vendredi, septembre 25, 2009

ÉPISTÉMOLOGIE: DESCARTES ET LE RATIONALISME

Je suis dans l'écriture de cette introduction à la philosophie promise à un éditeur.
Je consacrerai finalement deux chapitres à l'épistémologie. Le premier traite des épistémologies rationalistes et empiristes. Voici la section d ce chapitre qui porte sur le rationalisme. Les encadrés présentant des doses de ceci-cela sont une des contraintes de l'éditeur.

Commentaires et suggestions sont plus que bienvenus.

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L’épistémologie, ou théorie de la connaissance, est une branche ancienne et centrale de la philosophie : ancienne, puisqu’elle est pratiquée depuis Platon, voire même avant; centrale, puisque décider si la connaissance est possible ou non et en fixer les éventuelles limites a d’évidentes répercussions sur ce que peut accomplir la philosophie — voire même si elle peut accomplir quoique ce soit.

Dans ce chapitre et le suivant, nous allons étudier les réponses données à ces questions dans le cadre de quatre influentes traditions : rationaliste, empiriste, constructiviste et pragmatiste.

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Une dose de vocabulaire
Étymologiquement, l’épistémologie est l’étude (logos) de la connaissance (épistémè) — et donc, la théorie de la connaissance. Mais dans le monde francophone le mot est en outre (souvent) employé pour désigner la réflexion philosophique sur la science, laquelle est bien un type de connaissance.
Dans cet ouvrage, je vais me conformer à l’usage courant dans le monde anglo-saxon et distinguer l’épistémologie de la philosophie des sciences, à laquelle un chapitre est consacrée sous ce nom — et ce même si, on le devine, il existe bien des points de rencontre entre l’épistémologie et la philosophie des sciences.
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Les analyses de Platon

C’est Platon qui confère à l’épistémologie la place centrale qui n’a cessé d’être la sienne dans la philosophie occidentale, en même temps qu’il articule quelques-unes des catégories et des positions épistémologiques parmi les plus marquantes.

Platon se trouve en effet confronté aux Sophistes de son époque, qui défendent un relativisme épistémologique — ainsi qu’un relativisme éthique. Selon eux, en effet, nous ne pouvons connaître le monde (ou les valeurs) tels qu’ils sont réellement, mais seulement tels qu’il nous apparaissent. La connaissance est en ce sens toujours relative : relative aux individus et à leurs sens, relative aux sociétés, qui sanctionnent ici tel comportement, qui est condamné ailleurs, voire à l’espèce humaine elle-même. Individu, société, espèce, formeraient ainsi des médiations entre nous et le monde, entre nous et les valeurs et nous enferreraient dans une sorte de subjectivisme qui rend toute prétention à la connaissance objective illusoire. Un des sophistes, Protagoras, va résumer ce point de vue en une formule restée célèbre et qui est, dans son ambiguïté même puisque le mot homme peut ici s’interpréter de diverses manières, un habile condensé de la position relativiste : «L’homme est la mesure de toute chose».

La riposte platonicienne fonde le projet philosophique occidental et elle est magnifiquement résumée dans l’Allégorie de la caverne. Sur le plan épistémologique, elle affirme que la connaissance est possible parce qu’elle porte sur des Idées, dont les objets de l’expérience sensible ne sont que de pâles reflets, et que notre âme a contemplées dans une vie antérieure et dont elle peut donc se ressouvenir. Platon défend de la sorte un Idéalisme (on connaît des Idées, lesquelles existent réellement) ainsi qu’un innéisme (nous avons déjà en naissant des Idées indispensables pour connaître le monde) qui ne cesseront d’être influents. Parmi ces Idées contemplées, la dernière est celle de Bien, principe et condition de toutes les autres : en liant de la sorte épistémologie et éthique, Platon répond au relativisme éthique des Sophistes et ouvre, cette fois encore, une perspective théorique qui ne cessera d’être explorée par la pensée occidentale.

En outre, Platon, dans un dialogue appelé Théétète, formule la définition de la connaissance à partir de laquelle vont tendre à se tenir ensuite les discussions en épistémologie. Rappelons-la.

