jeudi, novembre 06, 2008

MARTIN GARDNER, LE SCEPTIQUE POLYMATHE -1

Par son ampleur et par sa lucidité,
par les lumières qu’elle apporte sur des questions
difficiles et importantes,
la contribution de Martin Gardner à la vie intellectuelle contemporaine est exemplaire.

Noam Chomsky

Le scepticisme est un vaste fleuve d’idées qui a irrigué la pensée occidentale depuis les sceptiques de l’Antiquité jusqu’à nos jours.

Durant ce long développement, le scepticisme a pris des formes diverses. Pour les sceptiques de l’Antiquité grecque, il a surtout été un moyen d’atteindre, devant le chaos du monde et l’incertitude de nos jugements, un idéal moral de tranquillité de l’âme (appelé ataraxie); il fut plus tard, par exemple chez Montaigne, une attitude de réserve devant l’incertitude du savoir et la diversité des mœurs et des opinions; au XVII ème siècle, il fut un puissant aiguillon et un précieux allié de la pensée scientifique naissante; de tout temps, mais plus encore depuis le Siècle des Lumières, il a été une arme redoutable pour combattre le dogmatisme et l’obscurantisme, notamment religieux.

Au XX ème siècle, alors que la science empirique et expérimentale est constituée depuis déjà trois siècles, le scepticisme se fait volontiers son critique compagnon de route: il devient pourfendeur des croyances irrationnelles et de la pseudoscience, à laquelle il peut arriver même à des scientifiques de céder. Il propose ainsi une indispensable hygiène de l’esprit. À ce titre, il intéresse à la fois le scientifique et le citoyen et peut prétendre apporter une précieuse contribution à la santé et à la vigueur du débat démocratique. Ce mouvement sceptique intervient dans l’espace public, dénonce, parfois avec humour mais toujours avec sérieux et compétence, les théories et idées pseudoscientifiques, paranormales et plus généralement irrationalistes.

Martin Gardner est sans aucun doute une des personnes qui ont le plus contribué au développement du mouvement sceptique contemporain et à la définition de ses caractères les plus spécifiques et originaux. Il n’est pas excessif de soutenir que quiconque participe à ce mouvement ou en a simplement appris quelque chose, a contracté une certaine dette envers lui.

Mais Gardner, qui est aujourd’hui un homme âgé (il est né le 21 octobre 1914 à Tulsa, Oklahoma), demeure la personne discrète qu’il a toujours été et reste, dans toute la variété de ses intérêts, étrangement peu connu, parfois même au sein du mouvement sceptique. Il faut dire que lui-même a déjà affirmé que sa vie ne présente pas grand intérêt, puisqu’elle est «tout entière vécue dans [s]a tête»!

Les pages qui suivent tirent toutes leurs informations des écrits de ou sur Gardner (1) et vous invitent à une rencontre avec ce monument de la pensée critique, avec l’espoir que vous aurez, après les avoir parcourues, l’irrésistible envie de le lire — ou de le relire.

Fragments biographiques

Le plus récent texte publié de Marin Gardner est peut-être «Mr Beloc objects», paru dans le dernier numéro de Skeptical Inquirer (novembre/décembre 2008) — Gardner a longtemps tenu une chronique dans cette pubication. Son premier texte publié l’a été il y a près de … 76 ans, puisqu’il est paru en avril 1930. Gardner n’a alors que 16 ans et est étudiant au secondaire. Cette première publication est bien modeste : il s’agit d’une simple demande envoyée à un chroniqueur de la revue Science and Invention. Mais on y pressent déjà le passionné de magie et d’énigmes qu’il deviendra, en même temps que l’homme désireux de vérifier ce qu’on lui dit et qui annonce le sceptique qu’il sera.

Pour mémoire, voici ce document:

J’ai récemment lu un article sur la calligraphie et les faussaires dans lequel on affirmait que, pour faire disparaître l’encre, ceux-ci ne l’enlevaient pas vraiment, mais la décoloraient plutôt; et que l’encre ainsi traitée pouvait réapparaître facilement par un procédé dit de « fumage », bien connu de tous les experts. Pouvez-vous me décrire ce procédé? M’indiquer quels produits chimiques sont employés? Et aussi me dire comment on procède ? (2)


Comment ce jeune homme curieux est-il devenu Gardner? Voici quelques éléments de réponse à cette question.

Martin Gardner est né d’une mère fervente méthodiste et d’un père panthéiste. Athée au début du secondaire, il va se convertir et même devenir fondamentaliste avant de perdre définitivement la foi au catholicisme et de parvenir à une forme bien particulière de foi. Il raconte longuement un «parcours spirituel» qui ressemble au sien dans ce qu’il décrira comme un «roman semi autobiographique» : The Flight from Peter Fromm, où on assiste au cheminement d’un jeune homme qui s’arrache au fondamentalisme.

