samedi, mai 22, 2010
mardi, mai 04, 2010
PAUVRES ENFANTS
Exercice de philosophie de l'éducation: proposez une définition du concept d'endoctrinement.
Libellés :
créationisme,
endoctrinement,
Normand Baillageon
lundi, mai 03, 2010
QUELQUES PRÉFÉRENCES INTERNET EN ÉDUCATION
[ Pour le prochain numéro de la revue À Bâbord, dont le dossier portera sur le monde numérique]
J’ai pensé que ce numéro était l’occasion idéale de partager avec vous quelques-unes de mes meilleures adresses en éducation sur Internet. Je les classe, un peu arbitrairement, en trois catégories : les revues; les sites; les blogues.
Notez que pour ne pas alourdir inutilement ce texte, je ne donne pas les adresse url des sites dont je parle: vous les trouverez cependant facilement, simplement en mettant quelques mots-clés de ma description des sites dans un moteur de recherche, par exemple Google.
Des revues
En tant qu’universitaire, je dirais qu’outre les courriels, c’est en ce qui concerne les revues académiques qu’Internet m’est le plus utile et irremplaçable. Il faut peut-être avoir, comme moi, travaillé dans des revues durant la préhistoire, je veux dire il y a deux décennies seulement, pour comprendre. Laissez-moi vous raconter.
À cette époque-là, disons que vous trouviez un article susceptible de vous intéresser, soit parce que l’on le citait dans un livre ou un article, soit après avoir fouillé dans des fiches ou dans un de ces Index gigantesques et difficiles à manipuler que nous consultions pour cela. Vous croisiez alors les doigts en espérant que cette revue et le bon numéro se trouvent à la bibliothèque de votre institution; sinon, au moins, que ça se trouve dans une bibliothèque qui vous est accessible et où vous devrez alors aller; sinon, vous deviez faire venir une copie de article, parfois de très loin, ce qui prenait longtemps.
Aujourd’hui? Vous allez sur l’un ou l’autre site qui regroupe des revues et allez dans les archives, qui existent (ou existeront bientôt). Vous en profitez pour vous inscrire aux revues que vous aimez : vous recevrez un courriel quand paraît le prochain numéro, avec description de son contenu. Vous pourrez lire les articles qui vous intéressent en ligne; faire des recherches par noms d’auteurs, mots-clés, sujet, dans tout le contenu indexé des revues; et bien entendu accéder instantanément à plusieurs des articles cités par simples références croisées. C’est rapide, efficace et précieux. On ne cherche plus, on trouve, comme dirait Picasso.
Mon domaine est la philosophie de l’éducation et les revues que je lis surtout sont les suivantes, mes petites préférées : Studies in Philosophy and Education; Journal of Philosophy of Education; Theory and Research in Education; Educational Philosophy and Theory; Ethics and Education. Au Québec, la doxa philosophique en éducation est exposée et défendue dans la revue Vie Pédagogique, qui dispose d’un site Internet.
Enfin, comme j’aime savoir ce qui se raconte en recherche en éducation, je suis aussi abonné (virtuellement) au Journal of Educational Research.
Y a-t-il des inconvénients ou des risques à tout cela? Je dirais que je me méfie de ce qu’une surinformation n’incite, paradoxalement, à lire trop peu ou du moins à lire trop superficiellement et trop rapidement. Je pense, peut-être à tort, y échapper … au moins pour le moment. Il faut dire que j’imprime beaucoup et sans doute trop (pauvres arbres…).
Des sites
Le Net n’est pas très riche en sites philosophiques sur l’éducation. Mais il y a tout de même quelques lieux intéressants, par exemple celui qui nous propose de Penser et repenser l'école.
Si vous lisez l’anglais cependant, sachez qu’il existe une Encyclopedia of Philosophy of Education sur la Toile. La Stanford Encyclopedia of Philosophy regorge de textes intéressants pour philosopher sur l’éducation, tout comme la Routledge Encyclopedia of Philosophy — cette dernière est payante, mais votre institution, le cas échéant, est peut-être déjà abonnée.
Quels programmes et pratiques, en éducation, ont été mis à l’épreuve par de la recherche crédible? Quels ont été les résultats de ces recherches? La Best Evidence Encyclopedia aide à voir clair dans ces questions cruciales.
Le simple fait de suivre l’actualité en éducation est une lourde tâche. Un collègue à moi de l’UQAR, Jean Bernatchez, réunit sur son site appelé Gestion et Gouvernances scolaires, une précieuse agrégation de textes dont plusieurs sont de ceux que je ne voudrais pas avoir manqués. M. Bernatchez réunit cela pour des étudiants, mais tour le monde peut en profiter.
Pour en rester dans la catégorie : ‘information sur le monde de l’éducation’, mais avec cette fois un accent plus prononcé sur la recherche, le Pour une éducation de qualité de Jacques Tondreau vaut le détour.
Le créateur de la Direct Instruction, Siegfried Engelmann, possède un site, nommé par son surnom : Zig. Il y bouscule bon nombre de convictions qui sont en certains cas autant de vérités d’Évangile en éducation.
Il y a quelques années, j’aurais donné une fortune pour posséder l’introuvable Dictionnaire de pédagogie, de Ferdinand Buisson, véritable compendium d’une pensée et d’une sagesse progressistes en éducation publié sous Jules Ferry (Buisson est un radical et un humaniste pour lequel j’ai énormément d’affection). Eh bien une version est en ligne!
Je ne cite même pas les sites du MELS ou du CSE ou des syndicats: ça va sans dire. Et ça fait déjà beaucoup. Il me reste en fait tout juste la place pour citer le site belge L’École démocratique, qui est le site de l’Appel pour une école démocratique (Aped), animé par des gens dont je me sens assez proche, tout comme de Michel Delord, chez qui on trouve bien des choses, et notamment des écrits d’un matheux didacticien (je n’ai pas dit un didacticien des maths, notez-le!) fort intéressant, Rudolf Bkouche.
Des blogues
Au moment où je rédige ces lignes, Lise Bissonnette fait beaucoup jaser pour avoir parlé des blogueurs comme formant une «communauté de placoteux». Le fait est qu’elle a sans doute en grande partie raison. En grande partie, mais pas entièrement : car il y a des exceptions, et je pense qu’elle en conviendrait. Quoiqu’il en soit, je fréquente de blogues (j’en possède moi-même un) et certains me sont utiles et parfois précieux. Pour en rester en éducation, ceux que je visite le plus volontiers sont les suivants.
Je ne suis pas enseignant et ma spécialité ne m’amène pas souvent sur le plancher des vaches. Mais j’aime avoir des échos de ce qui s’y passe et de ce que pensent des enseignants. Je souhaite donc, à tout le moins, disposer d’une fenêtre sur le milieu.
Certains blogues sont pour moi de telles fenêtres. Je lis par exemple, avec plaisir et profit, les textes d’un certain Professeur masqué; d’un Prof ou goéland; des billets qui se veulent du Bouillon de poulet pour l’âne; et ceux d’un Prof malgré tout, ou encore d’Un autre prof et même d’un professeur qui voit Le Monde en saignant.
Mario tout de go est le nom du blogue tenu par Mario Asselin, qui collabore d’ailleurs à ce numéro. Nous avons lui et moi des désaccords assez marqués, mais son site m’est une riche source de sujets de réflexions, notamment sur les technologies, mais aussi sur l’actualité, le milieu scolaire et bien d’autres sujets.
Le Réseau pour l’Avancement de l’éducation au Québec possède un blogue, où s’exposent également bien des idées avec lesquelles je suis souvent en désaccord, mais qui méritent réflexion.
Voilà. Bonnes visites, bon vent et heureuse navigation.
Normand Baillargeon
(Baillargeon.normand@uqam.ca)
J’ai pensé que ce numéro était l’occasion idéale de partager avec vous quelques-unes de mes meilleures adresses en éducation sur Internet. Je les classe, un peu arbitrairement, en trois catégories : les revues; les sites; les blogues.
Notez que pour ne pas alourdir inutilement ce texte, je ne donne pas les adresse url des sites dont je parle: vous les trouverez cependant facilement, simplement en mettant quelques mots-clés de ma description des sites dans un moteur de recherche, par exemple Google.
Des revues
En tant qu’universitaire, je dirais qu’outre les courriels, c’est en ce qui concerne les revues académiques qu’Internet m’est le plus utile et irremplaçable. Il faut peut-être avoir, comme moi, travaillé dans des revues durant la préhistoire, je veux dire il y a deux décennies seulement, pour comprendre. Laissez-moi vous raconter.
À cette époque-là, disons que vous trouviez un article susceptible de vous intéresser, soit parce que l’on le citait dans un livre ou un article, soit après avoir fouillé dans des fiches ou dans un de ces Index gigantesques et difficiles à manipuler que nous consultions pour cela. Vous croisiez alors les doigts en espérant que cette revue et le bon numéro se trouvent à la bibliothèque de votre institution; sinon, au moins, que ça se trouve dans une bibliothèque qui vous est accessible et où vous devrez alors aller; sinon, vous deviez faire venir une copie de article, parfois de très loin, ce qui prenait longtemps.
Aujourd’hui? Vous allez sur l’un ou l’autre site qui regroupe des revues et allez dans les archives, qui existent (ou existeront bientôt). Vous en profitez pour vous inscrire aux revues que vous aimez : vous recevrez un courriel quand paraît le prochain numéro, avec description de son contenu. Vous pourrez lire les articles qui vous intéressent en ligne; faire des recherches par noms d’auteurs, mots-clés, sujet, dans tout le contenu indexé des revues; et bien entendu accéder instantanément à plusieurs des articles cités par simples références croisées. C’est rapide, efficace et précieux. On ne cherche plus, on trouve, comme dirait Picasso.
Mon domaine est la philosophie de l’éducation et les revues que je lis surtout sont les suivantes, mes petites préférées : Studies in Philosophy and Education; Journal of Philosophy of Education; Theory and Research in Education; Educational Philosophy and Theory; Ethics and Education. Au Québec, la doxa philosophique en éducation est exposée et défendue dans la revue Vie Pédagogique, qui dispose d’un site Internet.
Enfin, comme j’aime savoir ce qui se raconte en recherche en éducation, je suis aussi abonné (virtuellement) au Journal of Educational Research.
Y a-t-il des inconvénients ou des risques à tout cela? Je dirais que je me méfie de ce qu’une surinformation n’incite, paradoxalement, à lire trop peu ou du moins à lire trop superficiellement et trop rapidement. Je pense, peut-être à tort, y échapper … au moins pour le moment. Il faut dire que j’imprime beaucoup et sans doute trop (pauvres arbres…).
Des sites
Le Net n’est pas très riche en sites philosophiques sur l’éducation. Mais il y a tout de même quelques lieux intéressants, par exemple celui qui nous propose de Penser et repenser l'école.
Si vous lisez l’anglais cependant, sachez qu’il existe une Encyclopedia of Philosophy of Education sur la Toile. La Stanford Encyclopedia of Philosophy regorge de textes intéressants pour philosopher sur l’éducation, tout comme la Routledge Encyclopedia of Philosophy — cette dernière est payante, mais votre institution, le cas échéant, est peut-être déjà abonnée.
Quels programmes et pratiques, en éducation, ont été mis à l’épreuve par de la recherche crédible? Quels ont été les résultats de ces recherches? La Best Evidence Encyclopedia aide à voir clair dans ces questions cruciales.
Le simple fait de suivre l’actualité en éducation est une lourde tâche. Un collègue à moi de l’UQAR, Jean Bernatchez, réunit sur son site appelé Gestion et Gouvernances scolaires, une précieuse agrégation de textes dont plusieurs sont de ceux que je ne voudrais pas avoir manqués. M. Bernatchez réunit cela pour des étudiants, mais tour le monde peut en profiter.
Pour en rester dans la catégorie : ‘information sur le monde de l’éducation’, mais avec cette fois un accent plus prononcé sur la recherche, le Pour une éducation de qualité de Jacques Tondreau vaut le détour.
Le créateur de la Direct Instruction, Siegfried Engelmann, possède un site, nommé par son surnom : Zig. Il y bouscule bon nombre de convictions qui sont en certains cas autant de vérités d’Évangile en éducation.
Il y a quelques années, j’aurais donné une fortune pour posséder l’introuvable Dictionnaire de pédagogie, de Ferdinand Buisson, véritable compendium d’une pensée et d’une sagesse progressistes en éducation publié sous Jules Ferry (Buisson est un radical et un humaniste pour lequel j’ai énormément d’affection). Eh bien une version est en ligne!
Je ne cite même pas les sites du MELS ou du CSE ou des syndicats: ça va sans dire. Et ça fait déjà beaucoup. Il me reste en fait tout juste la place pour citer le site belge L’École démocratique, qui est le site de l’Appel pour une école démocratique (Aped), animé par des gens dont je me sens assez proche, tout comme de Michel Delord, chez qui on trouve bien des choses, et notamment des écrits d’un matheux didacticien (je n’ai pas dit un didacticien des maths, notez-le!) fort intéressant, Rudolf Bkouche.
Des blogues
Au moment où je rédige ces lignes, Lise Bissonnette fait beaucoup jaser pour avoir parlé des blogueurs comme formant une «communauté de placoteux». Le fait est qu’elle a sans doute en grande partie raison. En grande partie, mais pas entièrement : car il y a des exceptions, et je pense qu’elle en conviendrait. Quoiqu’il en soit, je fréquente de blogues (j’en possède moi-même un) et certains me sont utiles et parfois précieux. Pour en rester en éducation, ceux que je visite le plus volontiers sont les suivants.
Je ne suis pas enseignant et ma spécialité ne m’amène pas souvent sur le plancher des vaches. Mais j’aime avoir des échos de ce qui s’y passe et de ce que pensent des enseignants. Je souhaite donc, à tout le moins, disposer d’une fenêtre sur le milieu.
Certains blogues sont pour moi de telles fenêtres. Je lis par exemple, avec plaisir et profit, les textes d’un certain Professeur masqué; d’un Prof ou goéland; des billets qui se veulent du Bouillon de poulet pour l’âne; et ceux d’un Prof malgré tout, ou encore d’Un autre prof et même d’un professeur qui voit Le Monde en saignant.
Mario tout de go est le nom du blogue tenu par Mario Asselin, qui collabore d’ailleurs à ce numéro. Nous avons lui et moi des désaccords assez marqués, mais son site m’est une riche source de sujets de réflexions, notamment sur les technologies, mais aussi sur l’actualité, le milieu scolaire et bien d’autres sujets.
Le Réseau pour l’Avancement de l’éducation au Québec possède un blogue, où s’exposent également bien des idées avec lesquelles je suis souvent en désaccord, mais qui méritent réflexion.
Voilà. Bonnes visites, bon vent et heureuse navigation.
Normand Baillargeon
(Baillargeon.normand@uqam.ca)
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vendredi, avril 30, 2010
... ET UNE AUTRE RADIO
Lundi, de 11 h à 12 h, à l'émission de Jean Carette, à Radio Ville-Marie. On parlera, me dit-on, de philosphie, mais aussi questions sociales et politiques.
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radio Ville-Marie
UNE RADIO
Je serai à l'émission Vous m'en lirez tant, de Radio-Canada, ce dimanche 2 mai, entre 14 et 16 heures, pour parler de philosophie.
mardi, avril 27, 2010
EXTRAIT D'UNE LETTRE DE ROCKER
Je traduis en ce moment un livre de Rudolf Rocker. Durant mon travail pour préparer l,introduction de ce livre, je suis tombé sur une lettre datée du 15 mai 1952 (à Boris Yelensky ). Rocker écrit, parlant de l'anarchisme:
«Il me semble que notre mouvement tout entier est devenu un vaste foyer de querelles personnelles — et pas seulement ici, aux États-Unis, mais dans tous les pays. On y trouve tant d’amertume, tant de présomption et une si forte tendance à minorer ou à dire du mal du bon travail d’autrui, qu’il n’est pas étonnant que notre mouvement soit entré dans la phase de son histoire la plus critique depuis l’époque de la Première Internationale. Les idées fondamentales de l’anarchisme ne mourront jamais et elles demeureront un source d’inspiration; mais je doute fort qu’un renouveau de l’esprit libertaire émanera des rangs du mouvement actuel .»
Ça mérite réflexion, il me semble...J'ai en tout cas voulu en garder trace ici.
«Il me semble que notre mouvement tout entier est devenu un vaste foyer de querelles personnelles — et pas seulement ici, aux États-Unis, mais dans tous les pays. On y trouve tant d’amertume, tant de présomption et une si forte tendance à minorer ou à dire du mal du bon travail d’autrui, qu’il n’est pas étonnant que notre mouvement soit entré dans la phase de son histoire la plus critique depuis l’époque de la Première Internationale. Les idées fondamentales de l’anarchisme ne mourront jamais et elles demeureront un source d’inspiration; mais je doute fort qu’un renouveau de l’esprit libertaire émanera des rangs du mouvement actuel .»
Ça mérite réflexion, il me semble...J'ai en tout cas voulu en garder trace ici.
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mercredi, avril 21, 2010
INTRODUCTION À L’ÉTHIQUE - 3 LA SCIENCE ET L’ÉTHIQUE – 3ème partie
[Pour Québec Sceptique. Les numéros s'obtiennent essentiellement par abonnement. Ceci est une version abrégée et sans les notes de bas de page.]
Parentèle et réciprocité sont les deux piliers de l’altruisme dans un monde darwinien : mais il se construit bien des structures secondaires sur ces deux piliers.
Richard Dawkins
(The God Delusion, 2006)
Dans cette section sur la science et l’éthique de la présente série, je veux rappeler comment la biologie contemporaine a résolu l’énigme de l’altruisme et, en en exposant quelques-unes, montrer comment cette solution a ouvert la porte à de nombreuses et possiblement éclairantes hypothèses sur les origines et la nature de l’éthique et, partant, sur sa naturalisation.
Ces analyses éparses ont bien évidemment encouragé des tentatives de synthèses, qui les placeraient dans un ensemble cohérent permettant de comprendre globalement les phénomènes liés à la moralité. De tels efforts de synthèse n’ont pas manqué depuis quelques années. Je tracerai la prochaine fois les grandes lignes de l’une d’entre elles, proposée par le bien connu Michael Shermer, fondateur du magazine Skeptic. Je poserai alors aussi la question de la signification de ces travaux pour l’éthique et la méta-éthique, tout particulièrement relativement à la guillotine de Hume que j’ai exposée dans un texte précédent (pour mémoire : est-il valide de passer des jugements descriptifs et factuels concernant l’origine de la moralité aux jugements prescriptifs de la moralité? Quelle valeur et quelle signification accorder à des travaux qui semblent s’autoriser ce saut?)
Les questions abordés ici sont vastes et le territoire en friche : ce qui suit est inévitablement partiel et fragmentaire. Pour cette raison, j’indiquerai à la fin de cette série quelques ouvrages qui aideront qui le souhaite à aller plus loin.
Le problème de l’altruisme en biologie
L’altruisme qui pose problème en biologie doit être distingué de l’altruisme au sens courant, qu’on peut appeler altruisme psychologique. L’altruisme psychologique est celui du sens commun, celui de la psychologie et de la philosophie usuelles et il qualifie un acte comme altruiste s’il est posé pour des motifs dirigés vers le bien d’autrui «et sans prise en considération d’un quelconque avantage personnel futur», comme le dit bien Christine Claven. A contrario, un acte relève de l’altruisme évolutionniste s’il a pour effet «d’augmenter la valeur de survie et de reproduction d’autrui aux dépens de sa propre valeur de survie et de reproduction ».
Des comportements altruistes entendus en ce sens sont légion dans la nature. Parmi les cas d’altruisme qui intriguaient tant Darwin figuraient notamment, on l’a vu, ceux de ces insectes de l’ordre des Hyménoptères, qui comprend les abeilles, les fourmis et les guêpes. C’est qu’on y retrouve des femelles stériles qui ne se reproduisent pas et qui passent plutôt leur vie à s’occuper des filles mises au monde par leur mère et aussi des individus (comme les abeilles) qui défendent la colonie par des comportements qui causent leur mort (par exemple, en piquant les intrus).
Mais l’existence tant de ces actes altruistes que de ces individus stériles pose une formidable énigme, déjà reconnue par Darwin, à la théorie de l’évolution. Et on comprend sans mal pourquoi, quand il présentera la sociobiologie, E.O. Wilson pourra écrire que la question de l’altruisme en constitue le problème théorique fondamental. Wilson le formulera comme suit: «[…] comment l’altruisme qui, par définition, diminue la valeur sélective de l’individu, peut-il évoluer par sélection naturelle? ». On ne saurait mieux dire.
Certains auteurs tirèrent de ces difficultés la conclusion que d’autres forces que celles postulées par la théorie de l’évolution devaient être à l’œuvre dans l’évolution; d’autres suggérèrent de sortir du cadre du darwinisme classique et de penser l’évolution à partir du groupe plutôt que de l’individu — et cette approche conserve aujourd’hui encore quelques défenseurs. Un siècle d’efforts insatisfaisants s’écoula et il fallut attendre la nouvelle synthèse, celle du néo-darwinisme incorporant la révolution génétique, pour qu’une solution apparaisse.
Dans le cadre de cette nouvelle synthèse, c’est à partir des gènes plutôt que des individus que l’évolution doit être comprise : le darwinisme classique cherchait à comprendre les caractéristiques des organismes comme conférant ou non un avantage dans la compétition avec les autres pour laisser des descendants; la nouvelle synthèse se demande comment ces caractéristiques aident (ou non) les gènes qui constituent cet organisme à assurer leur pérennité.
Hamilton et la sélection de parentèle
Ce n’est qu’en 1964 que William D. Hamilton (1936-2000) donnera la réponse désormais la plus généralement admise à certaines questions que nous avons soulevées plus haut .
L’idée de base est que l’altruisme peut se développer entre des organismes qui ont des liens de parenté (on parlera pour cette raison d’altruisme de parentèle) et qui partagent donc des gènes en commun. Cet altruisme survient dès lors que les bénéfices qu’en tire le receveur sont supérieurs à ce qu’ils ont coûté au donneur. Hamilton formule une règle qui porte désormais son nom: rB > C, où B est le bénéfice pour celui qui profite du comportement altruiste, C le coût pour l’organisme altruiste et r le coefficient de proximité génétique. On comprend ainsi qu’un gène, que Dawkins appellera « égoïste » quand il vulgarisera les idées de Hamilton en 1976, peut programmer son porteur à aider des individus qui porte une de ses répliques et que cet altruisme augmente sa possibilité de proliférer. Cette idée est non seulement intuitivement convaincante quand on réfléchit à des animaux comme les humains, où les enfants possèdent la moitié des gènes de chacun de leurs parents, le quart avec leurs petits-enfants, et ainsi de suite, mais elle résolvait aussi brillamment l’énigme des insectes Hyménoptères, dont la génétique est particulière. [L’encadré qui suit fournit un début d’explication de cette question complexe].
