mardi, septembre 15, 2009

ENTRETIEN SUR L'ÉDUCATION

[Un entretien accordé à la CNT, France]

1) On te connait pour tes livres, comme Petit cours d'autodéfense intellectuelle ou L'ordre moins le pouvoir : Histoire et actualité de l'anarchisme. Professionnellement, tu es enseignant en sciences de l'éducation. Peux-tu commencer par nous parler des critères qui, selon toi, caractérisent une éducation émancipatrice ?

Pour répondre, même superficiellement, à cette vaste et difficile question, il faut selon moi soigneusement distinguer entre une éducation émancipatrice dans un monde qui serait relativement sain et une éducation émancipatrice dans ce monde-ci, le nôtre, qui, hélas, est bien loin de l’être.

Dans une société qui serait relativement saine, l’éducation devrait assurer l’autonomie de la personne en lui permettant de faire un tour d’horizon le plus large possible des formes de savoir et de l’expérience accumulées par l’humanité, dans tous les cas en ce qu’elles ont de meilleur. Elle devrait aussi préparer à prendre part activement, lucidement et sur une base égalitaire à la vie politique et économique de cette société.

Dans des sociétés comme les nôtres en sont, c’est-à-dire profondément inégalitaires et constituées d’institutions qui, bien souvent, incarnent des valeurs et sanctionnent positivement des comportements qui vont littéralement à l’encontre de ce que serait une éducation dans une société saine, nous devons, je pense, nous efforcer d’incarner au mieux les idéaux que j’ai rappelés, même si bien des obstacles redoutables se dressent contre eux.

C’est ainsi que contre cet idéal d’un large tour d’horizon des savoirs et de l’expérience humaine se dresse l’obstacle de l’instrumentalisation des savoirs, tout particulièrement au profit d’intérêts économiques, ainsi que diverses tendances endoctrinaires; que contre l’idéal d’une réelle participation sociale et politique se dressent des pratiques pédagogiques qui engendrent des spectateurs ou des personnes qui ignorent ou méconnaissent la nature réelle des institutions au sein desquelles elles vivent; encore ainsi que contre l’idéal d’égalité se dressent de formidables inégalités économiques qui placent certains enfants dans des circonstances qui pèsent très lourd sur leurs parcours scolaires et sur leurs vies, au point d’en faire presque un destin; c’est enfin ainsi que contre la participation lucide et volontaire à la vie économique se dressent l’esclavage salarial et la condamnation à oeuvrer comme simple exécutant au sein de ces tyrannies privées que sont typiquement les entreprises.

Maintenir vivant, au sein de notre monde et dans toutes les composantes que j’en donnais plus haut, cet idéal d’une éducation émancipatrice n’est pas une mince tâche : mais elle est primordiale. Elle exige d’abord de ne pas tomber dans le cynisme ou le désespoir. Mais elle exige plus encore. En effet, en ce moment historique où la culture et le savoir sont, et parfois avec raison, tenus en haute suspicion, elle nous demande d’avoir la sagesse de distinguer ce qui, ayant valeur émancipatrice, mérite d’être transmis à tous les enfants, avant de prendre les moyens les plus appropriés pour ce faire.

2) Tu enseignes à Montréal, mais tu connais peut-être le système éducatif français ou européen. De façon générale, comment apprécies-tu ces systèmes éducatifs? Te réfères-tu ou t'inspires-tu d'expériences pédagogiques concrètes ?

À vrai dire, je connais assez bien le système scolaire français.

Je suis né au Québec, mais comme mon père a enseigné les mathématiques et l’anglais en Afrique durant les années 60, j’y ai passé une bonne part de mon enfance : j’ai donc étudié dans le système scolaire français, avant de revenir au Québec et de poursuivre mes études dans le système québécois.

