mercredi, janvier 14, 2009

ENTRETIEN AVEC PUTNAM (2/2)

[Ceci est un work in progress, merci de ne pas citer — d'autant que je ne l'ai pas encore envoyé à M. Putnam. Voici la suite et fin de l'entretien avec Hilary Putam, qui paraîtra dans le prochain numéro de Médiane. Si vous pouvez l'améliorer, ne vous gênez pas. Je n'ai pas reproduit ici les notes de bas de page.]

Présentation


Nous poursuivons ici la publication de l’entretien que Hilary Putnam (né en 1926), professeur émérite à la Harvard University, de Boston, a accordé à Normand Baillargeon le 3 janvier 2008. La première partie de cet entretien a paru dans le précédent numéro de Médiane.

À la fois mathématicien et philosophe, Hilary Putnam est l’auteur d’une œuvre considérable, où il aborde tour à tour la métaphysique, la philosophie de l’esprit, la philosophie des mathématiques, la philosophie du langage et la philosophie des sciences, mais aussi les mathématiques et l’informatique. Cette œuvre majeure et incontournable a eu de profondes répercussions dans de nombreuses disciplines philosophiques et scientifiques.

Nous reprenons la conversation sur le thème du fonctionnalisme.

Le fonctionnalisme

— Je voudrais maintenant aborder certaines de vos théories philosophiques par lesquelles vous avez fait de si importantes contributions à la discipline. Commençons, si vous le voulez bien, par ce fonctionnalisme, cette immensément célèbre et influente théorie de l’esprit que vous avez mise de l’avant, et dont vous êtes cependant devenu vous-même critique. De quoi s’agit-il exactement?

— J’ai raconté précédemment comment mon parcours m’a doté d’une double formation, l’une en mathématiques et l’autre en philosophie. Le domaine des mathématiques dans lequel je travaillais dans les années cinquante et soixante était celui de la récursivité et de la calculabilité. En tant que mathématicien je connaissais donc fort bien le travail de Turing, ainsi que les machines de Turing . Ce que le fonctionnalisme va mettre de l’avant se comprend très bien depuis cette perspective. Pour l’essentiel, il s’agit de l’idée que l’on ne devrait pas concevoir les états mentaux — croire telle ou telle proposition, douter de quelque chose, vouloir quelque chose et ainsi de suite — comme des états du cerveau (ce que suggérait par exemple J. J. C. Smart ), mais plutôt comme la réalisation (implantation) d’états d’un programme (software). Ceci dit, ma critique du fonctionnalisme ne signifie pas que je le répudie. Je pense toujours que le fonctionnalisme constitue une intéressante porte d’entrée dans les problèmes de la philosophie de l’esprit en cette ère post-informatique en laquelle nous vivons. Mais c’est aussi une position trop simple et trop réductionniste.
— Pouvez-vous nous donner une idée des raisons pour lesquelles vous soutenez à présent ce point de vue critique contre votre théorie fonctionnaliste, laquelle a pourtant suscité énormément d’intérêt et qui semble encore très prometteuse à plusieurs philosophes et chercheurs en science cognitives?
— Je donnerai deux arguments. Le premier reprend un argument qui était soulevé contre l’ancienne théorie de l’identité du cerveau et de l’esprit, qui soutenait que les états mentaux sont des états du cerveau, concernait leur possible multiple réalisation (multiple realisability). Prenez par exemple la croyance qu’il y a plusieurs églises à Vienne. On a toutes les raisons de penser qu’elle peut être réalisée par plusieurs états cérébraux différents, par différents états physiques, neuronaux, par différentes configurations neuronales. Mais le fait est que cet argument peut être retourné contre le fonctionnalisme. Puisqu’il n’y a pas de raison de croire qu’il n’y a qu’un seul programme impliqué, on retrouve donc cette possible multiple réalisation (mutiple realisability) au niveau computationnel. Et c’est là une des raisons pour lesquelles je pense qu’un fonctionnalisme inspiré de la machine de Turing constitue une trop grande simplification. Une deuxième raison importante concerne une autre de mes théories qui a recueilli bien des suffrages mais que plusieurs pensent incompatible avec le fonctionnalisme. Il s’agit de ce qu’on appelle l’externalisme sémantique.
— On le voit sur ces exemples et le reste de vos travaux et de votre parcours le confirme parfaitement: vous êtes un penseur qui n’a jamais hésité à revenir sur ses propres idées pour en faire la critique (parfois très sévère), critique a en certains cas conduit à abandonner vos propres théories et à leur remplacement par de nouvelles idées. Daniel C. Dennett, vous le savez, a d’ailleurs malicieusement fait de votre prénom un nom ainsi défini : «Hilary : Un bref mais significatif moment du parcours intellectuel d’un éminent philosophe. ‘Ah, voilà ce que je pensais il y a trois ou quatre hilaries’ ». Vous êtes également un philosophe qui est très à l’écoute des critiques que l’on adresse à son travail. Justement : je serais curieux de savoir si la célèbre expérience de pensée de la Chambre chinoise [voir encadré], imaginée par John Searle, a joué un rôle dans votre retour critique sur les thèses fonctionnalistes?
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La chambre chinoise

