lundi, juin 22, 2009

MUTATIONS DE L’UNIVERSITÉ ET RÉSISTANCES LIBERTAIRES

[Article pour le prochain Monde Libertaire]

Mes mille collègues professeures et professeurs de l’UQAM (Université du Québec à Montréal) et moi-même, nous avons mené, cet hiver et ce printemps, une grève qui aura finalement duré sept longues semaines.

Cette grève, la première à l’UQAM depuis 33 ans, s’est terminée sur d’importants gains pour le corps enseignant, mais aussi, et sans doute surtout, pour l’institution elle-même — et c’est probablement là la principale raison pour laquelle la société civile québécoise, les étudiantes et les étudiants et les chargés de cours (nos «maîtres de conférences») qui ont perçu cette dimension finalement altruiste de la grève, l’ont appuyée.

Sous-financée, engagée, par des administrateurs issus du corps professoral mais devenus gestionnaires à courte vue, dans des aventures immobilières aussi douteuses que financièrement désastreuses, l’UQAM était en fait au bord du gouffre. Cette grève a joué un rôle décisif pour sa survie et contribuée à la préservation, à tout le moins provisoire, de son autonomie en tant qu’institution.

Et c’est bien cette autonomie qui, de toutes parts, au Québec comme ailleurs dans le monde, et notamment en Europe, est aujourd’hui menacée.

Dans le texte qui suit, je voudrais accomplir deux choses.

La première est de préciser en quoi consistent les menaces qui pèsent aujourd’hui sur l’université, en me fondant pour cela sur l’exemple des universités québécoises, une situation qui, à bien des égards me semble-t-il, ressemble assez à celle qui prévaut en ce moment ailleurs et notamment en Europe.

La deuxième est de proposer, modestement et sans prétendre que ce que je suggère se généralise, quelques pistes de réflexion et d’action qui pourraient guider les libertaires dans cette situation. Ici encore, c’est à partir de l’université québécoise et en particulier de ma propre expérience de professeur, que je parlerai.

La grande transformation de l’université et ses effets

Historiquement, dans ce Moyen-Âge européen qui la voit naître, l’université est une corporation qui réunit des professeurs et des étudiants (puis, de plus en plus, des professeures et des étudiantes). Peu à peu, elle définira comme une institution où s’accomplit « la vie de l’esprit de ces êtres humains qui […] sont portés vers la recherche et l’étude » – pour reprendre les mots de von Humboldt. L’université, en somme, devrait être tout entière définie et structurée par cette ambition et par les valeurs qu’elle implique, n’avoir de sens et de raison d’être que par elles.

Mais ces valeurs entrent souvent en conflit avec celles du monde au sein duquel vit l’université et rendent problématique et souvent conflictuel son rapport à lui. Tout cela est encore exacerbé du fait que l’université est largement financée par ce monde extérieur – l’État, des citoyens, des corporations – qui a, à son endroit, diverses exigences dont certaines sont souvent difficilement compatibles, voire carrément incompatibles, avec «la recherche et l’étude». L’université, en ce sens, est une institution essentiellement parasitique.

Pourtant, pour des raisons qu’il est facile de deviner, l’université s’est aussi avérée extrêmement rentable et utile sur plusieurs plans, y compris économique. Pour ces seules raisons, la société ne pouvait lui refuser d’exister.
L’histoire de l’université est ainsi marquée par le conflit entre ces deux principes – celui, interne, de la vie de l’esprit et celui, externe, des exigences de toutes sortes formulées au nom de la «rentabilité » – et par sa résolution sous la forme de constants réajustements. Cette histoire est en somme celle du pari de maintenir un lieu de réflexion et d’éducation qui soit indépendant des régimes politiques et suffisamment à l’abri des exigences du monde environnant et de la pression de l’opinion pour que ceux et celles qui le fréquentent puissent se consacrer à la vie de l’esprit.

Ce à quoi on a assisté, depuis une vingtaine d’années, se comprend à partir de là. Il s’agit, pour reprendre le vocabulaire proposé par le sociologue québécois Michel Freitag, d’une profonde mutation par laquelle une institution se transforme en organisation.

L’éducation, la recherche, la vie académique ont ainsi été sommées de s’inscrire dans une logique de rentabilité et d’adaptation fonctionnelle des individus aux exigences de l’économie, toujours données pour indiscutables et décisives. L’université tend ainsi à être de moins en moins définie par les exigences internes de son activité spécifique et de plus en plus par des critères extérieurs à elle. Certains des vocables avec lesquels on parle désormais si souvent de l’université – clientèle, capital humain, compétence, rentabilité, investissement, subvention, etc. – témoignent de la diffusion et de l’acceptation de ces déplorables idées.

