vendredi, janvier 15, 2010

L’ÉCHEC DE COPENHAGUE ET LA QUESTION DU RÉFORMISME (1/2)

[Pour Le Monde Libertaire; premier de deux textes]

Il arrive qu’il y ait bien plus à apprendre et à méditer des divergences d’opinion que des consensus.

Prenez le Sommet de Copenhague. Il aura été un échec si retentissant qu’aucune firme de relations publiques n’est parvenu à complètement en masquer la profondeur au grand public.

Le constat d’échec, comme on pouvait s’y attendre, a donc largement fait consensus parmi les observateurs.

C’est ainsi que l’économiste Jeffrey Sachs, un néo-libéral pur et dur recyclé en écologiste, a décrit l’Accord de Copenhague comme «une farce» et «un abandon du cadre de référence des Nations Unis par lequel les pays riches annoncent aux pays plus pauvres et plus petits qu’ils ont désormais l’intention de faire ce qu’ils veulent et pour commencer de ne plus prêter l’oreille à leurs misérables préoccupations» [1].

Que cet unilatéralisme des États Unis et d’une poignée d’autres grandes puissances soit en grande partie responsable de l’échec de Copenhague, cela aussi est partagé par tout le monde, par exemple par Bill McKibben, qui rappelle qu’à ce sommet «Obama a fait exploser les Nations Unies et mis un terme à l’idée qu’il puisse exister une communauté internationale»; il appelle ce qui en est résulté «une ligue de super pollueurs». [2]

Mais c’est probablement Naomi Klein qui a proposé le plus percutant résumé de ce qui s’est passé dans la capitale danoise en décrivant les deux maigres pages et demi (sic) de l’entente conclue comme «un sordide pacte convenu entre les plus gros pollueurs : je vais faire semblant de constater que tu te préoccupes de l’environnement et tu feras semblant de constater que je m’en préoccupe moi aussi. D’accord? Tope là!» [3]

On continuerait longtemps. Mais par-delà ce constat que Copenhague a été un monumental échec, on découvre bien vite de profondes divergences, notamment quant à la gravité de la situation et quant à ce qu’il convient de faire.

Je voudrais examiner ici une de ces divergences qui concerne les moyens qu’il conviendrait de mettre en oeuvre pour lutter contre le réchauffement planétaire. Je le fais parce que cette divergence d’opinion, cruciale et inattendue, est instructive; mais aussi parce qu’elle nous donnera l’occasion de réfléchir à une question de stratégie militante qui me semble importante, qui se pose parfois dans les milieux libertaires et qui mérite toute notre attention.

Un marché de la pollution?

Bien des acteurs, des institutions, des regroupements et ainsi de suite ont proposé des solutions, ponctuelles ou plus globales, pour combattre le réchauffement planétaire. Ce qui est pourtant devenu plus évident que jamais, à Copenhague, c’est l’existence d’un important clivage, divisant à gauche ceux et celles qui préconisent une «bourse du carbone» et ceux et celles qui s’opposent radicalement à cette idée.
Les premiers préconisent de constituer un marché des droits d’émettre des gaz à effet de serre — la chose est d’ailleurs prévue au protocole de Kyoto.

En termes très simplifiés, un tel système serait une bourse du carbone — les anglophones la nomment «cap and trade» — sur laquelle des quotas d’émission seraient fixés; avec le temps, ces quotas diminueraient. Les pays ou entreprises qui ne rencontreraient pas leurs quotas seraient pénalisées (par des taxes) et,ou devraient acheter de ceux qui ont fait mieux que leur quotas les droits de pollution que ceux-ci offriraient à la vente. Ces derniers seraient donc récompensés pour avoir atteint ou, mieux, dépassé les plateaux d’émissions fixées.

À première vue, on comprend bien mal pourquoi la gauche, et tout particulièrement la gauche radicale et anti-capitaliste, pourrait être divisée sur cette question. L’idée d’un marché de la pollution peut-elle être autre chose qu’une farce contée par un quelconque ultra-libéral? Et l’argumentaire contre une telle pratique n’est-elle pas depuis toujours bien connu de tout anti-capitaliste.

Un argumentaire bien connu

Cet argumentaire invite à conclure qu’on ne peut absolument pas résoudre les problèmes environnementaux par le marché qui en est la cause. En voici d’ailleurs une formulation typique qui a, selon moi, le mérite d’être informée, claire et sans concessions :

1. Les économies capitalistes polluent trop parce que les marchés tendent à surproduire des biens dont la production et,ou la consommation engendrent des externalités négatives — comme la pollution;

2. Les économies capitalistes sont inaptes à protéger convenablement l’environnement parce que l’offre des marchés pour les biens publics — qu’est par exemple un environnement protégé ou restauré — est insuffisante;

3. Les économies capitalistes surexploitent les ressources naturelles parce que les taux de profits qu’en retirent les propriétaires privés sont trop élevés; le taux acceptable serait celui qui permettrait d’assurer que le taux des bénéfices actuels n’empièterait pas sur celui des bénéfices futurs;

4. Les marchés du travail et de la consommation de biens engendrent des «incitations perverses» par lesquelles les individus sont fallacieusement amenés à allouer une trop grande part de leurs gains de productivité à leur consommation individuelle, cela au détriment d’une consommation collective et respectueuse de l’environnement;

5. Finalement, les marchés ne sont pas en mesure de fournir l’information qui serait indispensable pour établir le niveau auquel il conviendrait de fixer les taxes et les subventions environnementales, tandis qu’ils engendrent de puissants lobbies qui travaillent à minorer l’ampleur des correctifs à apporter.

