mercredi, février 18, 2009

KLEIN ET LE CAPITALISME DU DÉSASTRE

[Texte pour le prochain Monde Libertaire]

KLEIN, Naomi, The Shock Doctrine: The Rise of Disaster Capitalism, Alfred A. Knopf, 2007. (Traduction française : La stratégie du choc : La montée d'un capitalisme du désastre, Actes Sud, 2008*.)

Naomi Klein est une journaliste canadienne de grande renommée, mais aussi une documentariste (The Take, 2004) et une militante. Elle s’est fait connaître à l’échelle planétaire avec la publication du bestseller altermondialiste No Logo, en 2000. Sept ans plus tard paraît son troisième livre : The Shock Doctrine. Traduit en plusieurs langues, il a lui aussi connu un grand (et amplement mérité) succès.

Klein, c’est entendu, n’est pas une libertaire; elle a aussi, pour le keynésianisme, des sympathies que les anarchistes trouveront naïves; de plus, et j’y reviendrai en conclusion, on peut formuler à l’endroit de ses analyses quelques critiques dont certaines ne sont pas négligeables.

Cependant, il n’en demeure pas moins que son ouvrage est un document de toute première importance, notamment parce qu’il retrace de manière claire et très pédagogique, à l’intention du grand public, l’histoire politique et économique du dernier demi-siècle, qui a été celui de la mise en place, par diverses formes de «stratégies de choc», de ce qu’elle appelle le «capitalisme du désastre».

Cette métaphore de la «stratégie» (ou de la «thérapie») de choc, qui traverse l’ouvrage tout entier, Klein la tire d’un rapprochement qu’elle établit, dès la première partie de son livre, entre les travaux menés durant les années 50 par deux hommes : le docteur Ewen Cameron (1901-1967), qui œuvre alors à l’Université McGill, de Montréal, et l’économiste Milton Friedman (1912-2006), qui enseigne à l’Université de Chicago.

Les «recherches» du premier portaient sur le thème alors très populaire au sein de la CIA du «contrôle mental» et étaient liées au tristement célèbre programme MK-Ultra.
Sur des patients souffrant de troubles psychologiques relativement mineurs, Cameron s’est livré à toutes sortes de répugnantes pratiques — comme la privation sensorielle, le recours à des drogues puissantes, les comas provoqués et, bien entendu, les électrochocs — afin de «déstructurer» leur personnalité, espérant ensuite les «reconstruire». Il n’en est résulté pour ces pauvres personnes que de grandes souffrances. La CIA, elle, y a gagné de nouvelles pratiques en matière «d’interrogation coercitive», autrement dit de torture, des techniques qui ont depuis lors été perfectionnées et mises en usage partout où elles ont pu l’être — elles ont été employées à Guantanamo.

Friedman, pendant ce temps, méditait lui aussi des projets de déstructuration et de restructuration : dans son cas, des sociétés tout entières, à commencer par leurs économies. Et il arrivait lui aussi à la conclusion que des «électrochocs» seraient utiles à la réalisation de ses projets. Friedman propose en fait une théorie de la «stratégie du choc», qu’il définit ainsi : «Un vrai changement ne peut naître que d’une crise — réelle ou perçue. Lorsque cette crise se produit, les actions qui sont mises en œuvre dépendent des idées qui sont dans l’air à ce moment-là. Je pense que notre rôle premier est de produire des alternatives aux politiques qui sont mises en œuvre et de les garder vivantes et disponibles jusqu’au moment où ce qui était politiquement impossible devient politiquement incontournable» (Friedman, cité par Klein, page 166). Cette stratégie du choc, on l’aura compris, c’est celle du vautour qui guette sa proie et qui attend qu’elle soit blessée pour l’attaquer.

Dès les années 50, Friedman et ses acolytes de Chicago vont donc formuler et maintenir vivantes les idées de dérégulation, de privatisation, d’ajustement structurel, de flexibilité des travailleurs, de réduction de l’État à ses fonctions régaliennes, qui vont définir le «consensus de Washington», prêché et mis ensuite en application un peu partout par les Chicago Boys comme autant, suggère-t-elle, d’instruments de torture des populations concernées. Ce dogme, parce que c’en est un, a été et reste défendu par de véritables sectaires, comme le remarque Klein, qui range le néo-libéralisme qu’ils prônent parmi ces «doctrines fermées et fondamentalistes qui ne peuvent coexister avec d’autres systèmes de croyances; leurs adhérents déplorent la diversité des points de vue et demandent l’entière liberté d’appliquer leur système parfait. Le monde tel qu’il existe doit être effacé pour laisser toute la place à leur invention dans toute sa pureté […] dans une logique qui conduit inexorablement à la violence» (page 22). Leur invention dans toute sa pureté, c’est un mode de concurrence parfaite, d’information complète et de marchés s’autorégulant, toutes choses qui n’ont jamais existé que dans leurs têtes ou sur papier.