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« Chez les abeilles, ainsi que chez la majorité des espèces de cet ordre, les femelles sont issues d'un zygote diploïde. Par contre les mâles […] se développent à partir d'un ovule haploïde non fécondé. Dans ce système haplodiploïde les valeurs des relations d'apparentement sont modifiées et la transmission des gènes devient alors différente entre les lignées maternelles et paternelles. [… La socialité des abeilles repose sur ces observations. Une femelle partage plus de gènes avec ses sœurs (3/4) qu'avec ses propres descendants (1/2). Par conséquent, on comprend qu'au niveau évolutif un système génétique conduisant à augmenter la production de sœurs au détriment d'une descendance directe puisse être sélectionné.»
Source : Insectes sociaux : [http://insectesociaux.skyrock.com/2.html]
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L’altruisme de parentèle est une première percée, un premier pilier comme dit Dawkins, vers une approche évolutionniste de l’éthique : il permet de comprendre que chez nos ancêtres était en place quelque chose qui permettra le développement de la moralité. L’altruisme réciproque fournira la deuxième percée.
L’altruisme réciproque
L’altruisme de parentèle concerne nos proches ; cependant, la moralité semble impliquer plus que cela, puisqu’existent dans nos sociétés (et déjà chez certains animaux) de multiples formes d’altruisme pratiquées envers des êtres avec lesquels nous ne partageons manifestement pas ou que bien peu de gènes.
Mais des gènes qui nous prédisposeraient à pratiquer l’altruisme envers des êtres auxquels nous ne sommes pas génétiquement liés contribueraient à la propagation de gènes égoïstes et devraient donc disparaître avec le temps. La solution de cette nouvelle énigme date de 1971 et est en grande partie l’oeuvre de Robert Trivers qui suppose que l’altruisme émerge comme stratégie de réciprocité . L’idée de départ est la suivante.
L’altruisme de réciprocité est une stratégie par laquelle un organisme fait preuve d’altruisme envers un autre organisme afin de pouvoir plus tard être à son tour le bénéficiaire de son altruisme. «Gratte-moi le dos et je gratterai le tien plus tard», en somme.
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L’altruisme réciproque chez les chauve-souris vampires
L’altruisme réciproque est pratiqué chez les chauve-souris vampires (Desmodus Rotundus), qui ont été étudiées par G. Wilkinson. Ce cas est notable puisque son apparition suppose notamment, comme on le verra, des capacités cognitives développées permettant la détection des tricheurs.
Il est fréquent pour ces animaux de ne pas parvenir à se nourrir durant une nuit donnée : or, ils mourraient s’ils ne mangeaient pas durant quelques jours de suite.
Ici, une chauve-souris affamée en sollicite une autre, d’abord en lui grattant le ventre (c) puis en lui léchant le visage (d); la donneuse, consentante, régurgite ensuite du sang à la demandeuse (e).
[Wilkinson, Gerald S., «Reciprocal Food Sharing in the Vampire Bat», Nature, 1984, 308: 181-184]
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Mais notre problème reste posé. En effet, là où l’altruisme réciproque est pratiqué, il sera avantageux de recevoir sans jamais donner et de devenir un bénéficiaire sans contrepartie (communément appelé : «free-rider»), un tricheur qui bénéficie sans jamais payer son dû des avantages de la coopération : en ce cas, l’évolution ne devrait à terme produire que de tels tricheurs et interdire l’altruisme de réciprocité : si le hasard fait apparaître ce type de gènes, l’évolution les éliminera. Comment la coopération que postulle l’altruisme réciproque et qui existe manifestement a-t-il pu se déployer ?
La théorie des jeux, qui pose de manière générale et formelle la question de la coopération et des conditions de sa pratique avantageuse, va permettre de poser et de résoudre cette question.
La théorie des jeux à la rescousse
La théorie des jeux, exposée en 1944 par John Von Neumann (1903-1957) [voir encadré] et Oskar Morgenstern (1902 -1977), est devenue un puissant et indispensable outil dans les sciences sociales. C’est à elle que le mathématicien John F. Nash (1928), rendu célèbre par le film A Beautiful Mind, a apporté ses plus importantes contributions scientifiques. Elle s’est avérée extrêmement utile pour cerner certains problèmes concernant l’évolution et pour étudier ces innombrables dilemmes bien réels qui apparaissent quand on doit choisir de coopérer ou non dans la poursuite de nos intérêts personnels qu’on cherche rationnellement à maximiser. Pour en avoir une idée, considérez ce qui suit.
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John von Neumann (1903-1957) a été un des plus grands scientifiques du XXe siècle. En plus de la théorie des jeux, il a contribuée de manière significative à des développements en mécanique quantique, en analyse fonctionnelle, en informatique, en théorie des ensembles, en intelligence artificielle, ainsi que dans bien d’autres domaines des mathématiques.
Les légendes qui circulent sur son intelligence et sa mémoire, qui étaient extraordinaires, abondent. En voici une.
Il est amusant de poser à des mathématiciens la petite énigme suivante. Deux cyclistes distants de 20 km partent au même moment l’un vers l’autre, tous deux roulant à 10 km/h. Toujours au même moment, une mouche quitte le guidon d’un des vélos et vole à 15 km/h vers le guidon de l’autre ; quand elle l’atteint, elle fait instantanément demi-tour et revient vers le premier vélo ; et ainsi de suite, jusqu’à ce que les deux vélos se rejoignent. On demande quelle distance la mouche a alors parcourue.
Les personnes formées en mathématiques voudront typiquement résoudre cette énigme en sommant la série des distances parcourues : ce qui est long et compliqué. Mais si on remarque que les vélos se rencontreront une heure après leur départ et que la mouche aura donc volé durant une heure, on sait donc aussitôt qu’elle aura parcouru 15 km.
On raconte qu’on posa un jour cette énigme à von Neuman. Il répondit aussitôt : «15 km». «Vous la connaissiez», dit son questionneur. «Pas du tout, répondit von Neumann. J’ai simplement sommé la série».
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Supposons que deux personnes, Jean et Thierry, ont été arrêtées par la police qui les soupçonne d’un crime grave, mais sans pouvoir le prouver. La police peut cependant prouver leur culpabilité pour un délit moins grave. On les interroge séparément, chacun étant dans une pièce différente. Chaque prisonnier peut avouer ou ne pas avouer le crime plus grave, mais il ignore ce que fera l’autre.
Si tous deux confessent, chacun fera une peine de prison de 5 ans; si aucun des deux ne confesse, ils seront incarcérés pour un an — la peine prévue pour le délit moins grave que la police peut prouver; mais on leur promet aussi que si l’un d’eux confesse, il sera libre, tandis que son partenaire écopera de dix ans de prison.
La théorie des jeux étudie de telles situations conflictuelles (les scénarii peuvent être infiniment plus complexes) et cherche, en dressant une «matrice des gains», à déterminer la stratégie rationnelle optimale.
On notera que dans le dilemme présenté ici, la poursuite par chacun de son seul intérêt maximisé (ne pas aller en prison) conduit les deux joueurs en prison pour cinq ans, tandis que s’ils coopèrent et renoncent à leur intérêt personnel maximisé, ils obtiennent le meilleur résultat collectif (chacun écopant d’une seule année de prison) et les individus s’en tirent mieux s’ils coopèrent que s’ils sont égoïstes.
Revenons à notre altruisme de réciprocité. Il s’agira de trouver comment certains animaux placés dans certaines circonstances et jouant de manière répétée à un tel dilemme du prisonnier finiront par générer un altruisme de réciprocité qui serait la stratégie la plus avantageuse. Robert Axelrod a identifié les conditions qui doivent être réunies . Les organismes doivent d’abord rencontrer souvent les mêmes autres organismes; ils doivent reconnaître ces organismes déjà croisés et les distinguer d’organismes étrangers; ils doivent enfin se rappeler comment ils ont été traités par les organismes qu’ils ont croisés, car la détection des tricheurs est cruciale. Mais si ces conditions sont réunies, à long terme, la coopération et l’altruisme réciproque vont se fixer dans les populations concernées et ceux-ci s’avèrent donc compatibles avec la sélection naturelle et pourrait avoir émergé d’elle.
Un des plus intéressant des travaux réalisés dans ce contexte a justement été accompli par Robert Axelrod. Nombreux sont ceux qui y voient une prometteuse avenue vers une gauche néo-darwinienne — comme une sorte de mise à jour de la réflexion de Kropotkine .
En un mot, il a organisé des tournois dans lesquels diverses stratégies de comportement à adopter dans des situations de possible compétition ou coopération s’affrontaient — des stratégies pouvant aller de coopérer toujours, ne jamais coopérer et couvrant un immense spectre d’autres options entre les deux . De nombreuses personnes étaient invitées à rédiger un programme informatique prescrivant à des créatures leurs comportements en réaction au comportement d’autres créatures avec lesquelles ils interagissent. Axelrod les fit ensuite entrer en compétition chacune contre chacune des autres afin de voir laquelle aurait le plus de succès. C’est le plus simple et le plus court de tous les programmes qui concourut dans cette compétition qui l’emporta. Appelé Tit-for-tat, c’est-à-dire donnant-donnant, il préconise de commencer par coopérer avec l’autre créature que l’on vient de rencontrer et de continuer à coopérer si l’autre coopère , mais de ne pas coopérer si l’autre ne coopère pas et de continuer à réagir de la sorte lors des rencontres subséquentes, en répondant par de la coopération à de la coopération et à un refus de coopérer par un refus de coopérer.
Ces deux piliers en place, on devine sans doute qu’ils invitent à construire un très grand nombre de ces «structures secondaires» dont parle Dawkins et qui concernent non seulement la moralité, mais de très nombreux autres sujets.
Une pléthore de travaux et d’avenues de recherche
Les recherches en question sont aujourd’hui réalisées en sociobiologie, en psychologie (évolutionniste), en anthropologie, en biologie, en philosophie et en théorie des jeux. Ils portent sur l’évolution des comportements sociaux et altruistes, et sur les conditions nécessaires à leur apparition.
Claven en dresse le sommaire inventaire suivant: «En réalité, elles donnent des interprétations de la fonction et des conditions nécessaires à l’apparition de phénomènes liés à la moralité : sentiments sociaux, capacité de réflexion, transmission culturelle, propension à sanctionner certains comportements, normes de conduite, etc. Ce domaine d’investigation, quoique encore largement inexploré, est à la fois foisonnant et prometteur. Voici quelques résultats qui me paraissent particulièrement intéressants. Tout d’abord un bon nombre de recherches montrent que pour être efficaces, les normes sociales doivent être renforcées par la sanction ou par des émotions suffisamment fortes pour motiver l’action. D’autre part, il semblerait que la stabilité des groupes sociaux dépende de la présence, chez leurs membres, de certaines tendances à caractère social ; notamment la tendance à se conformer à la majorité ou à imiter les individus prestigieux. Enfin, de manière plus générale, l’apparition et la stabilisation du comportement et de la pensée morale trouvent diverses explications: la moralité aurait par exemple été sélectionnée parce qu’elle favorise la coordination et la coopération entre les individus d’une société ; selon d’autres auteurs, elle aurait été sélectionnée parce qu’elle permet d’établir une certaine égalité entre les membres d’une société .»
Étant donné ces faits, que s’ensuit-il pour la compréhension de ce que nous sommes et pour l’éthique en particulier ? Dawkins a formulé de manière remarquable cette question en ouverture de l’ouvrage désormais classique dans lequel il vulgarisait les idées que je viens d’exposer. Il nous demande d’imaginer un homme dont on saurait qu’il a longtemps survécu, et même vécu en étant très prospère, dans le milieu des gangsters de Chicago. Ce serait, dit-il, raisonnable de conclure que cet homme possède certaines caractéristiques — disons : qu’il est dur, impitoyable, qu’il a la détente facile, etc.
Dawkins poursuit : «Comme les gangsters de Chicago triomphants, nos gènes ont survécu, dans certains cas pendant des millions d'années, dans un monde hautement concurrentiel. Cela nous laisse en droit d'attendre certaines qualités dans nos gènes. J'indiquerai que la qualité prédominante escomptée dans un gène triomphant est l'égoïsme impitoyable. Cet égoïsme génétique suscitera habituellement de l'égoïsme dans le comportement individuel. Cependant, comme nous le verrons, il existe des circonstances spéciales dans lesquelles un gène peut mieux atteindre ses propres buts égoïstes en encourageant une forme limitée d'altruisme au niveau des animaux individuels .».
La prochaine fois, j’examinerai la synthèse de ces travaux tentée par Michael Shermer et proposerai un recul critique sur ces efforts de naturalisation de l’éthique, sur leur portée et leur signification.
Parentèle et réciprocité sont les deux piliers de l’altruisme dans un monde darwinien : mais il se construit bien des structures secondaires sur ces deux piliers.
Richard Dawkins
(The God Delusion, 2006)
Dans cette section sur la science et l’éthique de la présente série, je veux rappeler comment la biologie contemporaine a résolu l’énigme de l’altruisme et, en en exposant quelques-unes, montrer comment cette solution a ouvert la porte à de nombreuses et possiblement éclairantes hypothèses sur les origines et la nature de l’éthique et, partant, sur sa naturalisation.
Ces analyses éparses ont bien évidemment encouragé des tentatives de synthèses, qui les placeraient dans un ensemble cohérent permettant de comprendre globalement les phénomènes liés à la moralité. De tels efforts de synthèse n’ont pas manqué depuis quelques années. Je tracerai la prochaine fois les grandes lignes de l’une d’entre elles, proposée par le bien connu Michael Shermer, fondateur du magazine Skeptic. Je poserai alors aussi la question de la signification de ces travaux pour l’éthique et la méta-éthique, tout particulièrement relativement à la guillotine de Hume que j’ai exposée dans un texte précédent (pour mémoire : est-il valide de passer des jugements descriptifs et factuels concernant l’origine de la moralité aux jugements prescriptifs de la moralité? Quelle valeur et quelle signification accorder à des travaux qui semblent s’autoriser ce saut?)
Les questions abordés ici sont vastes et le territoire en friche : ce qui suit est inévitablement partiel et fragmentaire. Pour cette raison, j’indiquerai à la fin de cette série quelques ouvrages qui aideront qui le souhaite à aller plus loin.
Le problème de l’altruisme en biologie
L’altruisme qui pose problème en biologie doit être distingué de l’altruisme au sens courant, qu’on peut appeler altruisme psychologique. L’altruisme psychologique est celui du sens commun, celui de la psychologie et de la philosophie usuelles et il qualifie un acte comme altruiste s’il est posé pour des motifs dirigés vers le bien d’autrui «et sans prise en considération d’un quelconque avantage personnel futur», comme le dit bien Christine Claven. A contrario, un acte relève de l’altruisme évolutionniste s’il a pour effet «d’augmenter la valeur de survie et de reproduction d’autrui aux dépens de sa propre valeur de survie et de reproduction ».
Des comportements altruistes entendus en ce sens sont légion dans la nature. Parmi les cas d’altruisme qui intriguaient tant Darwin figuraient notamment, on l’a vu, ceux de ces insectes de l’ordre des Hyménoptères, qui comprend les abeilles, les fourmis et les guêpes. C’est qu’on y retrouve des femelles stériles qui ne se reproduisent pas et qui passent plutôt leur vie à s’occuper des filles mises au monde par leur mère et aussi des individus (comme les abeilles) qui défendent la colonie par des comportements qui causent leur mort (par exemple, en piquant les intrus).
Mais l’existence tant de ces actes altruistes que de ces individus stériles pose une formidable énigme, déjà reconnue par Darwin, à la théorie de l’évolution. Et on comprend sans mal pourquoi, quand il présentera la sociobiologie, E.O. Wilson pourra écrire que la question de l’altruisme en constitue le problème théorique fondamental. Wilson le formulera comme suit: «[…] comment l’altruisme qui, par définition, diminue la valeur sélective de l’individu, peut-il évoluer par sélection naturelle? ». On ne saurait mieux dire.
Certains auteurs tirèrent de ces difficultés la conclusion que d’autres forces que celles postulées par la théorie de l’évolution devaient être à l’œuvre dans l’évolution; d’autres suggérèrent de sortir du cadre du darwinisme classique et de penser l’évolution à partir du groupe plutôt que de l’individu — et cette approche conserve aujourd’hui encore quelques défenseurs. Un siècle d’efforts insatisfaisants s’écoula et il fallut attendre la nouvelle synthèse, celle du néo-darwinisme incorporant la révolution génétique, pour qu’une solution apparaisse.
Dans le cadre de cette nouvelle synthèse, c’est à partir des gènes plutôt que des individus que l’évolution doit être comprise : le darwinisme classique cherchait à comprendre les caractéristiques des organismes comme conférant ou non un avantage dans la compétition avec les autres pour laisser des descendants; la nouvelle synthèse se demande comment ces caractéristiques aident (ou non) les gènes qui constituent cet organisme à assurer leur pérennité.
Hamilton et la sélection de parentèle
Ce n’est qu’en 1964 que William D. Hamilton (1936-2000) donnera la réponse désormais la plus généralement admise à certaines questions que nous avons soulevées plus haut .
L’idée de base est que l’altruisme peut se développer entre des organismes qui ont des liens de parenté (on parlera pour cette raison d’altruisme de parentèle) et qui partagent donc des gènes en commun. Cet altruisme survient dès lors que les bénéfices qu’en tire le receveur sont supérieurs à ce qu’ils ont coûté au donneur. Hamilton formule une règle qui porte désormais son nom: rB > C, où B est le bénéfice pour celui qui profite du comportement altruiste, C le coût pour l’organisme altruiste et r le coefficient de proximité génétique. On comprend ainsi qu’un gène, que Dawkins appellera « égoïste » quand il vulgarisera les idées de Hamilton en 1976, peut programmer son porteur à aider des individus qui porte une de ses répliques et que cet altruisme augmente sa possibilité de proliférer. Cette idée est non seulement intuitivement convaincante quand on réfléchit à des animaux comme les humains, où les enfants possèdent la moitié des gènes de chacun de leurs parents, le quart avec leurs petits-enfants, et ainsi de suite, mais elle résolvait aussi brillamment l’énigme des insectes Hyménoptères, dont la génétique est particulière. [L’encadré qui suit fournit un début d’explication de cette question complexe].
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« Chez les abeilles, ainsi que chez la majorité des espèces de cet ordre, les femelles sont issues d'un zygote diploïde. Par contre les mâles […] se développent à partir d'un ovule haploïde non fécondé. Dans ce système haplodiploïde les valeurs des relations d'apparentement sont modifiées et la transmission des gènes devient alors différente entre les lignées maternelles et paternelles. [… La socialité des abeilles repose sur ces observations. Une femelle partage plus de gènes avec ses sœurs (3/4) qu'avec ses propres descendants (1/2). Par conséquent, on comprend qu'au niveau évolutif un système génétique conduisant à augmenter la production de sœurs au détriment d'une descendance directe puisse être sélectionné.»
Source : Insectes sociaux : [http://insectesociaux.skyrock.com/2.html]
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L’altruisme de parentèle est une première percée, un premier pilier comme dit Dawkins, vers une approche évolutionniste de l’éthique : il permet de comprendre que chez nos ancêtres était en place quelque chose qui permettra le développement de la moralité. L’altruisme réciproque fournira la deuxième percée.
L’altruisme réciproque
L’altruisme de parentèle concerne nos proches ; cependant, la moralité semble impliquer plus que cela, puisqu’existent dans nos sociétés (et déjà chez certains animaux) de multiples formes d’altruisme pratiquées envers des êtres avec lesquels nous ne partageons manifestement pas ou que bien peu de gènes.
Mais des gènes qui nous prédisposeraient à pratiquer l’altruisme envers des êtres auxquels nous ne sommes pas génétiquement liés contribueraient à la propagation de gènes égoïstes et devraient donc disparaître avec le temps. La solution de cette nouvelle énigme date de 1971 et est en grande partie l’oeuvre de Robert Trivers qui suppose que l’altruisme émerge comme stratégie de réciprocité . L’idée de départ est la suivante.
L’altruisme de réciprocité est une stratégie par laquelle un organisme fait preuve d’altruisme envers un autre organisme afin de pouvoir plus tard être à son tour le bénéficiaire de son altruisme. «Gratte-moi le dos et je gratterai le tien plus tard», en somme.
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L’altruisme réciproque chez les chauve-souris vampires
L’altruisme réciproque est pratiqué chez les chauve-souris vampires (Desmodus Rotundus), qui ont été étudiées par G. Wilkinson. Ce cas est notable puisque son apparition suppose notamment, comme on le verra, des capacités cognitives développées permettant la détection des tricheurs.
Il est fréquent pour ces animaux de ne pas parvenir à se nourrir durant une nuit donnée : or, ils mourraient s’ils ne mangeaient pas durant quelques jours de suite.
Ici, une chauve-souris affamée en sollicite une autre, d’abord en lui grattant le ventre (c) puis en lui léchant le visage (d); la donneuse, consentante, régurgite ensuite du sang à la demandeuse (e).
[Wilkinson, Gerald S., «Reciprocal Food Sharing in the Vampire Bat», Nature, 1984, 308: 181-184]
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Mais notre problème reste posé. En effet, là où l’altruisme réciproque est pratiqué, il sera avantageux de recevoir sans jamais donner et de devenir un bénéficiaire sans contrepartie (communément appelé : «free-rider»), un tricheur qui bénéficie sans jamais payer son dû des avantages de la coopération : en ce cas, l’évolution ne devrait à terme produire que de tels tricheurs et interdire l’altruisme de réciprocité : si le hasard fait apparaître ce type de gènes, l’évolution les éliminera. Comment la coopération que postulle l’altruisme réciproque et qui existe manifestement a-t-il pu se déployer ?
La théorie des jeux, qui pose de manière générale et formelle la question de la coopération et des conditions de sa pratique avantageuse, va permettre de poser et de résoudre cette question.
La théorie des jeux à la rescousse
La théorie des jeux, exposée en 1944 par John Von Neumann (1903-1957) [voir encadré] et Oskar Morgenstern (1902 -1977), est devenue un puissant et indispensable outil dans les sciences sociales. C’est à elle que le mathématicien John F. Nash (1928), rendu célèbre par le film A Beautiful Mind, a apporté ses plus importantes contributions scientifiques. Elle s’est avérée extrêmement utile pour cerner certains problèmes concernant l’évolution et pour étudier ces innombrables dilemmes bien réels qui apparaissent quand on doit choisir de coopérer ou non dans la poursuite de nos intérêts personnels qu’on cherche rationnellement à maximiser. Pour en avoir une idée, considérez ce qui suit.
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John von Neumann (1903-1957) a été un des plus grands scientifiques du XXe siècle. En plus de la théorie des jeux, il a contribuée de manière significative à des développements en mécanique quantique, en analyse fonctionnelle, en informatique, en théorie des ensembles, en intelligence artificielle, ainsi que dans bien d’autres domaines des mathématiques.
Les légendes qui circulent sur son intelligence et sa mémoire, qui étaient extraordinaires, abondent. En voici une.
Il est amusant de poser à des mathématiciens la petite énigme suivante. Deux cyclistes distants de 20 km partent au même moment l’un vers l’autre, tous deux roulant à 10 km/h. Toujours au même moment, une mouche quitte le guidon d’un des vélos et vole à 15 km/h vers le guidon de l’autre ; quand elle l’atteint, elle fait instantanément demi-tour et revient vers le premier vélo ; et ainsi de suite, jusqu’à ce que les deux vélos se rejoignent. On demande quelle distance la mouche a alors parcourue.
