dimanche, avril 11, 2010

DEUX RECENSIONS

(Billet paru dans Le Libraire)

L’AVENIR DE LA GLOBALISATION DU MONDE

L’économie est une science sociale singulière.

On y trouve pour commencer des modèles mathématiques sophistiqués et d’une énorme complexité qui donnent à ses analyses et prédictions une précision inégalée parmi les sciences sociales.

L’ennui, et c’est là un petit secret bien mal gradé puisque chacun peut vite le découvrir, l’ennui est que ces modèles reposent souvent sur des hypothèses et idéalisations qui font qu’analyses et prédictions n’entretiennent parfois qu’un lien bien ténu avec la réalité.

Par ailleurs, dans l’espace public, il arrive que le discours tenu au nom de l’économie soit profondément idéologique et serve ni plus ni moins d’arme au service de certains intérêts, qu’il serait superflu de nommer ici.

Devant ce qui est avancé au nom de la science économique, une saine prudence s’impose donc.

Ce que signifiera la fin du pétrole


Ceci rappelé, j’en viens au livre de Jeff Rubin.

Celui-ci est un économiste qui a travaillé dans les plus hautes sphères (nommément à la CIBC) et qui s’est rendu célèbre pour quelques prédictions qui se sont réalisées (notamment la chute du marché immobilier de Toronto). Il est à présent auteur et conférencier spécialisé sur la question du pétrole et sur l’impact qu’aura la flambée annoncée de son prix — Rubin prédisait dès 2000 un baril à 100$; il prédit qu’il sera bientôt à 200$, voire plus.

Sa thèse est simple. La demande pour du pétrole continue de croître, alimentée comme chacun sait par des pays comme la Chine et l’Inde, mais aussi par les pays de l’OPEP, le Mexique, la Russie. Le pétrole qui reste, car il en reste, va coûter de plus en plus cher à extraire (pensons aux sables bitumineux de l’Alberta).

Or, c’est le pétrole qui a servi de combustible à la globalisation et qui a permis, par le faible coût du transport, la course vers les endroits où se trouvent des ressources et de la main d’oeuvre bon marché. Ces possibilités se fermant, le monde va bientôt radicalement changer.

M. Rubin est un auteur agréable à lire et qui sait raconter une histoire, ce qui est assez rare chez les auteurs d’essais : on n’a aucun mal à comprendre pourquoi il est un orateur énormément sollicité sur le circuit où il y a une forte demande pour des propos comme les siens. Avec lui, problématiques et concepts économiques deviennent clairs et incarnés.

Il faut lire par exemple ces pages où il raconte le circuit économique que fait un saumon pêché en Norvège, transporté en Chine pour y être mis en filets puis envoyé à votre supermarché avant d’aboutir dans votre assiette au restaurant (pp. 12-14) : ça en fait des kilomètres et des litres de pétrole et ce que Rubin soutient se comprend alors parfaitement.

La meilleure partie du livre me paraît se trouver dans les derniers chapitres, où l’auteur argue que notre monde va rapetisser puisque nous vivrons et consommerons plus localement. J’avoue que j’aurais aimé qu’il s’attarde plus longuement à cet aspect des choses. En tout cas, c’en serait fini des fraises du bout du monde en janvier, fini d’habiter loin de son travail, et les voyages en avion seraient drastiquement réduits. En ce sens, notre monde, en rapetissant, redeviendrait aussi immense. «C’est le retour à un nouveau monde […] beaucoup plus vaste, dans lequel nous sommes beaucoup plus petits», écrit-il. (p. 368)


Les possibles limites d’une thèse


Toutefois, et outre que cette thèse de la fin du pétrole n’est absolument pas neuve, les principaux défauts de l’ouvrage, à mon sens, sont ceux de la profession de leur auteur que j’évoquais en commençant. La globalisation du monde est en effet un phénomène politique, historique, idéologique et social qui ne se réduit absolument pas à l’économie, encore moins au pétrole et à son prix.

Son combustible fut aussi et reste une idéologie mortifère mise aux services d’institutions d’une puissance inouïe, parfois occultes et à la légitimité démocratique douteuse ou inexistante. Dans le cas du pétrole, ce furent par exemple ces multinationales s’appropriant illégitimement des ressources, cela dans le cadre d’un ordre international maintenu par la force.

Si le propos de M. Rubin fait trop massivement l’impasse sur tout cela, c’est qu’il accepte d’emblée les cadres idéologiques où se déploie notre économie et n’imagine pas qu’on pourrait en changer.

L’auteur du deuxième livre dont je veux parler ne partage absolument pas les a priori de l’économiste.


Le pari de Chomsky


Les personnes qui me lisent ailleurs qu’en ces pages le savent, mais je le précise par honnêteté : je suis un grand admirateur de Noam Chomsky.

Scientifique éminent, l’homme a été au cœur de la création des sciences cognitives, un événement scientifique majeur du siècle dernier. Il a renouvelé la linguistique et apporté à la philosophie des contributions incontournables, notamment en ravivant les traditions rationaliste et innéiste. Qui le lit, ou discute avec lui, ce que j’ai eu la chance de faire récemment, ne doute pas être devant un esprit d’une puissance hors de l’ordinaire. Et cela tout le monde en convient, du moins quand il s’agit de sciences cognitives, de linguistique ou de philosophie.

