jeudi, septembre 25, 2008

LA BANNIÈRE DE LA RÉVOLTE, L’ÉTENDARD DE LA LIBERTÉ : LA VIE ET L’ŒUVRE DE VOLTAIRINE DE CLEYRE (3)

L’anarcha-féminisme de Voltairine de Cleyre

Oui, Maîtres! La terre est une prison, le lit matrimonial est une cellule, les femmes sont les prisonnières et vous êtes les gardiens!

Voltairine de Cleyre

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Cinq des essais réunis ici (les textes 11, 12, 13, 14 et 15) concernent cet important sujet, sans aucun doute un de ceux par lesquels la pensée de Voltairine s’est avérée la plus avant-gardiste, féconde et originale.

Mais il convient, avant toute chose, de rappeler à quel point la situation des femmes, aux Etats-Unis comme ailleurs, était alors proprement effrayante. Le fait d’être privées du droit de vote ne représentait en fait qu’un des innombrables murs de la prison dans laquelle elles étaient emprisonnées.

Les femmes étaient en effet enfermées derrière des murs juridiques, qui ne leur reconnaissaient que bien peu de droits, qui faisaient d’elles la propriété de maris qui pouvaient les violer sans craindre de représailles et qui leur interdisaient de contracter. Elles étaient encore enfermées derrière des murs économiques, qui les maintenaient soit dans la sphère privée, sous la stricte dépendance d’un mari, soit dans le monde du travail, où elles étaient typiquement confinées à des tâches abrutissantes et mal payées ou, au mieux, à quelques rares emplois stéréotypés — infirmière ou enseignante, notamment. Elles étaient enfin enfermées derrière des murs idéologiques, qui élevaient devant elles, pour des prétendues raisons biologiques, un nombre considérable d’interdits.

Voltairine de Cleyre invite les femmes à se demander ce qui justifie pareilles situations — et la réponse : «Rien!», est d’une absolue évidence sitôt que les questions sont posées : « Pourquoi suis-je l'esclave de l'Homme? Pourquoi est-il dit que mon cerveau n'est pas l'égal du sien? Pourquoi mon travail n'est-il pas autant payé que le sien? Pourquoi mon corps doit-il être contrôlé par mon mari? Pourquoi peut-il prendre mon travail à la maison, ne me donnant que ce qui lui semble convenable en échange? Pourquoi peut-il m'enlever mes enfants? Pourquoi peut-il les repousser alors qu'ils ne sont pas encore nés? » (L’esclavage sexuel, page XXX)

À la fin du XIXe sècle, cette situation inadmissible a donné naissance, aux Etats-Unis et ailleurs, à un mouvement féministe, qui réclame notamment le droit de vote pour la femme et la reconnaissance d’un statut juridique égal à celui de l’homme.

L’action et la réflexion féministes de Voltairine de Cleyre s’inscrivent dans ce contexte. Mais, à l’instar d’Emma Goldman (1869-1940), l’originalité et la profondeur de son apport ne se comprennent pleinement que si on les replace dans la perspective, anarchiste, dans laquelle son féminisme — qui est donc un anarcha-féminisme — se déploie.

Cette perspective la conduit d’abord à reconnaître, contrairement à tant de militantes ou de militants et à certains anarchistes, que la question de la femme n’est aucunement, pour un projet de transformation radical de la société, une question subsidiaire ou qui résoudra d’elle-même une fois cette transformation survenue, mais bien une question première et centrale, à aborder dès à présent.

La même perspective la conduit encore à montrer comment le sexisme et le patriarcat, au même titre que les rapports entre patrons et employés, État et citoyens, sont inscrits au coeur même de ces relations hiérarchiques et autoritaires que notre société entretient : à l’esclavage sexuel dans la sphère privée, correspond l’esclavage salarial dans la sphère publique. Il s’ensuit que les problèmes, oppressions et injustices qu’ils engendrent ne seront éliminés qu’avec la disparition de ces rapports — et non par de seules modifications apportées aux rapports juridiques ou par l’obtention du droit de vote par les femmes.

Ce que Voltairine met ensuite de l’avant, notamment dans Les barrières de la liberté, est un projet d’auto-émancipation par action directe par lequel les femmes entreprennent dès à présent et sans rien attendre de l’État, de l’Église ou des hommes, de prendre elles-mêmes et pleinement contrôle de leurs vies et de leurs personnes, à commencer par leurs corps.

En même temps que le rejet de l’essentialisme par lequel des tâches, attitudes, comportements sont décrétés naturellement féminins quand ils sont socialement construits (ce thème est notamment développé dans le texte intitulé : L'esclavage sexuel), cela suppose en particulier : l’abolition du mariage tel que nous le connaissons (on lira ici : Le mariage est une mauvaise action); une réorganisation des rapports sexuels et affectifs — elle suggère par exemple, dans La question de la femme, que les amants vivent séparément; une nouvelle vision et pratique de l’éducation des enfants; et, plus largement encore, une réorganisation des rapports entre la sphère privée et la sphère publique, réorganisation qu’elle analyse dans des termes qui préfigurent nettement le slogan des féministes du siècle suivant : Le personnel est politique.