Les personnes formées en mathématiques voudront typiquement résoudre cette énigme en sommant la série des distances parcourues : ce qui est long et compliqué. Mais si on remarque que les vélos se rencontreront une heure après leur départ et que la mouche aura donc volé durant une heure, on sait donc aussitôt qu’elle aura parcouru 15 km.
On raconte qu’on posa un jour cette énigme à von Neuman. Il répondit aussitôt : «15 km». «Vous la connaissiez», dit son questionneur. «Pas du tout, répondit von Neumann. J’ai simplement sommé la série».
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Supposons que deux personnes, Jean et Thierry, ont été arrêtées par la police qui les soupçonne d’un crime grave, mais sans pouvoir le prouver. La police peut cependant prouver leur culpabilité pour un délit moins grave. On les interroge séparément, chacun étant dans une pièce différente. Chaque prisonnier peut avouer ou ne pas avouer le crime plus grave, mais il ignore ce que fera l’autre.
Si tous deux confessent, chacun fera une peine de prison de 5 ans; si aucun des deux ne confesse, ils seront incarcérés pour un an — la peine prévue pour le délit moins grave que la police peut prouver; mais on leur promet aussi que si l’un d’eux confesse, il sera libre, tandis que son partenaire écopera de dix ans de prison.
La théorie des jeux étudie de telles situations conflictuelles (les scénarii peuvent être infiniment plus complexes) et cherche, en dressant une «matrice des gains», à déterminer la stratégie rationnelle optimale.
On notera que dans le dilemme présenté ici, la poursuite par chacun de son seul intérêt maximisé (ne pas aller en prison) conduit les deux joueurs en prison pour cinq ans, tandis que s’ils coopèrent et renoncent à leur intérêt personnel maximisé, ils obtiennent le meilleur résultat collectif (chacun écopant d’une seule année de prison) et les individus s’en tirent mieux s’ils coopèrent que s’ils sont égoïstes.
Revenons à notre altruisme de réciprocité. Il s’agira de trouver comment certains animaux placés dans certaines circonstances et jouant de manière répétée à un tel dilemme du prisonnier finiront par générer un altruisme de réciprocité qui serait la stratégie la plus avantageuse. Robert Axelrod a identifié les conditions qui doivent être réunies . Les organismes doivent d’abord rencontrer souvent les mêmes autres organismes; ils doivent reconnaître ces organismes déjà croisés et les distinguer d’organismes étrangers; ils doivent enfin se rappeler comment ils ont été traités par les organismes qu’ils ont croisés, car la détection des tricheurs est cruciale. Mais si ces conditions sont réunies, à long terme, la coopération et l’altruisme réciproque vont se fixer dans les populations concernées et ceux-ci s’avèrent donc compatibles avec la sélection naturelle et pourrait avoir émergé d’elle.
Un des plus intéressant des travaux réalisés dans ce contexte a justement été accompli par Robert Axelrod. Nombreux sont ceux qui y voient une prometteuse avenue vers une gauche néo-darwinienne — comme une sorte de mise à jour de la réflexion de Kropotkine .
En un mot, il a organisé des tournois dans lesquels diverses stratégies de comportement à adopter dans des situations de possible compétition ou coopération s’affrontaient — des stratégies pouvant aller de coopérer toujours, ne jamais coopérer et couvrant un immense spectre d’autres options entre les deux . De nombreuses personnes étaient invitées à rédiger un programme informatique prescrivant à des créatures leurs comportements en réaction au comportement d’autres créatures avec lesquelles ils interagissent. Axelrod les fit ensuite entrer en compétition chacune contre chacune des autres afin de voir laquelle aurait le plus de succès. C’est le plus simple et le plus court de tous les programmes qui concourut dans cette compétition qui l’emporta. Appelé Tit-for-tat, c’est-à-dire donnant-donnant, il préconise de commencer par coopérer avec l’autre créature que l’on vient de rencontrer et de continuer à coopérer si l’autre coopère , mais de ne pas coopérer si l’autre ne coopère pas et de continuer à réagir de la sorte lors des rencontres subséquentes, en répondant par de la coopération à de la coopération et à un refus de coopérer par un refus de coopérer.
Ces deux piliers en place, on devine sans doute qu’ils invitent à construire un très grand nombre de ces «structures secondaires» dont parle Dawkins et qui concernent non seulement la moralité, mais de très nombreux autres sujets.
Une pléthore de travaux et d’avenues de recherche
Les recherches en question sont aujourd’hui réalisées en sociobiologie, en psychologie (évolutionniste), en anthropologie, en biologie, en philosophie et en théorie des jeux. Ils portent sur l’évolution des comportements sociaux et altruistes, et sur les conditions nécessaires à leur apparition.
Claven en dresse le sommaire inventaire suivant: «En réalité, elles donnent des interprétations de la fonction et des conditions nécessaires à l’apparition de phénomènes liés à la moralité : sentiments sociaux, capacité de réflexion, transmission culturelle, propension à sanctionner certains comportements, normes de conduite, etc. Ce domaine d’investigation, quoique encore largement inexploré, est à la fois foisonnant et prometteur. Voici quelques résultats qui me paraissent particulièrement intéressants. Tout d’abord un bon nombre de recherches montrent que pour être efficaces, les normes sociales doivent être renforcées par la sanction ou par des émotions suffisamment fortes pour motiver l’action. D’autre part, il semblerait que la stabilité des groupes sociaux dépende de la présence, chez leurs membres, de certaines tendances à caractère social ; notamment la tendance à se conformer à la majorité ou à imiter les individus prestigieux. Enfin, de manière plus générale, l’apparition et la stabilisation du comportement et de la pensée morale trouvent diverses explications: la moralité aurait par exemple été sélectionnée parce qu’elle favorise la coordination et la coopération entre les individus d’une société ; selon d’autres auteurs, elle aurait été sélectionnée parce qu’elle permet d’établir une certaine égalité entre les membres d’une société .»
Étant donné ces faits, que s’ensuit-il pour la compréhension de ce que nous sommes et pour l’éthique en particulier ? Dawkins a formulé de manière remarquable cette question en ouverture de l’ouvrage désormais classique dans lequel il vulgarisait les idées que je viens d’exposer. Il nous demande d’imaginer un homme dont on saurait qu’il a longtemps survécu, et même vécu en étant très prospère, dans le milieu des gangsters de Chicago. Ce serait, dit-il, raisonnable de conclure que cet homme possède certaines caractéristiques — disons : qu’il est dur, impitoyable, qu’il a la détente facile, etc.
Dawkins poursuit : «Comme les gangsters de Chicago triomphants, nos gènes ont survécu, dans certains cas pendant des millions d'années, dans un monde hautement concurrentiel. Cela nous laisse en droit d'attendre certaines qualités dans nos gènes. J'indiquerai que la qualité prédominante escomptée dans un gène triomphant est l'égoïsme impitoyable. Cet égoïsme génétique suscitera habituellement de l'égoïsme dans le comportement individuel. Cependant, comme nous le verrons, il existe des circonstances spéciales dans lesquelles un gène peut mieux atteindre ses propres buts égoïstes en encourageant une forme limitée d'altruisme au niveau des animaux individuels .».
La prochaine fois, j’examinerai la synthèse de ces travaux tentée par Michael Shermer et proposerai un recul critique sur ces efforts de naturalisation de l’éthique, sur leur portée et leur signification.
samedi, avril 17, 2010
QUELQUES OBSERVATIONS DE CHOMSKY SUR CERTAINES TENDANCES DE L’ANARCHISME ACTUEL
[Pour Le Monde Libertaire]
Il faut précieusement préserver le souvenir des idées anarchistes et, plus encore, des inspirantes luttes menées par les peuples qui ont cherché à se libérer de l’oppression et de la domination : non comme des manières de figer la pensée dans de nouveaux moules, mais comme une base à partir de laquelle comprendre à la fois la réalité sociale et le travail qu’il faudra accomplir pour la changer.
N. Chomsky
Je voudrais ici revenir sur une toute récente entrevue dans laquelle Noam Chomsky répond à quelques questions qui lui sont posées sur l’anarchisme [1]. Trois raisons m’incitent à le faire.
La première est que ce que raconte Chomsky n’est jamais inintéressant.
La deuxième est qu’il est relativement rare, depuis quelques années à tout le moins, qu’il se prononce sur l’anarchisme et tout particulièrement sur l’état de santé de l’anarchisme contemporain, comme c’est le cas dans cet entretien.
La troisième est que ce qu’il suggère est de nature à alimenter les discussions que nous devrions avoir entre nous sur les importantes questions vers lesquelles pointe Chomsky.
Mais avant d’en arriver à ces sujets, j’aimerais toucher un mot du rapport de Chomsky à l’anarchisme. J’insiste, cependant : il ne s’agit que d’un mot et la question des rapports de Chomsky à l’anarchisme, envisagée globalement et dans la longue durée de son activité théorique et militante, est plus complexe que ce que j’en dirai dans les lignes qui suivent, qui ne proposent qu’un modeste survol d’un territoire méconnu — et qui demanderait à être attentivement exploré.
Des rapports constants et singuliers
On se méprend souvent, m’a-t-il semblé, sur l’anarchisme de Chomsky, allant parfois jusqu’à lui refuser (sic!) cette appellation qu’il revendique pourtant.
Or Chomsky n’a cessé de se réclamer de ce qu’il appelle couramment, sans refuser l’appellation anarchiste, le socialisme libertaire. Son intérêt pour ces idées est ancien et le tout premier texte qu’il a publié, à neuf ans et dans le journal de l’école qu’il fréquentait alors, portait sur la Guerre d’Espagne, qui faisait alors rage et à laquelle, plus tard, il consacrera encore d’autres écrits, dont un texte majeur sur l’objectivité dans les travaux académiques. Chomsky, en fait, ne cessera jamais tout à fait d’écrire sur l’anarchisme, de parler de lui ou de s’en réclamer.
Je ferai pour commencer deux remarques sur cet anarchisme de Chomsky.
La première est son anti-autoritarisme qui résulte de la conviction que les êtres humains se développent de manière optimale dans des conditions de liberté. Il en résulte bien entendu le refus du capitalisme et de l’économie de marché, les corporations étant décrites comme des institutions totalitaires, mais aussi de l’économie planifiée et du socialisme étatique. Il résulte aussi, de cette importance accordée à la liberté, des conceptions de l’éducation, du politique, de l’État, de la culture et de bien d’autres sujets où les contraintes à chaque fois sont a priori perçues comme suspectes et devant se justifier — les abattre devenant le mot d’ordre quand elles ne peuvent passer le test de leur justification. (Notons sans pouvoir y insister que cette revendication de liberté est depuis toujours, au sein de l’anarchisme, en tension avec un idéal égalitaire, et l’expression socialisme libertaire qu’utilise couramment Chomsky a le mérite de la rappeler.)
Ma deuxième remarque est pour rappeler que Chomsky inscrit fermement son anarchisme dans la tradition des Lumières et dans le rationalisme qui les caractérise. La référence au rationalisme signifie bien entendu un solide engagement envers la raison, la science, la rigueur et le débat argumentatif; mais il signifie aussi une défense d’une certaine conception de l’être humain au sein de laquelle la liberté évoquée plus haut est centrale, et dans laquelle il est admis, contre un certain culturalisme et contre un certain empirisme qui les croit indéfiniment malléables, que les êtres humains possèdent des caractéristiques naturelles qui les définissent. Comme on le soupçonne, ses travaux en linguistique et en science cognitive apportent quelque crédit à ces idées, même si Chomsky a toujours été très prudent sur les rapports entre ses contributions à la linguiste et ses positions politiques libertaires, refusant d’y voir autre chose que des liens ténus et établis à un niveau passablement élevé d’abstraction. Quoiqu’il en soit, ce rationalisme ainsi défini singularise lui aussi Chomsky : parmi les anarchistes, d’abord, mais aussi au sein de la gauche.
Au total, Chomsky se fait de l’anarchisme une idée assez large pour, sinon y faire figurer, du moins en rapprocher des auteurs qui seraient tenus par certains comme étant, sinon extérieurs au mouvement, ou du moins comme se situant à ses franges — par exemple Anton Pannekoek, théoricien des conseils ouvriers. Il exprime aussi une profonde sympathie pour des auteurs anarchistes relativement moins connus, comme Diego Abad de Santillan ou Rudolph Rocker.
Chomsky invite au total à une vision non dogmatique de l’anarchisme, qui reconnaît à la fois son importance et sa singularité dans l’histoire des idées et des mouvements politiques et son actualité : il a à ce propos maintes fois rappelé la valeur de ce que l’anarchisme, tel qu’il le conçoit, met de l’avant, de ses espoirs, de son projet politique et économique et affirmé leur pertinence dans la résolution des défis que nous affrontons aujourd’hui. Ce vers quoi pointent ces espoirs et ces projets est bien décrit dans la déclaration suivante : «Je veux croire, dit Chomsky, que les êtres humains possèdent un instinct de liberté et qu’ils souhaitent réellement contrôler leurs propres affaires; qu’ils ne veulent être ni bousculés, ni commandés ni opprimés etc.; et qu’ils souhaitent avoir l’opportunité de faire des choses qui ont du sens, comme du travail constructif et dont ils ont le contrôle — ou qu’ils contrôlent avec d’autres».
C’est donc, on l’aura deviné, avec des a priori très ouverts et sympathiques que Chomsky parle de l’anarchisme actuel, à propos duquel il formule néanmoins quelques critiques et observations qui méritent d’être entendues.
Quelques observations et hypothèses de Chomsky sur l’anarchisme contemporain
Je regrouperai ces observations et hypothèses en trois volets. Elles concernent respectivement l’atomisme et le sectarisme d’à tout le moins une part du mouvement anarchiste actuel; son hostilité envers la science et la technologie; et finalement, la question du réformisme.
Chomsky note pour commencer que s’il existe de (relativement) nombreuses personnes qui se disent attachées à l’anarchisme et qui se réclament de ce qu’elles estiment être l’anarchisme, en revanche il n’existe guère, sauf exception, par exemple en Espagne, de mouvement anarchiste. L’anarchisme tend ainsi à être, du moins aux Etats-Unis (et ailleurs on peut le présumer), plutôt atomisé, non seulement en individus plus ou moins isolés, mais aussi en groupes parfois très sectaires et qui passent un temps considérable à s’attaquer les uns les autres.
Chomsky voit là quelque chose de singulier (et j’ajouterais : de paradoxal), à savoir que, du moins dans son pays, si on excepte de très brèves périodes historiques, il n’y a jamais eu autant d’anarchistes qu’aujourd’hui, mais jamais non plus si peu d’anarchisme, à tout le moins si, par ce dernier mot, on entend un mouvement qui serait plutôt unifié dans des combats communs et qu’on pourrait dès lors critiquer, rejeter, souhaiter améliorer ou au contraire abattre, et ainsi de suite.
Une tâche lui parait donc s’imposer : le dépassement du sectarisme et de l’intolérance et, dans la reconnaissance de notre grande ignorance de ce que sera une société libertaire, l’admission qu’il reste de la place pour des désaccords sains et constructifs, mais qu’il faut savoir exprimer dans, comme il le dit, des échanges tenus «de manière civilisée et fraternelle et avec le sentiment d’une solidarité entretenue dans la poursuite d’un but commun».
Le deuxième ensemble de remarques de Chomsky se déploie justement à partir de l’examen de cette question des buts communs à poursuivre. Lesquels choisir? Et comment les poursuivre de manière efficace? Il en signale deux qui lui paraissent tout particulièrement vitaux : la prolifération nucléaire et la crise environnementale. Or, s’agissant de cette dernière, ajoute-t-il, il existe aussi, chez certains anarchistes, une attitude d’opposition à la science qui disqualifie d’emblée l’anarchisme comme avenue politique crédible et sérieuse. «À moins, dit-il, de consentir à [réduire l’humanité] à 100 000 chasseurs-cueilleurs, si on prend au sérieux la survie de milliards d’être humains, de leurs enfants et petits-enfants, cela va demander des percées scientifiques et technologiques».
On notera ici que Chomsky ne préconise en rien une idolâtrie de la science ou de la technologie, comme on notera aussi qu’il n’ignore rien non plus (rappelons-nous de ce qu’il dit de la prolifération nucléaire) des usages potentiellement mortels pour l’espèce toute entière qu’on peut en faire : il n’est toutefois pas difficile d'identifier des individus ou des groupes, parmi les anarchistes mais pas seulement là, qui ont bel et bien cette attitude qu’il décrie, une attitude qui peut en effet fort bien avoir, en bout de piste, les terribles effets qu’il redoute.
Le troisième ensemble de remarques concerne, si je comprends bien sa pensée, le type d’action que nous devrions entreprendre pour confronter ce vaste et puissant système à la fois corporatif et étatique dans lequel nous vivons et qui s’est mis en place depuis des décennies à coup d’ingénierie sociale réalisée à grande échelle.
Ce vers quoi il souhaite attirer l’attention, cette fois, c’est sur le fait que ce combat, aussi bien sur le plan de la réflexion que de l’action concrète et de la pratique, exige et exigera bien plus que de grandes et vertueuses déclarations d’adhésion à des objectifs lointains (disons : ‘je veux vivre dans une société juste, libre et égalitaire’) : cela demande la défense de causes, des buts plus proches et modestes, et, à travers «la reconnaissance de la réalité sociale et économique telle qu’elle est», la création patiente et progressive des institutions de demain au sein de la société d’aujourd’hui — comme le disait déjà Bakounine.
En rester à la pureté des propositions, pense Chomsky, constitue un frein à une action militante efficace qui devrait avoir des causes à défendre en matière de droits des travailleurs, de problèmes environnementaux, de la lutte à la pauvreté et ainsi de suite. Faute de quoi, on court, dit-il, le risque de sombrer dans «ce sectarisme, cette étroitesse, ce manque de solidarité et d’objectifs partagés qui a toujours été une pathologie des groupes marginaux, particulièrement à gauche».
Ce sectarisme peut en outre être dommageable à ceux que ses promoteurs voudraient précisément aider, dès lors qu’il conduit à adopter des stratégies militantes qui, sous des couvert de radicalité, renforcent finalement la position des institutions dominantes tout en nous éloignant de combats qui doivent être menés et de ceux avec lesquels nous devrions combattre.
Chomsky prend ici comme exemple, américain, un anarchisme qui se réfugierait derrière un anti-étatisme de principe pour ne pas appuyer la réforme de la santé qui se met en place, toute imparfaite soit-elle, et dont des millions de personnes bénéficieront. Une telle ligne de conduite interdit en outre à toutes fins utiles de contribuer à l’éducation et à la mobilisation qu’exige la crise économique, dont les mêmes personnes que tout à l’heure souffrent les premières.
Fort heureusement, conclut Chomsky, des journaux et organisations anarchistes ne sombrent pas dans ces carences et se préoccupent de ces objectifs à court terme. Cela aussi, et fort heureusement, est exact.
Il y a là, je pense, de quoi amplement alimenter des discussions.
Il faut précieusement préserver le souvenir des idées anarchistes et, plus encore, des inspirantes luttes menées par les peuples qui ont cherché à se libérer de l’oppression et de la domination : non comme des manières de figer la pensée dans de nouveaux moules, mais comme une base à partir de laquelle comprendre à la fois la réalité sociale et le travail qu’il faudra accomplir pour la changer.
N. Chomsky
Je voudrais ici revenir sur une toute récente entrevue dans laquelle Noam Chomsky répond à quelques questions qui lui sont posées sur l’anarchisme [1]. Trois raisons m’incitent à le faire.
La première est que ce que raconte Chomsky n’est jamais inintéressant.
La deuxième est qu’il est relativement rare, depuis quelques années à tout le moins, qu’il se prononce sur l’anarchisme et tout particulièrement sur l’état de santé de l’anarchisme contemporain, comme c’est le cas dans cet entretien.
La troisième est que ce qu’il suggère est de nature à alimenter les discussions que nous devrions avoir entre nous sur les importantes questions vers lesquelles pointe Chomsky.
Mais avant d’en arriver à ces sujets, j’aimerais toucher un mot du rapport de Chomsky à l’anarchisme. J’insiste, cependant : il ne s’agit que d’un mot et la question des rapports de Chomsky à l’anarchisme, envisagée globalement et dans la longue durée de son activité théorique et militante, est plus complexe que ce que j’en dirai dans les lignes qui suivent, qui ne proposent qu’un modeste survol d’un territoire méconnu — et qui demanderait à être attentivement exploré.
Des rapports constants et singuliers
On se méprend souvent, m’a-t-il semblé, sur l’anarchisme de Chomsky, allant parfois jusqu’à lui refuser (sic!) cette appellation qu’il revendique pourtant.
Or Chomsky n’a cessé de se réclamer de ce qu’il appelle couramment, sans refuser l’appellation anarchiste, le socialisme libertaire. Son intérêt pour ces idées est ancien et le tout premier texte qu’il a publié, à neuf ans et dans le journal de l’école qu’il fréquentait alors, portait sur la Guerre d’Espagne, qui faisait alors rage et à laquelle, plus tard, il consacrera encore d’autres écrits, dont un texte majeur sur l’objectivité dans les travaux académiques. Chomsky, en fait, ne cessera jamais tout à fait d’écrire sur l’anarchisme, de parler de lui ou de s’en réclamer.
Je ferai pour commencer deux remarques sur cet anarchisme de Chomsky.
La première est son anti-autoritarisme qui résulte de la conviction que les êtres humains se développent de manière optimale dans des conditions de liberté. Il en résulte bien entendu le refus du capitalisme et de l’économie de marché, les corporations étant décrites comme des institutions totalitaires, mais aussi de l’économie planifiée et du socialisme étatique. Il résulte aussi, de cette importance accordée à la liberté, des conceptions de l’éducation, du politique, de l’État, de la culture et de bien d’autres sujets où les contraintes à chaque fois sont a priori perçues comme suspectes et devant se justifier — les abattre devenant le mot d’ordre quand elles ne peuvent passer le test de leur justification. (Notons sans pouvoir y insister que cette revendication de liberté est depuis toujours, au sein de l’anarchisme, en tension avec un idéal égalitaire, et l’expression socialisme libertaire qu’utilise couramment Chomsky a le mérite de la rappeler.)
Ma deuxième remarque est pour rappeler que Chomsky inscrit fermement son anarchisme dans la tradition des Lumières et dans le rationalisme qui les caractérise. La référence au rationalisme signifie bien entendu un solide engagement envers la raison, la science, la rigueur et le débat argumentatif; mais il signifie aussi une défense d’une certaine conception de l’être humain au sein de laquelle la liberté évoquée plus haut est centrale, et dans laquelle il est admis, contre un certain culturalisme et contre un certain empirisme qui les croit indéfiniment malléables, que les êtres humains possèdent des caractéristiques naturelles qui les définissent. Comme on le soupçonne, ses travaux en linguistique et en science cognitive apportent quelque crédit à ces idées, même si Chomsky a toujours été très prudent sur les rapports entre ses contributions à la linguiste et ses positions politiques libertaires, refusant d’y voir autre chose que des liens ténus et établis à un niveau passablement élevé d’abstraction. Quoiqu’il en soit, ce rationalisme ainsi défini singularise lui aussi Chomsky : parmi les anarchistes, d’abord, mais aussi au sein de la gauche.