Selon le point de vue de la «stratégie de choc», le terrorisme, les menaces de toutes sortes à la sécurité, les crises économiques, les catastrophes naturelles (l’ouragan Katrina, le tsunami en Asie, par exemple), les confrontations idéologiques, les coups d’État, les bouleversements politiques , en un mot tout ce qui laisse l’opinion publique sous le choc et décontenancée, est envisagé comme autant d’occasions propices à l’imposition de mesures ultralibérales qui, si elles ne peuvent manquer de causer un tort immense à une population déjà grandement fragilisée, sont éminemment favorables aux institutions dominantes. C’est ainsi par exemple qu’aussitôt après que les digues eurent lâché à la Nouvelle Orléans, lobbyistes, think tanks, économistes et autres prédateurs sont entrés en action pour suggérer de démanteler le réseau public d’éducation au profit d’un système de bons d’éducation et d’écoles privatisées, pour éliminer les programmes de logements sociaux au profit d’entrepreneurs en construction de condos, et ainsi de suite.

Le premier laboratoire offert aux Chicago Boys sera celui du Chili de Pinochet, à compter de 1973. Mais les mêmes prescriptions seront imposées au fil des stratégies de choc, au Cône sud de l’Amérique latine (qui comprend, outre le Chili, l'Argentine, le Paraguay et l'Uruguay), à la Bolivie, à la Pologne, à la Russie, à l’Afrique du Sud, à l’Irak, à l’Afrique et à l’Europe post-communiste. Klein passe en revue plusieurs de ces incarnations du capitalisme du désastre, qui produit immanquablement les mêmes effets. Elle conclura : «Un système économique qui demande une croissance constante, mais qui interdit à toutes fins utiles toute tentative sérieuse de régulation environnementale engendre une série de désastres — militaires, économiques, financiers. La soif de gains rapides et faciles réalisés par des investissements purement spéculatifs a transformé les marchés — boursiers, financiers et hypothécaires — en machines à fabriquer des crises» (page 513). Depuis des décennies, d’innombrables victimes pourraient en témoigner, et leur nombre vient d’être encore grossi par celui de tous ces américains qui ont fait faillite et perdu leurs maisons.

Quand le choc du traitement néolibéral rencontre de la résistance, il est suivi du recours à la force et Klein consacre de belles pages à la Guerre en Irak envisagée selon cette perspective. Elle y décèle un grande nouveauté, mais je ne suis pas certain de la suivre entièrement sur ce point, même si je connais bien l’existence des Halliburton (une firme qui propose des mercenaires en location et qui fait des affaires en or en Irak) de ce monde: «[…] auparavant, suggère Klein, les guerres et les catastrophes n’offraient des opportunités qu’à quelques secteurs précis de l’économie — au fabricants d’avions militaires, par exemple, ou aux entreprises qui allaient reconstruire les ponts détruits par les bombardements. Cependant, le principal rôle économique des guerres était d’ouvrir des marchés qui avaient été fermés et de contribuer au boom économique qui lui succéderait. À présent, les guerres et nos réactions aux catastrophes sont à ce point totalement privatisées qu’elles sont elles-mêmes le nouveau marché : il n’est plus nécessaire d’attendre la fin de la guerre pour que le boom se produise. Le médium est le message.» (pages 15-16) . Cette analyse, me semble-t-il, perd de vue le sens de la continuité historique du capitalisme et du rôle qu’y ont joué les guerres — ce qui est un des reproches que l’on a faits à ce livre remarquable.

De même, la métaphore qui sous tend l’ouvrage — cette stratégie de choc qui profite de certains moments pour imposer à des populations déconcertées des mesures brutales et régressives — est forte, mais, comme toute métaphore, elle a aussi ses limites. À trop la filer, on risque de ne plus remarquer que le capitalisme n’a jamais été autre chose que destructeur, prédateur et fondé sur la «destruction créatrice» et dès lors à exagérer la nouveauté de son récent développement et à perdre de vue qu’il est non en rupture mais en parfaite continuité avec l’histoire. Ou encore de perdre de vue que le capitalisme s’impose au besoin sans recours à la force ou sans attendre un propice état de choc.