Mes souvenirs ne sont qu’anecdotiques, bien entendu, et sans grande importance ou validité a priori; mais il me semblait que le système français était plus solide académiquement parlant, tandis que le système québécois était, disons, plus humain — le système français, celui que j’ai connu du moins, était plutôt mauvais du point de vue des rapports humains.

Mais par-delà l’anecdote, je m’intéresse aussi au système français en raison de mon travail : j’enseigne en effet la philosophie de l’éducation à l’université. Or, il y a, en France, comme tu le sais très bien, une très riche et très stimulante tradition de pensée et de pratique pédagogiques plutôt marquée à gauche, et qui a inspiré bien des réformes et des réformateurs qui me semblent avoir conservé un très grand intérêt et être d’une brûlante actualité.

J’ai réuni certains de ces écrits et dit les raisons de l’intérêt que je leur porte dans Éducation et Liberté, paru chez Lux. Je pense qu’on trouve là, chez des gens comme Paul Robin, Sébastien Faure ou Ferdinand Buisson, pour ne nommer que ceux-là, de précieuses balises pour relever ces défis dont je parlais plus haut. Ils donnent en effet l’exemple d’une réflexion et d’une pratique pédagogiques qui, tout en étant parfaitement au fait des périls de l’endoctrinement et de la très lourde charge d’inertie des institutions sociales, économiques et politiques, ne renoncent ni au savoir, ni à la culture, ni à la raison, ni à un idéal de transmission à tous et d’émancipation individuelle et collective.

3)Il est souvent question, étant donné l'importance du chômage, des débouchés professionnels que rendent possible les systèmes éducatifs. Ceux-ci sont parfois jugés insuffisants. Qu'en penses-tu ?

On touche là, je pense, un point aveugle de notre actuelle réflexion sur l’éducation.

La dévalorisation de l’enseignement professionnel a des causes bien connues et sur certaines d’entre elles, comme le statut et le sort fait à certaines catégories de travailleurs, seule une transformation sociale en profondeur pourra agir véritablement — notamment en repensant profondément le travail et la rémunération (à mon avis ce devrait être dans le sens de ce que propose l’économie participaliste développée par Michael Albert et Robin Hahnel : si vous ne le connaissez pas, je vous invite à jeter un œil sur ce modèle économique).

Mais en attendant, la tâche de concilier éducation émancipatrice et formation professionnelle reste à accomplir de manière satisfaisante, aussi bien sur le plan pratique que théorique. Ce qui doit être visé est cependant clair : les demandes de qualification des gens sont légitimes et doivent être satisfaites dans le monde dans lequel nous vivons; et personne ne doit être privé d’un véritable tour horizon des savoirs et de la culture.

4) Tu as participé cette année à une longue grève des enseignants de l'Université du Quebec. Peux-tu nous en dire plus ? Y-a-t-il une comparaison possible avec les mouvements qu'ont connu certaines universités françaises cette année ?

Tu as raison de parler de longue grève : elle a en effet duré sept semaines, ce qui est énorme. Et il y a bien, je pense, des points communs entre les combats que nous menions et ce qui se passe en France.
Un sociologue québécois (Michel Freitag) suggère, ce qui me semble éclairant, qu’on passe en ce moment de l’université entendue comme institution, à l’université entendue comme organisation. Avec ce vocabulaire en tête, on peut dire qu’une part substantielle de la motivation des professeurs de l’UQAM, une des raisons très consciente de notre grève, était de lutter contre cette dérive jugée avec raison dangereuse.
Mes collègues français reconnaîtront probablement bien des ennemis qu’ils combattent eux et elles aussi dans cette énumération de ceux que nous combattions et que nous combattons toujours : l’éducation, la recherche, la vie académique sommées de s’inscrire dans une logique de rentabilité et d’adaptation fonctionnelle des individus aux exigences de l’économie, toujours données pour indiscutables et décisives; l’université tendant à être de moins en moins définie par les exigences internes de son activité spécifique et de plus en plus par des critères extérieurs à elle; le recours incessant à ces vocables avec lesquels on parle désormais si souvent de l’université — clientèle, capital humain, compétence, rentabilité, investissement, subvention et ainsi de suite; l’université gérée de plus en plus comme une organisation, avec des principes administratifs et une bureaucratie qui conviennent peut-être à l’entreprise qu’elle est en voie de devenir, mais qui souvent la conduisent à des pratiques qui sont aux antipodes de ce que l’université-institution exigerait.