Au total, Chomsky se fait de l’anarchisme une idée assez large pour, sinon y faire figurer, du moins en rapprocher des auteurs qui seraient tenus par certains comme étant, sinon extérieurs au mouvement, ou du moins comme se situant à ses franges — par exemple Anton Pannekoek, théoricien des conseils ouvriers. Il exprime aussi une profonde sympathie pour des auteurs anarchistes relativement moins connus, comme Diego Abad de Santillan ou Rudolph Rocker.
Chomsky invite au total à une vision non dogmatique de l’anarchisme, qui reconnaît à la fois son importance et sa singularité dans l’histoire des idées et des mouvements politiques et son actualité : il a à ce propos maintes fois rappelé la valeur de ce que l’anarchisme, tel qu’il le conçoit, met de l’avant, de ses espoirs, de son projet politique et économique et affirmé leur pertinence dans la résolution des défis que nous affrontons aujourd’hui. Ce vers quoi pointent ces espoirs et ces projets est bien décrit dans la déclaration suivante : «Je veux croire, dit Chomsky, que les êtres humains possèdent un instinct de liberté et qu’ils souhaitent réellement contrôler leurs propres affaires; qu’ils ne veulent être ni bousculés, ni commandés ni opprimés etc.; et qu’ils souhaitent avoir l’opportunité de faire des choses qui ont du sens, comme du travail constructif et dont ils ont le contrôle — ou qu’ils contrôlent avec d’autres».
C’est donc, on l’aura deviné, avec des a priori très ouverts et sympathiques que Chomsky parle de l’anarchisme actuel, à propos duquel il formule néanmoins quelques critiques et observations qui méritent d’être entendues.
Quelques observations et hypothèses de Chomsky sur l’anarchisme contemporain
Je regrouperai ces observations et hypothèses en trois volets. Elles concernent respectivement l’atomisme et le sectarisme d’à tout le moins une part du mouvement anarchiste actuel; son hostilité envers la science et la technologie; et finalement, la question du réformisme.
Chomsky note pour commencer que s’il existe de (relativement) nombreuses personnes qui se disent attachées à l’anarchisme et qui se réclament de ce qu’elles estiment être l’anarchisme, en revanche il n’existe guère, sauf exception, par exemple en Espagne, de mouvement anarchiste. L’anarchisme tend ainsi à être, du moins aux Etats-Unis (et ailleurs on peut le présumer), plutôt atomisé, non seulement en individus plus ou moins isolés, mais aussi en groupes parfois très sectaires et qui passent un temps considérable à s’attaquer les uns les autres.
Chomsky voit là quelque chose de singulier (et j’ajouterais : de paradoxal), à savoir que, du moins dans son pays, si on excepte de très brèves périodes historiques, il n’y a jamais eu autant d’anarchistes qu’aujourd’hui, mais jamais non plus si peu d’anarchisme, à tout le moins si, par ce dernier mot, on entend un mouvement qui serait plutôt unifié dans des combats communs et qu’on pourrait dès lors critiquer, rejeter, souhaiter améliorer ou au contraire abattre, et ainsi de suite.
Une tâche lui parait donc s’imposer : le dépassement du sectarisme et de l’intolérance et, dans la reconnaissance de notre grande ignorance de ce que sera une société libertaire, l’admission qu’il reste de la place pour des désaccords sains et constructifs, mais qu’il faut savoir exprimer dans, comme il le dit, des échanges tenus «de manière civilisée et fraternelle et avec le sentiment d’une solidarité entretenue dans la poursuite d’un but commun».
Le deuxième ensemble de remarques de Chomsky se déploie justement à partir de l’examen de cette question des buts communs à poursuivre. Lesquels choisir? Et comment les poursuivre de manière efficace? Il en signale deux qui lui paraissent tout particulièrement vitaux : la prolifération nucléaire et la crise environnementale. Or, s’agissant de cette dernière, ajoute-t-il, il existe aussi, chez certains anarchistes, une attitude d’opposition à la science qui disqualifie d’emblée l’anarchisme comme avenue politique crédible et sérieuse. «À moins, dit-il, de consentir à [réduire l’humanité] à 100 000 chasseurs-cueilleurs, si on prend au sérieux la survie de milliards d’être humains, de leurs enfants et petits-enfants, cela va demander des percées scientifiques et technologiques».
On notera ici que Chomsky ne préconise en rien une idolâtrie de la science ou de la technologie, comme on notera aussi qu’il n’ignore rien non plus (rappelons-nous de ce qu’il dit de la prolifération nucléaire) des usages potentiellement mortels pour l’espèce toute entière qu’on peut en faire : il n’est toutefois pas difficile d'identifier des individus ou des groupes, parmi les anarchistes mais pas seulement là, qui ont bel et bien cette attitude qu’il décrie, une attitude qui peut en effet fort bien avoir, en bout de piste, les terribles effets qu’il redoute.
Le troisième ensemble de remarques concerne, si je comprends bien sa pensée, le type d’action que nous devrions entreprendre pour confronter ce vaste et puissant système à la fois corporatif et étatique dans lequel nous vivons et qui s’est mis en place depuis des décennies à coup d’ingénierie sociale réalisée à grande échelle.
Ce vers quoi il souhaite attirer l’attention, cette fois, c’est sur le fait que ce combat, aussi bien sur le plan de la réflexion que de l’action concrète et de la pratique, exige et exigera bien plus que de grandes et vertueuses déclarations d’adhésion à des objectifs lointains (disons : ‘je veux vivre dans une société juste, libre et égalitaire’) : cela demande la défense de causes, des buts plus proches et modestes, et, à travers «la reconnaissance de la réalité sociale et économique telle qu’elle est», la création patiente et progressive des institutions de demain au sein de la société d’aujourd’hui — comme le disait déjà Bakounine.
En rester à la pureté des propositions, pense Chomsky, constitue un frein à une action militante efficace qui devrait avoir des causes à défendre en matière de droits des travailleurs, de problèmes environnementaux, de la lutte à la pauvreté et ainsi de suite. Faute de quoi, on court, dit-il, le risque de sombrer dans «ce sectarisme, cette étroitesse, ce manque de solidarité et d’objectifs partagés qui a toujours été une pathologie des groupes marginaux, particulièrement à gauche».
Ce sectarisme peut en outre être dommageable à ceux que ses promoteurs voudraient précisément aider, dès lors qu’il conduit à adopter des stratégies militantes qui, sous des couvert de radicalité, renforcent finalement la position des institutions dominantes tout en nous éloignant de combats qui doivent être menés et de ceux avec lesquels nous devrions combattre.
Chomsky prend ici comme exemple, américain, un anarchisme qui se réfugierait derrière un anti-étatisme de principe pour ne pas appuyer la réforme de la santé qui se met en place, toute imparfaite soit-elle, et dont des millions de personnes bénéficieront. Une telle ligne de conduite interdit en outre à toutes fins utiles de contribuer à l’éducation et à la mobilisation qu’exige la crise économique, dont les mêmes personnes que tout à l’heure souffrent les premières.
Fort heureusement, conclut Chomsky, des journaux et organisations anarchistes ne sombrent pas dans ces carences et se préoccupent de ces objectifs à court terme. Cela aussi, et fort heureusement, est exact.
Il y a là, je pense, de quoi amplement alimenter des discussions.
Libellés :
anarchisme,
Monde Libertaire,
Noam Chomksy,
Normand Baillargeon
mercredi, avril 14, 2010
mardi, avril 13, 2010
ÇA VOUS INTÉRESSERA PEUT-ÊTRE VOUS AUSSI...
Le libre-arbitre n'existe probablement pas, disent des scientifiques, mais ne le répétez pas et n'allez pas désespérer le 'Billancourt de la liberté'.
Une campagne pour faire arrêter le Pape pour crimes contre l'humanité lors de son prochain voyage en G.B.? R. Dawkins est bien d'accord.(En français ici) Que diront les quelque 68% d'Américains qui croient au diable (sic!) ? Que c'est un détail, je suppose...Il est vrai que le diable a été identifié: c'est C. Hitchens.
Les Simpsons sont avec moi!
Le rôle de intellectuel radical selon un certain Chomsky. Une vidéo, ici.
Sam Harris sur la science, les faits et la moralité. Réponse critique de Massimo Pigliucci. Réplique de Sam Harris.
Lise Bissonnette sur le journalisme, le web, les blogues et tout ceci-cela.
Ned Block et Philip Kitcher recensent de manière très critique le récent livre de Jerry Fodor et de Massimo Piattellli-Palmarni sur Darwin, qui fait énormément jaser. C'est ici.
Une campagne pour faire arrêter le Pape pour crimes contre l'humanité lors de son prochain voyage en G.B.? R. Dawkins est bien d'accord.(En français ici) Que diront les quelque 68% d'Américains qui croient au diable (sic!) ? Que c'est un détail, je suppose...Il est vrai que le diable a été identifié: c'est C. Hitchens.
Les Simpsons sont avec moi!
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Sam Harris sur la science, les faits et la moralité. Réponse critique de Massimo Pigliucci. Réplique de Sam Harris.
Lise Bissonnette sur le journalisme, le web, les blogues et tout ceci-cela.
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dimanche, avril 11, 2010
CHEZ CHRISTIANE CHARRETTE...
DEUX RECENSIONS
(Billet paru dans Le Libraire)
L’AVENIR DE LA GLOBALISATION DU MONDE
L’économie est une science sociale singulière.
On y trouve pour commencer des modèles mathématiques sophistiqués et d’une énorme complexité qui donnent à ses analyses et prédictions une précision inégalée parmi les sciences sociales.
L’ennui, et c’est là un petit secret bien mal gradé puisque chacun peut vite le découvrir, l’ennui est que ces modèles reposent souvent sur des hypothèses et idéalisations qui font qu’analyses et prédictions n’entretiennent parfois qu’un lien bien ténu avec la réalité.
Par ailleurs, dans l’espace public, il arrive que le discours tenu au nom de l’économie soit profondément idéologique et serve ni plus ni moins d’arme au service de certains intérêts, qu’il serait superflu de nommer ici.
Devant ce qui est avancé au nom de la science économique, une saine prudence s’impose donc.
Ce que signifiera la fin du pétrole
Ceci rappelé, j’en viens au livre de Jeff Rubin.
Celui-ci est un économiste qui a travaillé dans les plus hautes sphères (nommément à la CIBC) et qui s’est rendu célèbre pour quelques prédictions qui se sont réalisées (notamment la chute du marché immobilier de Toronto). Il est à présent auteur et conférencier spécialisé sur la question du pétrole et sur l’impact qu’aura la flambée annoncée de son prix — Rubin prédisait dès 2000 un baril à 100$; il prédit qu’il sera bientôt à 200$, voire plus.
Sa thèse est simple. La demande pour du pétrole continue de croître, alimentée comme chacun sait par des pays comme la Chine et l’Inde, mais aussi par les pays de l’OPEP, le Mexique, la Russie. Le pétrole qui reste, car il en reste, va coûter de plus en plus cher à extraire (pensons aux sables bitumineux de l’Alberta).
Or, c’est le pétrole qui a servi de combustible à la globalisation et qui a permis, par le faible coût du transport, la course vers les endroits où se trouvent des ressources et de la main d’oeuvre bon marché. Ces possibilités se fermant, le monde va bientôt radicalement changer.
M. Rubin est un auteur agréable à lire et qui sait raconter une histoire, ce qui est assez rare chez les auteurs d’essais : on n’a aucun mal à comprendre pourquoi il est un orateur énormément sollicité sur le circuit où il y a une forte demande pour des propos comme les siens. Avec lui, problématiques et concepts économiques deviennent clairs et incarnés.
Il faut lire par exemple ces pages où il raconte le circuit économique que fait un saumon pêché en Norvège, transporté en Chine pour y être mis en filets puis envoyé à votre supermarché avant d’aboutir dans votre assiette au restaurant (pp. 12-14) : ça en fait des kilomètres et des litres de pétrole et ce que Rubin soutient se comprend alors parfaitement.
La meilleure partie du livre me paraît se trouver dans les derniers chapitres, où l’auteur argue que notre monde va rapetisser puisque nous vivrons et consommerons plus localement. J’avoue que j’aurais aimé qu’il s’attarde plus longuement à cet aspect des choses. En tout cas, c’en serait fini des fraises du bout du monde en janvier, fini d’habiter loin de son travail, et les voyages en avion seraient drastiquement réduits. En ce sens, notre monde, en rapetissant, redeviendrait aussi immense. «C’est le retour à un nouveau monde […] beaucoup plus vaste, dans lequel nous sommes beaucoup plus petits», écrit-il. (p. 368)
Les possibles limites d’une thèse
Toutefois, et outre que cette thèse de la fin du pétrole n’est absolument pas neuve, les principaux défauts de l’ouvrage, à mon sens, sont ceux de la profession de leur auteur que j’évoquais en commençant. La globalisation du monde est en effet un phénomène politique, historique, idéologique et social qui ne se réduit absolument pas à l’économie, encore moins au pétrole et à son prix.
Son combustible fut aussi et reste une idéologie mortifère mise aux services d’institutions d’une puissance inouïe, parfois occultes et à la légitimité démocratique douteuse ou inexistante. Dans le cas du pétrole, ce furent par exemple ces multinationales s’appropriant illégitimement des ressources, cela dans le cadre d’un ordre international maintenu par la force.
Si le propos de M. Rubin fait trop massivement l’impasse sur tout cela, c’est qu’il accepte d’emblée les cadres idéologiques où se déploie notre économie et n’imagine pas qu’on pourrait en changer.
L’auteur du deuxième livre dont je veux parler ne partage absolument pas les a priori de l’économiste.
Le pari de Chomsky
Les personnes qui me lisent ailleurs qu’en ces pages le savent, mais je le précise par honnêteté : je suis un grand admirateur de Noam Chomsky.
Scientifique éminent, l’homme a été au cœur de la création des sciences cognitives, un événement scientifique majeur du siècle dernier. Il a renouvelé la linguistique et apporté à la philosophie des contributions incontournables, notamment en ravivant les traditions rationaliste et innéiste. Qui le lit, ou discute avec lui, ce que j’ai eu la chance de faire récemment, ne doute pas être devant un esprit d’une puissance hors de l’ordinaire. Et cela tout le monde en convient, du moins quand il s’agit de sciences cognitives, de linguistique ou de philosophie.
Mais il y a un deuxième Chomsky, ouvertement anarchiste et lui aussi auteur d’une œuvre majeure, mais cette fois souvent reçue avec hostilité, et dans laquelle il n’a cessé de dénoncer la politique étrangère américaine et la globalisation du monde menée par les institutions dominantes et à leur profit.
Si vous ne connaissez pas bien l’un ou l’autre de ces Chomsky, ces entretiens entre lui et Jean Bricmont (il s’agit bien de celui de la célèbre affaire Sokal) sont une occasion idéale de faire connaissance.
Bricmont interroge donc Chomsky, habilement et sans craindre de le pousser parfois dans ses derniers retranchements. En deux entretiens, le territoire couvert est vaste : philosophie, science, changement social, nature humaine, impérialisme, histoire politique récente, anarchisme et quelques autres.
Chomsky est parfaitement lucide sur ce qu’a signifié la globalisation du monde des vingt dernières années et ce qui l’a alimentée. Ce qu’il a à en dire converge vers ce qu’il appelle un «pari de Pascal», celui qu’il a fait sa vie durant : «Si nous abandonnons l’espoir et que nous nous résignons à la passivité, nous faisons en sorte que le pire adviendra; si nous conservons l’espoir et travaillons dur pour que ces promesses se réalisent, la situation peut s’améliorer». (pp. 29-30)
Sitôt qu’on se place dans la perspective qu’ouvre Chomsky, on se met à imaginer d’autres avenues pour la globalisation et on se dit, entre tant d’exemples, que l’abolition ou la diminution des dépenses militaires (et de mille autres activités économiques destructrices) seraient aussi des manières toute simples de changer l’économie…
Ouvrages recensés
RUBIN, Jeff, Demain, un tout petit monde. Comment le pétrole entraînera la fin de la mondialisation, Éditions Hurtubise, Montréal, 2010.
CHOMSKY, Noam et BRICMONT, Jean, Raison contre pouvoir, le pari de Pascal, L’herne, Collection Carnets, Paris, 2009.
L’AVENIR DE LA GLOBALISATION DU MONDE
L’économie est une science sociale singulière.
On y trouve pour commencer des modèles mathématiques sophistiqués et d’une énorme complexité qui donnent à ses analyses et prédictions une précision inégalée parmi les sciences sociales.
L’ennui, et c’est là un petit secret bien mal gradé puisque chacun peut vite le découvrir, l’ennui est que ces modèles reposent souvent sur des hypothèses et idéalisations qui font qu’analyses et prédictions n’entretiennent parfois qu’un lien bien ténu avec la réalité.
Par ailleurs, dans l’espace public, il arrive que le discours tenu au nom de l’économie soit profondément idéologique et serve ni plus ni moins d’arme au service de certains intérêts, qu’il serait superflu de nommer ici.
Devant ce qui est avancé au nom de la science économique, une saine prudence s’impose donc.
Ce que signifiera la fin du pétrole
Ceci rappelé, j’en viens au livre de Jeff Rubin.
Celui-ci est un économiste qui a travaillé dans les plus hautes sphères (nommément à la CIBC) et qui s’est rendu célèbre pour quelques prédictions qui se sont réalisées (notamment la chute du marché immobilier de Toronto). Il est à présent auteur et conférencier spécialisé sur la question du pétrole et sur l’impact qu’aura la flambée annoncée de son prix — Rubin prédisait dès 2000 un baril à 100$; il prédit qu’il sera bientôt à 200$, voire plus.
Sa thèse est simple. La demande pour du pétrole continue de croître, alimentée comme chacun sait par des pays comme la Chine et l’Inde, mais aussi par les pays de l’OPEP, le Mexique, la Russie. Le pétrole qui reste, car il en reste, va coûter de plus en plus cher à extraire (pensons aux sables bitumineux de l’Alberta).
Or, c’est le pétrole qui a servi de combustible à la globalisation et qui a permis, par le faible coût du transport, la course vers les endroits où se trouvent des ressources et de la main d’oeuvre bon marché. Ces possibilités se fermant, le monde va bientôt radicalement changer.
M. Rubin est un auteur agréable à lire et qui sait raconter une histoire, ce qui est assez rare chez les auteurs d’essais : on n’a aucun mal à comprendre pourquoi il est un orateur énormément sollicité sur le circuit où il y a une forte demande pour des propos comme les siens. Avec lui, problématiques et concepts économiques deviennent clairs et incarnés.
Il faut lire par exemple ces pages où il raconte le circuit économique que fait un saumon pêché en Norvège, transporté en Chine pour y être mis en filets puis envoyé à votre supermarché avant d’aboutir dans votre assiette au restaurant (pp. 12-14) : ça en fait des kilomètres et des litres de pétrole et ce que Rubin soutient se comprend alors parfaitement.
La meilleure partie du livre me paraît se trouver dans les derniers chapitres, où l’auteur argue que notre monde va rapetisser puisque nous vivrons et consommerons plus localement. J’avoue que j’aurais aimé qu’il s’attarde plus longuement à cet aspect des choses. En tout cas, c’en serait fini des fraises du bout du monde en janvier, fini d’habiter loin de son travail, et les voyages en avion seraient drastiquement réduits. En ce sens, notre monde, en rapetissant, redeviendrait aussi immense. «C’est le retour à un nouveau monde […] beaucoup plus vaste, dans lequel nous sommes beaucoup plus petits», écrit-il. (p. 368)
Les possibles limites d’une thèse
Toutefois, et outre que cette thèse de la fin du pétrole n’est absolument pas neuve, les principaux défauts de l’ouvrage, à mon sens, sont ceux de la profession de leur auteur que j’évoquais en commençant. La globalisation du monde est en effet un phénomène politique, historique, idéologique et social qui ne se réduit absolument pas à l’économie, encore moins au pétrole et à son prix.
Son combustible fut aussi et reste une idéologie mortifère mise aux services d’institutions d’une puissance inouïe, parfois occultes et à la légitimité démocratique douteuse ou inexistante. Dans le cas du pétrole, ce furent par exemple ces multinationales s’appropriant illégitimement des ressources, cela dans le cadre d’un ordre international maintenu par la force.
Si le propos de M. Rubin fait trop massivement l’impasse sur tout cela, c’est qu’il accepte d’emblée les cadres idéologiques où se déploie notre économie et n’imagine pas qu’on pourrait en changer.
L’auteur du deuxième livre dont je veux parler ne partage absolument pas les a priori de l’économiste.
Le pari de Chomsky
Les personnes qui me lisent ailleurs qu’en ces pages le savent, mais je le précise par honnêteté : je suis un grand admirateur de Noam Chomsky.
Scientifique éminent, l’homme a été au cœur de la création des sciences cognitives, un événement scientifique majeur du siècle dernier. Il a renouvelé la linguistique et apporté à la philosophie des contributions incontournables, notamment en ravivant les traditions rationaliste et innéiste. Qui le lit, ou discute avec lui, ce que j’ai eu la chance de faire récemment, ne doute pas être devant un esprit d’une puissance hors de l’ordinaire. Et cela tout le monde en convient, du moins quand il s’agit de sciences cognitives, de linguistique ou de philosophie.
Mais il y a un deuxième Chomsky, ouvertement anarchiste et lui aussi auteur d’une œuvre majeure, mais cette fois souvent reçue avec hostilité, et dans laquelle il n’a cessé de dénoncer la politique étrangère américaine et la globalisation du monde menée par les institutions dominantes et à leur profit.
Si vous ne connaissez pas bien l’un ou l’autre de ces Chomsky, ces entretiens entre lui et Jean Bricmont (il s’agit bien de celui de la célèbre affaire Sokal) sont une occasion idéale de faire connaissance.
Bricmont interroge donc Chomsky, habilement et sans craindre de le pousser parfois dans ses derniers retranchements. En deux entretiens, le territoire couvert est vaste : philosophie, science, changement social, nature humaine, impérialisme, histoire politique récente, anarchisme et quelques autres.
Chomsky est parfaitement lucide sur ce qu’a signifié la globalisation du monde des vingt dernières années et ce qui l’a alimentée. Ce qu’il a à en dire converge vers ce qu’il appelle un «pari de Pascal», celui qu’il a fait sa vie durant : «Si nous abandonnons l’espoir et que nous nous résignons à la passivité, nous faisons en sorte que le pire adviendra; si nous conservons l’espoir et travaillons dur pour que ces promesses se réalisent, la situation peut s’améliorer». (pp. 29-30)
Sitôt qu’on se place dans la perspective qu’ouvre Chomsky, on se met à imaginer d’autres avenues pour la globalisation et on se dit, entre tant d’exemples, que l’abolition ou la diminution des dépenses militaires (et de mille autres activités économiques destructrices) seraient aussi des manières toute simples de changer l’économie…
Ouvrages recensés
RUBIN, Jeff, Demain, un tout petit monde. Comment le pétrole entraînera la fin de la mondialisation, Éditions Hurtubise, Montréal, 2010.