Ce sont entre autres ces thèmes, comme vous le verrez, que Voltairine développe dans les cinq textes de cette anthologie consacrés à son anarcha-féminisme.

Concluons sur ce sujet par une dernière citation de de Cleyre, qui répond cette fois à une question qui, hélas, est aujourd’hui encore trop souvent posée : «Il m'a souvent été dit, par des femmes avec des maîtres décents, qui n’avaient aucune idée des atrocités subies par leurs soeurs moins fortunées: « Pourquoi les épouses ne partent-elles pas? » Pourquoi ne courrez-vous pas lorsque vos pieds sont enchaînés ensemble? Pourquoi ne criez-vous pas quand vous êtes bâillonnées? Pourquoi ne levez-vous pas les mains au-dessus de la tête quand elles sont clouées à vos côtés? Pourquoi ne dépensez-vous pas des milliers de dollars quand vous n’avez pas un sou en poche? Pourquoi n’allez-vous pas au bord de la mer ou dans les montagnes, pauvres folles brûlant dans la chaleur des villes? S’il y a quelque chose qui m'irrite plus que n'importe quelle autre dans ce satané tissu de fausse société, c’est cette incroyable stupidité avec laquelle le vrai flegme de l’impénétrable monotonie demande : « Pourquoi les femmes ne partent-elles pas?» (Les barrières de la liberté, page XXX)


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Mais reprenons le cours de notre récit.

Nous avions, on s’en souviendra, laissé Voltairine de Cleyre en 1888. Cette année-là, après sa douloureuse rupture avec Hamilton Garside, Voltairine rencontre James B. Elliott (1849-1931) à l’occasion d’une conférence qu’elle est allée donner à Philadelphie. Elle adore cette ville et s’y installe pour le reste de ses jours, à l’exception de ses deux dernières années, qu’elle passe à Chicago.

Elliott, libre-penseur et rationaliste (mais pas anarchiste) devient son amant et ils ont un garçon prénommé Harry, qui naît le 12 juin 1890. La relation entre Voltairine et Elliott ne durera pas, mais ils restèrent amis et continuèrent de se voir. Ce fut surtout le père qui s’occupera de l’enfant, lequel vouera sa vie durant une immense admiration à cette mère fragile, malade, le plus souvent absente, mais intensément engagée dans de multiples combats. Harry adoptera même son nom de famille et s’appellera donc Harry de Cleyre; et il prénommera sa première fille Voltairine.

Nous voici à l’automne 1891. Voltairine, dont la situation financière est toujours extrêmement difficile, vit en donnant des leçons (notamment de français, de mathématiques, de calligraphie et de piano) et en rédigeant des essais et des poèmes pour des revues et journaux autres qu’anarchistes — les textes qu’elle fait paraître dans la presse anarchiste ne sont pas rémunérés. À ce moment, de jeunes immigrants Juifs font appel à elle pour apprendre l’anglais.

Elle accepte ce nouveau travail et noue avec la communauté juive de Philadelphie en général (et avec certains de ses membres en particulier) de très profondes relations, militantes, amicales, parfois amoureuses. Voltairine exprimera souvent son admiration pour le peuple juif et elle apprendra même le Yiddish et traduira des textes du Yiddish à l’anglais.

Au mois d’août 1893, elle fait la rencontre d’Emma Goldman, l’autre grande figure féminine de l’anarchisme américain. Mais les deux femmes n’entretiendront à peu de choses près aucun rapport personnel et à l’estime qu’elles se portent mutuellement se mêlera toujours de substantielles divergences de toutes natures.

Les deux femmes étaient en fait, sur bien des plans, profondément différentes l’une de l’autre, aussi différentes que l’étaient la voix forte et puissante de l’une, soulevant l’enthousiasme des foules et la voix douce de l’autre, présentant calmement un argumentaire longuement mûri.

Et c’est ainsi qu’à l’austérité prônée par Voltairine et vécue dans sa vie personnelle, on peut opposer la revendication par Emma de pleinement goûter tous les plaisirs de la vie; qu’à la notoriété recherchée par cette dernière, s’oppose la volonté de Voltairine de se tenir dans l’ombre; que la tendance d’Emma à tenter de rejoindre les classes moyennes, enfin, est en forte tension avec le parti pris de Voltairine de travailler, sinon exclusivement, du moins d’abord et avant tout «avec les pauvres, les ignorants, les brutes, les déshérités, les hommes et les femmes qui accomplissent dans le monde entier les tâches difficiles et dégradantes ».

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Voltairine mène à Philadelphie où elle réside désormais un vie conforme à son austère programme. Certes, elle y écrit et prépare les conférences qu’elle prononce un peu partout aux Etats-Unis : mais elle accomplit aussi le travail quotidien des militants. Elle organise des conférences, distribue des tracts, vend des revues et des brochures, met sur pieds des groupes de lecture et de discussion. Elle participe également à la fondation de la Ladie’s Liberal League, où l’on parle de sexualité, de prostitution, de criminalité, de contraception et de contrôle des naissances, ainsi qu’à la création de la Radical Library.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonsoir,

Votre blog est génial, merci.

Normand Baillargeon a dit…

Je suis bien content s'il vous apporte quelque chose.

Normand B.