Dans ce dialogue, Socrate s’adresse au personnage qui lui donne son titre pour lui demander ce qu’est la connaissance.

Théétète commence par répondre que ce sont toutes ces disciplines que lui enseigne son professeur : l’astronomie, l’histoire naturelle, les mathématiques, etc.

Socrate lui fait alors comprendre que si ce sont bien là des exemples de connaissances, ce n’est pas ce qu’il lui a demandé : ce que Socrate veut, c’est que Théétète lui dise ce qu’est la connaissance. Théétète ne peut pour cela se contenter d’une simple énumération de connaissances.

Celui-ci en convient. S’ensuit alors un long échange au terme duquel Théétète et Socrate convergent vers une définition qui sera ensuite reprise dans la tradition philosophique occidentale. Selon cette analyse, il y a connaissance là où trois conditions sont satisfaites.

Rappelons-les et, pour cela, posons un sujet (S) et une proposition (P). Selon Platon, S sait que P s :
• il est de l’opinion que P (ou si l’on préfère: s’il croit, est de l’avis que P) et ne se contente pas de l’espérer, de le redouter, etc.
• P est vrai;
• la croyance que P par S est justifiée par de bonnes raisons.

Je ne peux en effet savoir que P si je ne pense pas que cette proposition est vraie; je ne pourrai non plus dire le savoir si P se révèle être fausse; enfin, je ne peux savoir P que si je la pense vraie pour de bonnes raisons (on ne sait pas une chose que l’on répète sans la comprendre, qu’on affirme par hasard, etc).

C’est notamment autour de la question de savoir ce qui constitue une bonne justification que l’on peut distinguer les diverses traditions en épistémologie que nous examinerons.


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Une dose pour être intelligent
Du «Problème de Platon» au «Problème d’Orwell»


Si on admet que nous pouvons connaître et que nous connaissons de fait tant de choses, comment l’expliquer alors que notre expérience du monde est si brève et si imparfaite? C’est ce problème, qui est au cœur de l’épistémologie, que Platon a aperçu et résolu à sa satisfaction. On notera qu’il est particulièrement perceptible dans le cas des mathématiques : j’ai bien une idée de cercle sur laquelle je peux raisonner en aboutissant à des certitudes, alors que tous les cercles concrets que j’observe sont imparfaits. Comment cela est-il possible? La réponse de Platon, on l’a vu, est de dire que l'Idée de cercle existe et qu'elle est d’emblée en moi, quoique assoupie, de sorte qu’il faut la «réveiller» — ce qui est le rôle de l’éducation.
Il est intéressant de rapprocher, avec Chomsky (1928), un linguiste innéiste contemporain, ce problème de Platon avec ce qu’il nomme le problème Orwell, du nom du célèbre auteur du roman 1984. Le problème de Platon est d’expliquer comment, à partir de données si peu nombreuses et imparfaites, nous puissions en savoir tant; celui d'Orwell, qui se situe sur le terrain politique, est d'expliquer comment il se fait qu'alors que les données sont si nombreuses et si éloquentes, nous, citoyens, en sachions pourtant si peu sur la véritable nature de nos sociétés. Chomsky résout ce dernier problème en invoquant le rôle de la propagande dans nos sociétés.
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L’oeuvre de Platon, on le devine, constituerait un point de départ tout à fait approprié pour l’étude de l’épistémologie que nous entreprenons ici. Mais il sera plus aisé de parvenir aux débats et aux problèmes tels qu’ils se sont posés en épistémologie en amorçant notre étude par l’œuvre de René Descartes (1596-1650) — d’autant que nous aurons à revenir sur elle quand nous étudierons la philosophie de l’esprit, un autre domaine où Descartes a exercé une décisive influence.


Le rationalisme : l’exemple de Descartes


— Comment puis-je savoir que j’existe?, demanda l’étudiant en classe de philosophie.
— Qui pose la question?, répondit le professeur.
Anonyme



Il faut, au moins une fois dans sa vie, avoir traversé ce parcours épistémologique du combattant que René Descartes a lui-même franchi et qu’il raconte dans le Discours de la Méthode (1637) puis dans ses Méditations métaphysiques (1641) .