Cette expérience a été imaginée par John Searle (1932) et vise à prouver que la version dite forte de la théorie de l’esprit, défendue dans le cadre des travaux menée en Intelligence Artificielle, est fausse.

Searle nous demande d’imaginer une personne enfermée dans une pièce hermétiquement close, à l’exception d’une fente pratiquée dans un des murs : cette pièce, c’est la chambre chinoise.

Par la fente, de l’extérieur, sont introduits des bouts de papier couverts de signes qui sont incompréhensibles à la personne se trouvant dans la chambre chinoise. Quand elle en reçoit un, cette personne consulte un immense registre dans lequel elle repère les signes se trouvant sur la feuille : y correspondent d’autres signes, qu’elle recopie sur une nouvelle feuille de papier, qu’elle envoie, toujours par la fente, à l’extérieur de la chambre chinoise.

Pourquoi cette chambre s’appelle-t-elle chinoise? C’est que les signes reçus et envoyés sont du chinois, une langue qu’ignore totalement la personne dans la chambre. Mais à l’extérieur, une personne parlant cette langue a posé une question en chinois et a reçu, après un délai plus ou moins long, une réponse pleinement satisfaisante. La questionneuse pourrait donc croire que la chambre (ou quoi que ce soit qui s’y trouve ou la constitue) parle chinois. Et pourtant non, comme on vient de le voir.

Vous aurez compris la signification de cette analogie. La personne dans la pièce représente l’unité centrale de l’ordinateur; les instructions qu’elle consulte dans le registre représentent le programme; les bouts de papier qui entrent et sortent sont respectivement les inputs et les outputs. La chambre chinoise fait exactement ce que ferait un ordinateur programmé pour parler chinois et elle le fait comme lui. Mais c’est sans les comprendre qu’elle manipule des symboles.

N.B.
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— Je dois avouer que non; mais je dois aussi ajouter que je suis probablement moins hostile à cette expérience de pensée que bien d’autres. D’autant que j’avais moi-même déployé un argument similaire quelques années auparavant, dans un mes articles sur le fonctionnalisme. Mon désaccord avec Searle, que je respecte énormément par ailleurs, est qu’il pense que son expérience de pensée montre que le programme est sans importance (irrelevant), alors que je soutiens que cette conclusion ne s’ensuit pas. Ce qui s’ensuit est que le hardware est lui aussi important (relevant) — ce dont Searle convient — mais aussi que les gens eux-mêmes peuvent être indispensables, que ce qui est nécessaire pour produire de la conscience pourrait bien être un certain type de programme réalisé dans un certain type de hardware ou de matériau.