Comment, sachant tout cela, envisager un seul instant de se rallier à la proposition de Kyoto de ‘marchandiser’ la pollution? Comment, de surcroît, imaginer que des gens appartenant à la gauche radicale puissent défendre cette idée?

Mais voilà : on trouve bien, parmi les penseurs et militants respectés de la gauche, notamment libertaire, des personnes qui soutiennent que, dans les circonstances actuelles, il est raisonnable de mettre en place un tel marché de la pollution — voire que rien d’autre n’est actuellement souhaitable ou raisonnable.

Leurs arguments méritent d’être entendus. Ils le méritent d’autant que ces personnes conviennent tout à fait des cinq critiques des marchés et du capitalisme que j’ai rappelés plus haut.

Un singulier abolitionniste des marchés et la question du réformisme

En fait, je vous dois un aveu : j’ai repris ces critiques à Robin Hahnel, qui les énonce exactement comme je les ai présentées [4]. Hahnel qui est, Michael Albert, le co-créateur de l’économie participaliste, est aussi un fervent abolitionniste des marchés et la sincérité de sa défense d’une économie d’inspiration libertaire ne peut être mise en doute. Mais, surprise, il défend l’idée d’une approche «cap and trade» au réchauffement planétaire.

Alors? Comment et au nom de quoi Hahnel (et, même s’ils sont minoritaires, des gens comme lui) arrivent-ils à leur si étonnante position?

Dans le prochain texte, je veux, en les prenant au sérieux, examiner les arguments qu’avance Hahnel lui-même, des arguments dont on devine qu’ils doivent être singuliers et, à ses yeux du moins, percutants.

Or il se trouve aussi, et vous l’avez sans doute deviné, que l’argumentaire de Hahnel a comme pièce importante et même capitale l’idée que des radicaux ne devraient pas, à tout le moins en certaines circonstances, rejeter d’emblée la poursuite de ce que d’aucuns rejettent pourtant a priori parce qu’il ne s’agirait que de simples réformes.
A-t-il raison? Et si c’est bien le cas en ce qui concerne la défense d’une bourse du carbone comme moyen de lutter contre le réchauffement planétaire, quelles leçons peut-on en tirer pour le militantisme libertaire?

Cette question du réformisme, on le sait, est souvent débattue dans nos milieux et Hahnel nous offre ici l’occasion d’en discuter sur une question concrète, précise et urgente.

Saisissons-là [5].



[1] SACHS, Jeffrey, « Obama Undermines the UN Climate Process»,
[ http://www.project-syndicate.org/commentary/sachs160]

[2] McKIBBEN, Bill, « With climate agreement, Obama guts progressive values, argues McKibben», [http://www.grist.org/article/2009-12-18-with-climate-agreement-obama-guts-progressive-values/]

[3] KLEIN, Naomi, «For Obama, No Opportunity Too Big To Blow», 21 décembre 2009. [http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article16033]

[4] J’ai cité le résumé qu’il a lui même proposé (à : [http://www.zcommunications.org/zspace/commentaries/4086]) des arguments qu’il a avancés dans : HAHNEL, Robin, «The Case Against Markets», Journal of Economic Issues (41, 4), décembre 2007, pp. 1139-1159.

[5] Le texte où Hahnel présente sa position, et sur lesquel je reviendrai la prochaine fois, est: «Has The Left Missed The Boat On Climate Change?». Il est accessible en trois partie à partir de : [http://www.zcommunications.org/zspace/commentaries/4086]

4 commentaires:

Anne Archet a dit…

Un révolutionnaire, c'est un réformiste qui n'est pas pressé, parce qu'il consacre le plus clair de ses énergies soit à contruire des cités idéales dans son crâne, soit à bâtir et gérer des organisations militantes... dans le but lointain de faire un tas de réformes, mais d'un seul coup.

Un réformiste, c'est un rêveur indécrottable qui s'imagine que le progrès n'est pas un mythe et qu'on peut trouver du bon dans des institutions telles que l'État ou le capitalisme.

Réformisme et révolution sont les deux faces d'une même pièce. Je crois qu'il est temps de jouer à d'autres jeux que pile ou face.

Frédéric a dit…

«Le texte où Hahnel présente sa position, et sur lesquel je reviendrai la prochaine fois»

Votre texte actuel met bien la table. J'attends la suite pour pouvoir me faire une idée et qui sait, commenter sur le fond.

@ Anne Archet

Commentaire intéressant. On va voir avec le prochain texte si Normand vous rejoint !

gnark a dit…

@ Anne
Si on nomme , si on dénomme, on emprisonne.Mais quitte à jouer avec les champs lexicaux, peut être ne devrions nous pas confondre utopie et révolution.L'utopie est une visée, la révolution un moyen.
Laissons leurs sens stricts
aux mots.La novlangue répends sa bêtise sans que nos regards la dérange.Pas besoin de lui filer un coup de main.Si besoin, inventons les mots nouveaux...

Je ne connais pas la suite de l'article... Mais je comprends, je crois, le besoin de "capitulation" devant l'urgence.Ou, comme dirait mon fils le premier:"putain, ça fait flipper!!!"j'ai juste l'impression que si on joue le jeu(pile ou face) on perd tous devant des règles (mathématiques et naturelles)que l'on ne maîtrise(heureusement?)pas.L'humanitébtoute entière ne pourrait être qu'une "variable d'ajustement".La bise à tous de la Gironde.

Guillaume Lamy a dit…

Et si la Chine était à la base de l’échec de Copenhague?

GL