dimanche, novembre 09, 2008

MARTIN GARDNER, LE SCEPTIQUE POLYMATHE - 2

Modeste survol d’une œuvre immense

Examinant dans son ensemble l’œuvre de Gardner, ce qui frappe d’abord, c’est la grande variété de ses intérêts, qui ne s’est jamais démentie tout au long de sa carrière.

Gardner est en fait une sorte de polymathe, c’est-à-dire une de ces personnes cultivant l’ambition de faire un tour le plus complet possible de l’expérience et du savoir humains.

Pour survoler cette oeuvre, diversifiée et abondante, et sans prétendre tout couvrir, on pourra ici commodément la ventiler sous cinq rubriques.

Jeux et divertissements mathématiques

C’est souvent par ce seul volet de son oeuvre que l’on connaît Gardner. Il faut dire qu’il est probablement la personne qui a le plus fait, durant la deuxième moitié du XX ème siècle, pour populariser les mathématiques en général et les «mathématiques récréatives» en particulier.

Son travail sur ces deux plans lui a valu une très grande estime de la part des mathématiciennes et mathématiciens ainsi que des pédagogues et vulgarisateurs scientifiques. Pourtant, et on sera peut-être étonné de l’apprendre, Martin Gardner, qui expose clairement tant de notions de mathématiques, n’a aucun diplôme dans cette discipline et n’a vraisemblablement approché les sciences formelles à l’université que par le biais de ses études en philosophie — durant lesquelles on peut présumer qu’il a appris un peu de logique. Gardner en a tiré la leçon qu’il n’y a rien de tel pour apprendre quelque chose que de devoir écrire sur ce quelque chose.

Tout commence en décembre 1956, alors que Gardner publie un premier article dans Scientific American sur des aspects ludiques de la géométrie combinatoire. On lui demande alors de tenir chronique sur les jeux mathématiques et il accepte. La célèbre rubrique Mathematical Games du Scientific American est née. Gardner y mettra un terme en 1981; elle sera alors reprise par Douglas Hofstadter, qui nommera joliment sa chronique Metamagical Themas, une anagramme de Mathematical Games.

Les nombreux ouvrages où sont réunies ces chroniques permettent de constater que, prises dans leur ensemble, elles offrent un assez vaste survol des mathématiques. Le parcours qu’elles proposent conduit les lecteurs, avec les années, de textes portant sur des notions élémentaires (qui sont le niveau de connaissance des mathématiques de Gardner lorsqu’il a commencé sa chronique) à des textes toujours aussi clairs, mais abordant des sujets de plus en plus complexes, jusqu’à traiter de développements récents, parfois pointus, auxquels Gardner a le grand mérite d’avoir initié un vaste public (les fractales, les polyominos, la crypto-analyse ainsi que de très nombreux autres sujets).

Dans le cadre de ces chroniques, Gardner invente un personnage fameux, le docteur Matrix, dont il conte les aventures. Il s’y permet même quelques canulars retentissants, dissertant par exemple sur un traité concernant des pyramides qui permettent de conserver leurs fils aux lames de rasoirs; ou prétendant, dans un numéro d’avril comme il se doit, que d’éminents problèmes non résolus viennent de trouver leurs solutions. Plus drôle encore, le docteur Matrix proposera une preuve bidon que la millionième décimale de Pi est 5 : or, quand on la déterminera, plus tard, à l’université Stanford, elle s’avèrera être… 5!

Les amoureux de mathématiques récréatives sont aussi redevables à Gardner d’avoir fait redécouvrir et connaître au grand public les œuvres de deux des plus grands inventeurs d’énigmes du siècle dernier : l’américain Sam Loyd (1841-1911) et le britannique Henry Ernest Dudeney (1857-1930), dont il a édité les oeuvres.


Science et philosophie


Gardner a étudié en philosophie à l’université et cette discipline est restée au centre de ses intérêts. «La philosophie me fournit une excuse pour m’occuper d’un peu de tout», dira-t-il, restant bien modeste sur ce qu’il a accompli : «Bien que mes intérêts soient variés, ils dépassent rarement un niveau élémentaire. Je donne l’impression d’en savoir plus que je n’en sais parce que je fais beaucoup de recherche, que j’écris clairement et que je maintiens à jour des fiches sur tout ce qui m’intéresse ».

Ayant été formé au contact de Carnap, il n’est pas étonnant que l’on retrouve chez lui ces qualités intellectuelles qu’on trouvait chez le premier; pas étonnant non plus que la science et l’épistémologie y occupent une grande place. Gardner s’est en fait avéré un fort habile vulgarisateur scientifique et philosophique, produisant plusieurs ouvrages s’adressant à un large public —certains sont destinés aux adultes, d’autres aux plus jeunes.