5)Peux-tu nous donner un rapide aperçu du panorama syndical de l'éducation au Canada et au Québec ?

Les cas canadiens et québécois sont différents et je ne peux parler que de ce dernier, et encore sans entrer dans certaines technicalités qui nous éloigneraient de notre sujet.

Car l’important est quand même de dire que le syndicalisme enseignant, chez nous, est globalement devenu très corporatiste, défendant trop souvent une vision étroite de sa mission, réduite à des revendications salariales et de conditions de travail, qui sont certes légitimes, mais auxquelles en aucun cas ne devrait se réduire le travail d’un syndicat d’enseignantes et d’enseignants.

Je serais injuste de ne pas rappeler qu’il se fait des choses, par exemple sur le plan de la défense du système scolaire public, qui est menacé. Mais mon jugement reste plutôt négatif, notamment parce que l’on est en droit de s’attendre à bien plus de la part d’un syndicat. Ce qui manque, il me semble, c’est une vision de l’éducation inscrite dans un projet social qui ne cache pas sa radicalité. De mon côté, j’ai souvent prôné, sans succès, que les syndicats s’impliquent dans la création d'un quotidien, qu’ils ouvrent des équivalents de Bourses de travail, qu’ils s’occupent activement d’éducation et d’universités populaires.

6)Manifestement, pour toi, l'éducation ne s'arrête pas aux portes des établissements scolaires. Tu cites souvent Noam Chomsky, notamment pour son analyse des médias. Comment apprécies-tu l'impact éducatif des principales institutions de nos sociétés contemporaines ?

Je pense que dès que l’on prend au sérieux un idéal de vie collective démocratique, dès lors qu’on aspire à ce qu’existent des liens et des formes d’associations multiples et libres entre des gens et des communautés qui ont en commun des intérêts nombreux et variés, dès que l’on prend minimalement au sérieux tout cela, on ne peut absolument pas limiter l’éducation aux portes des établissements scolaires. En un sens important, c’est toute la société, toutes nos institutions et nos modes de vie même qui sont éducatifs et qui ont une portée pédagogique. L’individuel et le collectif, l’éthique et le politique sont les deux faces d’une même médaille, comme le savait déjà le vieil Aristote.

L’impact pédagogique de nos grandes institutions dominantes est souvent déplorable, encore une fois parce qu’elles incorporent ou promeuvent des valeurs néfastes et parfois carrément inhumaines — pensez à nos institutions économiques qui valorisent des comportements de prédateurs et pénalisent quiconque veut se comporter plus humainement.

Quant à Chomsky que tu évoques, un des immenses intérêts de son travail sur les grands médias corporatistes est justement de montrer leur partialité et leur caractère propagandiste. Pour cette raison, la contribution de Chomsky à la vie politique et à la conversation démocratique, aux États-Unis mais aussi ailleurs dans le monde, est immense.

Ceci dit, il existe aussi d’innombrables lieux, d’associations, de regroupements de toutes sortes où des gens se réunissent pour discuter, pour chercher à comprendre le monde et pour agir directement sur lui : c’est de là que vient immanquablement le changement social, c’est vers eux qu’il faut aller pour garder vivant l’espoir d’un monde meilleur.

7) Pour finir, j'ai vu que tu préparais en 2010 la sortie d'un nouveau livre intitulé Introduction à la philosophie de l'éducation. De quoi s'agit-il ?

La philosophie de l’éducation est, hélas, dans le monde francophone, un parent pauvre de la philosophie.