Au point de départ de la démarche se trouve la reconnaissance par Descartes du fait que nombre de choses qu’on lui a enseignées ou qu’il a admises ne sont pas crédibles et se sont avérées, sinon fausses, du moins douteuses. Descartes formule donc un projet critique : l’élagage de ces savoirs douteux et incertains avec pour ambition de parvenir à établir un fondement indubitable sur lequel rebâtir.

Pour y parvenir, le philosophe va déployer une méthode appelée le «doute méthodique » et qui consiste à douter de tout ce en quoi on puisse trouver la moindre raison de douter, en espérant parvenir ainsi, sinon à une certitude indubitable, du moins à savoir que cette recherche est vouée à l’échec.

Le doute cartésien est singulier et radicalement différent du scepticisme usuel, qui nous invite à ne pas être crédule et à nous méfier de ce qu’on veut nous donner pour vrai : c’est une sorte d’ascèse, une épreuve, par laquelle doit passer qui espère parvenir à un savoir inébranlable. Le doute cartésien est méthodique, obstiné et il rejette tous les éléments de savoir putatif obtenus par une source en laquelle nous pouvons concevoir la moindre raison de douter.

La première de ces sources, ce sont bien entendu les sens. Ce sont eux qui me disent que je suis ici, assis devant cet ordinateur, en train de taper sur des touches, dans cette pièce que je vois, dont je sens l’odeur et où j’entends des bruits. Peut-on douter de tout cela? Descartes pense que oui.

Il observe d’abord avoir «quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurs», et rappelle qu’il est «de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés.» (Méditations, 1). On sera tenté ici de dire que, dans certains cas au moins, nous n’avons pas de raisons de douter de nos sens; Descartes l’accorde. Mais il ajoute un autre argument contre le sens comme source fiable de connaissance, en faisant remarquer qu’il n’a aucun moyen de distinguer les impressions qu’il est présumé recevoir de ses sens éveillé de celles qu’il reçoit en rêvant.

Descartes conclut de ces deux arguments (la faillibilité des sens et l’impossibilité philosophique de décider à un moment précis si on rêve ou non) qu’on ne peut prendre comme fondement indubitable de la connaissance les données de sens et la vision commune du monde qu’ils suggèrent. Il s’ensuit une conséquence d’une importance considérable, mais qu’il faut néanmoins tirer conformément au projet poursuivi : rejeter les sciences, puisqu’elles font appel à nos sens : « C'est pourquoi peut-être que de là nous ne conclurons pas mal si nous disons que la physique, l'astronomie, la médecine, et toutes les autres sciences qui dépendent de la considération des choses composées, sont fort douteuses et incertaines.» (Méditations, 1)

Quelle autre source possible de connaissance reste-t-il, une fois les sens écartés? Descartes est un mathématicien et comme tout rationaliste, c’est vers elles qu’il se tourne ensuite tout naturellement. C’est que les mathématiques ne reposent pas sur des informations obtenues par les sens : le savoir qu’elles nous donnent est dit pour cela a priori, indépendant de l’expérience, et non a posteriori. Mieux : même l’argument du rêve ne semble pouvoir les atteindre. Descartes écrit : «[…] l'arithmétique, la géométrie, et les autres sciences de cette nature qui ne traitent que de choses fort simples et fort générales, sans se mettre beaucoup en peine si elles sont dans la nature ou si elles n'y sont pas, contiennent quelque chose de certain et d'indubitable; car soit que je veille ou que je dorme, deux ou trois joints ensemble formeront toujours le nombre de cinq, et le carré n'aura jamais plus de quatre côtés; et il ne semble pas possible que des vérités si claires et si apparentes puissent être soupçonnées d'aucune fausseté ou d'incertitude » (Méditations, 1).

Peut-on, selon les rudes exigences du doute méthodique, trouver une raison de douter des mathématiques et des connaissances a priori qu’elles nous procurent?