Philosophie du langage, réalisme et sémantique

— Si vous le permettez, abordons maintenant d’autres aspects de vos travaux. Je voudrais d’abord revenir sur votre philosophie du langage et sur certaines de vos théories en ce domaine, qui nous conduisent à la frontière de l’épistémologie et de la sémantique. Ici encore, vous avez passablement modifié vos positions. Commençons donc par le commencement. Quel a été ici votre point de départ?
— Ma première position est exposée dans un article d’épistémologie intitulé : What théories are not (Ce que les théories ne sont pas), qui a exercé un très grande influence à l’époque dans l’amorce du déclin de l’influence du positivisme logique en philosophie des sciences, et dans un texte de la fin des années cinquante intitulé The Analytic and the Synthetic . Dans ces textes et d’autres qui ont suivi, prend forme ce qui deviendra une sémantique réaliste des termes théoriques, c’est-à-dire de concepts comme gène, électron, ou atome. Je soutenais que ces termes ont cette propriété en vertu de laquelle leur référence est préservée à travers les changements de théories. En d’autres termes, que même si Bohr avait une théorie de l’atome bien différente en 1904 et en 1934, on ne peut néanmoins dire qu’il parlait de quelque chose d’entièrement différent à ces deux dates. Une sémantique positiviste, au contraire, identifie signification et mode de vérification : et puisque les modes de vérification en physique changent, parfois même radicalement, avec les théories, il s’ensuit que, pour quelqu’un comme Carnap , il n’est pas possible de dire que le Bohr de 1904 et celui de 1934 réfèrent à la même chose quand ils parlent d’électrons.
— On serait ici tenté de conclure, et cela pourra sembler très étrange à certains, que l’épistémologie positiviste peut conduire à Thomas Kuhn et à cette idée de paradigme, où les concepts deviennent incommensurables, justement, quand on passe d’un paradigme à un autre.
— Cette filiation est juste. Kuhn donnait à entendre que Carnap était à l’opposé de lui, qu’il était en quelque sorte son ennemi intellectuel: mais en fait, c’est Carnap lui-même qui a choisi The Structure of Scientific Revolutions pour parution dans The International Encyclopaedia of Unified Science . L’ouvrage l’enthousiasmait. Cela se comprend et tient notamment à cette non-préservation de la référence des termes théoriques que Kuhn et lui ont en commun. Mes premiers efforts ont donc, on le voit, cherché à définir non certes une sémantique complète, mais à tout le moins une sémantique qui soit compatible avec le réalisme.
— L’étape suivante, si je ne m’abuse, se produit au MIT, autour notamment de Chomsky .
— En effet. Quelques années plus tard, j’étais donc au MIT, où se trouvait Chomsky, de même que deux de mes anciens étudiants, Jerry Fodor et Jerrold Katz . Nous discutions constamment et c’est à ce moment-là que j’ai travaillé à une sémantique des langues naturelles. Katz et Fodor la voulaient intimement liée à la linguistique de Chomsky, mais je pensais pour ma part que cela ne fonctionnerait pas. J’ai résumé leur position, à laquelle j’ai brièvement adhéré, par le slogan : « Connaître la signification d’un mot, c’est connaître un ensemble de règles sémantiques. » Je me suis alors demandé quelles étaient les règles sémantiques qui fixeraient la signification d’un mot comme « or ».
— Puis, plus tard, « eau »!
— (rires) En effet. Et je me suis alors rendu compte que l’environnement a énormément à voir avec la signification des mots que j’emploie. Cela a été le début de mon travail en vue d’une sémantique générale, lequel aboutira à The meaning of meaning , quelques années plus tard. Je suggère que la signification est un phénomène transactionnel (meaning is transactionnal). Posséder un concept, à tout le moins pour ce qui est de ceux qu’on exprime par des noms, des noms d’espèces naturelles, — les concepts logiques sont autre chose — c’est avoir une capacité à renvoyer au monde (a world involving capacity). La signification du nom est en partie déterminée par ce qui lui correspond dans le monde et pas uniquement par ce qui se passe dans ma tête. Sur ce point, qui est ce qu’on appelle l’externalisme, je n’ai pas changé d’avis. De même, j’ai toujours défendu un réalisme scientifique, même durant les douze ans (au cours des années 70 et 80) durant lesquelles j’ai défendu un réalisme interne, que j’ai abandonné depuis. Cela m’embête d’ailleurs d’être encore parfois décrit comme un réalisme interne.
— À certains égards, les idées auxquelles vous aboutissez alors, par la place qu’elles font à ce qu’on pourrait appeler la dimension sociale du langage, peuvent être rapprochées de celles de Dewey voire de Wittgenstein. Ces rapprochements vous semblent-ils plausibles?
— En partie. Les philosophes tendent à parler du langage comme d’un outil, disons un marteau, dont une personne peut se servir. Dans The meaning of meaning, je suggérais qu’il est peut être plutôt comme un bateau à vapeur dont le fonctionnement suppose le concours de plusieurs personnes.
— Et si je peux insister à propos de Wittgenstein : quelle influence a-t-il eu sur vous?
— Je l’ai lu très tôt. J’admirais sa volonté d’aborder des questions que d’autres ne traitaient pas, mais j’ai d’abord été plutôt hostile à ses idées. Ce n’est que dans les années 80 que j’ai développé plus de sympathie pour elles.
— Pourriez-vous résumer votre position actuelle sur ces questions dont nous venons de discuter?
— Pour aller à l’essentiel, je soutiens que le réalisme, c’est-à-dire l’idée que nos concepts renvoient à quelque chose de réel et cernent (pick up) des aspects réels du monde, d’une part, et la reconnaissance de l’activité conceptuelle de l’autre, et donc de l’idée que, parfois, exactement les mêmes aspects de la nature peuvent être décrits en des mots qui semblent absolument incompatibles, que ces deux idées, elles, ne sont pas incompatibles. En d’autres termes, un réaliste n’est pas contraint d’adhérer à l’idée que les « unités », pour ainsi dire, en lesquelles se découpe le réel, correspondent à des noms et à des verbes. La Mécanique Quantique — plus exactement : la dualité invoqué dans la théorie des cordes— en fournit un exemple quand elle suggère que le même système peut être décrit comme étant composé d’un type de particules ou d’un autre type de particules, comme étant composé de x dimensions spatiales ou d’un nombre différent de ces dimensions, ces deux descriptions étant traduisibles l’une dans l’autre. Il existe par ailleurs un type de réalisme métaphysique que je pense erroné et pour lequel, semble-t-il, les structures des langues indo-européennes correspondent à la structure du réel. C’est une erreur, mais le fait que je le reconnaisse ne fait pas de moi un anti-réaliste.

