mercredi, mars 11, 2009

ALBERT EINSTEIN (1879-1955), PHYSICIEN ET REBELLE (3/8)

Annus mirabilis : la théorie de la Relativité restreinte

«Annus mirabilis», cela veut dire : année miraculeuse. Dans l’histoire des sciences, cette expression n’avait jusque là été employée que pour désigner les 18 mois (entre 1665 et 1666) durant lesquels Isaac Newton (1642-1726), fuyant la Grande Peste qui s’abattait sur Londres et qui avait forcé la fermeture de l’Université Cambridge, avait trouvé refuge à la ferme familiale. Là, seul, il avait : développé le calcul différentiel et intégral; formulé plusieurs lois de l’optique; formulé les lois du mouvement qui portent aujourd’hui son nom; et formulé la loi de la gravitation universelle! Ce qui est un bilan stupéfiant, à n’en pas douter.

Qu’a donc accompli de si important Einstein en 1905 pour qu’on en parle comme d’une autre «Annus mirabilis»?

Pour bien l’apprécier, remontons à 1902.

Cette année-là, un physicien et mathématicien français de très grand renom appelé Henri Poincaré explique, dans La science et l’hypothèse, que trois énigmes très embêtantes perdurent en physique: le mouvement brownien, d’abord, qui est le mouvement chaotique de petites particules dans un liquide; l’émission d’électrons par des métaux exposés à une lumière ultraviolette, ou effet photoélectrique, ensuite; enfin, le fait qu’on n’ait pas encore pu détecter l’éther, ce milieu dans lequel la lumière est supposée se propager.

(Pour être complet, il faudrait ajouter à cette liste l’incapacité de représenter par une unique loi mathématique le rayonnement du corps noir, c’est-à-dire la lumière qu’un objet émet pour se débarrasser de son surplus de chaleur — qui se situe principalement dans l’infrarouge pour les objets à la température de la pièce. Ce problème sera résolu en 1900 par Max Planck (1858-947), qui introduisit le concept de quanta de lumière ainsi que la constante qui porte son nom, voie qui allait mener à la mécanique quantique — nous aurons à y revenir.)

Considérez maintenant ceci : en 1905, Albert Einstein, jeune physicien inconnu de 26 ans qui travaille au Bureau des brevets de Berne et s’apprête à soutenir son doctorat, va résoudre les trois énigmes de Poincaré tout en approfondissant le concept de quanta. Tout cela, il l’accomplit en publiant, entre mars et septembre, cinq textes qui vont littéralement révolutionner la physique et notre vision du monde et qui auront d’innombrables conséquences théoriques et pratiques. Voici ces textes — je donne entre parenthèses la date de la parution des articles dans les Annalen Der PhysiK.

Einstein va d’abord proposer une nouvelle théorie (corpusculaire) de la lumière (18 mars) : reprenant l’idée de Planck, la prolonge et l’approfondit. Planck avait supposé que l’énergie des ondes lumineuses est émise, par un corps noir, par paquets (par quanta ; quantum au singulier) plutôt que de manière continue. Einstein affirme que ces quanta ne sont pas uniquement le mode d’émission de l’énergie lumineuse, mais correspondent à la nature physique de la lumière. Celle-ci n’est pas seulement une onde continue dont l’énergie est émise par quanta discrets (discontinus) : elle est réellement composée de particules, les photons).

Il va ensuite proposer une nouvelle manière de déterminer les dimensions moléculaires (30 avril). Puis expliquer le mouvement brownien (11 mai) avant de formuler la théorie de la Relativité restreinte (30 juin) et d’ en tirer lui-même une conséquence qui tient en une formule, peut-être la plus célèbre de toutes les formules scientifiques : E = mc2 , celle de l'équivalence masse-énergie (27 septembre).

Comme je l’ai dit, je vais essentiellement consacrer les développements qui suivent à la Relativité restreinte. Il faut dire à ce propos qu’Einstein a développé deux théories de la relativité. La première, celle de 1905, la Relativité restreinte, traite des mouvements uniformes; la deuxième, avancée dix ans plus tard, est la Relativité générale et concerne les mouvements accélérés.