Descartes en imagine une en postulant qu’il est possible qu’un malin génie nous berne constamment quand nous raisonnons en mathématiques! Il écrit : «Je supposerai donc qu'il y a, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant qui a employé toute son industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l'air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. Je me considérerai moi-même comme n'ayant point de mains, point d'yeux, point de chair, point de sang, comme n'ayant aucuns sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses. Je demeurerai obstinément attaché à cette pensée ; et si, par ce moyen, il n'est pas en mon pouvoir de parvenir à la connaissance d'aucune vérité, à tout le moins il est en ma puissance de suspendre mon jugement. C'est pourquoi je prendrai garde soigneusement de ne point recevoir en ma croyance aucune fausseté, et préparerai si bien mon esprit à toutes les ruses de ce grand trompeur, que, pour puissant et rusé qu'il soit, il ne pourra jamais rien imposer. » (Méditations, 1)

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ET SI VOUS ÉTIEZ UN CERVEAU DANS UNE CUVE?

Imaginée par Hilary Putnam (1926), cette expérience de pensée est une version contemporaine du Malin Génie cartésien. Voici comment il la présente :
«Imaginez qu’un être humain (vous pouvez supposer qu’il s’agit de vous) a subi une opération réalisée par un savant maléfique. Le cerveau de cette personne (votre cerveau) a été retiré de son corps (le vôtre) et placé dans une cuve contenant des éléments nutritifs qui le maintiennent en vie. Les terminaisons neuronales ont été reliées à un ordinateur super puissant qui fait croire à la personne dont c’est le cerveau que tout est parfaitement normal. Il lui semble qu’elle croise des gens, qu’il y a des objets, un ciel et ainsi de suite; mais en réalité tout ce dont cette personne (vous) a l’expérience est le résultat d’impulsions électroniques qui vont de l’ordinateur aux terminaisons nerveuses. L’ordinateur est si adroit que si la personne essaie de soulever sa main, le feedback qu’il envoie fera en sorte que la personne «verra» et «sentira» que sa main est levée. De plus, en modifiant le programme, le savant maléfique peut faire en sorte que sa victime aura l’expérience (ou l’hallucination) de n’importe quelle situation ou de n’importe quel environnement. Il peut encore effacer la mémoire du cerveau de sorte que la personne croira avoir toujours été dans tel environnement. Il pourra même faire en sorte que la victime croie être assise et être en train de lire ces mots qui évoquent cette amusante mais profondément absurde suggestion qu’il existe une savant maléfique qui retire les cerveaux des corps et les place dans une cuve contenant des éléments nutritifs où ils sont maintenus en vie. […]»
Cette expérience de pensée est une des sources d’inspiration du film The Matrix.
PUTNAM, Hilary, «Brains in a Vat»,
dans : Reason, Truth and History, Cambridge University Press.
Traduction : Normand Baillargeon
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Il semble que, tel un ouragan, le doute cartésien ait tout détruit sur son passage et que rien ne reste qui pourrait prétendre lui échapper. C’est pourtant à ce point précis que Descartes prétend trouver une sortie de l’impasse où il s’est enfermé en découvrant une certitude qu’absolument rien ne peut ébranler.

Cette certitude c’est celle de sa propre existence comme quelque chose qui possède une certaine activité mentale, ce dont il ne peut douter puisqu’en douter, c’est encore faire montre de cette activité mentale. En d’autres termes, le Malin Génie peut bien exister; il peut bien me faire croire que je suis en train d’écrire ces mots sur un clavier alors que je suis plutôt enfermé dans une gaine, mon cerveau relié à de puissants ordinateurs et que je suis élevé afin de servir de nourriture à des êtres étranges. Il n’empêche. Le simple fait que j’aie ces idées prouve hors de toute doute possible que j’existe en tant qu’être qui a cette faculté d’avoir des idées, de douter et de penser. Et voici en somme le sceptique battu à son propre jeu, par une application systématique de ses propres méthodes et principes.
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Une dose pour avoir l’air intelligent

La phrase : «Je pense, donc je suis», qui la traduction française de Cogito ergo sum, est devenue une des plus célèbres de toute la philosophie. Elle apparaît dans le Discours de la Méthode. Dans ses Méditations, Descartes écrit plutôt : «Je suis, j'existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit.»
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Notez cependant qu’à ce stade de son argumentaire, Descartes sait seulement qu’il existe comme «chose qui pense» : il ne peut toujours pas prétendre savoir qu’il a un corps, que le monde extérieur existe ou qu’il n’est pas systématiquement induit en erreur quand il fait des mathématiques. Pourtant, en partant de ce minuscule point d’Archimède qu’est le Cogito, il pense être en mesure de reconquérir tout ce qu’il a révoqué en doute.