Le pragmatisme

— Devant le parcours qui a été le vôtre, certains seront tentés de suggérer que vous aboutissez à des positions qui sont à certains égards proches des pragmatistes en général et de Dewey en particulier . Que pensez-vous de ce jugement?

— Tout d’abord, je dois rappeler mon désaccord avec la théorie de la vérité avancée par les pragmatistes, qui est une forme d’antiréalisme. J’ai cependant diverses affinités avec certains pragmatistes. Depuis mes Dewey Lectures de 1994, je travaille sur la philosophie de la perception et c’est chez William James que j’ai d’abord trouvé cette suggestion que le réalisme naïf n’est pas réfuté par la science ou la philosophie ou incompatible avec elles. Mais je ne peux adhérer à la position métaphysique du monisme neutre — cette expression est de Bertrand Russell et non de James lui-même. Dewey adhérait lui aussi à cette idée de James et il l’a défendue dans un bref article de The Encyclopedia of Unified Science. Voilà donc une idée — la défense du réalisme naïf et le refus des sense-data que je partage avec certains pragmatistes, la tâche de la philosophie étant alors de défendre le réalisme naïf de l’homme ou de la femme ordinaire qui, lui, est pré-philosophique. Une autre idée concerne l’éthique, un sujet auquel je me suis sérieusement intéressé. À Harvard, où j’enseigne, l’éthique a longtemps été restreinte au kantisme et à l’utilitarisme et j’étais très mal à l’aise avec l’idée que le menu, en éthique, puisse se réduire à cela. Dewey a selon moi une vision bien plus ouverte et pluraliste.
— L’éthique est justement le sujet de certains de vos récents ouvrages . J’aimerais, si vous le voulez, revenir sur un thème au fond très deweyen qu’on retrouve dans ces ouvrages, à savoir l’effondrement (collapse) de la distinction fait/valeur, en d’autres termes de la guillotine de Hume.

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La Guillotine de Hume


David Hume (1711 –1776) a écrit un court passage qui compte parmi les plus célèbres et influents de toute l’histoire de l’éthique. Il y décrit un sophisme selon lui courant et qui nous fait illusoirement passer de ce qui est à ce qui doit être.
Voici ce passage (Traité de la nature humaine, L. III, section 1):
« Dans chacun des systèmes de moralité que j'ai rencontrés jusqu'ici, j'ai toujours remarqué que l'auteur procède pendant un certain temps selon la manière ordinaire de raisonner, établit l'existence d'un Dieu ou fait des observations sur les affaires humaines, quand, tout à coup, j'ai la surprise de constater qu'au lieu des copules habituelles, «est» et «n'est pas», je ne rencontre pas de proposition qui ne soit liée par un «doit» ou un «ne doit pas». C'est un changement imperceptible, mais il est néanmoins de la plus grande importance. Car, puisque ce «doit» ou ce «ne doit pas» expriment une certaine relation ou affirmation nouvelle, il est nécessaire qu'elle soit soulignée et expliquée, et qu'en même temps soit donnée une raison de ce qui semble tout à fait inconcevable, à savoir, de quelle manière cette relation nouvelle peut être déduite d'autres relations qui en découlent du tout au tout. Mais comme les auteurs ne prennent habituellement pas cette précaution, je me permettrai de la recommander aux lecteurs et je suis convaincu que cette petite attention renversera tous les systèmes courants de moralité et nous fera voir que la distinction du vice et de la vertu n'est pas fondée sur les seules relations entre objets et qu'elle n'est pas perçue par la raison. »