Le jeune Gardner ambitionne d’aller étudier à Caltech pour devenir physicien. Mais pour y être admis il doit avoir complété deux années d’études supérieures. Il s’inscrit donc pour cette raison à l’Université de Chicago — il est de la classe de 1936.

Son passage dans cette université, alors dirigée par Robert Maynard Hutchins, le marquera. Inspiré par Mortimer Adler, Hutchins, le jeune et controversé recteur, y prône une éducation libérale pour tous, une éducation sans spécialisation et centrée notamment sur les savoirs disciplinaires fondamentaux et la fréquentation des grands textes de la tradition occidentale.

Non seulement Gardner va-t-il découvrir à l’université de Chicago la vie intellectuelle et en particulier la philosophie, mais il va aussi y perdre la foi en le christianisme. Quand il est entré à l’université, il était un protestant fondamentaliste, doutant même de la théorie de l’évolution. Un cours de géologie le convainc de son erreur; bien d’autres cours plus tard, il a entièrement perdu sa foi en le christianisme. « […] mon fondamentalisme, constatera-t-il, et c’est incroyable, résista trois ans à l’Université de Chicago, qui était alors un château fort de l’humanisme laïque. […] L’érosion de mes convictions a été plus lente que ne l’avait été ma conversion ».

Après la guerre et quatre années passées dans la Marine, où il est timonier, Gardner serait sans doute retourné travailler pour les presses de l’université de Chicago s’il n’avait vendu un article au magazine Esquire. Cela le décidera à tenter sa chance comme auteur.

Un autre événement important de sa vie intellectuelle survient ensuite, alors qu’il s’inscrit à un cours de philosophie des sciences donné par Rudolf Carnap (1891-1970). Carnap a été un des membres fondateurs du célèbre Cercle de Vienne, qui réunissait des philosophes, des mathématiciens, des logiciens et des scientifiques autour du projet commun de produire une épistémologie rigoureuse et informée de la science faite ou en train de se faire. Sous la bannière du positivisme (on dira aussi : de l’empirisme) logique, ces penseurs proposent notamment une distinction entre propositions analytiques et a priori, pouvant être ou non valides (ce qu’on reconnaît en les analysant) et propositions synthétiques et a posteriori, pouvant ou non être vraies, ce qu’on détermine par l’expérience. Cette distinction débouche sur un critère de signification par lequel les membres du cercle espèrent pouvoir distinguer entre science et pseudoscience — c’est ce qu’on appellera le problème de la démarcation —, entre discours sensé et discours vide ou insensé. Ils concluront que les questions métaphysiques sont vides de sens. Si on doit reconnaître que ces travaux ont leurs faiblesses, en particulier un empirisme par trop naïf, il faut aussi constater que ces penseurs sont rigoureux, savants, informés, exigeants, amoureux de la vérité et du savoir. Gardner découvre avec bonheur ces qualités chez Carnap et elles se retrouveront dans ses propres écrits. En attendant, il convainc Carnap de le laisser enregistrer son cours et de lui confier le soin de tirer un livre de ces enregistrements. Le livre paraîtra et il en existe une édition française (Les fondements philosophiques de la physique, Armand Colin) : il reste une des bonnes introductions à son sujet.

À compter de cette date, Gardner commence à réunir ses célèbres fiches de lecture, qu’il conserve et classe dans des boîtes de souliers. Souvent, il découpe directement le passage qui l’intéresse dans son exemplaire du livre, qu’il abandonne ensuite, ne gardant ainsi que l’essentiel d’un ouvrage. Bientôt, 25 boîtes de chaussures sont sa plus précieuse — et presque sa seule — possession.

Avant d’en venir à un sommaire et inévitablement incomplet survol de ce qu’il tirera de ses boîtes et de leurs successeurs, deux dernières remarques.

La première pour rappeler que des personnes qui partagent ses passions et ses intérêts, notamment pour la magie et les mathématiques (surtout récréatives), se réunissent (aux deux ans, semble-t-il) lors d’événements appelés "Gatherings for Gardner". Le premier s’est tenu en 1993 et on peut trouver de l’information sur ces Gatherings à : [http://www.g4g4.com/index.html].

La dernière, pour souligner qu’un astéroïde (2587) porte, en son honneur, le nom de Gardner.


***
(1) Outre les textes que je citerai, j’ai bénéficié, pour écrire ces pages, du collage d’extraits préparé par Dana Richards sous le titre : «Martin Gardner : A Documentary», dans : Mathemagician and Pied Puzzler : A Collection in Tribute to Martin Gardner, Natick, Mass. , A K Peters, 1999. Pages 3-13.

(2) GARDNER, Martin, «Now It Is, Now It Isn’t», Science and Invention, Avril 1930, p. 1119.

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