Je pense encore qu’à trop insister sur quelques personnages, aussi importants soient-ils, on risque de perdre de vue le caractère structurel et institutionnel des événements qu’on décrit. (On a d’ailleurs sur ce plan fait remarquer que, bien plus que Milton Friedman, c’est Jeffrey Sachs qui, historiquement, a été le grand responsable de l’implantation des idées de l’École de Chicago — en Bolivie, en Russie, en Pologne, etc.)

Le néo-keynésianisme de Klein, enfin, est une position que je ne partage pas et je regrette qu’elle n’ait pas, dans la partie de son livre où elle évoque, non sans un certain optimisme, ce militantisme qui travaille à changer le monde, fait état des idéaux libertaires qui, pour plusieurs d’entre nous, représentent ce vers quoi nous pouvons et devons aller si nous voulons éviter la «catastrophe universelle vers laquelle nous voguons toutes voiles dehors». Klein écrit pourtant pour Z Magazine et on peut présumer qu’elle connaît l’économie participaliste de Michael Albert et Robin Hahnel.

Quoiqu’il en soit, en bout de piste, l’ouvrage de Klein rend selon moi deux immenses services : le premier, celui de faire connaître nombre de faits que trop de gens ignorent encore; le deuxième, celui de rendre compréhensibles des idées aussi délirantes que dangereuses, mais qui ont dominé notre époque et causé tant de mal à tant de gens.

Et malgré les défauts que j’ai cru y remarquer, je pense donc qu’il faut le lire et le donner à lire.

Pour aller plus loin


En complément à la lecture du livre, on consultera avec profit le site que lui consacre Naomi Klein à : [http://www.naomiklein.org/shock-doctrine] On y trouvera notamment des ajouts, des correctifs, des ressources de toutes sortes, mais aussi les réponses de l’auteure aux critiques qui lui ont été adressées, tout particulièrement à celles émanant de la presse couvrant le monde des affaires et l’économie et des «Think Tanks» de droite, comme le Cato Institute.

Normand Baillargeon
(baillargeon.normand@uqam.ca)
* On notera que j’ai lu la version originale du livre et que j’ai traduit moi-même les passages que j’en cite.

7 commentaires:

Anonyme a dit…

Je suis justement à lire ce livre de N. Klein. Privatisation, déréglementation et coupure des programmes sociaux en temps de crise (naturelle ou provoquée), tel est le thème. Un livre qui aide à de mieux comprendre les vrais intérêts de notre monde passé, présent et futur.

Il est curieux que ce livre n'ait pas suscité beaucoup de réactions défensives. Ignorance intentionnelle, insouciance, arrogance ?

Normand Baillargeon a dit…

@Bonjour, Paul. Je pense comme vous que le livre joue un très utile et important rôle pédagogique. Si vous allez sur le site que j'indique à al fin de mon texte, vous trouverez des réactions défensives (i.e. très critiques) au livre ainsi que les réponses de Klein.

Normand B.

Anonyme a dit…

Bonjour M. Baillargeon,

Je n'ai pas (encore) lu le livre de Naomi Klein. Vos remarques sur la traduction française signifieraient-elles que celle-ci est défectueuse ? Personnellement, j'ai trouvé que beaucoup de traductions françaises d'auteurs anglo-saxons tels que Chomsky, Zinn, Hobsbawm, etc, étaient très mal faites. (Mais pas celles que vous avez faites, bien sûr.)

Evidemment, les causes en sont la censure par manque de moyens imposée sur de tels auteurs par les grandes maisons d'éditions françaises et francophones, elles-mêmes filiales de multinationales, lesquelles peuvent donner dans l'armemement comme en France avec Lagardère et Hachette.

C'est pourquoi je tiens à vous féliciter de votre initiative de traduire des textes de Chomsky, même si je ne peux m'y associer par manque de compétence ;-) . Bon courage pour votre projet.

Anonyme a dit…

Quelques remarques de forme :

2207 : 2007

où elles ont peu l’être : pu

ce qui est un des reproches que l’on a fait : faits (il me semble)

«catastrophe universelle vers laquelle nous voguons toutes voiles dehors : manque les guillemets de fermeture

Normand Baillargeon a dit…

@ hnk: Merci de votre mot etd e ce compliment.
Pour le livre, je l'ai lu en version originale quand il est sorti et n'ai pas lu la version française.Outre le plaisir de lire dans la langue de l'auteur et d'éviter certaines traductions déficiente (comme vous le soulignez),cela permet de lire le livre dès qu'il sort (parfois de longs mois avant la version française) et aussi, très souvent, d'avoir pour une fraction du prix un «hardback», qui dure plus longtemps.

Normand

Normand Baillargeon a dit…

@NG: Merci! Je file corriger.

Normand

Normand Baillargeon a dit…

déficientessssssss
Normand