Mais cela n’a pas toujours été le cas, puisqu’historiquement, des philosophes de toute première importance se sont intéressés de très près à l’éducation (notamment Platon, Rousseau et Dewey) tandis que, même si on ne les lit plus assez, de nombreux autres ont écrit des choses intéressantes sur l’éducation et que bien de pédagogues ont abordé philosophiquement l’éducation.

Par ailleurs, depuis les années 60 du XXe siècle, s’est développée en Grande Bretagne et aux Etats-Unis, une très riche branche de la philosophie analytique consacrée à l’éducation : mais elle reste malheureusement presqu’entièrement inconnue dans le monde francophone.

Mon ouvrage espère combler ces lacunes tout en donnant à lire (car ce sera un introduction par les textes) ces différents auteurs et traditions. J’ai notamment traduit pas mal de textes de la philosophie analytique de l’éducation qui constituent selon moi un apport remarquable à notre réflexion collective sur l’éducation en clarifiant, comme le fait si bien la philosophie analytique, nombre de concepts centraux concernant l’éducation — des concepts comme : savoir, endoctrinement, curriculum, autonomie, et de nombreux autres, sans oublier bien entendu le concept d’éducation lui-même.

4 commentaires:

Unknown a dit…

Bonjour Normand,

Que pensez-vous des travaux de Jacques Rancière (reprenant les expériences de Maître-ignorant de Joseph Jacotot, pédagogue du 18e/ 19e siècle) et de ses continuateurs de Paris 8 Saint-Denis (je pense notamment à un travail récent d'une étudiante argentine, Maria Beatriz GRECO, sur une autorité émancipantrice: "Rancière et Jacotot. Une critique du concept d'autorité") sur la question de la pédagogie?

Bonne continuation et au plaisir de vous recroiser à Paris dans les locaux de la librairie Quilombo!

Normand Baillargeon a dit…

@grandalfoufou: Je ne connais pas assez Rancière pour me prononcer.

Par contre, je viens justement de recevoir le dernier numéro du Journal of philosophy of education (Volume 43 no3, Juillet 2009) )et on y trouve justement un article sur Rancière: «Under the Name of Method: On Jacques Rancière's Presumptive Tautology» (p 405-420).Je vais le lire avec intérêt.

J'ai un souvenir très heureux de la librairie Quilombo.Si tout se passe comme prévu j'habiterai Paris avec ma famille entre septembre 2010 et mai 2011: j'y retournerai donc.

Normand

Jean-Joël Kauffmann a dit…

Bonjour,

L'éducation doit-elle inclure l'histoire de l'art, comme cela se fait en Italie, et depuis peu, en France ?

Plus largement, quelle serait la place de l'art dans une société de type libertaire ? Doit-on étendre à toute forme d'art ce que pensait l'abbé Jean-François de Pons (1683-1732) de la poésie :

"Je crois donc que l'art des vers est un art frivole ; que si les hommes étaient convenus de les proscrire, non seulement nous ne perdrions rien, mais que nous gagnerions beaucoup." (in "Dissertation sur le poème épique", 1738)

http://www.education.gouv.fr/cid48895/enseignement-de-l-histoire-des-arts.html

http://www.vousnousils.fr/page.php?P=data/autour_de_nous/l_actualite_du_jour/depeches_de_l_educat/&key=20090915&key2=090915143017.r3hhgvan.xml

JJK

Normand Baillargeon a dit…

Bonjour, Jean-Joel,

Comme vous le savez , vous soulevez de vastes questions.
Depuis que Platon a banni les poètes de sa cité idéale, les arts ont partout et toujours tendu à être le parent pauvre des curriculum. Je pense que c'est une erreur, que les arts constituent une manière distincte de comprendre le monde et qu'ils devraient être enseignées avec le souci de connaître les arts plus que de créer ou s'exprimer.
Il y a un chapitre sur la question dans Contre la réforme.

Normand