Traduction : Normand Baillargeon

***

— Certains ont suggéré que Hume est un objectiviste ou encore un cognitiviste en éthique : mais je le tiens pour un non-cognitiviste. La distinction être/devoir être (is/ought) est problématique même pour l’époque à laquelle Hume écrit. S’il n’y avait littéralement aucune influence de l’être sur le devoir être, alors, en ce cas, l’inférence : faire x est bien; faire toute autre chose que x est mal; vous devez donc faire x; serait invalide. Hume lui-même ne soutiendrait pas que cette déduction est invalide. Dans son célèbre passage, Hume ne pouvait faire simplement une remarque grammaticale; mais après le tournant linguistique de la philosophie, il est devenu très difficile de voir ce qu’il voulait dire et on a tenté de faire entrer de force dans le langage des propositions ce qu’il exprimait dans le langage psychologiste de son époque. On en arrive ainsi à penser qu’il a voulu dire qu’on ne peut dériver de phrase normative d’une ou de phrases déclaratives ne contenant que des termes factuels : mais cela présuppose qu’il existe une distinction nette et précise entre termes factuels et termes évaluatifs — ou entre termes d’observation, pour parler comme les positivistes, et termes évaluatifs. Mais que dire alors de : « J’ai vu John voler un sac à main. »? Quels termes sont observationnels? Je ne suis pas ici en train de soutenir que les jugements de valeur sont simplement des faits; mais je pense qu’évaluer et décrire sont des actes de langage bien différents, que les mêmes mots peuvent souvent être utilisés pour accomplir les deux et que l’idée même que tout se ramène à des types de mots ou des types de propositions est extrêmement artificielle.
— Un exemple serait ici le bienvenu.
— Quand un historien dit : « Vlad l’Empaleur était très cruel », il se peut fort bien qu’ils écrivent alors un fait historique plus qu’il ne juge Vlad l’empaleur. Mais, d’un autre côté, quand un homme politique contemporain adversaire de Vlad disait la même chose, il l’évaluait et le jugeait. Plusieurs de nos mots sont ainsi enchevêtrés (entangled), en ce sens que l’on peut les utiliser de ces deux manières. D’autres ne peuvent être utilisés de manière sensée que d’un point de vue éthique — ce qui était déjà reconnu par Socrate : utiliser correctement le mot « courageux », qui ne peut pas simplement signifier « Qui ne connaît pas la peur », puisque ce peut être le cas d’un fou qu’on ne dirait pas courageux, suppose que le mot soit appréhendé d’un point de vue éthique.
— Voilà donc un premier lieu d’enchevêtrement où se joue l’effondrement de la distinction fait/valeur. Je suppose qu’il y en a d’autres.
— Un autre concerne la science, la physique par exemple : elle ne présuppose certes pas des valeurs éthiques, mais elle présuppose bien des valeurs épistémiques — comme la cohérence ou la simplicité, qui sont des termes d’évaluation. En ce sens, la physique elle-même est un lieu d’enchevêtrement de faits et de valeurs et non pas cette science dont serait totalement absentes les valeurs et dont Carnap rêvait en imaginant une physique pratiquée algorithmiquement sur le modèle de l’exécution d’un programme informatique.
— Quelle vision de l’éthique a-t-on dès lors que l’on se place dans cette perspective?
— L’éthique présuppose des intérêts et leur déploiement dans l’histoire. Ce que nous appelons aujourd’hui l’éthique, a contrario d’une position réaliste qui pose son a-historicité, n’est ni inscrit dans nos gênes et n’a pas non plus toujours existé. Les plus anciennes éthiques que nous connaissons sont d’ailleurs ce que j’aime à appeler des éthiques machistes, celles qui posent que ce qui est bien est ce que ferait un guerrier gorgé de testostérone (rires). Depuis trois millénaires, nous nous sommes progressivement éloignés de ce point de vue et avons reconnu d’autres idéaux, qui sont autant d’intérêts, l’éthique pouvant reposer sur un grand nombre d’entre eux. L’intérêt kantien pour des principes universalisables est l’un d’entre eux, mais ce n’est pas le seul; l’intérêt aristotélicien pour l’accomplissement humain (human florishing) avec sa reconnaissance de ce qu’il peut se réaliser de diverses manières — et donc qu’il existe diverses formes d’accomplissement humain — en est un autre; et il y en a bien d’autres, centrées sur la compassion, l’égalité, etc. Il est hélas caractéristique des éthiciens de prendre l’un de ces intérêts et de faire comme s’il était l’unique intérêt. Je pense plutôt que l’éthique repose sur plusieurs intérêts qui sont parfois en conflit les uns avec les autres, mais qui dans l’ensemble concordent.