Einstein hérite de l’histoire de la physique deux grandes et fortes idées mais qui semblent alors, à la plupart des physiciens, irréconciliables. Ces deux grandes idée sont, la première : un principe, celui de relativité galiléenne; la deuxième, la constance de la vitesse de la lumière (notée c et qui vaut environ 300 000 kms/seconde; c provient de celeritas, qui signifie « rapide » en latin.)

Le principe de relativité galiléenne nous dit que les lois de la nature sont les mêmes pour tous les référentiels inertiels (voir encadré) et permet de comprendre les opérations permettant de passer de l’un à l’autre. En d’autres termes: différents observateurs décrivent le même événement différemment dans leurs différents référentiels ; il n’y a pas de référentiel privilégié; les vitesses sont additives. Tout cela cadre parfaitement avec notre expérience courante et est amplement confirmé par la physique classique.

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Galilée dans le texte

Enfermez-vous avec un ami dans la plus vaste cabine d’un grand navire, et faites en sorte que s’y trouvent également des mouches, des papillons et d’autres petits animaux volants, qu’y soit disposé un grand récipient empli d’eau dans lequel on aura mis des petits poissons; suspendez également à bonne hauteur un petit seau et disposez-le de manière à ce que l’eau se déverse goutte à goutte dans un autre récipient à col étroit que vous aurez disposé en dessous; Puis, alors que le navire est à l'arrêt, observez attentivement comment ces petits animaux volent avec des vitesses égales quel que soit l’endroit de la cabine vers lequel ils se dirigent; vous pourrez voir les poissons nager indifféremment dans toutes les directions; les gouttes d'eau tomberont toutes dans le récipient posé par terre; si vous lancez quelque objet à votre ami, vous ne devrez pas fournir un effort plus important selon que vous le lancerez dans telle ou telle direction, à condition que les distances soient égales; […]

Une fois que vous aurez observé attentivement tout cela, […] faites se déplacer le navire à une vitesse aussi grande que vous voudrez, pourvu que le mouvement soit uniforme et ne fluctue pas de-ci de-là : vous n'apercevrez aucun changement dans les effets nommés, et aucun d'entre eux ne vous permettra de savoir si le navire avance ou bien s'il est arrêté : si vous sautez, vous franchirez sur le plancher les mêmes distances qu'auparavant et, si le navire se déplace, vous n'en ferez pas pour autant des sauts plus grands vers la poupe que vers la proue, bien que, pendant que vous êtes en l’air, le plancher qui est en dessous ait glissé dans la direction opposée à celle de votre saut; si vous jetez quelque objet à votre ami, il ne vous faudra pas le lancer avec plus de force pour qu'il lui parvienne, que votre ami se trouve vers la proue et vous vers la poupe, ou que ce soit le contraire; les gouttes d'eau tomberont comme auparavant dans le récipient qu'on aura mis en dessous, sans qu'une seule goutte ne tombe du côté de la poupe, bien que, pendant le temps où la goutte est en l’air, le navire ait parcouru plus d'un empan; les poissons dans leur eau nageront sans plus d'effort vers l’une ou l’autre partie du récipient dans lequel on les aura mis, et ils se dirigeront avec autant d'aisance vers la nourriture quel que soit l’endroit du bord du bocal où elle aura été placée; enfin, les papillons et les mouches continueront à voler indifféremment dans toutes les directions. Et on ne les verra jamais s'accumuler du côté de la cloison qui fait face à la poupe; ce qui ne manquerait pas d'arriver s'ils devaient s'épuiser à suivre le navire dans sa course rapide.»

GALILÉE, Dialogue concernant les deux principaux systèmes du monde.

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La constance de la vitesse de la lumière, elle, est inscrite dans les quatre équations de James Clerk Maxwell (1831-1879). Ces équations permettent une description complète des phénomènes électromagnétiques, montrent les relations intimes entre électricité et magnétisme et permettent de comprendre la lumière comme une forme de radiation électromagnétique. Au coeur de ces remarquables équations se trouve cette constance universelle, qui est notre fameux c.

