans le cadre de cette économie, nos actuels problèmes sont insolubles.
Je ne veux pas m’étendre ici sur ces thèmes, que tous et toutes ici connaissent bien. Mais n’est-ce pas, plus que jamais en ces heures où la planète surchauffe, le moment de rappeler que le mécanisme du marché incorpore des déficiences unanimement reconnues qui rendent extrêmement problématique la prise en charge de questions comme celle du changement climatique? D’autant qu’il est centré sur les effets à court terme des interactions, ces effets étant eux-mêmes largement réduits à une question de profits ou de pertes? Et encore que le marché tend immanquablement à négliger les effets d’un contrat sur les non-contractants et à en faire ainsi porter par des tiers les effets négatifs (ce qu’on appelle pieusement les «externalités»)? D’expliquer qu’il devient extrêmement difficile dans ce cadre de penser à long terme et de prendre en compte nos petits-enfants (sans rien dire des plus pauvres de nos contemporains, eux qui ont fait le moins pour causer la calamité en cours, mais dont ils souffrent et souffriront le plus)? Et qu’en conséquence, il faut sortir de ce cadre pour espérer éviter le pire?
Considérez Kyoto. Les plus gros pollueurs ayant historiquement été les pays les plus riches, c’est à eux que les plus importants sacrifices (si on peut dire) étaient demandés en 1997 : par exemple, ils devaient en 2012 avoir réduit de 6 à 8%, en moyenne, leurs émissions de gaz à effet de serre. Or, en 2007, les Etats-Unis les avaient … augmentées de 16% par rapport à 1990!
Considérez encore ce marché du carbone, imaginé à Kyoto, qui se met en place depuis quelques années et qui permet aux pays industrialisés d’obtenir et d’échanger leur quota d’émissions (des crédits-carbones) : en bout de piste, loin d’être un outil de réduction des émissions, ils permettent aux pays riches de continuer à polluer à leur guise . Vadana Shina, qui rapporte les analyses du mécanisme effectuées par le Breakthrough Institute , dit avec raison que l’élaboration de ce marché revient à jouer du violon pendant que Rome flambe.
Tout cela doit être dit, expliqué, diffusé.
Mais nous devons aussi avoir quelque chose de sain et de crédible à proposer en lieu et place : or, j’ai souvent argué qu’une des grandes faiblesses de nos mouvements, qui ont par ailleurs tant d’indéniables qualités, se situe à ce niveau précis. Je redis donc qu’à mon sens, plus que jamais il nous faut travailler à de telles propositions d’alternatives libertaires à mettre en avant.
Par contre, sur ce qu’il convient de faire face aux périls qui nous guettent, notre histoire montre clairement la voie à suivre, loin de tout attentisme et de toute délégation : l’action directe. Et bonne nouvelle: elle qui n’est jamais disparu fait même en ce moment un retour en force. Nous devrions être aux premiers rangs.
L’action directe
Il faut en convenir : les anarchistes n’ont pas le monopole de l’action directe. Mais elle reste bien, selon les mots d’Emma Goldman, « la conséquence logique et consistante » de leurs positions fondatrices. Et c’est pourquoi lorsque j’observe une pratique d’action directe dirigée contre un objectif légitime et menée de manière efficace, festive, inclusive et pédagogique, quelque chose en moi se réjouit et me murmure que tout n’est pas perdu.
En parlant d’action directe, on songera peut-être d’abord à ces multiples cas d’occupation d’usine et de séquestrations de patrons qui ont agité le printemps et l’été français. C’est juste. Mais on songera aussi à des actions comme celle de ces jeunes Anglais qui, cet été, se sont littéralement collés, avec de la vraie colle, au sol de la Royal Bank of Scotland pour protester contre les investissements de l’institution dans les combustibles fossiles.
Car sur le terrain de la lutte contre le réchauffement planétaire, de vastes actions collectives inspirantes ont en effet commencé et un authentique activisme climatique se met en branle. Considérez ce qui se passe en ce moment en Grande Bretagne et qui est en train d’essaimer ailleurs, et notamment au Canada, au Danemark, en France et au Pays-Bas ,à savoir ces diverses actions menées depuis 2006 contre le réchauffement planétaire dans le cadre des Camps for Climate Action.
Longuement préparés par des volontaires opérant sur une base consensuelle, financés par des dons, ces camps se tiennent sur un lieu choisi pour ce qu’il représente sur le plan environnemental et que ciblera en bout de piste l’action principale de la rencontre — tentative de fermeture ou occupation.
Un camp est l’occasion de la tenue de nombreux ateliers d’information et de démonstration, en pratique, de la possibilité d’un mode de vie infiniment moins dommageable pour l’environnement : on y utilise l’énergie solaire, de l’huile de cuisson et des matériaux recyclés, et ainsi de suite. L’action directe donne ainsi à ceux qui agissent de précieux aperçus sur le monde qui pourrait être.