Mais il y a un deuxième Chomsky, ouvertement anarchiste et lui aussi auteur d’une œuvre majeure, mais cette fois souvent reçue avec hostilité, et dans laquelle il n’a cessé de dénoncer la politique étrangère américaine et la globalisation du monde menée par les institutions dominantes et à leur profit.

Si vous ne connaissez pas bien l’un ou l’autre de ces Chomsky, ces entretiens entre lui et Jean Bricmont (il s’agit bien de celui de la célèbre affaire Sokal) sont une occasion idéale de faire connaissance.

Bricmont interroge donc Chomsky, habilement et sans craindre de le pousser parfois dans ses derniers retranchements. En deux entretiens, le territoire couvert est vaste : philosophie, science, changement social, nature humaine, impérialisme, histoire politique récente, anarchisme et quelques autres.

Chomsky est parfaitement lucide sur ce qu’a signifié la globalisation du monde des vingt dernières années et ce qui l’a alimentée. Ce qu’il a à en dire converge vers ce qu’il appelle un «pari de Pascal», celui qu’il a fait sa vie durant : «Si nous abandonnons l’espoir et que nous nous résignons à la passivité, nous faisons en sorte que le pire adviendra; si nous conservons l’espoir et travaillons dur pour que ces promesses se réalisent, la situation peut s’améliorer». (pp. 29-30)

Sitôt qu’on se place dans la perspective qu’ouvre Chomsky, on se met à imaginer d’autres avenues pour la globalisation et on se dit, entre tant d’exemples, que l’abolition ou la diminution des dépenses militaires (et de mille autres activités économiques destructrices) seraient aussi des manières toute simples de changer l’économie…

Ouvrages recensés


RUBIN, Jeff, Demain, un tout petit monde. Comment le pétrole entraînera la fin de la mondialisation, Éditions Hurtubise, Montréal, 2010.

CHOMSKY, Noam et BRICMONT, Jean, Raison contre pouvoir, le pari de Pascal, L’herne, Collection Carnets, Paris, 2009.

5 commentaires:

Mario Jodoin a dit…

Je suis bien d'accord que bien des économistes limitent trop souvent leurs analyses aux questions économiques ou leur accordent trop d'importance. Mais, je trouve exagéré de dire que ce défaut est celui de la profession.

D'une part, ce défaut est bien présent chez bien des membres d'autres professions. D'autre part, je connais bien des économistes qui savent doser leurs analyses, en prenant en compte les aspects politiques, historiques, idéologiques et sociaux d'un phénomène.

Il y en a même qui participent à des ouvrages philosophiques...
;-)

Normand Baillargeon a dit…

Bonjour, Mario. Content d'avoir des nouvelles. Je pensais mon texte plus modéré que ce que tu y as lu.

Et oui, c'est vrai: il y a même des économistes qui écrivent dans des livres de philo! :-)

Normand

Frédéric a dit…

@ Normand

« Content d'avoir des nouvelles.»

Je passe fréquemment ici et y laisse parfois quelques mots...

«Je pensais mon texte plus modéré que ce que tu y as lu.»

Le texte n'est pas extrême, mais pas assez nuancé à mon goût.

«les principaux défauts de l’ouvrage, à mon sens, sont ceux de la profession de leur auteur»

J'aurais par exemple préféré :

«les principaux défauts de l’ouvrage, à mon sens, sont ceux de beaucoup de membres de la profession de leur auteur».

Je suis d'accord que beaucoup d'économistes s'attardent trop aux impacts économiques. Par exemple, Paul Krugman, qui sait souvent faire la part des choses, comme dans son livre Conscience of a liberal (L'Amérique que nous voulons) a écrit récemment un texte sur le réchauffement climatique (http://www.nytimes.com/2010/04/11/magazine/11Economy-t.html ) où il accorde beaucoup trop d'importance aux conséquences du réchauffement sur le PIB et pas assez à celles sur les humains.

Par contre, d'autres économistes, comme Amartya Sen et d'autres économistes humanistes, dont beaucoup de Québécois, dosent toujours très bien leurs écrits.

Normand Baillargeon a dit…

@Je t'accorde ton point: de beaucoup eut été l'expression plus exacte de ce que je pense.Tu noteras que j'ai employé ailleurs dans le texte bien de ces mots qui nuancent (parfois, souvent, etc.) qui correspondent à ce que je pense. Pou Sen, nus sommes entièrement d'accord: je l'admire beaucoup et aimerais bien aller faire une entrevue avec lui pour une revue de philo.J'ai posté ici récemment un lien vers une conférence qu'il a prononcée à Londres.

Cordialement,


Normand

Frédéric a dit…

@ Normand

«J'ai posté ici récemment un lien vers une conférence qu'il a prononcée à Londres.»

J'avais remarqué. Ce n'est pas pour rien que je l'ai choisi comme exemple...

J'ai commencé à écouter la vidéo quand tu l'as postée, mais les présentations étaient tellement longues... et j'avais de la difficulté à comprendre son anglais (peut-être est-ce le mien qui n'est pas assez bon !). Je préfère le lire en français !