Mais que la vitesse de la lumière soit posée comme constante pour tout observateur, joint au principe de relativité, conduit à un formidable paradoxe. Si la vitesse de la lumière est constante, je ne mesurerai pas c’-c si je mesure la vitesse de la lumière d’une lampe quand je m’en approche à la vitesse c’, mais bien c.

Insistons sur ce point.

Imaginons trois observateurs A, B et C. A tient une lampe de poche et envoie un faisceau lumineux. Par rapport à lui, la vitesse du faisceau = c.

B est un formidable coureur. Il court dans la même direction que le faisceau lumineux, cherchant à le rattraper, s’éloignant ainsi de A, à la vitesse de 80% de c. Par rapport à lui, la vitesse du faisceau n’est pas 20% de c … mais c : 100% de c ! Bref, le faisceau s’éloigne de B aussi rapidement qu’il s’éloigne de A ! Il est impossible à tout corps matériel de rattraper un faisceau lumineux. Un faisceau lumineux qui s’éloigne d’un corps matériel le fait toujours à la vitesse c, en toutes circonstances.

C est un autre formidable coureur, qui court vers A et vers le faisceau lumineux à la vitesse de 99,9% de c. Par rapport à lui, la vitesse du faisceau n’est pas 199,9% de c … mais c !

Voilà d’assez extraordinaire paradoxes!

Pour s’en sortir, on pourrait imaginer qu’il existe, pour les phénomènes électromagnétiques, une sorte de «référentiel absolu». Et c’est une voie qui est explorée à la fin du XIX ème siècle. On pense en effet à cette époque que la lumière est une onde qui se propage à travers un médium appelé éther. Si on pouvait détecter l’éther, on aurait, croit-on, le référentiel absolu qui résoudrait la contradiction. Selon cette approche, le fait que les équations de Maxwell entraînent que la vitesse de la lumière est une constante signifie que ces équations ne sont valides que par rapport au référentiel de l’éther. Pour les autres référentiels, en mouvement par rapport à l’éther, il faudrait modifier les équations de Maxwell, et on devrait alors obtenir comme résultat que la vitesse de la lumière est effectivement relative au référentiel, comme toute vitesse.

Derrière ces tentatives de détection, il y avait l’idée suivante.

La Terre se déplace autour du soleil à environ 30 kilomètres par seconde — ce qui, en passant, fait 100 000 km/h ! et nous sommes tous en mouvement à cette vitesse à chaque instant, ce qui constitue une belle illustration du principe de relativité de Galilée.

Par définition, la Terre se déplacerait à travers l’éther — bien entendu, on pourrait aussi bien dire : l’éther est en mouvement relatif par rapport à la Terre. Quoiqu’il en soit, cela doit produire un «vent d’éther», un peu comme le fait de se déplacer à vélo produit un «vent» qu’on sent sur notre visage. Si c est la vitesse de la lumière uniquement par rapport à l’éther et si on projette un faisceau lumineux dans le sens du vent d’éther et simultanément un autre perpendiculaire à lui, alors ces deux faisceaux devraient avoir des vitesses différentes par rapport à la Terre et on devrait donc déceler une différence entre les temps nécessaires que mettront ces deux faisceaux pour parcourir des distances identiques.

En 1887, A. A. Michelson (1852-1931) et E. W. Morley (1838-1923), sur la base de ce raisonnement, conçurent une bien belle et maintenant célèbre expérimentation destinée à détecter le vent d’éther — ils la refirent à plusieurs reprises, en la perfectionnant à chaque nouvel essai. L’illustration suivante montre leur dispositif expérimental, qu’ils appelèrent un Interféromètre.




On a ici un bloc de pierre de près de quatre mètres carré et d’une trentaine de centimètres d’épaisseur. Il repose dans un bain de mercure liquide, ce qui assure la stabilité du dispositif expérimental, absorbe les vibrations et permet d’aisément faire effectuer à la pierre des rotations autour d’un axe central. Des miroirs sont disposés, qui reçoivent et dirigent des faisceaux lumineux dans deux directions perpendiculaires. Pour améliorer la précision des mesures, les faisceaux font quatre aller-retour dans chaque direction, soit huit trajets. Le dispositif permet de détecter des variations d’une fraction de kilomètre à la seconde. On peut déplacer le dispositif autant qu’on veut et prendre à chaque fois des mesures.