CHOMSKY, Noam et BRICMONT, Jean, Raison contre pouvoir, le pari de Pascal, L’herne, Collection Carnets, Paris, 2009.
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Normand Baillageon
samedi, avril 10, 2010
CHEZ JOEL LE BIGOT
Je serai chez Joel Le Bigot demain (dimanche, le 11 avril) matin pour parler de Stéroïdes pour comprendre la philosophie et de Je pense, donc je ris. Humour et philosophie, le collectif que j'ai co-dirigé avec Christian Boissinot.
lundi, avril 05, 2010
DES NOUVELLES ; ET MES ÉTUDIANTS ME FONT HONNEUR
Je suis enseveli sous une tonne de papier, avec des tas de textes à rendre et le sentiment que tout ce papier pourrait bien suffire à assécher le Richelieu qui coule devant chez moi. À peine de le temps d'écrire ici et encore moins d'y intervenir.
Je prendrai tout de même le temps d'aller faire un saut au lancement de la collection Stéroïdes pour comprendre, d'Amérik Média, dont les trois premiers titres paraissent simultanément. Ce sont: Stéroïdes pour comprendre le réchauffement climatique, de François Watier; Stéroïdes pour comprendre les OGM, de Valérie Levée; et Stéroïdes pour comprendre la philosophie, que je signe. Le lancement a lieu à Montréal, à la librairie Port de tête, le lundi 12 avril, de 17 à 19h. Informations ici.
Au même endroit, mais le 16 avril cette fois, lancement du collectif dirigé par Marc Chevier, Par delà l'école-machine, dans lequel je signe un chapitre.
Richard Brouillete continue de présenter son film, L'encerclement, qui vient de sortir en France. Le 9 avril il est à Caen, au Cinéma Lux. Autres dates disponible sur le site du film.
Finalement, quelque chose qui m'a énormément touché. Depuis une dizaine d'années, je donnais en grands groupes et à la demande de mon université, des cours de premiers cycle de fondements de l'éducation. Les étudiantes et étudiants m'ont fait l'honneur d'en dire du bien et de les évaluer très positivement. Comme il fallait s'y attendre, on a donc choisi d'abolir cette formule, à ma grande tristesse. Mais mes étudiantes et étudiants protestent et viennent de lancer une pétition. Je suis ému et honoré, vraiment ému et honoré.
Si je vous ai enseigné et que vous souhaitez signer, c'est ici. On verra ce que ça donne. Mais merci à toutes et tous. Vous l'ai-je dit? Je suis touché.
En attendant, je me promets qu'un jour, et pas trop lointain, je raconterai mes belles aventures dans le merveilleux monde des sciences de l'éducation.
Je prendrai tout de même le temps d'aller faire un saut au lancement de la collection Stéroïdes pour comprendre, d'Amérik Média, dont les trois premiers titres paraissent simultanément. Ce sont: Stéroïdes pour comprendre le réchauffement climatique, de François Watier; Stéroïdes pour comprendre les OGM, de Valérie Levée; et Stéroïdes pour comprendre la philosophie, que je signe. Le lancement a lieu à Montréal, à la librairie Port de tête, le lundi 12 avril, de 17 à 19h. Informations ici.
Au même endroit, mais le 16 avril cette fois, lancement du collectif dirigé par Marc Chevier, Par delà l'école-machine, dans lequel je signe un chapitre.
Richard Brouillete continue de présenter son film, L'encerclement, qui vient de sortir en France. Le 9 avril il est à Caen, au Cinéma Lux. Autres dates disponible sur le site du film.
Finalement, quelque chose qui m'a énormément touché. Depuis une dizaine d'années, je donnais en grands groupes et à la demande de mon université, des cours de premiers cycle de fondements de l'éducation. Les étudiantes et étudiants m'ont fait l'honneur d'en dire du bien et de les évaluer très positivement. Comme il fallait s'y attendre, on a donc choisi d'abolir cette formule, à ma grande tristesse. Mais mes étudiantes et étudiants protestent et viennent de lancer une pétition. Je suis ému et honoré, vraiment ému et honoré.
Si je vous ai enseigné et que vous souhaitez signer, c'est ici. On verra ce que ça donne. Mais merci à toutes et tous. Vous l'ai-je dit? Je suis touché.
En attendant, je me promets qu'un jour, et pas trop lointain, je raconterai mes belles aventures dans le merveilleux monde des sciences de l'éducation.
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vendredi, mars 19, 2010
DIX ÉNIGMES PHILOSOPHIQUES À MÉDITER
Un chapitre prévu pour mes Stéroïdes pour comprendre la philosophie, mais qui n'y sera pas faute de place. C'est un work-in-progress qui devrait être revu et corrigé.]
Nous terminerons notre (inévitablement incomplet) survol de la philosophie en vous proposant dix énigmes philosophiques qui sont autant d’invitations à en prolonger l’étude dans les directions qu’elles suggèrent
1. Zénon rattrapera-t-il la tortue?
Zénon! Cruel Zénon! Zénon d'Êlée!
M'as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas!
Le son m'enfante et la flèche me tue!
Ah! le soleil . . . Quelle ombre de tortue
Pour l'âme, Achille immobile à grands pas
Paul Valéry
(Le cimetière marin)
On ne sait que peu de choses de Zénon d’Élée (vers 490 – vers 425), mais ce que nous en savons donne à penser qu’il possédait une intelligence absolument remarquable.
Zénon était un disciple de Parménide et on lui doit divers arguments extrêmement ingénieux visant à soutenir les doctrines de son maître sur l’impossibilité et le caractère illusoire du mouvement, du changement et de la pluralité. Plus précisément, Zénon, pour défendre ces idées, mettra de l’avant de troublants paradoxes (Proclus lui en attribue 40, dans un traité hélas perdu) destinés à montrer que nos intuitions de ces choses (mouvement, changement, pluralité), que lui et Parménide nient, sont, et pour cause, incohérentes.
Ces paradoxes n’ont depuis lors cessé de fasciner et de préoccuper des philosophes et des scientifiques. Certains d’entre eux, qui concernent le mouvement, ont exercé une profonde influence sur le développement des mathématiques. Ils nous sont connus par la discussion que leur consacre Aristote dans sa Physique et on les désigne par les noms suivants : La Dichotomie, Le Stade, La Flèche et Achille et la Tortue.
Nous allons ici nous intéresser à ce dernier, sans doute le plus célèbre, qui est présenté comme suit par Aristote: «[…] le plus lent à la course ne sera jamais rattrapé par le plus rapide; car celui qui poursuit doit toujours commencer par atteindre le point d’où est parti le fuyard, de sorte que le plus lent a toujours quelque avance.»
Que comprendre par cela ? La tradition utilise pour l’expliquer l’exemple d’une course entre Achille et une tortue.
Achille, le héros aux pieds légers, est, on le sait, de tous les Grecs, le plus rapide coureur. Une course est néanmoins organisée entre lui et la lente tortue. Beau joueur, Achille donne à la tortue une avance. Voilà les données de base du paradoxe.
Supposons pour simplifier qu’Achille avance d’un mètre à la seconde et que la tortue avance deux fois moins vite.
Appelons A le point d’où part Achille et B le point d’où part la tortue. La course commence et bien vite, très exactement en 1 seconde, Achille est parvenu au point B. La tortue, pendant ce temps, a avancé de .5 mètres et se trouve au point C, au moment où Achille arrive au point B, et elle est donc toujours en avance (mais moins grande) sur le héros. La course continue. Achille parvient très vite à ce point C. Mais il lui a fallu du temps pour ce faire et pendant ce temps, la tortue, elle aussi, a avancé. La voici au point D, qu’Achille rejoint très, très rapidement, sans doute : mais ce trajet lui demande néanmoins un certain temps, durant lequel la tortue est parvenu au point E. Et le raisonnement se poursuit de la sorte, infiniment : et c’est pourquoi, conclut Zénon, Achille ne pourra jamais, dans une course, rattraper une tortue à laquelle il a consacré une longueur d’avance.
Tout le monde sait bien qu’Achille rattrapera la tortue : le problème n’est pas là, mais bien dans le fait d’indiquer où se trouve l’erreur dans le raisonnement de Zénon
Zénon suggère que les distances qui séparent Achille de la tortue s’amenuisent sans cesse, mais qu’après chaque nouvelle étape de la course (durant laquelle Achille parvient au point où était la tortue à l’étape précédente), il lui reste toujours une nouvelle distance, aussi petite soit-elle, à parcourir, une distance qui correspond à celle parcourue par la tortue durant le même temps pris par Achille pour parvenir au point où elle se trouvait : Achille ne parviendra donc jamais à rattraper la tortue, qui reste toujours en avance sur lui d’une distance donnée — qui va s’amenuisant, mais qui n’est jamais entièrement abolie.
Le paradoxe a inspiré bien des développements en logique, en mathématiques et en physique et certains d’entre eux peuvent expliquer ce qui nous paraît d’abord à ce point paradoxal et contre-intuitif dans le raisonnement de Zénon.
Achille parcourt d’abord une unité, c’est-à-dire le mètre qui le conduit au point B. Puis une demie unité, qui le mène au point C. Puis un quart d’unité, qui l’amène au point D. Et ainsi de suite
Dans le langage des mathématiques modernes, la distance qu’il parcourt s’exprime comme suit:
1+ 1/2+ 1/4+ 1/8+1/16+ 1/32 …+ 1/2n + …
Zénon, on l’a vu, pense qu’on n’en finira jamais. Mais les mathématiques modernes suggèrent que nous nous trouvons ici devant une série convergente dont la limite est 0. Ces deux idées — série convergente avec limite et zéro — étaient inconnues des Grecs anciens et ont profondément entravé leur capacité à répondre à Zénon.
Mais cette explication ne satisfait pas tout le monde et certains rappellent que cette série tend vers sa limite, mais sans jamais l’atteindre : ce qui était précisément ce qu’affirmait Zénon.
2. L’actuel Roi de France est-il chauve?
Bertrand Russell (1872-1970), logicien, philosophe et réformateur social a été une des plus marquantes figures intellectuelles du XXe siècle. Il est en outre un des principaux concepteurs de cette méthode dite analytique, inspirée par la logique et les mathématiques et qui se pratiquera abondamment en philosophie dans le monde anglo-saxon.
La célèbre « théorie des descriptions », qu'il expose dans un article paru en 1905, est un bon exemple de ce qu'il propose et elle est d’ailleurs généralement reconnue comme le paradigme de la philosophie analytique du XXe siècle.
En termes très simples, disons que Russell montre que nous sommes leurrés par le langage quand nous imaginons qu'il doit y avoir un référent correspondant à tout nom et que cela conduit à des absurdités manifestes dans le cas de propositions comme : « L'actuel roi de France est chauve ». La France n'est pas une monarchie et n'a donc pas de roi. La proposition est-elle fausse ? Si on le dit, alors, en vertu de la loi du tiers exclu, sa négation – l'actuel roi de France n'est pas chauve – devrait être vraie : ce qui ne semble pas avoir de sens.
La solution de Russell est habile et met en oeuvre la logique et l'analyse. Elle consiste à rendre explicite le fait que la phrase implique l'existence d'un roi de France, et à la décomposer en énoncés qui peuvent être affirmés ou niés séparément.
Si on convient de désigner par R le prédicat « présent roi de France » et par C « être chauve », la proposition : « Le présent roi de France est chauve » sera réécrite de la manière suivante :
1. Il existe un x tel que Rx ;
(Il existe une personne qui est roi de France.)
2. Pour tout y, si Ry, alors y=x ;
(Il n'y en a qu'une : « le » roi de France.)
3.Cx (Cette personne est chauve.)
Ce qui se notera comme suit en logique formelle :
x [ (Rx y ( R y y=x)) Cx]
Malicieux, Russell, qui ne portait pas Hegel dans son cœur, suggérera que ce genre de problème ne se pose par pour les hégéliens pour qui l’actuel Roi de France … porte une perruque !
3. Les problèmes de Gettier remettent-ils en question l’analyse de la connaissance avancée par Platon?
On se souvient de l’analyse tripartite de la connaissance proposée par Platon.
Or, un auteur contemporain, Edmund Gettier (1927) a voulu montrer, en imaginant des contre-exemples, que cette analyse tripartite de la connaissance pourrait après tout être insatisfaisante. Pour ce faire, il a imaginé des situations où les trois conditions sont satisfaites, mais où ne peut pas dire d’une sujet S qu’il sait que P. Voici l’un d’eux.
Supposons que Smith et Jones sont les deux candidats à un certain poste. Supposons en outre que Smith a des bonnes raisons de tenir pour vraie la proposition conjonctive suivante :
(a) C’est Jones qui va obtenir le poste et Jones a dix pièces de monnaie dans sa poche.
Ce que sont ces bonnes raisons importe peu (disons, si vous voulez, que le président de la compagnie a dit à Smith que Jones allait obtenir le poste et que Smith vient tout juste de voir Jones compter la monnaie qu’il a dans sa poche) : l’important, ici, est que Smith est épistémiquement justifié de tenir (a) pour vraie.
Smith est alors épistémiquement justifié de croire que la proposition suivante, qui s’ensuit, est vraie :
(b) La personne qui va obtenir le poste a dix pièces de monnaie dans sa poche.
Mais supposons aussi que, sans qu’il le sache, c’est bien lui, Smith, et non Jones, qui va obtenir le poste; supposons encore que lui-même, Jones, a également, sans le savoir, dix pièces de monnaie dans sa poche.
La proposition (b) est donc vraie, bien que la proposition (a), à partir de laquelle on l’a inférée, soit fausse.
Gettier suggère que dans cet exemple : la proposition (b) est vraie; Smith croit que la proposition (b) est vraie; Smith est justifié de croire que la proposition (b) est vraie.
Pourtant, il est évident que Smith ne sait pas que la proposition (b) est vraie : d’une part puisqu’elle est vraie en vertu du nombre de pièces de monnaie qu’il a dans sa poche et qu’il ignore; d’autre part parce qu’il fonde sa croyance en la proposition (b) sur le nombre de pièces de monnaie dans la poche de Jones, qu’il croit en outre, mais à tort, être la personne qui obtiendra le poste.
Alors? Faut-il repenser la définition tripartite de la connaissance?
De nombreux articles se publient encore pour en débattre.
4. Le paradoxe concernant l’omnipotence divine est-il concluant?
Comme nous l’avons vu plus haut, l’idée de Dieu a été jugée inconsistante par plusieurs philosophes, pour un bon nombre de raisons. En voici une, sous la forme d’un paradoxe concernant l’omnipotence. Il a été imaginée par C. Wade Savage et il a à ce point pénétré la culture populaire qu’il est même évoqué dans un épisode de la série Les Simpson.
Dans Weekend At Burnsie's (diffusé en 2002) , on assiste en effet à l’échange suivant entre Homer et son pieux voisin, Ned Flanders :
Homer : — Hé! J’ai une question à te poser. (Il saisit un bout de papier) «Dieu pourrait-il réchauffer une tortilla au four à micro-ondes jusqu’à ce qu’elle soit tellement brûlante que lui-même ne pourrait pas la manger?»
Ned : — Mais bien sûr qu’il le pourrait … quoique … Wow! Pour un casse-coco, c’est tout un casse-coco!
Homer : Tu comprends maintenant tout ce que je dois endurer.
Ned : Heureusement, j’ai juste ici un livre tout plein de réponses. (Il sort une Bible et la tend à Homère, qui la feuillette).
Homer vient de retrouver, à sa manière bien particulière, l’intriguant paradoxe de Wade portant sur l’omnipotence divine de Dieu appelé le Paradoxe de la pierre.
Voici comment celui-ci le formulait en 1967 — X désignant ici n’importe quel être :
1. Ou bien X peut créer un pierre que X ne peut soulever, ou bien X ne peut pas créer une pierre que X ne peut pas soulever.
2. Si X peut créer une pierre qu’il ne peut pas soulever, alors il existe nécessairement au moins une tâche que X ne peut accomplir, à savoir soulever la pierre en question.
3. Si X ne peut pas créer un pierre qu’il ne pourrait soulever, alors il existe nécessairement au moins une tâche que X ne peut accomplir, à savoir créer la pierre en question.
4. Il existe donc au moins une tâche que X ne peut accomplir.
5. Si X est omnipotent, alors X peut accomplir n’importe quelle tâche
6. Donc, X n’est pas omnipotent.
Tout un casse-coco!
5. Wollheim a-t-il découvert un paradoxe au cœur de la démocratie?
Imaginons une irréprochable machine qui comptabilise les votes des citoyens d’une société démocratique devant choisir entre diverses options.
L’un de ces citoyens, un démocrate convaincu et consciencieux, pense, après mûr examen, que c’est l’option A qui est préférable : il entre donc ce choix dans la machine. Mais d’autres préfèrent B, ce qui est bien entendu inévitable en démocratie.
La machine comptabilise tous les votes et c’est finalement l’option B a été choisie.
Notre démocrate convaincu semble en ce cas se trouver devant un paradoxe. Il lui faut en effet penser simultanément d’une part que A est l’option à suivre, puisque telle est la conclusion à laquelle il est parvenu après réflexion, d’autre part que B est l’option à suivre, puisque tel est le choix de la majorité et qu’il est un démocrate.
Cette conclusion se généralise bien entendu et la démocratie semble bien pouvoir conduire, au moins dans certains cas, tous les partisans d’une position minoritaire à avoir deux conceptions opposées de ce qu’il conviendrait de faire.
Cette analyse a été présentée en 1962 par Richard Wollheim (1923-2003), qui y voit un paradoxe au cœur de la démocratie. Est-ce le cas? Est-il important? Et si la réponse à ces deux questions est oui, est-il possible de résoudre ce paradoxe?
On en débat toujours…
6. Le débat entre déterminisme et libre arbitre est-il un mystère?
Emparez vous d’un petit objet, comme un stylo. Tendez ensuite la main qui le tient loin de vous, poing fermé et paume vers le bas. Ouvrez le poing. L’objet tombe vers le sol.
Personne ne s’en étonne : ce corps tombe conformément à ce que nous disent nos lois physiques les mieux établies, conformément à tout ce que nous savons du fonctionnement du monde et sa chute était prévue avant même qu’il ne soit relâché.
Cette chute n’est qu’une illustration de plus de ce vaste déterminisme qui régit l’univers et qui fait que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Répétons-le : personne ne s’en étonne.
Personne … sinon le (ou la)philosophe, qui voudrait savoir pourquoi la main qui tenait l’objet, le corps auquel appartient cette main, toute cette surface entourée de peau que nous appelons une personne échapperait à cet universel déterminisme. Car si on lui demande, cette personne insistera pour dire que c’est librement qu’elle a obéi à notre demande, pris cet objet et l’a laissé choir. Ou du moins que c’est librement qu’elle agit généralement.
Mais la voici prise d'un doute en méditant sur l’impact qu’ont inévitablement eu sur elle le lieu de sa naissance, son bagage génétique, son enfance, les rencontres qu’elle a faites, la société où elle habite, sa classe sociale. Et si elle était, elle aussi, soumise au déterminisme universel?
Et pourtant, nos notions courantes de moralité et nos législations reposent bien sur l’idée qu’en certains cas du moins nous sommes responsables de nos actes et que nous les choisissons : en d’autre termes que nous possédons le libre-arbitre.
Alors? Libre-arbitre ou déterminisme? Des trésors d’ingéniosité ont été déployés sur ce problème aux répercussions potentiellement gigantesques.
D’autres pensent que tout comme le problème de l’esprit, nous nous trouvons ici devant un mystère qui restera à jamais inaccessible à nos pauvres intelligences.
7. L’analyse sartrienne de la mauvaise foi est-elle satisfaisante?
Le fondateur de la psychanalyse, Sigmund Freud (1856-1939), a placé un principe de déterminisme psychique au cœur de cette discipline.
Dans sa première mouture de la sychanalyse, appelée première topique, Freud expose une conception dynamique du psychisme humain dans lequel il distingue trois instances — l’Inconscient, le Préconscient et le Conscient. Selon lui, des pulsions (notamment, la libido, ou pulsion sexuelle) situées dans l’inconscient, cherchent à se manifester à la conscience du sujet. Refoulées par la censure, elles réussissent à en tromper la vigilance et apparaissent, quoique déformés, dans la vie consciente du patient où elles peuvent être analysées comme autant d’indices d’un conflit intérieur. Freud étudie en ce sens des phénomènes comme les rêves, les actes manqués et les lapsus : en vertu du principe du déterminisme psychique, tous ces contenus manifestes peuvent se comprendre comme des versions déformées d'un contenu latent qui apparaît à la conscience après l'épreuve de la censure. Freud offre un célèbre apologue pour faire comprendre ce qu’il veut dire. « Supposez que dans la salle de conférences, dans mon auditoire calme et attentif, il se trouve pourtant un individu qui se conduise de façon à me déranger et qui me trouble par des rires inconvenants, par son bavardage ou en tapant des pieds. Je déclarerai que je ne peux continuer à professer ainsi ; sur ce, quelques auditeurs vigoureux se lèveront et, après une brève lutte, mettront le personnage à la porte. Il sera « refoulé » et je pourrai continuer ma conférence. Mais, pour que le trouble ne se reproduise plus, au cas où l'expulsé essaierait de rentrer dans la salle, les personnes qui sont venues à mon aide iront adosser leurs chaises à la porte et former ainsi comme une « résistance ». Si maintenant l'on transporte sur le plan psychique les événements de notre exemple, si l'on fait de la salle de conférences le conscient, et du vestibule l'inconscient, voilà une assez bonne image du refoulement.» Freud poursuit en indiquant que l’intrus, rageur, tentera de revenir dans la salle, au besoin en se déguisant ou en y pénétrant par la fenêtre.
Jean-Paul Sartre (1905-1980) a quant à lui fondé sa philosophie existentialiste sur le présupposé d’une totale liberté des êtres humains en vertu de laquelle je peux toujours choisir — et sur l’absolue responsabilité que cela implique. La psychanalyse, alors très populaire, représente donc pour lui une possible réfutation de son hypothèse du libre-arbitre humain. Sartre la confronte en deux moments.
Pour commencer, il affirme que la notion d’Inconscient et celles de censure et de refoulement présumés inconscients, sont conjointement inconsistantes : pour pouvoir opérer sur les pulsions, la censure doit décider de celles qu’elle laisse accéder à la conscience et de celles qu’elle refoule, tandis que ces pulsions, en se déguisant pour tromper la censure, témoignent de ce qu’elles poursuivent intentionnellement un projet : tout cela, conclut Sartre, suppose la conscience et ne saurait, par définition être inconscient.
Mais comment alors rendre compte de ces indéniables cas de troubles intrapsychiques, depuis ces choses que manifestement l’on sait et que l’on voit, mais sans les voir et y penser, jusqu’à ces gestes posés et qu’on ne s’explique pas et en passant par une multitude d’autres? Sartre. Et c’est par là que son propos est le plus original, propose que dans ces cas la conscience ruse avec elle-même, se ment à elle-même, se chosifie en se laissant croire qu’elle n’a pas le choix. Qui agit ainsi est selon Sartre de mauvaise foi. En des pages célèbres de L’Être et le Néant, il décrit finement ce subtil mécanisme, cet art « permettant de former des concepts contradictoires, […] qui unissent en eux une idée et la négation de cette idée».