Le moment crucial de cette reconstruction est la reprise par Descartes de l’argument ontologique, sur lequel nous reviendrons plus loin dans cet ouvrage. Examinant les idées qu’il a en lui, Descartes, la chose qui pense, découvre celle d’un Être parfait. Or si un tel Être n’existait pas, il ne serait pas parfait : il existe donc nécessairement et, étant parfait, il ne peut vouloir me tromper. De plus, son existence autorise l’élimination du malin génie et permet donc de restaurer les mathématiques.

Descartes revient ensuite sur ces données des sens, que l’on tient souvent pour la source de notre connaissance du monde extérieur et en examiner la nature et la portée. Dieu, parfait et non trompeur, ne peut l’induire en erreur à propos de ces choses qu’il perçoit aussi clairement et distinctement que la certitude du Cogito : voilà donc le critère de la vérité auquel Descartes va mesurer ce qui requiert son assentiment. Le fait qu’il soit — ou plus précisément que lui en tant que chose pensante — soit lié à un corps est l’une d’elles. Mais que dire alors du monde extérieur, qui existe sans doute, garanti qu’il est par le Dieu non trompeur, qui est perçu par les sens, mais à propos duquel on sait, de manière claire et distincte, que nous nous trompons au moins parfois puisque nous sommes victimes d’illusions d’optique, nous évaluons mal les distances, nous nous trompons à propos de telle ou telle observation, et ainsi de suite?

Des objets extérieurs existent, garantis par Dieu et nos sens nous y font accéder et, au moins parfois, méconnaître. Comment expliquer cette connaissance imparfaite et comment pourrait-on connaître véritablement ces objets du monde extérieur?

Ce qui suit est célèbre. Descartes prend un morceau de cire et note ce que chacun de ses sens lui en dit : la cire est molle, dure, froide, a telle odeur, tel goût, et ainsi de suite. Puis il la présente à la flamme. Toutes ces caractéristiques disparaissent une à une : et cependant nous pensons néanmoins qu’il s’agit du même morceau de cire. Pourquoi?

Descartes invite ici à rejeter ici la position empiriste, qui prétend que la connaissance provient des données des sens et il suggère que les concepts d’identité et de substance (matérielle) que nous appliquons ici sont innés — et cette position rappelle bien entendu celle de Platon.

L’existence de Dieu garantit que quelque chose dans le monde extérieur existe bien, que nous ne sommes pas systématiquement trompés par nos sens et que nous pouvons connaître le monde extérieur. Mais les erreurs de nos sens et l’analyse du morceau de cire nous montrent que le monde tel qu’il est réellement, celui que nous dévoileront la science et la philosophie en déployant les idées innées et des idées claires et distinctes, ne sera pas celui que nous dévoilent nos sens imparfaits et trompeurs. Nos sens décrivent un monde d’objets colorés, de sons et d’odeurs; la science, et notamment la physique mathématique que Descartes a en tête, montrera que le monde se comprend à travers des catégories comme étendue, nombre, forme, lieu, et ainsi de suite.

Descartes distinguera donc trois types d’idées :

Des idées adventices, ce sont celles qui proviennent de l’expérience, comme celles de chat, de maison etc.

Des idées factices, que l’imagination élabore à partir des idées adventices, par exemple l’idée de sirène, construite à partir de celles de femme et de poisson.

Des idées innées, comme celles d’infini, de cercle, de perfection, de substance, qui sont posées en nous par Dieu, que nous appliquons lorsque nous connaissons et sans lesquelles la connaissance serait impossible.

Il est temps à présent de prendre un certain recul et de nous demander ce que la position rationaliste, que Descartes incarne de manière exemplaire sans toutefois en être l’unique représentant, implique pour le problème de la connaissance.