La philosophie et la culture populaire

— Aussi bien dans le monde francophone que dans le monde anglophone, on semble assister ces dernières années à un accroissement de l’intérêt du grand public pour la philosophie. En témoigne le grand nombre d’ouvrages et de revues qui lui sont destinés. Sentez-vous cela vous aussi? Qu’en pensez-vous?
— J’espère que cet intérêt pour la bonne philosophie est réel. Il faut se souvenir que des gens avec lesquels je suis en profond désaccord, comme G. W. Bush, en appellent eux aussi à la philosophie, mais à de la philosophie d’un genre terrifiant. Les néo-conservateurs sont par exemple très influencés par Ayn Rand et brandissent Atlas Shrugged comme une espèce de bible. C’était d’ailleurs le cas d’Alan Greenspan . La philosophie ne disparaîtra pas et si la bonne philosophie disparaît, la mauvaise prendra la place devenue libre.
— Vous êtes vous-même présent dans ce mouvement de pénétration de la philosophie dans la culture populaire, notamment avec votre célèbre expérience de pensée du cerveau dans une cuve qui a influencé le scénario de The Matrix.
— J’en suis content. Je connais même une personne qui possède dans son bureau une reproduction en plastique d’un cerveau dans une cuve. (rires)

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ET SI VOUS ÉTIEZ UN CERVEAU DANS UNE CUVE?


Imaginée par Putnam, cette expérience de pensée est une manière de version contemporaine du Malin Génie du doute hyperbolique cartésien. Voici comment il la présente :

«Imaginez qu’un être humain (vous pouvez supposer qu’il s’agit de vous) a subi une opération réalisée par un savant maléfique. Le cerveau de cette personne (votre cerveau) a été retiré de son corps (le vôtre) et placé dans une cuve contenant des éléments nutritifs qui le maintiennent en vie. Les terminaisons neuronales ont été reliées à un ordinateur super puissant qui fait croire à la personne dont c’est le cerveau que tout est parfaitement normal. Il lui semble qu’elle croise des gens, qu’il y a des objets, un ciel et ainsi de suite; mais en réalité tout ce dont cette personne (vous) a l’expérience est le résultat d’impulsions électroniques qui vont de l’ordinateur aux terminaisons nerveuses. L’ordinateur est si adroit que si la personne essaie de soulever sa main, le feedback qu’il envoie fera en sorte que la personne «verra» et «sentira» que sa main est levée. De plus, en modifiant le programme, le savant maléfique peut faire en sorte que sa victime aura l’expérience (ou l’hallucination) de n’importe quelle situation ou de n’importe quel environnement. Il peut encore effacer la mémoire du cerveau de sorte que la personne croira avoir toujours été dans tel environnement. Il pourra même faire en sorte que la victime croie être assise et être en train de lire ces mots qui évoquent cette amusante mais profondément absurde suggestion qu’il existe une savant maléfique qui retire les cerveaux des corps et les place dans une cuve contenant des éléments nutritifs où ils sont maintenus en vie. […]»

PUTNAM, Hilary, «Brains in a Vat», dans : Reason, Truth and History, Cambridge University Press.
Traduction : Normand Baillargeon
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Le judaïsme et la foi