Faute de pouvoir traiter, même sommairement, tous ses écrits et ses positions philosophiques, je me contenterai d’en énumérer trois ici, particulièrement importantes et qu’il a défendues avec brio

La première. Gardner a d’abord soutenu la double thèse du réalisme extérieur et de la vérité correspondance. Cette thèse, il la défendra en particulier contre l’instrumentalisme, contre le pragmatisme, contre le relativisme et contre les conceptions de la vérité comme cohérence. Durant les années 90, il a repris le flambeau pour attaquer, au nom du réalisme extérieur et de la vérité correspondance, les thèses post-modernistes qui envahissaient alors les départements universitaires, en particulier de sciences sociales, de littérature et de philosophie.

La deuxième. Gardner défend depuis toujours un platonisme (ou réalisme) mathématique : il soutient donc que les êtres mathématiques existent indépendamment de notre pensée, qui les découvre.

La troisième. Gardner s’est défini comme mystériste, entendant par là qu’il pense qu’il y a un profond et peut-être insoluble et irréductible mystère concernant l’esprit humain et la conscience, et qui dépasse peut-être les capacités de l’esprit humain. Gardner attribue une version ou une autre de cette position à divers auteurs, parmi lesquels : Noam Chomsky, Roger Penrose et Thomas Nagel.

Le mouvement sceptique

En 1952, Martin Gardner publie, chez Putnam, un livre intitulé : In the Name of Science. C’est un ouvrage étonnant et neuf.

Dans un style remarquable par sa grande clarté, l’auteur propose une information riche concernant toute une série de croyances, dont plusieurs sont alors fort populaires, mais qui sont aussi plus ou moins délirantes et qui prennent appui sur une base prétendue scientifique. Il examine ces croyances à la loupe et argumente pas à pas pour démontrer en quoi elles sont irrationnelles, erronées ou problématiques, et convie ses lecteurs à un exercice dont l’humour n’est pas absent.

Parmi les sujets traités : la dianétique de l’Église de scientologie; les OVNIs; le accumulateurs d’orgone de Wilhelm Reich; l’astronomie d’Immanuel Velikovsky; la «pyramidologie»; l’Atlantide; la perception extrasensorielle; et plusieurs autres encore.

L’ouvrage ne connaît guère de succès. Quatre ans plus tard, il est repris par Dover sous le titre : Fads and Fallacies in the Name of Science. Il devient vite un best-seller en lequel plusieurs voient le document fondateur du mouvement sceptique moderne anglophone. Le livre est encore disponible aujourd’hui, en format de poche et toujours chez Dover.

Un quart de siècle plus tard, en 1976, Gardner sera, avec plusieurs autres comme Carl Sagan, Isaac Asimov, Philip Klass, Paul Kurtz, Ray Hyman, James Randi et Sidney Hook, un des membres fondateurs du CSICOP (Committee for the Scientific Investigation of Claims of the Paranormal, ou Comité pour l’examen scientifique des allégations du paranormal). Cette célèbre et sérieuse organisation qui, comme on sait, existe toujours, encourage l’examen critique, scientifique et responsable des allégations paranormales ou parascientifiques (fringe-science) et veut faire connaître les résultats de ces examens à la communauté scientifique et au grand public. De 1983 à 2002 Gardner a tenu une chronique dans Skeptical Inquirer, le magazine du mouvement — elle sera d’abord intitulée Notes from a Psi-Watcher, puis Notes from a Fringe-Watcher. Comme on l’a vu, il vient d’y effectuer un retour.

Sa vaste connaissance de la magie, qui est une des grandes passions de sa vie, a certainement été ici d’un certain secours dans le travail de «détection de poutine» auquel Gardner s’est livré si longtemps et avec succès et panache.

Tout en reconnaissant qu’il y a un certain plaisir à démonter les croyances irrationnelles et en ne niant pas que c’est aussi une manière d’apprendre en douceur la vraie science indispensable à ce travail, Gardner a cependant avoué — et on le comprend! — avoir pris beaucoup plus de plaisir à écrire ses livres sur la science que ceux où il se livre au «déboulonnage» (debunking), ajoutant même regretter, en un sens, d’y avoir consacré autant de temps.

Mais il ajoutait aussi : «Une des raisons de s’y livrer [au déboulonnage ] est que la mauvaise science contribue au décervelage de notre pays. Des croyances sont adoptées par les leaders politiques et cela cause un tort considérable à la société. On le voit en ce moment même [note de N.B. : nous sommes en 1998] avec la montée de la droite religieuse, qui domine de larges pans du Parti Républicain. Je pense que le fondamentaliste et pentecôtiste Pat Robertson est un bien plus grand danger pour les Etats-Unis que, disons, Jesse Helms, qui sera vite oublié .»

En justification du travail des sceptiques, Gardner citera aussi la nécessité de contrer certaines conceptions pseudo-scientifiques dangereuses et destructrices, par exemple celles concernant les races ou les pseudo-médecines. Il rappellera pour finir le mot de Voltaire : «Si nous croyons les absurdités, nous allons commettre des atrocités »

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Très intéressant je marque votre bloc dans mon marque- page!

Normand Baillargeon a dit…

@Anonyme: Merci et bienvenue.