Ce qui caractérise les rationalistes, c’est pour commencer la conviction que la connaissance humaine est fondée de manière certaine sur des vérités connues a priori — et souvent, comme chez Descartes ou Platon voire même Chomsky, tenues pour innées.

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Une dose d’espace et de temps
Quelques rationalistes éminents

Spinoza, Baruch (1632-1677). Ce Juif Hollandais sera excommunié par sa communauté et gagnera sa vie en polissant des verres. Il est notamment l’auteur d’une éthique qu’il devra renoncer à publier pour des raisons de sécurité et qui est exposée sur le modèle de la géométrie euclidienne.

Leibniz, Gottfried Wilhelm (1646-1716). Diplomate, avocat, immense mathématicien à qui on doit (il le découvre en même temps que Newton) le calcul différentiel et intégral, ce polymathe est un philosophe connu notamment pour sa surprenante théodicée, qui défend l’idée que nous habitons le meilleur des mondes possibles.

Noam Chomsky (1928), par sa conception d’une grammaire universelle innée présente en chacun de nous est le fondateur de la linguiste moderne et un des principaux investigateurs de la révolution cognitive de la fin du XX siècle. Il soutient que cette révolution cognitive est en fait la deuxième : la première est celle provoquée par Descartes, dont il se réclame aussi dans sa linguistique, qu’il a déjà pour cette raison nommée cartésienne.

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Les rationalistes ne nient bien entendu pas qu’il faut, à un certain moment, avoir recours à l’observation pour connaître le monde extérieur — ce que fait justement Descartes quand il étudie l’optique, par exemple, science à laquelle il apporte de notables contributions. Mais ces observations et les éventuelles connaissances qu’on en tirera dépendent de et sont fondées sur ces idées innées : c’est la raison et non l’expérience qui est première dans la connaissance.

Confiants en les capacités épistémiques de la raison humaine, les rationalistes tendent encore à avoir un profond respect pour les mathématiques, qui nous dévoilent le monde tel qu’il est, et pour la rigueur déductive et la systématicité.

Finalement, les rationalistes abandonnent le réalisme naïf, celui du sens commun qui voudrait que le monde soit tel que nos sens nous le dévoilent, avec sa pelouse verte et son eau humide. Ce que nos sens nous font découvrir, pensent-ils, ce sont des qualités qu’ils ajoutent aux objets du monde — cette coloration, cette saveur : ce sont là des qualités secondes, dira-t-on. Les sciences, tout particulièrement à travers les mathématiques et l’application de catégories innées, elles, nous donnent une authentique connaissance du monde et un accès à ces qualités premières qui ne sont pas produites par l’interaction des objets du monde extérieur.

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Une dose de vocabulaire
Galilée explique la distinction entre qualités premières et qualités secondes

«Dès que je conçois une matière ou substance corporelle, je sens immédiatement la nécessité de concevoir aussi qu’elle est limitée et a telle ou telle figure, est grande ou petite en relation à d’autres, est en tel ou tel lieu et tel ou tel temps, se meut ou reste immobile, touche ou ne touche pas un autre corps, est une ou en petit nombre ou en grand nombre. Je ne puis la séparer de ces conditions par aucun effort d’imagination. Mais qu’elle doive être blanche ou rouge, amère ou douce, sonore ou muette, d’odeur agréable ou désagréable, je ne me sens nullement l’esprit forcé de l’appréhender comme accompagnée de ces conditions. Et même, si les sens ne me guidaient, jamais le discours ou l’imagination par elle-même n’y arriveraient. Pour cette raison, je pense que ces saveurs, odeurs, couleurs, etc., du côté du sujet où elles semblent résider, ne sont rien d’autre que des noms, et ont seulement leur siège dans le corps sensitif; si l’on supprime l’être vivant, on supprime et annihile toutes ces qualités. »

Galilée, L’essayeur, traduction C. Chauviré, Les Belles Lettres, Paris.
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Après Descartes, et en partie contre lui, une deuxième grande tradition épistémologique va apparaître, cette fois en Grande-Bretagne : l’empirisme.