Ce qui semblait clair à Michelson et Morley est qu’on finirait bien par se trouver dans une situation où un trajet se ferait dans «sens du vent» à l’aller et «contre le vent» au retour et pendant ce temps, pour l’autre trajet, en travers du vent d’éther à l’aller et au retour. À ce moment-là, on détecterait certainement la différence prédite par notre raisonnement de tout à l’heure et elle serait très précisément ce qui correspond à la vitesse du vent d’éther.

Imaginez la surprise de nos deux expérimentateurs quand ils ne décelèrent aucune différence! L’expérience a maintes fois été reproduite depuis (par eux et par bien d’autres) et avec des instruments bien plus précis encore : ce fut toujours avec le même résultat.

Les physiciens de l’époque, très attachés à l’éther, imaginèrent toutes sortes d’explications (on les appelle des hypothèses Ad hoc) pour sauver la théorie de l’éther du résultat négatif de MM.

La plus fantastique avait été avancée par Francis FitzGerald (1851-1901). Selon lui, le vent d’éther exerce une pression sur les objets qui les fait rapetisser dans la direction de leur mouvement! En somme, les longueurs de l’appareil de MM s’ajusteraient d’elles-mêmes pour donner le résultat nul de l’expérience! H.A. Lorentz (1853-1928) a au même moment la même idée et il propose la formule mathématique de cette contraction appelée depuis «contraction (ou formule) de Lorentz-Fitzgerald». En un mot, elle dit qu’à petite vitesse la contraction est négligeable; mais à grande vitesse — et on a vu que la vitesse de la lumière est une très grande vitesse — cette contraction devient importante.

Ce qui nous ramène à la contradiction évoquée plus haut et qu’Einstein, comme toute la physique de son temps, affronte dans son célèbre article. Celui-ci s’ouvre d’ailleurs sur un rappel des échecs des efforts de détection de l’éther et de leur signification:

[…] les tentatives de découvrir un quelconque mouvement de terre par rapport au «médium de la lumière» sont restées vaines et cela suggère que les phénomènes de l’électrodynamique, tout comme ceux de la mécanique, ne possèdent aucune propriété correspondant à l’idée de repos absolu.

La contradiction qu’il affronte pouvait en effet, en théorie, être résolue de trois manières.

D’abord, en supposant que les lois de la Nature changent avec les référentiels : et qu’il faut donc changer de lois de Maxwell selon les situations. Einstein ne peut accepter cela.

Ensuite, que les équations de Maxwell sont erronées. Cela non plus, Einstein ne peut l’accepter.

La troisième option est de convenir que les lois de Maxwell sont justes, que le principe de relativité l’est aussi et c’est quelque chose que nous présupposons à propos du temps et de l’addition des vitesses qui est erroné — ce qui est plausible si on songe que notre intuition concernant le temps et l’addition des vitesses est née de notre expérience courante, où on ne rencontre pas de vitesses aussi grandes que c. Einstein va adopter ce point de vue, qui le conduira à abandonner les notions de temps, d’espace et de masse héritées de Newton.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour,

"La science, son goût est amer au début, mais à la fin plus doux que le miel." (Proverbe persan.)

http://www.louvre.fr/llv/oeuvres/detail_notice.jsp?CONTENT%3C%3Ecnt_id=10134198673225208&CURRENT_LLV_NOTICE%3C%3Ecnt_id=10134198673225208&FOLDER%3C%3Efolder_id=9852723696500781&fromDept=true&baseIndex=9

Jimi a dit…

Le passage de Galilée est saisissant! C'est une information qui est implicite à ma connaissance depuis longtemps, mais qui reste surprenante. Je vais surement avoir une pensée pour Galilée la prochaine fois que je prendrai le métro et que j'y verrai une mouche!

Normand Baillargeon a dit…

@hnk: Ça me rappelle Alain (en passant: un philosophe français que j'ai beaucoup fréquenté) : les vrais plaisirs sont d'abord amers à goûter. C'est souvent vrai.

Normand

Normand Baillargeon a dit…

@Jimi:Joli, cette pensée sur la mouche dans le métro.

Normand