8. Pourquoi de telles réponses à de simples problèmes de trains?
Des travaux dits de philosophie expérimentale sont aujourd’hui menés à la jonction de la philosophie et des sciences. Certains participent d’un effort pour réaliser ce que certains appellent des «expérimentations» en éthique.
Les plus célèbres et les plus intrigants d’entre eux sont probablement ceux qui ont porté sur des scenarii où on demande aux gens de dire ce qu’ils feraient dans diverses situations impliquant ce qu’on appelle en anglais un trolley, en français un trolleybus ou un tramway, typiquement dans le but d’examiner leurs intuitions morales et leur éventuelle cohérence. Il s’est fait tant de recherches de ce genre qu’on les désigne désormais sous le nom de «trolleyologie».
En voici des exemples.
Scenario 1 : Vous et des personnes menacées par un tramway
Imaginez la situation suivante.
Un sans-abri se présente à l’hôpital et le médecin qui l’examine constate qu’il serait un donneur idéal pour cinq de ses autres patients, tous en attente d’une greffe imminente faute de laquelle chacun d’eux mourra.
Le médecin pourrait-il, en ce cas, prendre le cœur du sans-abri pour le donner à un de ses patients, son foie pour le greffer à un autre, ses reins pour un troisième … et ainsi de suite?
La plupart des gens pensent qu’agir de la sorte serait, moralement, une indéfendable abomination. Si on les presse de justifier leur position, ils diront qu’on ne peut tuer une personne, même si cela permet d’en sauver cinq autres.
Mais imaginons à présent une autre situation.
Vous vous trouvez près d’une voie ferrée et vous apercevez un tramway hors de contrôle lancé à toute vitesse se précipitant vers cinq personnes qui ne le voient pas — et que le tramway va donc immanquablement tuer.
Le tramway va cependant arriver sous peu à un endroit où, du poste d’aiguillage près duquel vous vous trouvez, il vous sera possible de le faire changer de voie. Le tramway épargnera alors les cinq personnes menacées. Malheureusement, il va en ce cas s’engager dans une voie où se trouve une autre personne, qui sera immanquablement tuée.
Bref : la situation est telle que si vous ne faites rien, il y aura cinq victimes, tandis que si vous actionnez une manette du poste d’aiguillage, elles seront sauvées — mais une autre personne mourra.
Divers sondages ont été réalisés et ils suggèrent que la grande majorité des gens (typiquement entre 80 et 90%), pensent qu’il est moralement défendable et justifiable de dévier le tramway vers la personne unique afin de sauver les cinq autres.
On le voit : nos intuitions éthiques semblent dans ces deux cas en tension l’une avec l’autre. Dans le premier cas, on juge inadmissible de tuer une personne pour en sauver cinq autres; dans le deuxième cas, on trouve cela admissible. Pourquoi? Comment rendre compte de ce qui semble bien une inconsistance de nos intuitions morales?
Une raison souvent évoquée est qu’un hôpital est un lieu où on va pour être soigné. Or, dans le scénario imaginé ce serait la personne attachée à cette fonction (un médecin) qui tuerait celle qui est venue pour recevoir des soins. Tuer ce patient, en un sens, ruine toute possibilité de faire ultérieurement confiance à l’institution et en sape les fondements même. L’idée d’une institution où on va pour être soigné est incompatible avec la suspicion que le médecin qu’on va voir pourrait vous découper pour soigner ses autres patients.
Nos intuitions sont ainsi rendues cohérentes par les différences qui existent entre les deux cas : ce sont toutes ces autres conséquences qu’a, par exemple sur l’institution, le fait de tuer le sans-abri qui expliquent que dans ce cas, contrairement à celui du tramway, il n’est pas moralement acceptable de tuer un innocent pour sauver cinq personnes.
Mais complexifions encore les choses.
Scenario 2 : Vous, une grosse personne et le tramway
Voici à présent le même scénario mettant en scène le même tramway, mais cette fois avec une variante.
Le tramway emballé arrive donc, fonçant vers les cinq personnes qu’il s’apprête à tuer. Vous observez toujours la scène, mais cette fois d’une passerelle. À côté de vous se tient une très grosse personne : or, son poids à elle — mais pas le vôtre — stopperait le tramway. Il vous suffirait donc de vous emparer de cette grosse personne et de la projeter en bas de la passerelle pour sauver les cinq personnes en danger de mort — ce qui, hélas, causera la mort de la grosse personne.
Ici, et toujours avec une très grande constance, la majorité des gens pensent qu’il est moralement inadmissible de tuer la grosse personne, fut-ce pour sauver les cinq autres.
Pourquoi cette différence avec le cas où on jugeait acceptable de dévier le tramway — ce qui tuait aussi une personne innocente?
Cette fois, il semble bien que l’explication invoquée tout à l’heure à propos du sans–abri ne puisse être retenue : projeter la grosse personne n’a pas le genre de conséquences institutionnelles qu’avait le meurtre intéressé d’un patient dans un hôpital par un médecin. Quelle(s) différence(s) entre les deux situations peut-on invoquer pour expliquer la divergence de nos intuitions?
La morale traditionnelle propose une réponse à cette question en nous invitant à distinguer soigneusement entre, d’une part, poser un geste qui aura pour conséquence prévisible quelque chose de mal mais qu’on ne souhaite pas voir arriver et, d’autre part, intentionnellement faire quelque chose de mal — et cela même si les conséquences seront les mêmes dans ce cas que dans le cas précédent. Dévier le tramway représente le premier cas de figure; lancer la grosse personne, le deuxième.
Mais d’autres explications ont été avancées. En ayant recours à l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), des psychologues ont examiné ce qui se passe dans les cerveaux des personnes confrontées à ces problèmes. (Plus précisément, pour cette recherche précise, des codeurs indépendants ont classé divers scenarii en moraux ou non-moraux et en personnels ou impersonnels. Le scénario impliquant la déviation du tramway a été classé comme moral-impersonnel; celui impliquant la grosse personne a été classé comme moral-personnel.)
Dans le cas, moral-impersonnel, où il s’agit de dévier le tramway en activant un levier, des zones du cerveau associées à la réflexion, au raisonnement, au calcul de conséquences et à leur examen sont particulièrement actives; par contre, dans le cas moral-personnel, où il s’agit de projeter la grosse personne, des zones du cerveau associées aux émotions s’activent particulièrement.
La question, quoiqu’il en soit, est loin d’être close.
9. Karl Popper (1902- 1994) a-t-il résolu le problème de Hume?
Une branche de la philosophie, la philosophie des sciences, est consacrée, comme son nom l’indique, aux diverses sciences qui sont un inépuisable réservoir de problèmes philosophiques. L’un d’eux trouve sa source dans la pensée de Hume.
Considérez une scientifique qui formule l’hypothèse que tous les X sont aussi Y. Si cela était établi, on saurait que le prochain X que nous croiserons sera aussi un Y; et nous saurons que si nous désirons obtenir Y, il suffit de trouver X, ou de le faire advenir d’une manière ou d’une autre. Ces conséquences de l’établissement que tous les X sont aussi des Y sont importantes, puisqu’elles sont la condition à la fois du pouvoir explicatif (je sais que Y est survenu parce que X s’état produit) et prédictif (je peux assurer que Y surviendra puisque X s’est produit) de la science et de la technologie scientifique (si vous désirez Y, faites que X se produise). Mais comment avons nous établi le résultat crucial que «Tous les X sont aussi des Y»?
La réponse à cette question est évidente : nous avons observé de nombreux X et nous avons constaté ou bien que tous les X sont aussi des Y (la loi : «Tous les X sont aussi des Y» est alors dite universelle) ou bien que, dans telle ou telle proportion, tous les X sont aussi des Y (et en ce cas la loi : «Tous les X sont aussi des Y» est probabiliste).
Hélas! Le raisonnement de Hume sur l’induction met à bas ce bel édifice. Pour commencer, le fait d’observer que d’innombrables X ont tous été des Y ne permet pas, en toute logique, de conclure que tous les X sont aussi des Y : il est toujours possible que l’on rencontrera demain un contre-exemple. Mais il y a pire. L’induction n’est crédible que si on suppose que la nature est uniforme, ce qui, bien entendu, ne saurait être établi que par nos observations du monde et comme celles sont nécessairement imitées, notre justification de l’induction repose est elle-même sur une induction : ce qui constitue un cercle vicieux.
On peut (et selon Hume, on doit) se contenter de cela, quitte à admettre que tout notre savoir est bien plus modeste et fragile qu’on ne le croit généralement et que la frontière entre science et non-science ou pseudo-science est moins nette qu’on ne le voudrait.
Karl Popper a pour sa part proposé une ingénieuse solution au problème soulevé par Hume. Popper suggère que la science ne procède pas par induction mais par déduction et qu’elle ne cherche pas à confirmer ses hypothèses ou théories mais à les falsifier. Expliquons ces deux idées.
Une raisonnement inductif fait passer du particulier (et, idéalement, de très nombreux cas particulier) au général : j’observe que tel cygne est blanc, que tel autre l’est et, après un grand nombre d’observations, je conclus, par induction, que tous les cygnes sont blancs — mes observations confirmant cette conclusion, la rendant plus assurée à mesure que mes observations sont plus nombreuses.
Pas du tout, pense Popper. Les scientifiques élaborent des hypothèses ou des théories dont ils déduisent des conséquences et ils cherchent, par observations, à les falsifier, c’est-à-dire à découvrir qu’elles sont fausses. Or si une multitude d’observations, disons, de cygnes blancs, ne peut logiquement confirmer que tous les cygnes sont blancs, l’observation d’un seul cygne noir, en Nouvelle Zélande où on en trouve, suffit à falsifier l’hypothèse que tous les cygnes ont blancs. Une bonne théorie scientifique permet de déduire des observations qui pourront, ou non, être falsifiés. Celles qui le seront sont rejetées et celles qui en le sont pas sont provisoirement admises.
La solution de Popper, si elle est acceptée, permet de résoudre le problème de Hume en montrant que la science ne procède pas par induction et par confirmation inductive. Masi elle a aussi d’autres intéressantes conséquences. Considérez par exemeple distinction entre science et pseudo-science. L’une et l’autre formulent des hypothèses audacieuses, faisant typiquement intervenir des entités observables. Mais celles de science, et elles seules, sont en principes falsifiables : on sait ce qui, si on l’observait, nous les ferait déclarer fausses. Les théories scientifiques (et les scientifiques eux-mêmes) prennent ainsi un risque devant le réel, celui d’être rejeté et là loge à la fois l’honnêteté du scientifique et la spécificité de la science. Les pseudo-sciences, au contraire, formulent des hypothèses et des théories que rien ne peut jamais falsifier et que tout confirme. Popper rangeait le marxisme et la psychanalyse au nombre de ces théories infalsifiables et les contrastait avec les théories véritablement scientifiques.
10. Vivriez-vous dans une machine à bonheur?
— Bienvenue à la Foire du bonheur, mesdames et messieurs! La compagnie Extase est fière de vous dévoiler aujourd’hui son tout nouveau Eudaimonix 3000, la machine qui vous rendra enfin heureux. Asseyez-vous dans ce cubicule: il vous suffit ensuite de fixer ces électrodes sur votre crâne : nous refermons la porte et c’est parti. Vous rêviez d’être un auteur de roman à succès? De composer de la musique avec Paul McCartney? D’être un chirurgien renommé? Grâce à l’Eudaimonix 3000, vous vivrez ces rêves et tous les autres que vous voulez. Attention : vous ne saurez même pas qu’il s’agit d’une illusion et vous rien de ce que vous ressentirez ne pourra être distingué de ce que ressent une personne qui vit vraiment toutes ces choses. À qui la chance? Approchez, approchez mesdames et messieurs. À vous la belle vie! À vous le bonheur! Et pour aussi longtemps que vous le déciderez : programmez une vie entière, ou un temps déterminé — après quoi vous pourrez être débranché et décider si vous voulez ou non reprendre votre rêve ou encore en changer.
C’est le philosophe Robert Nozick (1938-2002) qui a imaginé une telle machine — sans lui donner ce nom ou la présenter ainsi. Il voulait par là mettre en évidence quelque chose qui lui semble fondamental en matière de moralité. La cible de Nozick est l’hédonisme, qui identifie le bien au plaisir subjectivement ressenti, mais aussi l’utilitarisme — du moins dans les versions où il peut être assimilé à une forme ou l’autre d’hédonisme.
Nozick pense que bien peu de gens, voire personne, n’acceptera de se brancher sur une Eudaimonix 3000. Il avance trois arguments en faveur de cette conclusion.
Le premier est que nous ne voulons pas seulement ressentir des choses, mais les faire réellement : et c’est parce que nous les faisons réellement que nous en retirons du plaisir.
Le deuxième est que nous ne voulons pas seulement faire des choses mais aussi être un certain type de personne — et pas cette chose inerte dont sortent des fils électriques.
Le dernier argument de Nozick est qu’une telle machine nous restreindrait à un «réel» conçu par l’être humain , sans plus de profondeur ou d’importance que celles que l’être humain peut actuellement lui conférer et sans la possibilité d’explorer des dimensions éventuellement plus profondes de la réalité pour y découvrir des expériences inédites.
Certaines choses, conclut Nozick, importent dans notre vie par delà l'expérience, même agréable, qu’on peut en retirer.
Alors : vous branchez-vous sur l’Eudaimonix 3000?
Nous terminerons notre (inévitablement incomplet) survol de la philosophie en vous proposant dix énigmes philosophiques qui sont autant d’invitations à en prolonger l’étude dans les directions qu’elles suggèrent
1. Zénon rattrapera-t-il la tortue?
Zénon! Cruel Zénon! Zénon d'Êlée!
M'as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas!
Le son m'enfante et la flèche me tue!
Ah! le soleil . . . Quelle ombre de tortue
Pour l'âme, Achille immobile à grands pas
Paul Valéry
(Le cimetière marin)
On ne sait que peu de choses de Zénon d’Élée (vers 490 – vers 425), mais ce que nous en savons donne à penser qu’il possédait une intelligence absolument remarquable.
Zénon était un disciple de Parménide et on lui doit divers arguments extrêmement ingénieux visant à soutenir les doctrines de son maître sur l’impossibilité et le caractère illusoire du mouvement, du changement et de la pluralité. Plus précisément, Zénon, pour défendre ces idées, mettra de l’avant de troublants paradoxes (Proclus lui en attribue 40, dans un traité hélas perdu) destinés à montrer que nos intuitions de ces choses (mouvement, changement, pluralité), que lui et Parménide nient, sont, et pour cause, incohérentes.
Ces paradoxes n’ont depuis lors cessé de fasciner et de préoccuper des philosophes et des scientifiques. Certains d’entre eux, qui concernent le mouvement, ont exercé une profonde influence sur le développement des mathématiques. Ils nous sont connus par la discussion que leur consacre Aristote dans sa Physique et on les désigne par les noms suivants : La Dichotomie, Le Stade, La Flèche et Achille et la Tortue.
Nous allons ici nous intéresser à ce dernier, sans doute le plus célèbre, qui est présenté comme suit par Aristote: «[…] le plus lent à la course ne sera jamais rattrapé par le plus rapide; car celui qui poursuit doit toujours commencer par atteindre le point d’où est parti le fuyard, de sorte que le plus lent a toujours quelque avance.»
Que comprendre par cela ? La tradition utilise pour l’expliquer l’exemple d’une course entre Achille et une tortue.
Achille, le héros aux pieds légers, est, on le sait, de tous les Grecs, le plus rapide coureur. Une course est néanmoins organisée entre lui et la lente tortue. Beau joueur, Achille donne à la tortue une avance. Voilà les données de base du paradoxe.
Supposons pour simplifier qu’Achille avance d’un mètre à la seconde et que la tortue avance deux fois moins vite.
Appelons A le point d’où part Achille et B le point d’où part la tortue. La course commence et bien vite, très exactement en 1 seconde, Achille est parvenu au point B. La tortue, pendant ce temps, a avancé de .5 mètres et se trouve au point C, au moment où Achille arrive au point B, et elle est donc toujours en avance (mais moins grande) sur le héros. La course continue. Achille parvient très vite à ce point C. Mais il lui a fallu du temps pour ce faire et pendant ce temps, la tortue, elle aussi, a avancé. La voici au point D, qu’Achille rejoint très, très rapidement, sans doute : mais ce trajet lui demande néanmoins un certain temps, durant lequel la tortue est parvenu au point E. Et le raisonnement se poursuit de la sorte, infiniment : et c’est pourquoi, conclut Zénon, Achille ne pourra jamais, dans une course, rattraper une tortue à laquelle il a consacré une longueur d’avance.
Tout le monde sait bien qu’Achille rattrapera la tortue : le problème n’est pas là, mais bien dans le fait d’indiquer où se trouve l’erreur dans le raisonnement de Zénon
Zénon suggère que les distances qui séparent Achille de la tortue s’amenuisent sans cesse, mais qu’après chaque nouvelle étape de la course (durant laquelle Achille parvient au point où était la tortue à l’étape précédente), il lui reste toujours une nouvelle distance, aussi petite soit-elle, à parcourir, une distance qui correspond à celle parcourue par la tortue durant le même temps pris par Achille pour parvenir au point où elle se trouvait : Achille ne parviendra donc jamais à rattraper la tortue, qui reste toujours en avance sur lui d’une distance donnée — qui va s’amenuisant, mais qui n’est jamais entièrement abolie.
Le paradoxe a inspiré bien des développements en logique, en mathématiques et en physique et certains d’entre eux peuvent expliquer ce qui nous paraît d’abord à ce point paradoxal et contre-intuitif dans le raisonnement de Zénon.
Achille parcourt d’abord une unité, c’est-à-dire le mètre qui le conduit au point B. Puis une demie unité, qui le mène au point C. Puis un quart d’unité, qui l’amène au point D. Et ainsi de suite
Dans le langage des mathématiques modernes, la distance qu’il parcourt s’exprime comme suit:
1+ 1/2+ 1/4+ 1/8+1/16+ 1/32 …+ 1/2n + …
Zénon, on l’a vu, pense qu’on n’en finira jamais. Mais les mathématiques modernes suggèrent que nous nous trouvons ici devant une série convergente dont la limite est 0. Ces deux idées — série convergente avec limite et zéro — étaient inconnues des Grecs anciens et ont profondément entravé leur capacité à répondre à Zénon.
Mais cette explication ne satisfait pas tout le monde et certains rappellent que cette série tend vers sa limite, mais sans jamais l’atteindre : ce qui était précisément ce qu’affirmait Zénon.
2. L’actuel Roi de France est-il chauve?
Bertrand Russell (1872-1970), logicien, philosophe et réformateur social a été une des plus marquantes figures intellectuelles du XXe siècle. Il est en outre un des principaux concepteurs de cette méthode dite analytique, inspirée par la logique et les mathématiques et qui se pratiquera abondamment en philosophie dans le monde anglo-saxon.
La célèbre « théorie des descriptions », qu'il expose dans un article paru en 1905, est un bon exemple de ce qu'il propose et elle est d’ailleurs généralement reconnue comme le paradigme de la philosophie analytique du XXe siècle.
En termes très simples, disons que Russell montre que nous sommes leurrés par le langage quand nous imaginons qu'il doit y avoir un référent correspondant à tout nom et que cela conduit à des absurdités manifestes dans le cas de propositions comme : « L'actuel roi de France est chauve ». La France n'est pas une monarchie et n'a donc pas de roi. La proposition est-elle fausse ? Si on le dit, alors, en vertu de la loi du tiers exclu, sa négation – l'actuel roi de France n'est pas chauve – devrait être vraie : ce qui ne semble pas avoir de sens.
La solution de Russell est habile et met en oeuvre la logique et l'analyse. Elle consiste à rendre explicite le fait que la phrase implique l'existence d'un roi de France, et à la décomposer en énoncés qui peuvent être affirmés ou niés séparément.
Si on convient de désigner par R le prédicat « présent roi de France » et par C « être chauve », la proposition : « Le présent roi de France est chauve » sera réécrite de la manière suivante :
1. Il existe un x tel que Rx ;
(Il existe une personne qui est roi de France.)
2. Pour tout y, si Ry, alors y=x ;
(Il n'y en a qu'une : « le » roi de France.)
3.Cx (Cette personne est chauve.)
Ce qui se notera comme suit en logique formelle :
x [ (Rx y ( R y y=x)) Cx]
Malicieux, Russell, qui ne portait pas Hegel dans son cœur, suggérera que ce genre de problème ne se pose par pour les hégéliens pour qui l’actuel Roi de France … porte une perruque !
3. Les problèmes de Gettier remettent-ils en question l’analyse de la connaissance avancée par Platon?
On se souvient de l’analyse tripartite de la connaissance proposée par Platon.
Or, un auteur contemporain, Edmund Gettier (1927) a voulu montrer, en imaginant des contre-exemples, que cette analyse tripartite de la connaissance pourrait après tout être insatisfaisante. Pour ce faire, il a imaginé des situations où les trois conditions sont satisfaites, mais où ne peut pas dire d’une sujet S qu’il sait que P. Voici l’un d’eux.
Supposons que Smith et Jones sont les deux candidats à un certain poste. Supposons en outre que Smith a des bonnes raisons de tenir pour vraie la proposition conjonctive suivante :
(a) C’est Jones qui va obtenir le poste et Jones a dix pièces de monnaie dans sa poche.
Ce que sont ces bonnes raisons importe peu (disons, si vous voulez, que le président de la compagnie a dit à Smith que Jones allait obtenir le poste et que Smith vient tout juste de voir Jones compter la monnaie qu’il a dans sa poche) : l’important, ici, est que Smith est épistémiquement justifié de tenir (a) pour vraie.
Smith est alors épistémiquement justifié de croire que la proposition suivante, qui s’ensuit, est vraie :
(b) La personne qui va obtenir le poste a dix pièces de monnaie dans sa poche.
Mais supposons aussi que, sans qu’il le sache, c’est bien lui, Smith, et non Jones, qui va obtenir le poste; supposons encore que lui-même, Jones, a également, sans le savoir, dix pièces de monnaie dans sa poche.
La proposition (b) est donc vraie, bien que la proposition (a), à partir de laquelle on l’a inférée, soit fausse.
Gettier suggère que dans cet exemple : la proposition (b) est vraie; Smith croit que la proposition (b) est vraie; Smith est justifié de croire que la proposition (b) est vraie.
Pourtant, il est évident que Smith ne sait pas que la proposition (b) est vraie : d’une part puisqu’elle est vraie en vertu du nombre de pièces de monnaie qu’il a dans sa poche et qu’il ignore; d’autre part parce qu’il fonde sa croyance en la proposition (b) sur le nombre de pièces de monnaie dans la poche de Jones, qu’il croit en outre, mais à tort, être la personne qui obtiendra le poste.
Alors? Faut-il repenser la définition tripartite de la connaissance?
De nombreux articles se publient encore pour en débattre.
4. Le paradoxe concernant l’omnipotence divine est-il concluant?
Comme nous l’avons vu plus haut, l’idée de Dieu a été jugée inconsistante par plusieurs philosophes, pour un bon nombre de raisons. En voici une, sous la forme d’un paradoxe concernant l’omnipotence. Il a été imaginée par C. Wade Savage et il a à ce point pénétré la culture populaire qu’il est même évoqué dans un épisode de la série Les Simpson.