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Une dose pour être vraiment intelligent
Qu’entend-t-on par cercle cartésien?

Une des plus fortes critiques du système de Descartes consiste à l’accuser de commettre un cercle vicieux. De quoi s’agit-il?

Descartes, on l’a vu, ayant établi sa propre existence comme chose pensante — i.e. ayant découvert le Cogito — entreprend une vaste reconstruction du monde et de la possibilité de le connaître qui dépend crucialement de deux conditions : l’existence de Dieu, d’une part; la clarté et la distinction comme marques définitoires du vrai et par quoi il pourra le reconnaître, d’autre part.

On a attaqué le projet cartésien en mettant en doute que chacun de ces deux éléments a été établi ou peut remplir les fonctions que Descartes entend lui fait jouer.

Mais une autre critique, plus grave encore sans doute, a été adressée à Descartes. Elle est connue sous le nom de «cercle cartésien». Voici, en un mot, de quoi il s’agit.

Par l’argument ontologique, Descartes croit établir l’existence de Dieu parce qu’il en a l’idée claire et distincte; puis il assure qu’il est légitime de tenir pour vraies les idées claires et distinctes parce qu’elles sont en quelque sorte, en tant que marques du vrai, garanties par ce Dieu bénévolent établi par la preuve ontologique. Le cercle est semble-t-il patent.

Une abondante littérature est consacrée à ce problème, déjà aperçu par certains des contemporains de Descartes.


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12 commentaires:

Jean-Joël Kauffmann a dit…

Bonjour,

Quelle merveille de vulgarisation...

En cours de philo, au lycée, en France, on ne m'a guère parlé de Descartes. Le prof ne l'a mentionné qu'en passant, pour dire que depuis Locke il n'y avait guère plus que les Français pour croire que Descartes était un géant de la pensée, étant donné que Locke avait démontré de manière définitive et irréfutable que Descartes n'avait dit que des choses sans intérêt.

JJK

Karl Popper a dit…

Intéressant....

Normand Baillargeon a dit…

@ Jean-Joel: Merci de ce compliment. Étrange anecdote se déroulant en France que vous contez.
@ Karl Popper: Merci. Je parle de vous dans le chapitre sur la philosophie des sciences. Mon cher Martin Gardner, élève de Carnap, vous consacre le limerick suivant:
"Sir Karl Popper / Perpetrated a whopper / When he boasted to the world that he and he alone / Had toppled Rudolf Carnap from his Vienna Circle throne."
(c'est signé d'unen anagramme: Armand T. Ringer)

Normand

Karl Popper a dit…

M Baillargeon.

Je m'attends un peu à ce qu'on parle un peu de moi lorsqu'on aborde l'épistémologie..

Alors bien vu!

Je vous lirai.

Karl Popper a dit…

Ah oui! Mon ami Gardner..je l'avais oublié celui-là...

Normand Baillargeon a dit…

@Karl Popper: D'ailleurs, je me demande si Gardner et Popper se sont croisés.
N.

Karl Popper a dit…

À sens unique seulement....

Jacques Lacan a dit…

Puisque Karl Popper a cru bon de sortir de son sommeil éternel pour intervenir sur ce blog, permettez, M. Baillargeon, que je fasse de même. Je vais même aller jusqu'à vous faire part d'une communication inédite que j'ai faite il y a quelques années, et qui touche un peu à la science, et partant à l'épistémologie.

Un inédit de Jacques Lacan

Discours aux Iles Borromées.

Le signifiant phallique dans l’extension du champ du manque.

Stresa, 22 Avril 1973

Enregistrement au magnétophone retranscrit par les docteurs Fabrizzio del Dongo et Emilio Torlato-Favrini du laboratoire de littérature virtuelle à l’Université de Parme (Non relu par l’Auteur).