— Depuis quelques années déjà, vous vous êtes rapprochés du judaïsme. Comment cela s’est-il fait?
— Le judaïsme est un héritage qui me vient de ma mère. Quand mes enfants ont souhaité,— c’était en 1975 pour le premier d’entre eux — avoir une Bar Mitzvah, j’ai joint une congrégation et c’est devenu une dimension importante de ma vie. Une chose que je trouve remarquable dans le judaïsme est cette emphase mise sur l’étude; une autre est cette littérature qui remonte à trois millénaires et qui continue de me fasciner.
— On ne peut donc s’empêcher de vous demander votre point de vue sur la religion.
— Je dirais que je suis religieux mais sans adhérer au surnaturalisme. Je viens tout juste de faire paraître un livre qui porte notamment sur des juifs existentialistes du XXème siècle : Martin Buber, Emmanuel Lévinas, et d’autres . Même si ce n’est pas le sujet du livre, j’y décris ma propre position. Je dirais que je me situe quelque part entre John Dewey et Martin Buber. Je ne pense pas que la croyance en Dieu en tant qu’être surnaturel soit nécessaire à la religion — ce qui est bien sûr une position avec laquelle nombre de croyants seront en profond désaccord. Par contre, ce à quoi j’accorde de l’importance dans les traditions théistiques, c’est à l’idée de Dieu comme idéal — ce que Dewey décrivait comme la foi commune (the common faith ). Cela me paraît compatible avec la conception dialogique de Dieu que développe Buber, dans la mesure où le fait de concevoir Dieu comme personnalité idéale permet d’imaginer l’entretien d’un dialogue avec Lui. Bien des philosophes jugent cela trop anthropocentrique et préfèrent donc une position transcendentaliste, qui fait de Dieu un principe métaphysique. Mais on ne tire guère de réconfort d’un principe métaphysique (rires). Comme Dewey, je préfère une manière d’interpréter la religion qui préserve le naturalisme.
— Professeur Putnam je vous remercie chaleureusemnt d’avoir accordé et entretien à Médiane et de votre grande générosité tout au long de ces échanges.
— Cela m’a fait plaisir.


Bibliographie

Quelques ouvrages de Putnam en français


Raison, vérité et histoire, Éditions de Minuit, Paris, 1984.

Représentation et réalité, Gallimard, NRF-Essais, Paris, 1990.

Le Réalisme à visage humain, Paris, Seuil, 1994.

Fait/Valeur : la fin d'un dogme - et autres essais, Éditions de l'Éclat, Combas, 2004.

Quelques autres écrits majeurs

Mathematics, Matter and Method. Philosophical Papers, vol. 1, Cambridge, Cambridge University Press, 1975.

Mind, Language and Reality. Philosophical Papers, vol. 2, Cambridge, Cambridge University Press, 1975.

Realism and Reason. Philosophical Papers, vol. 3, Cambridge University Press, Cambridge, 1983.

Pragmatism: An Open Question, Blackwell, Oxford, 1995.

Ethics Without Ontology, Harvard University Press, Cambridge, 2004.

Jewish Philosophy as a Guide to Life: Rosenzweig, Buber, Levinas, Wittgenstein, Indiana University Press, Bloomington, 2008.

Quelques écrits consacrés à Putnam

BEN-MENAHEM, Yemina, Hilary Putnam, Contemporary Philosophy In Focus, CUP, Cambridge, 2005.

CLARCK, Peter, & HALE, Bob, (Éds.), Reading Putnam, Blackwell, Oxford, 1994.

PESSIN, Andrew & SANFORD C., Goldberg, (Éds.), The Twin Earth Chronicles, New York, Paragon House, 1995.

TIERCELIN, Claudine, Hilary Putnam, L’héritage pragmatiste, Philosophies, PUF, Paris,2002.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour,

La position de Putnam sur le judaïsme (et, je pense, sur la religion en général) n'est pas cohérente.

C'est fort bien de ne pas croire à tout ce que la religion charrie de surnaturel ; mais ce n'est pas uniquement, ni même principalement le surnaturel (par ex : Dieu, le Diable, l'Enfer, le Paradis, etc) qui rend la religion délètère et profondément malsaine, c'est sa volonté de régenter la vie quotidienne, voire intime de ses adhérents.

Pour prendre un exemple concret tiré du christianisme, on ne peut qu'être d'accord avec Jésus quand il dit : "Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas que l'on vous fît". (D'ailleurs, ce n'est pas lui qui a inventé cette maxime, que l'on peut à bon droit tenir comme "self-evident" pour toute forme de vie décente et civilisée en société). Mais comment réagir quand le même Jésus préconise : "Femmes, obéissez à vos maris ; esclaves, obéissez à vos maîtres" ? Doit-on tenir cette dernière injonction comme un des "trésors" de la morale chrétienne, sur le même plan que la première maxime que j'ai citée ?