Dans Weekend At Burnsie's (diffusé en 2002) , on assiste en effet à l’échange suivant entre Homer et son pieux voisin, Ned Flanders :
Homer : — Hé! J’ai une question à te poser. (Il saisit un bout de papier) «Dieu pourrait-il réchauffer une tortilla au four à micro-ondes jusqu’à ce qu’elle soit tellement brûlante que lui-même ne pourrait pas la manger?»
Ned : — Mais bien sûr qu’il le pourrait … quoique … Wow! Pour un casse-coco, c’est tout un casse-coco!
Homer : Tu comprends maintenant tout ce que je dois endurer.
Ned : Heureusement, j’ai juste ici un livre tout plein de réponses. (Il sort une Bible et la tend à Homère, qui la feuillette).
Homer vient de retrouver, à sa manière bien particulière, l’intriguant paradoxe de Wade portant sur l’omnipotence divine de Dieu appelé le Paradoxe de la pierre.
Voici comment celui-ci le formulait en 1967 — X désignant ici n’importe quel être :
1. Ou bien X peut créer un pierre que X ne peut soulever, ou bien X ne peut pas créer une pierre que X ne peut pas soulever.
2. Si X peut créer une pierre qu’il ne peut pas soulever, alors il existe nécessairement au moins une tâche que X ne peut accomplir, à savoir soulever la pierre en question.
3. Si X ne peut pas créer un pierre qu’il ne pourrait soulever, alors il existe nécessairement au moins une tâche que X ne peut accomplir, à savoir créer la pierre en question.
4. Il existe donc au moins une tâche que X ne peut accomplir.
5. Si X est omnipotent, alors X peut accomplir n’importe quelle tâche
6. Donc, X n’est pas omnipotent.
Tout un casse-coco!
5. Wollheim a-t-il découvert un paradoxe au cœur de la démocratie?
Imaginons une irréprochable machine qui comptabilise les votes des citoyens d’une société démocratique devant choisir entre diverses options.
L’un de ces citoyens, un démocrate convaincu et consciencieux, pense, après mûr examen, que c’est l’option A qui est préférable : il entre donc ce choix dans la machine. Mais d’autres préfèrent B, ce qui est bien entendu inévitable en démocratie.
La machine comptabilise tous les votes et c’est finalement l’option B a été choisie.
Notre démocrate convaincu semble en ce cas se trouver devant un paradoxe. Il lui faut en effet penser simultanément d’une part que A est l’option à suivre, puisque telle est la conclusion à laquelle il est parvenu après réflexion, d’autre part que B est l’option à suivre, puisque tel est le choix de la majorité et qu’il est un démocrate.
Cette conclusion se généralise bien entendu et la démocratie semble bien pouvoir conduire, au moins dans certains cas, tous les partisans d’une position minoritaire à avoir deux conceptions opposées de ce qu’il conviendrait de faire.
Cette analyse a été présentée en 1962 par Richard Wollheim (1923-2003), qui y voit un paradoxe au cœur de la démocratie. Est-ce le cas? Est-il important? Et si la réponse à ces deux questions est oui, est-il possible de résoudre ce paradoxe?
On en débat toujours…
6. Le débat entre déterminisme et libre arbitre est-il un mystère?
Emparez vous d’un petit objet, comme un stylo. Tendez ensuite la main qui le tient loin de vous, poing fermé et paume vers le bas. Ouvrez le poing. L’objet tombe vers le sol.
Personne ne s’en étonne : ce corps tombe conformément à ce que nous disent nos lois physiques les mieux établies, conformément à tout ce que nous savons du fonctionnement du monde et sa chute était prévue avant même qu’il ne soit relâché.
Cette chute n’est qu’une illustration de plus de ce vaste déterminisme qui régit l’univers et qui fait que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Répétons-le : personne ne s’en étonne.
Personne … sinon le (ou la)philosophe, qui voudrait savoir pourquoi la main qui tenait l’objet, le corps auquel appartient cette main, toute cette surface entourée de peau que nous appelons une personne échapperait à cet universel déterminisme. Car si on lui demande, cette personne insistera pour dire que c’est librement qu’elle a obéi à notre demande, pris cet objet et l’a laissé choir. Ou du moins que c’est librement qu’elle agit généralement.
Mais la voici prise d'un doute en méditant sur l’impact qu’ont inévitablement eu sur elle le lieu de sa naissance, son bagage génétique, son enfance, les rencontres qu’elle a faites, la société où elle habite, sa classe sociale. Et si elle était, elle aussi, soumise au déterminisme universel?
Et pourtant, nos notions courantes de moralité et nos législations reposent bien sur l’idée qu’en certains cas du moins nous sommes responsables de nos actes et que nous les choisissons : en d’autre termes que nous possédons le libre-arbitre.
Alors? Libre-arbitre ou déterminisme? Des trésors d’ingéniosité ont été déployés sur ce problème aux répercussions potentiellement gigantesques.
D’autres pensent que tout comme le problème de l’esprit, nous nous trouvons ici devant un mystère qui restera à jamais inaccessible à nos pauvres intelligences.
7. L’analyse sartrienne de la mauvaise foi est-elle satisfaisante?
Le fondateur de la psychanalyse, Sigmund Freud (1856-1939), a placé un principe de déterminisme psychique au cœur de cette discipline.
Dans sa première mouture de la sychanalyse, appelée première topique, Freud expose une conception dynamique du psychisme humain dans lequel il distingue trois instances — l’Inconscient, le Préconscient et le Conscient. Selon lui, des pulsions (notamment, la libido, ou pulsion sexuelle) situées dans l’inconscient, cherchent à se manifester à la conscience du sujet. Refoulées par la censure, elles réussissent à en tromper la vigilance et apparaissent, quoique déformés, dans la vie consciente du patient où elles peuvent être analysées comme autant d’indices d’un conflit intérieur. Freud étudie en ce sens des phénomènes comme les rêves, les actes manqués et les lapsus : en vertu du principe du déterminisme psychique, tous ces contenus manifestes peuvent se comprendre comme des versions déformées d'un contenu latent qui apparaît à la conscience après l'épreuve de la censure. Freud offre un célèbre apologue pour faire comprendre ce qu’il veut dire. « Supposez que dans la salle de conférences, dans mon auditoire calme et attentif, il se trouve pourtant un individu qui se conduise de façon à me déranger et qui me trouble par des rires inconvenants, par son bavardage ou en tapant des pieds. Je déclarerai que je ne peux continuer à professer ainsi ; sur ce, quelques auditeurs vigoureux se lèveront et, après une brève lutte, mettront le personnage à la porte. Il sera « refoulé » et je pourrai continuer ma conférence. Mais, pour que le trouble ne se reproduise plus, au cas où l'expulsé essaierait de rentrer dans la salle, les personnes qui sont venues à mon aide iront adosser leurs chaises à la porte et former ainsi comme une « résistance ». Si maintenant l'on transporte sur le plan psychique les événements de notre exemple, si l'on fait de la salle de conférences le conscient, et du vestibule l'inconscient, voilà une assez bonne image du refoulement.» Freud poursuit en indiquant que l’intrus, rageur, tentera de revenir dans la salle, au besoin en se déguisant ou en y pénétrant par la fenêtre.
Jean-Paul Sartre (1905-1980) a quant à lui fondé sa philosophie existentialiste sur le présupposé d’une totale liberté des êtres humains en vertu de laquelle je peux toujours choisir — et sur l’absolue responsabilité que cela implique. La psychanalyse, alors très populaire, représente donc pour lui une possible réfutation de son hypothèse du libre-arbitre humain. Sartre la confronte en deux moments.
Pour commencer, il affirme que la notion d’Inconscient et celles de censure et de refoulement présumés inconscients, sont conjointement inconsistantes : pour pouvoir opérer sur les pulsions, la censure doit décider de celles qu’elle laisse accéder à la conscience et de celles qu’elle refoule, tandis que ces pulsions, en se déguisant pour tromper la censure, témoignent de ce qu’elles poursuivent intentionnellement un projet : tout cela, conclut Sartre, suppose la conscience et ne saurait, par définition être inconscient.
Mais comment alors rendre compte de ces indéniables cas de troubles intrapsychiques, depuis ces choses que manifestement l’on sait et que l’on voit, mais sans les voir et y penser, jusqu’à ces gestes posés et qu’on ne s’explique pas et en passant par une multitude d’autres? Sartre. Et c’est par là que son propos est le plus original, propose que dans ces cas la conscience ruse avec elle-même, se ment à elle-même, se chosifie en se laissant croire qu’elle n’a pas le choix. Qui agit ainsi est selon Sartre de mauvaise foi. En des pages célèbres de L’Être et le Néant, il décrit finement ce subtil mécanisme, cet art « permettant de former des concepts contradictoires, […] qui unissent en eux une idée et la négation de cette idée».
8. Pourquoi de telles réponses à de simples problèmes de trains?
Des travaux dits de philosophie expérimentale sont aujourd’hui menés à la jonction de la philosophie et des sciences. Certains participent d’un effort pour réaliser ce que certains appellent des «expérimentations» en éthique.
Les plus célèbres et les plus intrigants d’entre eux sont probablement ceux qui ont porté sur des scenarii où on demande aux gens de dire ce qu’ils feraient dans diverses situations impliquant ce qu’on appelle en anglais un trolley, en français un trolleybus ou un tramway, typiquement dans le but d’examiner leurs intuitions morales et leur éventuelle cohérence. Il s’est fait tant de recherches de ce genre qu’on les désigne désormais sous le nom de «trolleyologie».
En voici des exemples.
Scenario 1 : Vous et des personnes menacées par un tramway
Imaginez la situation suivante.
Un sans-abri se présente à l’hôpital et le médecin qui l’examine constate qu’il serait un donneur idéal pour cinq de ses autres patients, tous en attente d’une greffe imminente faute de laquelle chacun d’eux mourra.
Le médecin pourrait-il, en ce cas, prendre le cœur du sans-abri pour le donner à un de ses patients, son foie pour le greffer à un autre, ses reins pour un troisième … et ainsi de suite?
La plupart des gens pensent qu’agir de la sorte serait, moralement, une indéfendable abomination. Si on les presse de justifier leur position, ils diront qu’on ne peut tuer une personne, même si cela permet d’en sauver cinq autres.
Mais imaginons à présent une autre situation.
Vous vous trouvez près d’une voie ferrée et vous apercevez un tramway hors de contrôle lancé à toute vitesse se précipitant vers cinq personnes qui ne le voient pas — et que le tramway va donc immanquablement tuer.
Le tramway va cependant arriver sous peu à un endroit où, du poste d’aiguillage près duquel vous vous trouvez, il vous sera possible de le faire changer de voie. Le tramway épargnera alors les cinq personnes menacées. Malheureusement, il va en ce cas s’engager dans une voie où se trouve une autre personne, qui sera immanquablement tuée.
Bref : la situation est telle que si vous ne faites rien, il y aura cinq victimes, tandis que si vous actionnez une manette du poste d’aiguillage, elles seront sauvées — mais une autre personne mourra.
Divers sondages ont été réalisés et ils suggèrent que la grande majorité des gens (typiquement entre 80 et 90%), pensent qu’il est moralement défendable et justifiable de dévier le tramway vers la personne unique afin de sauver les cinq autres.
On le voit : nos intuitions éthiques semblent dans ces deux cas en tension l’une avec l’autre. Dans le premier cas, on juge inadmissible de tuer une personne pour en sauver cinq autres; dans le deuxième cas, on trouve cela admissible. Pourquoi? Comment rendre compte de ce qui semble bien une inconsistance de nos intuitions morales?
Une raison souvent évoquée est qu’un hôpital est un lieu où on va pour être soigné. Or, dans le scénario imaginé ce serait la personne attachée à cette fonction (un médecin) qui tuerait celle qui est venue pour recevoir des soins. Tuer ce patient, en un sens, ruine toute possibilité de faire ultérieurement confiance à l’institution et en sape les fondements même. L’idée d’une institution où on va pour être soigné est incompatible avec la suspicion que le médecin qu’on va voir pourrait vous découper pour soigner ses autres patients.
Nos intuitions sont ainsi rendues cohérentes par les différences qui existent entre les deux cas : ce sont toutes ces autres conséquences qu’a, par exemple sur l’institution, le fait de tuer le sans-abri qui expliquent que dans ce cas, contrairement à celui du tramway, il n’est pas moralement acceptable de tuer un innocent pour sauver cinq personnes.
Mais complexifions encore les choses.
Scenario 2 : Vous, une grosse personne et le tramway
Voici à présent le même scénario mettant en scène le même tramway, mais cette fois avec une variante.
Le tramway emballé arrive donc, fonçant vers les cinq personnes qu’il s’apprête à tuer. Vous observez toujours la scène, mais cette fois d’une passerelle. À côté de vous se tient une très grosse personne : or, son poids à elle — mais pas le vôtre — stopperait le tramway. Il vous suffirait donc de vous emparer de cette grosse personne et de la projeter en bas de la passerelle pour sauver les cinq personnes en danger de mort — ce qui, hélas, causera la mort de la grosse personne.
Ici, et toujours avec une très grande constance, la majorité des gens pensent qu’il est moralement inadmissible de tuer la grosse personne, fut-ce pour sauver les cinq autres.
Pourquoi cette différence avec le cas où on jugeait acceptable de dévier le tramway — ce qui tuait aussi une personne innocente?
Cette fois, il semble bien que l’explication invoquée tout à l’heure à propos du sans–abri ne puisse être retenue : projeter la grosse personne n’a pas le genre de conséquences institutionnelles qu’avait le meurtre intéressé d’un patient dans un hôpital par un médecin. Quelle(s) différence(s) entre les deux situations peut-on invoquer pour expliquer la divergence de nos intuitions?
La morale traditionnelle propose une réponse à cette question en nous invitant à distinguer soigneusement entre, d’une part, poser un geste qui aura pour conséquence prévisible quelque chose de mal mais qu’on ne souhaite pas voir arriver et, d’autre part, intentionnellement faire quelque chose de mal — et cela même si les conséquences seront les mêmes dans ce cas que dans le cas précédent. Dévier le tramway représente le premier cas de figure; lancer la grosse personne, le deuxième.
Mais d’autres explications ont été avancées. En ayant recours à l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), des psychologues ont examiné ce qui se passe dans les cerveaux des personnes confrontées à ces problèmes. (Plus précisément, pour cette recherche précise, des codeurs indépendants ont classé divers scenarii en moraux ou non-moraux et en personnels ou impersonnels. Le scénario impliquant la déviation du tramway a été classé comme moral-impersonnel; celui impliquant la grosse personne a été classé comme moral-personnel.)
Dans le cas, moral-impersonnel, où il s’agit de dévier le tramway en activant un levier, des zones du cerveau associées à la réflexion, au raisonnement, au calcul de conséquences et à leur examen sont particulièrement actives; par contre, dans le cas moral-personnel, où il s’agit de projeter la grosse personne, des zones du cerveau associées aux émotions s’activent particulièrement.
La question, quoiqu’il en soit, est loin d’être close.
9. Karl Popper (1902- 1994) a-t-il résolu le problème de Hume?
Une branche de la philosophie, la philosophie des sciences, est consacrée, comme son nom l’indique, aux diverses sciences qui sont un inépuisable réservoir de problèmes philosophiques. L’un d’eux trouve sa source dans la pensée de Hume.
Considérez une scientifique qui formule l’hypothèse que tous les X sont aussi Y. Si cela était établi, on saurait que le prochain X que nous croiserons sera aussi un Y; et nous saurons que si nous désirons obtenir Y, il suffit de trouver X, ou de le faire advenir d’une manière ou d’une autre. Ces conséquences de l’établissement que tous les X sont aussi des Y sont importantes, puisqu’elles sont la condition à la fois du pouvoir explicatif (je sais que Y est survenu parce que X s’état produit) et prédictif (je peux assurer que Y surviendra puisque X s’est produit) de la science et de la technologie scientifique (si vous désirez Y, faites que X se produise). Mais comment avons nous établi le résultat crucial que «Tous les X sont aussi des Y»?
La réponse à cette question est évidente : nous avons observé de nombreux X et nous avons constaté ou bien que tous les X sont aussi des Y (la loi : «Tous les X sont aussi des Y» est alors dite universelle) ou bien que, dans telle ou telle proportion, tous les X sont aussi des Y (et en ce cas la loi : «Tous les X sont aussi des Y» est probabiliste).
Hélas! Le raisonnement de Hume sur l’induction met à bas ce bel édifice. Pour commencer, le fait d’observer que d’innombrables X ont tous été des Y ne permet pas, en toute logique, de conclure que tous les X sont aussi des Y : il est toujours possible que l’on rencontrera demain un contre-exemple. Mais il y a pire. L’induction n’est crédible que si on suppose que la nature est uniforme, ce qui, bien entendu, ne saurait être établi que par nos observations du monde et comme celles sont nécessairement imitées, notre justification de l’induction repose est elle-même sur une induction : ce qui constitue un cercle vicieux.
On peut (et selon Hume, on doit) se contenter de cela, quitte à admettre que tout notre savoir est bien plus modeste et fragile qu’on ne le croit généralement et que la frontière entre science et non-science ou pseudo-science est moins nette qu’on ne le voudrait.
Karl Popper a pour sa part proposé une ingénieuse solution au problème soulevé par Hume. Popper suggère que la science ne procède pas par induction mais par déduction et qu’elle ne cherche pas à confirmer ses hypothèses ou théories mais à les falsifier. Expliquons ces deux idées.
Une raisonnement inductif fait passer du particulier (et, idéalement, de très nombreux cas particulier) au général : j’observe que tel cygne est blanc, que tel autre l’est et, après un grand nombre d’observations, je conclus, par induction, que tous les cygnes sont blancs — mes observations confirmant cette conclusion, la rendant plus assurée à mesure que mes observations sont plus nombreuses.
Pas du tout, pense Popper. Les scientifiques élaborent des hypothèses ou des théories dont ils déduisent des conséquences et ils cherchent, par observations, à les falsifier, c’est-à-dire à découvrir qu’elles sont fausses. Or si une multitude d’observations, disons, de cygnes blancs, ne peut logiquement confirmer que tous les cygnes sont blancs, l’observation d’un seul cygne noir, en Nouvelle Zélande où on en trouve, suffit à falsifier l’hypothèse que tous les cygnes ont blancs. Une bonne théorie scientifique permet de déduire des observations qui pourront, ou non, être falsifiés. Celles qui le seront sont rejetées et celles qui en le sont pas sont provisoirement admises.
La solution de Popper, si elle est acceptée, permet de résoudre le problème de Hume en montrant que la science ne procède pas par induction et par confirmation inductive. Masi elle a aussi d’autres intéressantes conséquences. Considérez par exemeple distinction entre science et pseudo-science. L’une et l’autre formulent des hypothèses audacieuses, faisant typiquement intervenir des entités observables. Mais celles de science, et elles seules, sont en principes falsifiables : on sait ce qui, si on l’observait, nous les ferait déclarer fausses. Les théories scientifiques (et les scientifiques eux-mêmes) prennent ainsi un risque devant le réel, celui d’être rejeté et là loge à la fois l’honnêteté du scientifique et la spécificité de la science. Les pseudo-sciences, au contraire, formulent des hypothèses et des théories que rien ne peut jamais falsifier et que tout confirme. Popper rangeait le marxisme et la psychanalyse au nombre de ces théories infalsifiables et les contrastait avec les théories véritablement scientifiques.
10. Vivriez-vous dans une machine à bonheur?
— Bienvenue à la Foire du bonheur, mesdames et messieurs! La compagnie Extase est fière de vous dévoiler aujourd’hui son tout nouveau Eudaimonix 3000, la machine qui vous rendra enfin heureux. Asseyez-vous dans ce cubicule: il vous suffit ensuite de fixer ces électrodes sur votre crâne : nous refermons la porte et c’est parti. Vous rêviez d’être un auteur de roman à succès? De composer de la musique avec Paul McCartney? D’être un chirurgien renommé? Grâce à l’Eudaimonix 3000, vous vivrez ces rêves et tous les autres que vous voulez. Attention : vous ne saurez même pas qu’il s’agit d’une illusion et vous rien de ce que vous ressentirez ne pourra être distingué de ce que ressent une personne qui vit vraiment toutes ces choses. À qui la chance? Approchez, approchez mesdames et messieurs. À vous la belle vie! À vous le bonheur! Et pour aussi longtemps que vous le déciderez : programmez une vie entière, ou un temps déterminé — après quoi vous pourrez être débranché et décider si vous voulez ou non reprendre votre rêve ou encore en changer.
C’est le philosophe Robert Nozick (1938-2002) qui a imaginé une telle machine — sans lui donner ce nom ou la présenter ainsi. Il voulait par là mettre en évidence quelque chose qui lui semble fondamental en matière de moralité. La cible de Nozick est l’hédonisme, qui identifie le bien au plaisir subjectivement ressenti, mais aussi l’utilitarisme — du moins dans les versions où il peut être assimilé à une forme ou l’autre d’hédonisme.
Nozick pense que bien peu de gens, voire personne, n’acceptera de se brancher sur une Eudaimonix 3000. Il avance trois arguments en faveur de cette conclusion.
Le premier est que nous ne voulons pas seulement ressentir des choses, mais les faire réellement : et c’est parce que nous les faisons réellement que nous en retirons du plaisir.
Le deuxième est que nous ne voulons pas seulement faire des choses mais aussi être un certain type de personne — et pas cette chose inerte dont sortent des fils électriques.
Le dernier argument de Nozick est qu’une telle machine nous restreindrait à un «réel» conçu par l’être humain , sans plus de profondeur ou d’importance que celles que l’être humain peut actuellement lui conférer et sans la possibilité d’explorer des dimensions éventuellement plus profondes de la réalité pour y découvrir des expériences inédites.
Certaines choses, conclut Nozick, importent dans notre vie par delà l'expérience, même agréable, qu’on peut en retirer.
Alors : vous branchez-vous sur l’Eudaimonix 3000?
Libellés :
Normand Baillargeon,
stéroïdes pour la philosophie
mardi, mars 16, 2010
JEUX DE LEWIS CARROLL
[Pour le numéro d'été de la revue À Bâbord.Réponses dans la revue.]
Le film Alice au pays des merveilles va sans doute contribuer à faire connaître Lewis Carroll à une nouvelle génération. Mais bien des gens ignorent encore que Carroll s’appelait en fait Charles Lutwidge Dodgson (1832-1898), qu’il était révérend et qu’il enseignait les mathématiques à Christ Church College, à Oxford.
Outre ses écrits pour enfants, Dodgson laisse d’ailleurs bien des articles et des ouvrages de mathématiques, discipline à laquelle il faut cependant dire qu’il n’aura pas contribué autant qu’à la littérature.
Mais on ne se refait pas et dans ses écrits mathématiques, Carroll a souvent mis de cette fantaisie qu’on trouve dans ses écrits pour enfants; inversement, dans ceux-ci, il lui arrive de mettre des mathématiques ludiques.
Le premier jeu mathématique qu’il vous propose provient justement d’un livre pour enfants : La chasse au Snark.