Si je m’adresse aux Iles, à IL, c’est qu’Elle est absente. Figure multipliée du manque dans l’allégorie de la castration, qu’un retour à Freud par le détour de Lacan nous rappelle opportunément. La refente d’une sujette. Qu’un pénis là se revendique, je n’en objecterai que le caractère d’ombre, comme la bouche d’ombre de l’analyste qui ne répond rien au murmure de l’analysant qui de toute manière ne peut trouver l’un des sens que dans l’indécence du discours lacanien. Je me tairai donc…

Après ce verre d’eau et puissamment aidé par les trois notes que j’étale devant moi …Hein…Je vais reprendre ce discours pour vous parler de Lui : L’Autre, l’évêque d’Hippone, Saint Augustin. Il avait vu juste, le Saint, et qu’est ce qu’il disait au vulgum pecus, au centurion, à la vestale et tutti quanti : « La lumière luit dans les ténèbres, mais les ténèbres ne l’ont pas comprise » Comprendre la lumière, voilà à quoi je m’exerce depuis bientôt quarante ans. Mais l’esprit de clocher masquera toujours le soleil, pour ceux qui ne voient dans l’Empire que le déclin du Père.

Vous avez certainement compris de qui je veux parler : l’APPI : l’Association Psychanalytique Privée d’Intelligibilité. Cette brève aspersion d’eau bénite aura, je l’espère, démuré les oreilles de ceux qui se rempardent du discours universitaire : la meilleure boule Quiès en vente sur le marché. Pour en revenir à nos moutons, c’est-à-dire, à vous qui bêlez en m’entendant, je vais vous mettre l’Objet en main, car vous savez m’écouter, qualité rare.

Eh bien voilà : tout le problème se tient dans le bord. Imaginez le Cosmos : c’est vide, c’est froid, ça manque de tout, mais le Soleil à rendez vous avec la Lune. Que vont-ils faire bord à bord ? Que la Lune soit sans pénis, passe encore, la pauvre, Maman a dû lui dire qu’elle aussi souffrait de ce manque et qu’elle pouvait toujours faire semblant. Mais le Soleil, il n’a même pas la queue d’une comète pour frimer.

C’est pourquoi je veux inscrire sur le tableau noir de cette nuit étoilée, ici, à Stresa, près d’un lac appelé à juste titre Majeur, un mathème, celui d’Einstein : E=mc2. Elle = aime ces deux. Il n’est pas de père sans paire et aussi pas de soleil sans manque de signifiant phallique. C’est là l’Ut final du Désir. La révolution amnésique de l’orgasme cosmique.

C’est pourquoi, une parole de Lacan se répand à la fin des dîners parisiens, où, après la poire et le fromage, l’on part tous sur une autre Cène : « le rapport sexuel n’existe pas »

Il n’existe qu’un rapport textuel et topologique par l’entremise du nœud Borroméen mis à plat. C’est alors que le signifiant phallique se perd dans l’extension du champ du manque.

http://www.afforthecc.org/index.php?id=37

Jacques Lacan

Jacques Lacan a dit…

@ Karl Popper :

J'ai parlé de vous dans mon Oeuvre. Je vous cite le passage :

"Une pratique de bavardage. Le séminaire de Jacques Lacan" - Ornicar ?, 1979, 19, p. 5-9

(Texte établi par Jacques-Alain Miller)

"Qu'est-ce que vous êtes gentils, de vous déranger comme ça pour ce que j'ai à vous dire. Mon séminaire, je n'ai pas la moindre envie de le faire.

Je l'ai intitulé cette année le Moment de conclure. Ce que j'ai à vous dire, je vais vous le dire — c'est que la psychanalyse est à prendre au sérieux, bien que ce ne soit pas une science.

Comme l'a montré abondamment un nommé Karl Popper, ce n'est pas une science du tout, parce que c'est irréfutable. C'est une pratique, une pratique qui durera ce qu'elle durera.

C'est une pratique de bavardage."

http://www.afforthecc.org/index.php?id=67

Jacques Lacan

Karl Popper a dit…

Ah oui bien sûr le M Lacan, celui qui arrive à confondre nombres imaginaires et irrationnels, il pourrait bien nous être utile pour préparer le café et nous divertir un peu...

Michel Fafard a dit…

Mazette, les grands esprits se rencontrent.

Normand Baillargeon a dit…

@Michel: à ce qu'on dit.

Normand