samedi, novembre 22, 2008

INTRODUCTION À L'ÉTHIQUE - 10

[Je poursuis ici la série sur l,Éthique commencée il y a quelques mois]

LES ÉTHIQUES FÉMINISTES

Imaginez la terrible situation suivante.

Alors que sa conjointe est atteinte d’un grave cancer et va mourir, M. Heinz apprend qu’un pharmacien a inventé un médicament à base de radium qui la sauverait. Il s’empresse donc d’aller le voir; mais le pharmacien demande $ 2 000 pour son médicament — qui ne lui a coûté que $ 200 à produire.

M. Heinz ne peut réunir que $ 1 000 et, après avoir expliqué sa situation au pharmacien, il propose de lui donner ce montant. Mais le pharmacien, bien décidé à s’enrichir avec sa découverte, refuse cette offre. M. Heinz promet alors de payer plus tard le reste de la somme. Le pharmacien refuse de nouveau. Désespéré, M. Heinz envisage de voler le médicament.

Serait-il juste qu’il le fasse?

Kohlberg et les stades du développement moral


Lawrence Kohlberg (1927-1987) a longuement étudié le développement moral des enfants en les interrogeant sur de semblables «dilemmes moraux». Ce qui l’intéressait, c’étaient non seulement les réponses données par les enfants, mais encore et surtout les justifications qu’ils avancent pour décider si une action était juste ou non.

Au terme de ses travaux, Kohlberg, très inspiré par Kant et par le psychologue Suisse Jean Piaget (1896-1980), a soutenu qu’il existait des stades du développement moral, faisant progressivement passer de l’hétéronomie à l’autonomie rationnelle. Voyons cela à grands traits.

Il existerait six stades divisés également en trois types de moralité. Au plus bas de l’échelle, celui de la moralité pré-conventionnelle, les jeunes enfants ont d’abord (stade 1) des jugements moraux très hétéronomes, justifiés par la peur des punitions ou l’anticipation de récompenses; un peu plus âgés (stade 2), ils restent égocentriques et pragmatiques et cherchent à combler leurs besoins (et parfois ceux des autres), mais dans une perspective «donnant-donnant».

La moralité dite conventionelle suit. Elle s’amorce par un moment (stade 3) dit «du bon petit garçon/de la bonne petite fille», où ce qui compte est de satisfaire les attentes du milieu, et se conclut sur un stade (4) orienté vers le respect de la loi et le maintien de l'ordre, vers l’autorité et les règles strictes et précises.

La moralité post-conventionelle, qui suit, est celle de l’autonomie et de la recherche de principes indépendants des groupes et même de mon éventuelle appartenance à un groupe. Le stade 5 est le moment légaliste du contrat social — généralement avec tendance utilitariste. Le dernier stade est orienté par et vers des principes éthiques universels, que l’individu reconnaît et vit comme autant d’exigences intérieures.

Prenez le dilemme de Heinz. Un enfant au stade 1 pourrait dire qu’il ne devrait pas voler le médicament parce qu’il pourrait aller en prison. Une personne parvenue à la moralité post-conventionelle pourrait dire qu’il peut le voler, parce que la vie d’une personne est plus importante que le profit que pourrait empocher une autre personne.

Ces travaux nous conduisent au véritable sujet que je veux aborder cette fois-ci, à savoir les éthiques féministes.

Les objections de Gilligan

Kohlberg avait en effet comme collaboratrice Carol Gilligan (1936) et celle-ci fera à propos de ses travaux plusieurs troublantes observations suggérant qu’ils sont biaisés en faveur des garçons.

Non seulement les échantillons étaient-ils majoritairement constitués de garçons, dira-t-elle, mais encore et surtout le système de notation retenu était biaisé en faveur de réponses faisant intervenir des principes et contre des réponses se situant plutôt sur un plan «relationnel». Gilligan pouvait ainsi expliquer une étonnante conclusion de Kohlberg, qui pensait avoir constaté qu’en moyenne les filles parviennent à des stades de développement moral inférieurs à ceux garçons.

Revenons au dilemme de Heinz. Des réponses typiques de garçons de 12 ans invoquent, en partie, des règles et des principes et semblent dès lors se situer aux stade 4, voire 5. Elles sont donc présumées plus élevées sur l’échelle (et «meilleures») que celles qui sont typiques des filles du même âge (et qui sont donc présumées inférieures), lesquelles refusent de faire de ce dilemme un froid conflit de règles et insistent pour le replacer dans un contexte interpersonnel.

Voici — par exemple et pour en juger — une réflexion caractéristique d’une jeune fille de 12 ans, que Kohlberg classerait sans doute, disons, au stade 3:

«Heinz ne devrait pas voler. Il doit exister une autre solution. Il pourrait emprunter l’argent à des amis, aller voir une banque, ou autre chose…. Il ne devrait pas voler, mais sa femme ne devrait pas mourir non plus…. S’il vole le médicament, il sauvera peut-être sa femme, mais il ira peut-être en prison et alors sa femme pourrait devenir plus malade encore et il ne pourrait plus obtenir d’autres doses de médicament … Lui et le pharmacien devraient discuter et trouver une manière de réunir l’argent.»