1. Compter jusqu’à 3
Dans ce livre, un Castor est convaincu qu’une chose qu’il dira trois fois sera pour cette seule raison automatiquement vraie. C’est bien joli, mais encore faut-il savoir compter jusqu’à 3! Et le malheureux castor n’y arrive pas. Fort heureusement, un Boucher va le lui apprendre, mais de curieuse manière. Il procède comme ceci:
Posons trois — un chiffre des plus commodes à poser
C’est l’objet sur lequel nous devons raisonner
Nous lui ajoutons sept. Puis dix. Le résultat
Nous le multiplions par mille moins huit. Voilà.
Comme on peut voir, nous divisons ensuite le tout
Par neuf cent quatre-vingt-douze, très exactement
Nous soustrayons ensuite dix-sept de ce tout
Et la réponse est bonne, très parfaitement
Comment le Boucher s’y prend-il pour à tout coup retrouver 3?
2. Les doublets
Carroll était si friand de jeux et d’énigmes qu’il en composa de nombreux, réunis dans deux ouvrages.
L’un de ces jeux, célèbre, est appelé les Doublets de Carroll.
On vous demande de partir d’un mot de X lettres et d’aboutir, en ne changeant à chaque fois qu’une seule lettre (ce changement générant un nouveau mot) à un autre mot donné au début du jeu.
Passons de la sorte de EAU à VIN — changeant ainsi l’eau en vin.
On aura :
EAU
VAU
VAN
VIN
Il n’y a ici que trois lettres et l’exercice était facile. Mais pourrez-vous changer un HOMME en SINGE? Ou mettre du ROUGE sur une LÈVRE?
Plusieurs réponses sont possibles, les meilleures étant évidemment les plus brèves. Je publierai la prochaine fois les meilleures que j’aurai reçues.
3. Carroll appelait l’énigme suivante une «énigme de dessert». Elle est célèbre et avec raison : elle est superbe.
Voici comment il la formulait:
«Prenez deux gobelets, l’un qui contient 50 cuillérées de cognac, l’autre 50 cuillérées d’eau pure. Prélevez dans le premier une cuillérée de cognac; transférez-la, sans la renverser, dans le second gobelet et remuez. Puis, prenez une cuillérée du mélange et reportez-le, sans le renverser, dans le premier gobelet.
Ma question est : si vous considérez l’ensemble de l’opération, a-t-il été transféré plus de cognac du premier gobelet au second, ou plus d’eau du second au premier?»
Le film Alice au pays des merveilles va sans doute contribuer à faire connaître Lewis Carroll à une nouvelle génération. Mais bien des gens ignorent encore que Carroll s’appelait en fait Charles Lutwidge Dodgson (1832-1898), qu’il était révérend et qu’il enseignait les mathématiques à Christ Church College, à Oxford.
Outre ses écrits pour enfants, Dodgson laisse d’ailleurs bien des articles et des ouvrages de mathématiques, discipline à laquelle il faut cependant dire qu’il n’aura pas contribué autant qu’à la littérature.
Mais on ne se refait pas et dans ses écrits mathématiques, Carroll a souvent mis de cette fantaisie qu’on trouve dans ses écrits pour enfants; inversement, dans ceux-ci, il lui arrive de mettre des mathématiques ludiques.
Le premier jeu mathématique qu’il vous propose provient justement d’un livre pour enfants : La chasse au Snark.
1. Compter jusqu’à 3
Dans ce livre, un Castor est convaincu qu’une chose qu’il dira trois fois sera pour cette seule raison automatiquement vraie. C’est bien joli, mais encore faut-il savoir compter jusqu’à 3! Et le malheureux castor n’y arrive pas. Fort heureusement, un Boucher va le lui apprendre, mais de curieuse manière. Il procède comme ceci:
Posons trois — un chiffre des plus commodes à poser
C’est l’objet sur lequel nous devons raisonner
Nous lui ajoutons sept. Puis dix. Le résultat
Nous le multiplions par mille moins huit. Voilà.
Comme on peut voir, nous divisons ensuite le tout
Par neuf cent quatre-vingt-douze, très exactement
Nous soustrayons ensuite dix-sept de ce tout
Et la réponse est bonne, très parfaitement
Comment le Boucher s’y prend-il pour à tout coup retrouver 3?
2. Les doublets
Carroll était si friand de jeux et d’énigmes qu’il en composa de nombreux, réunis dans deux ouvrages.
L’un de ces jeux, célèbre, est appelé les Doublets de Carroll.
On vous demande de partir d’un mot de X lettres et d’aboutir, en ne changeant à chaque fois qu’une seule lettre (ce changement générant un nouveau mot) à un autre mot donné au début du jeu.
Passons de la sorte de EAU à VIN — changeant ainsi l’eau en vin.
On aura :
EAU
VAU
VAN
VIN
Il n’y a ici que trois lettres et l’exercice était facile. Mais pourrez-vous changer un HOMME en SINGE? Ou mettre du ROUGE sur une LÈVRE?
Plusieurs réponses sont possibles, les meilleures étant évidemment les plus brèves. Je publierai la prochaine fois les meilleures que j’aurai reçues.
3. Carroll appelait l’énigme suivante une «énigme de dessert». Elle est célèbre et avec raison : elle est superbe.
Voici comment il la formulait:
«Prenez deux gobelets, l’un qui contient 50 cuillérées de cognac, l’autre 50 cuillérées d’eau pure. Prélevez dans le premier une cuillérée de cognac; transférez-la, sans la renverser, dans le second gobelet et remuez. Puis, prenez une cuillérée du mélange et reportez-le, sans le renverser, dans le premier gobelet.
Ma question est : si vous considérez l’ensemble de l’opération, a-t-il été transféré plus de cognac du premier gobelet au second, ou plus d’eau du second au premier?»
CONFÉRENCE D'AMARTYA SEN
Donnée à Londres le 15 mars (Demos Annual Lecture, 2010) sous le titre: Pouvoir et capabilité.
Sen est un économiste et philosophe politique majeur. C'est ici.
Sen est un économiste et philosophe politique majeur. C'est ici.
Libellés :
Amartya sen,
capabilité,
Normand Baillargeon
lundi, mars 15, 2010
PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION
J'y suis enfin arrivé, ou à peu près: je commence à travailler sur mon livre de philosophie de l'éducation. J'avais très hâte.
J'ai terminé en fin de semaine de traduire mon entretien avec Michael Walzer, qui ira dans un magazine et dans un prochain livre; le livre de Chomsky, Écrits sur l'université est en voie de complétion; Stéroïdes pour comprendre la philosophie doit être en train d'être imprimé; et mon anthologie de l'incroyance est en révision linguistique.
Je ne pourrai cependant pas travailler à ce livre de philosophie de l'éducation à plein temps : j'ai comme à chaque mois quelques articles promis à rendre; et je dois finaliser un dossier sur le cinéma de Falardeau pour une revue ainsi que la publication d'un collectif sur la laïcité. Mais tout de même, je suis très content de revenir à ce livre.
Ce matin, j'ai fait un premier jet de l'introduction. C'est un «work in progress», comme on dit. Commentaires bienvenus. Mes excuses s'il reste des coquilles. Je me demande surtout si c'est clair et alléchant, comme doit l'être une introduction.Le livre s,appellera sans doute: Introduction par les textes à la philosophie de l'éducation. Je vise autour de 400 pages.
****
INTRODUCTION
La philosophie de l’éducation est une discipline très vaste et qui a derrière elle une longue et riche histoire.
On peut, au moins en première approximation, la définir comme un effort rigoureux et systématique de clarification conceptuelle visant à définir ce qu’est l’éducation et à en préciser les finalités et les moyens. La philosophie de l’éducation s’efforce de donner à ces questions des réponses synthétiques et cohérentes et qui prennent en compte le fait que l’éducation est une pratique présentant d’incontournables dimensions normatives, aussi bien éthiques que politiques.
La philosophie de l’éducation ainsi conçue est bien entendu d’abord une entreprise théorique : mais ses praticiens espèrent qu’en contribuant à la clarification des problématiques qu’elle examine, elle jouera un rôle dans la prise de décisions plus éclairées en éducation.
Cette quadruple ambition qui anime la philosophie de l’éducation — de clarification conceptuelle, d’inscription normative de sa réflexion, ses visées synthétiques ainsi que sa volonté de contribuer à la pratique — explique à la fois l’intérêt de la philosophie de l’éducation, mais aussi sa difficulté propre, qui s’explique notamment par l’ampleur des ressources théoriques qu’elle mobilise.
Tentons de donner une idée.
On y fait d’abord appel aux théories de ces philosophes du passé qui ont donné à l’éducation une place prépondérante dans leur système — il s’agit ici de Platon, de Jean-Jacques Rousseau, de John Dewey et de Richard Stanley Peters.
On y étudie également les idées de certains philosophes qui, sans avoir été aussi influents que ces quatre-là ou avoir accordé à l’éducation une attention aussi soutenue, ont néanmoins apportée des contributions non négligeables à la réflexion philosophique sur l’éducation : c’est par exemple le cas d’Aristote, de St-Augustin, de John Locke, d’Emmanuel Kant et de nombreux autres.
On y réfère encore, de manière prépondérante, à tous ces penseurs qui, sans être à strictement parler des philosophes, ont néanmoins, pour toutes sortes de raisons mais typiquement parce qu’ils furent des éducateurs ou de pédagogues, réfléchi philosophiquement à l’éducation : c’est par exemple le cas, cette fois encore entre de très nombreux autres, de Quintilien, de Coménius, de Froebel ou de Pestalozzi.
La philosophie de l’éducation mobilise également l’ensemble des disciplines philosophiques dans la mesure où leurs concepts et problématiques permettent d’éclairer certains aspects de l’éducation et des enjeux que sa pratique soulève. C’est ainsi que c’est à l’épistémologie que le philosophe de l’éducation demandera de l’aider à clarifier des concepts comme celui de savoir, mis en œuvre dans l’établissement d’un curriculum ou dans l’acte d’enseigner; c’est encore ainsi que c’est vers la philosophie politique que le philosophe de l’éducation se tournera pour méditer sur l’autorité d’éduquer et sur les responsabilités que confère cette autorité. La philosophie de l’éducation mobilise de la sorte toute la philosophie, depuis la métaphysique jusqu’à la philosophie de l’esprit en passant par l’épistémologie, l’éthique, l'anthropologie philosophique, la philosophie des sciences et la philosophie politique. C’est en ce sens que John Dewey a pu écrire que «l’éducation est le laboratoire dans lequel les distinctions philosophiques sont concrétisées et mises à l’épreuve ».
Finalement, la philosophie de l’éducation ne peut ignorer ces théories scientifiques, provenant typiquement des sciences humaines et sociales, et qui, que ce soit en raison de leur présuppositions ou de leurs résultats, présentent un intérêt philosophique en ce qu’ils contribuent à la tâche que se fixe la philosophie de l’éducation.
Cet ouvrage propose une introduction par les textes à ce vaste domaine. Il s’agit d’une introduction en deux sens de ce mot.
Pour commencer, je ne présupposerai aucune connaissance préalable de mes lecteurs et m’efforcerai de faire en sorte que la compréhension de ce que je présente ne demande rien d’autre qu’une attention à ce qui est contenu dans ces pages.
Mais cet ouvrage est également une introduction en ce sens qu’il n’ambitionne pas de couvrir l’ensemble de la philosophie de l’éducation et qu’il se limite à une présentation de quelques-unes de ses thématiques, ciblées pour leur importance.
Cette introduction à la philosophie de l’éducation est enfin une introduction par les textes au domaine. C’est que j’ai la profonde conviction que la philosophie s’apprend d’abord et avant tout par la lecture de textes de philosophes. C’est pourquoi j’ai tenu à organiser ce livre autour de textes classiques, que je présente thématiquement et dont je prépare, par des explications et des commentaires, la lecture.
Je me suis efforcé d’organiser de manière claire et didactique les diverses théories que nous aborderons dans ces pages, en les déployant selon les problématiques qu’elles cherchent à éclairer ou résoudre. C’est là, je pense une des originalités que peut revendiquer cet ouvrage. Une autre est de faire une place à la variété des ressources intellectuelles que mobilise la philosophie de l’éducation. À ce propos, je suis particulièrement heureux d’inclure dans ces pages de nombreuses références à cette riche tradition de philosophie analytique de l’éducation, souvent trop peu connue dans le monde francophone. On lira donc ici, et pour la première fois en français, certains textes classiques de cette tradition que j’ai traduits au bénéfice du lectorat francophone.
Décidons que le moment est venu d’indiquer à grands traits le contenu de cet ouvrage et la manière dont il est ventilé.
Il comprend trois parties.
La première présente comme autant de paradigmes fondateurs ces grandes définitions de l’éducation autour desquelles se sont cristallisés tant de débats en Occident.
Notre parcours commence avec les sophistes de l’Antiquité, se poursuit avec Platon, qui met de l’avant l’influent modèle libéral d’éducation. À travers les oeuvres de Rousseau de Kant, de Dewey, de Peters, nous en venons finalement à cette conception postmoderniste de l’éducation qui a exercé un si grande influence au cours de trois ou quatre dernière décennies.
La deuxième partie de l’ouvrage se penche sur les questions inter reliées du curriculum et de l’apprentissage. Ce dernier est rapporté aux grands courants de l’épistémologie classique, depuis le rationalisme jusqu’au pragmatisme, en passant par l’empirisme et le constructivisme. Une attention particulière est accordée aux conceptions postmodernistes de l’apprentissage, notamment à travers ce constructivisme dit radical, aux approches s’articulant autour du concept de compétences ainsi qu’au renouvellement de ces questions dans le cadre des sciences cognitives contemporaines.
Les problématiques liées au curriculum sont examinées à partir de la théorie des «formes de savoir» de Paul Hirst, qui propose une conception libérale type du curriculum, laquelle, comme nous le verrons, n’a cessé d’être attaquée et défendue.
Finalement, deux controverses relatives au curriculum font ici l’objet d’un traitement plus approfondi, par lequel j’espère montrer la nature de la contribution de la philosophie de l’éducation à des questions de lourde incidence pratique : ce sont la possibilité d’une éducation morale et la question de l’éventuel enseignement du créationnisme.
La troisième et dernière partie de l’ouvrage traite de problématiques qui apparaissent dans la relation qu’entretiennent l’État, la société et l’éducation.
Nous étudions pour commencer la question l’autorité d’éduquer et examinons les mérites de divers candidats putatifs à l’exercice de cette autorité.
Nous étudions ensuite les problématiques que soulèvent les responsabilités d’éduquer et notamment les questions de la justice et de l’équité dans la distribution de l'éducation.
Finalement, nous abordons les rapports entre le politique et l’éducation et tout particulièrement le rôle qu’il convient d’accorder à l’éducation dans la formation du citoyen.
J'ai terminé en fin de semaine de traduire mon entretien avec Michael Walzer, qui ira dans un magazine et dans un prochain livre; le livre de Chomsky, Écrits sur l'université est en voie de complétion; Stéroïdes pour comprendre la philosophie doit être en train d'être imprimé; et mon anthologie de l'incroyance est en révision linguistique.
Je ne pourrai cependant pas travailler à ce livre de philosophie de l'éducation à plein temps : j'ai comme à chaque mois quelques articles promis à rendre; et je dois finaliser un dossier sur le cinéma de Falardeau pour une revue ainsi que la publication d'un collectif sur la laïcité. Mais tout de même, je suis très content de revenir à ce livre.
Ce matin, j'ai fait un premier jet de l'introduction. C'est un «work in progress», comme on dit. Commentaires bienvenus. Mes excuses s'il reste des coquilles. Je me demande surtout si c'est clair et alléchant, comme doit l'être une introduction.Le livre s,appellera sans doute: Introduction par les textes à la philosophie de l'éducation. Je vise autour de 400 pages.
****
INTRODUCTION
La philosophie de l’éducation est une discipline très vaste et qui a derrière elle une longue et riche histoire.
On peut, au moins en première approximation, la définir comme un effort rigoureux et systématique de clarification conceptuelle visant à définir ce qu’est l’éducation et à en préciser les finalités et les moyens. La philosophie de l’éducation s’efforce de donner à ces questions des réponses synthétiques et cohérentes et qui prennent en compte le fait que l’éducation est une pratique présentant d’incontournables dimensions normatives, aussi bien éthiques que politiques.
La philosophie de l’éducation ainsi conçue est bien entendu d’abord une entreprise théorique : mais ses praticiens espèrent qu’en contribuant à la clarification des problématiques qu’elle examine, elle jouera un rôle dans la prise de décisions plus éclairées en éducation.
Cette quadruple ambition qui anime la philosophie de l’éducation — de clarification conceptuelle, d’inscription normative de sa réflexion, ses visées synthétiques ainsi que sa volonté de contribuer à la pratique — explique à la fois l’intérêt de la philosophie de l’éducation, mais aussi sa difficulté propre, qui s’explique notamment par l’ampleur des ressources théoriques qu’elle mobilise.
Tentons de donner une idée.
On y fait d’abord appel aux théories de ces philosophes du passé qui ont donné à l’éducation une place prépondérante dans leur système — il s’agit ici de Platon, de Jean-Jacques Rousseau, de John Dewey et de Richard Stanley Peters.
On y étudie également les idées de certains philosophes qui, sans avoir été aussi influents que ces quatre-là ou avoir accordé à l’éducation une attention aussi soutenue, ont néanmoins apportée des contributions non négligeables à la réflexion philosophique sur l’éducation : c’est par exemple le cas d’Aristote, de St-Augustin, de John Locke, d’Emmanuel Kant et de nombreux autres.
On y réfère encore, de manière prépondérante, à tous ces penseurs qui, sans être à strictement parler des philosophes, ont néanmoins, pour toutes sortes de raisons mais typiquement parce qu’ils furent des éducateurs ou de pédagogues, réfléchi philosophiquement à l’éducation : c’est par exemple le cas, cette fois encore entre de très nombreux autres, de Quintilien, de Coménius, de Froebel ou de Pestalozzi.
La philosophie de l’éducation mobilise également l’ensemble des disciplines philosophiques dans la mesure où leurs concepts et problématiques permettent d’éclairer certains aspects de l’éducation et des enjeux que sa pratique soulève. C’est ainsi que c’est à l’épistémologie que le philosophe de l’éducation demandera de l’aider à clarifier des concepts comme celui de savoir, mis en œuvre dans l’établissement d’un curriculum ou dans l’acte d’enseigner; c’est encore ainsi que c’est vers la philosophie politique que le philosophe de l’éducation se tournera pour méditer sur l’autorité d’éduquer et sur les responsabilités que confère cette autorité. La philosophie de l’éducation mobilise de la sorte toute la philosophie, depuis la métaphysique jusqu’à la philosophie de l’esprit en passant par l’épistémologie, l’éthique, l'anthropologie philosophique, la philosophie des sciences et la philosophie politique. C’est en ce sens que John Dewey a pu écrire que «l’éducation est le laboratoire dans lequel les distinctions philosophiques sont concrétisées et mises à l’épreuve ».
Finalement, la philosophie de l’éducation ne peut ignorer ces théories scientifiques, provenant typiquement des sciences humaines et sociales, et qui, que ce soit en raison de leur présuppositions ou de leurs résultats, présentent un intérêt philosophique en ce qu’ils contribuent à la tâche que se fixe la philosophie de l’éducation.
Cet ouvrage propose une introduction par les textes à ce vaste domaine. Il s’agit d’une introduction en deux sens de ce mot.
Pour commencer, je ne présupposerai aucune connaissance préalable de mes lecteurs et m’efforcerai de faire en sorte que la compréhension de ce que je présente ne demande rien d’autre qu’une attention à ce qui est contenu dans ces pages.
Mais cet ouvrage est également une introduction en ce sens qu’il n’ambitionne pas de couvrir l’ensemble de la philosophie de l’éducation et qu’il se limite à une présentation de quelques-unes de ses thématiques, ciblées pour leur importance.
Cette introduction à la philosophie de l’éducation est enfin une introduction par les textes au domaine. C’est que j’ai la profonde conviction que la philosophie s’apprend d’abord et avant tout par la lecture de textes de philosophes. C’est pourquoi j’ai tenu à organiser ce livre autour de textes classiques, que je présente thématiquement et dont je prépare, par des explications et des commentaires, la lecture.
Je me suis efforcé d’organiser de manière claire et didactique les diverses théories que nous aborderons dans ces pages, en les déployant selon les problématiques qu’elles cherchent à éclairer ou résoudre. C’est là, je pense une des originalités que peut revendiquer cet ouvrage. Une autre est de faire une place à la variété des ressources intellectuelles que mobilise la philosophie de l’éducation. À ce propos, je suis particulièrement heureux d’inclure dans ces pages de nombreuses références à cette riche tradition de philosophie analytique de l’éducation, souvent trop peu connue dans le monde francophone. On lira donc ici, et pour la première fois en français, certains textes classiques de cette tradition que j’ai traduits au bénéfice du lectorat francophone.
Décidons que le moment est venu d’indiquer à grands traits le contenu de cet ouvrage et la manière dont il est ventilé.
Il comprend trois parties.
La première présente comme autant de paradigmes fondateurs ces grandes définitions de l’éducation autour desquelles se sont cristallisés tant de débats en Occident.
Notre parcours commence avec les sophistes de l’Antiquité, se poursuit avec Platon, qui met de l’avant l’influent modèle libéral d’éducation. À travers les oeuvres de Rousseau de Kant, de Dewey, de Peters, nous en venons finalement à cette conception postmoderniste de l’éducation qui a exercé un si grande influence au cours de trois ou quatre dernière décennies.
La deuxième partie de l’ouvrage se penche sur les questions inter reliées du curriculum et de l’apprentissage. Ce dernier est rapporté aux grands courants de l’épistémologie classique, depuis le rationalisme jusqu’au pragmatisme, en passant par l’empirisme et le constructivisme. Une attention particulière est accordée aux conceptions postmodernistes de l’apprentissage, notamment à travers ce constructivisme dit radical, aux approches s’articulant autour du concept de compétences ainsi qu’au renouvellement de ces questions dans le cadre des sciences cognitives contemporaines.
Les problématiques liées au curriculum sont examinées à partir de la théorie des «formes de savoir» de Paul Hirst, qui propose une conception libérale type du curriculum, laquelle, comme nous le verrons, n’a cessé d’être attaquée et défendue.
Finalement, deux controverses relatives au curriculum font ici l’objet d’un traitement plus approfondi, par lequel j’espère montrer la nature de la contribution de la philosophie de l’éducation à des questions de lourde incidence pratique : ce sont la possibilité d’une éducation morale et la question de l’éventuel enseignement du créationnisme.
La troisième et dernière partie de l’ouvrage traite de problématiques qui apparaissent dans la relation qu’entretiennent l’État, la société et l’éducation.
Nous étudions pour commencer la question l’autorité d’éduquer et examinons les mérites de divers candidats putatifs à l’exercice de cette autorité.
Nous étudions ensuite les problématiques que soulèvent les responsabilités d’éduquer et notamment les questions de la justice et de l’équité dans la distribution de l'éducation.
Finalement, nous abordons les rapports entre le politique et l’éducation et tout particulièrement le rôle qu’il convient d’accorder à l’éducation dans la formation du citoyen.
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