Je ne me souviens plus de la citation exacte, mais il me semble que Bertrand Russell rejetait la religion, entre autres, parce qu'elle pouvait mener à brûler des sorcières, même si elle pouvait aussi mener à faire la charité aux pauvres. Plus que de l'athéisme, n'aurions-nous pas plutôt besoin d'un discours plus directement anti-clérical, qui s'attaquerait à la légitimité sociale de la religion en tant que telle ? Je suis souvent déçu que même des athées convaincus manifestent trop de respect vis-à-vis des religions organisées en tant qu'institutions sociales.

Quant à la question de savoir si l'on peut considérer la "croyance" religieuse comme faisant partie de l'héritage génétique de l'être humain, on n'en a donné à ma connaissance aucune explication convaincante, ce qui semblerait suggérer que la religion n'est qu'une pure construction sociale.

Cf. le livre de Pascal Boyer "Et l'Homme créa les Dieux", présenté comme suit sur le site "Amazon" :

"Aux yeux du croyant, la religion est un mystère que Dieu seul rend compréhensible. Aux yeux du philosophe ou du sociologue, elle est une énigme, un motif d'analyse et de réflexion. Pour la psychologie cognitive, elle n'est qu'un problème résolu. Comment s'explique-t-elle ? Anthropologue acquis aux sciences neuronales, Pascal Boyer répond. La croyance religieuse n'est qu'une modalité du traitement de l'information : un système de pensée parmi d'autres, présent dans l'équipement "neural" de tout homme normal mais qui n'opère, évidemment, que chez ceux qui croient. Cette capacité est un acquis de l'évolution : entre 100 000 et 50 000 avant notre ère, une brusque explosion de créativité symbolique révèle qu'un changement s'est produit dans l'activité mentale ; les hommes se mirent alors à croire au surnaturel et à inventer des divinités.
On concédera à l'ouvrage une démonstration belle mais pas forcément éclairante. La question de l'origine du religieux était traitée avec bien plus de finesse chez des philosophes comme Hume (Dialogues sur la religion naturelle) [...]" -- Emilio Balturi

Présentation de l'éditeur

"Pourquoi les hommes ont-ils une religion ? Pourquoi semble-t-elle porteuse de vérité ? Pourquoi persiste-t-elle face à la science ? Pourquoi conduit-elle à tant d'héroïsme mais aussi à tant d'intolérance ? Les interrogations sur la foi, la spiritualité et la place de la pensée religieuse dans notre monde sont éternelles et fascinantes. Mais une question demeure : pourquoi la religion existe-t-elle ? Pour la première fois, un chercheur renouvelle entièrement la question de l'origine de la religion."

Normand Baillargeon a dit…

Bonjour, Hnk,

Merci de ce riche commentaire.

Vous aurez deviné que je ne partage pas la position de M. Putnam à ce sujet — lequel reste un penseur très brillant et remarquable.

Je sortirai cette année, avec Daniel Baril, un coming out (si je peux dire) d'incroyants québécois tous assez connus: je posterai ici le texte que j'ai produit pour ce livre.

Cordialement,

Normand

Anonyme a dit…

Bonjour,

Quelques liens concernant l'ouvrage de Pascal Boyer :

http://www.amazon.fr/lhomme-cr%C3%A9a-dieux-expliquer-religion/dp/2221090462

http://www.denistouret.net/textes/Boyer.html

http://membres.lycos.fr/urnantes/Cadres%20Livres/homme%20crea%20les%20dieux.htm

Anonyme a dit…

Bonjour M. Baillargeon,

Merci de votre réponse. Pour faire vite, je trouve remarquable qu'il n'existe plus dans le débat actuel l'équivalent de la position de Voltaire : un déisme menant à l'anticléricalisme le plus intransigeant, précisément parce que Voltaire considérait la religion organisée socialement et les dogmes religieux de tout acabit comme blasphématoires. Je suis de l'avis de Jean Bricmont quand il compare la période actuelle à celle de la Restauration en Europe (1815-1848) : une période de régression tous azimuts sur le plan intellectuel et politique. Régression plus prononcée en France que partout ailleurs en Europe et en Occident : ni vous ni Jean Bricmont n'êtes français (heureusement...).