Kohlberg a pris ces critiques au sérieux et revu ses échelles et ses échantillons. Cela fait, les garçons et les filles arrivaient en moyenne aux mêmes stades.

Gilligan, elle, a tiré une tout autre conclusion de ces observations. Selon elle, c’est parce qu’elle présuppose que les morales fondées sur des principes (morales utilitaristes ou déontologiques qu’elle dira «masculines») sont supérieures, que l’échelle de Kohlberg situe les femmes à un niveau moral inférieur. Mais est-ce juste de présupposer cela?

Non, répond Gilligan, qui soutient que les femmes ont plutôt, typiquement, une autre manière de penser l’éthique, d’en parler (le très célèbre livre qu’elle écrira à ce sujet s’appelle d’ailleurs : D’une voix différente), et de la pratiquer, une manière moins axée sur les conséquences ou les principes que sur ce qu’elle nommera : la «sollicitude» (en anglais : care).

Les morales de la sollicitude («ethics of care»), contrastées aux morales déontologiques ou utilitaristes, cette idée qu’il existerait, en éthique, une voix féminine et différente, tout cela est aujourd’hui très discuté et débattu. On pourrait présenter les idées au cœur de ces morales de la sollicitude à travers une série d’oppositions entre des termes qui représenteraient respectivement les manières typiquement féminine et masculine d’envisager l’éthique : personnelle-impersonnelle; partiale-impartiale; privée-publique; compassion-équité; naturelle-contractuelle; émotion-raison; concrète-universelle; responsabilité-droits; relationnelle-individuelle; solidarité-autonomie.

Mais existe-t-il vraiment une telle voix féminine? Si oui, comment l’expliquer? Et d’abord d’où vient-elle? Enfin, qu’est-ce que tout cela signifie plus concrètement pour l’éthique?

Toutes les réponses à ces questions sont controversées, comme on le verra la prochaine fois.

Pour en savoir plus :

GILLIGAN, C., In a Different Voice: Psychological Theory and Women’s Development, Harvard University Press Cambridge, 1982. Traduction française : Une si grande différence, Flammarion, Paris, 1986.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour,

Le féminisme ne consisterait-il pas à postuler l'égalité entre l'homme et la femme plutôt que d'insister sur leur soi-disant "différence" ? L'oppression que les femmes ont subi (et continuent de subir par bien des aspects) semble plutôt reposer sur la thèse de leur "différence" par rapport aux hommes que sur celle de leur égalité ! De même, le slogan de l'Afrique du Sud du temps de l'apartheid n'était-il pas : "All different, all equal" ? Les thèses avancées par Carol Gilligan semblent relever de la confusion mentale plutôt que de tout autre chose.

Quand aux théories de Piaget, je croyais qu'elles avaient été complètement discréditées depuis des années. (Dans "Comprendre le Pouvoir", Noam Chomsky dit même qu'il n'en est "rien resté".) Apparemment, certains chercheurs comme Kohlberg n'étaient pas au courant. Les théories de Kohlberg et de Gilligan me semblent donc reposer sur du vent et relever de la catégorie de la pseudo-science (quelqu'un a dit d'ailleurs à ce sujet que ce genre d'expériences de sciences sociales relevaient de la "sorcellerie des temps modernes".) Comment peut-on donc se fonder sur de telles "expériences" pour décider de questions d'éthique, par définition compliquées et impliquant des conséquences parfois extrêmement graves ?

Normand Baillargeon a dit…

Bonjour,

Je précise d'abord, mais cela va sans dire, que cette série de textes, à vocation pédagogique, expose des idées qui ont fait (et continuent de faire, en bien des cas) le champ de l'éthique mais sans que je prenne position sur elles. (J'expose aussi l'utilitarisme, Kant, Aristote etc, mais sans me positionner)

Les théories de Kohlberg sont aujourd'hui très largement discrédités; mais elles ont été très influentes, à une époque, c'est vrai, où Piaget commençait à lui-même être très critiqué. Sur ce qu'en dit Chomsky, il est bon de rappeler qu'il ajoute aussi que ce qui avait du mérite chez Piaget a été incorporé à la psychologie.

J'évite par ailleurs d'être trop sévère avec ceux et celle qui se risquent à faire de l'éthique: c'est un sujet très difficile et notre ignorance reste grande.

Sur les femmes. On peut au moins constater que le débat entre ce qu'on appelle parfois essentialistes et anti-essentialistes fait rage.La thèse, essentialiste de Gilligan, a bien des défenseurs et bien des critiques, comme je le rappellerai dans le prochain billet.

Et en bout de piste, ma propre tendance, en éthique, est vers une position globalement aristotélicienne mais alimenté à la biologie contemporaine.J'y viendrai dans les textes qui ferment cette série.

Normand B.