C’est le cas aujourd’hui et ce l’était hier. L’historien Howard Zinn rapporte à ce sujet les propos du maire de Seattle qui, en 1919, fut confronté à une grève générale paralysant la ville : « Il est vrai qu’il n’y a eu ni coups de feu ni bombes ni morts. La révolution peut se passer de violence. La grève générale, telle qu’elle est pratiquée à Seattle est en elle-même l’arme de la révolution, d’autant plus dangereuse qu’elle est pacifique. […] elle met hors service le Gouvernement et c’est là l’élément essentiel de toute révolte, peu importe comment on y parvient ».
Prendre part à tous ces mouvements et à toute cette agitation qui s’annonce en cet automne militant, y être présent en évoquant nos analyses, nos idéaux et nos solutions de rechange est une tâche plus urgente que jamais.
Mais je sais bien que je n’apprends rien à personne en le rappelant. Et pour terminer sur une note d’espoir, on me permettra de citer Voltairine de Cleyre, si chère à mon cœur :«La guerre sociale se poursuivra, malgré toutes les déclarations hystériques de tous ces individus bien intentionnés qui ne comprennent pas que les nécessités de la Vie puissent s’exprimer ; malgré la peur de tous ces dirigeants timorés ; malgré toutes les revanches que prendront les réactionnaires ; malgré tous les bénéfices matériels que les politiciens retirent d’une telle situation. Cette guerre de classe se poursuivra parce que la Vie crie son besoin d’exister, qu’elle étouffe dans le carcan de la Propriété, et qu’elle ne se soumet pas. Et que la Vie ne se soumettra pas.»
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5 commentaires:
Bonjour,
Pardonnez-moi M. Baillargeon, car le sujet dont vous parlez est tragique, mais j'ai failli m'étouffer de rire en lisant que Ban Ki-Moon " (...) en désespoir de cause, a convoqué 100 chefs d’États à une séance extraordinaire ET EN A APPELE A LEUR CONSCIENCE."
Les mots manquent pour trouver une métaphore adéquate. Quand on se trouve face à un tigre affamé, on n'en appelle pas à sa conscience. On sort une carabine et on le tue !
JJK
@Jean Joel: leur conscience: c,est ce que les médias ont rapporté; j'ai eu la même réaction que vous; puis une envie de pleurer...
Normand
Le problème qui restera toujours à résoudre pour le mouvement anarchiste sera de convaincre les gens ordinaires du bien fondés de ses idées.
Vous (les anarchistes) vous aurez beau réclamer "Ni dieux, ni maîtres", les gens ordinaires ne réclament que ça des dieux et des maîtres. Ils ont de la difficulté à vouloir assumer eux-mêmes leurs gestes, ils ont toujours besoin d'une référence supérieure pour agir. Sans compter que si vous voulez les attirer et les garder (le pot de colle) il va falloir leurs garantir que leur confort ne sera pas dérangé et leur donner des certitudes. Oui, les gens ordinaires sont attirés par les certitudes et c'est pour ça que le discours scientifique à de la diffulté à rentrer dans nos chaumières, en plus de la complexité inutile de celui-ci.
Si vous ne me croyez pas, rendez-vous dans les endroits où les gens ordinaires ont l'habitudes d'aller, observez-les et posez-leur des questions quand c'est possible. Vous verrez que j'ai raison.
En passant, ce que j'entends par gens ordinaires, se sont ceux qui essaient d'avancer dans la vie sans trop faire de vagues, qui ne sont ni ces cochons de capitalistes ou des réactionnaires finient ni des militants de tout poils. Autrement dit, nous les retrouvons dans à peu près toutes les classes de la société, sauf bien sûr la plus basse ou de la plus haute où se retrouvent nos "Maîtres".
En fait, c'est pas compliqué, combattez l'insécurité des gens vis-à-vis la vie et vous commencerez à les convaincres. Sinon, ma fois, faites la révolution et ils n'auront qu'à subire comme ils l'ont toujours fait.
@ Michel: Il y a de bonnes et légitimes préoccupations dans ce que vous dites. Je n'y reviendrai pas ayant souvent écrit sur tout cela. J'espère ne pas avoir commis dans ma vie militante les pires reproches que vous soulevez. En tout cas, j'ai fait de mon mieux...
Normnad
@Normand: Nous faisons tous de notre mieux. Moi, pour des raisons de santé, il ne m'est pas possible de faire de la militance. Mais cela ne m'empêche pas de réfléchir sur notre monde en devenir. Je ne me considère pas anarchiste, cependant, j'ai une sympathie envers certaines idées anarchistes comme la politique participative de Stephen Shalom ou l'idée d'une éthique naturelle chez l'humain. Disons dans ce cas que la lecture de "L'entraide" de Pierre Kropotkin m'a grandement aidé.
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