Cette transformation de l’institution s’est en outre accompagnée d’une véritable métamorphose de son fonctionnement interne : l’université se gère de plus en plus comme une organisation, avec des principes administratifs et une bureaucratie qui conviennent peut-être à l’entreprise qu’elle est en voie de devenir, mais qui souvent la conduisent à des pratiques qui sont aux antipodes de ce qu’exigerait l’université-institution.
L’UQAM engagée par des gestionnaires dans des projets immobiliers catastrophiques est un exemple, dramatique, de ce que peut signifier la pénétration d'une approche «marketing» et managériale de l'université. La Loi sur la Gouvernance des universités que le Gouvernement du Québec souhaite voir adoptée en est un autre, puisqu’elle prévoit, au nom de l'efficacité et de l'imputabilité, de désormais nommer sur les conseils d’administration des universités 60% de membres externes — ce qui fait bondir leur représentation. Finalement, les menaces d’abolition de programmes non ou peu financièrement rentables (philosophie, par exemple) et la création de programmes rentables (comme celui de tourisme gastronomique, un exemple pas du tout inventé) en est encore un autre, qui donne bien la mesure de ce que pourront signifier les transformations en cours sur le plan académique.

Ce qui se vit sur ces plans au Québec ressemble fort à ce qui se produit en France et en Europe et est bien résumé par l’expression «cauchemar de Humboldt», qui donne son titre à un récent ouvrage qui examine les effets de la transformation de l’institution université européenne en organisation .

En donnant pour objectif à l’université l’intégration des citoyens au marché du travail, la Déclaration de Bologne (1999) s’inscrit dans une logique qui, tout comme au Québec, s’affirme depuis vingt ans pour déplorer le peu de lien entre l’université et les besoins des entreprises et de l’économie, pour affirmer la nécessité du recours au privé pour son financement et réclamer le développement en son sein d’une authentique culture d’entreprise. Pour un tel projet, il faut en convenir, chacune des «valeurs universitaires» constitue autant d’obstacles qu’il faut surmonter, voire détruire.

Je souscris aux grandes lignes de cette analyse désormais assez répandue. J’y apporterais toutefois un important bémol qui concerne le diagnostic ici posé.

Il me semble en effet qu’à côté de cet ennemi « néolibéral » et extérieur, il existe aussi un ennemi intérieur de l’université, non moins redoutable que le premier, quoique plus pernicieux encore parce que plus difficile à reconnaître. Ces gestionnaires à courte vue que j’ai évoqués en sont un exemple; mais aussi toutes ces formes que prennent le renoncement à ces valeurs qui sont celles de «la vie de l’esprit» de la recherche et de l’étude. En somme, l’ennemi extérieur n’aurait pas pu pénétrer à ce point et aussi facilement pénétrer au sein de l’université et des cerveaux qu’elle abrite, sans la complicité d’un ennemi intérieur qui, par ignorance, par aveuglement, par intérêt personnel ou pour toute autre raison, a contribué à sa victoire.


Et nous, anars, dans tout ça?


Je propose trois directions dans lesquelles nos actions et réflexions pourraient avantageusement s’engager.

La première est justement la lutte contre ce qui, de l’intérieur, mine l’université dans sa mission fondamentale.

Sans aucunement nous leurrer sur ce qu’historiquement l’université a aussi été, à savoir une institution au service des pouvoirs, nous pouvons reconnaître d’une part l’importance et la valeur intrinsèque de ce qu’elle accomplit en poursuivant sa mission propre, d’autre part le potentiel émancipateur de cette dernière. D’où l’urgence de se porter aujourd’hui à sa défense contre ces nouveaux ennemis, depuis ces programmes bassement utilitaires mis en place jusqu’à cette recherche aux visées mercantiles en passant par les modes de gestion qui rendent tout cela possible et le font croire inévitable.

La poursuite et la défense de cette recherche libre, qui est de plus en plus menacée, est un exemple de ce signifie concrètement ce que je propose; la création et la dispensation de formation et de cours libres, crédités ou non, en est un autre. Ces cours peuvent bien entendu se donner au sein de université, mais aussi hors et indépendamment d’elle.

Cette dernière hypothèse conduit à ma deuxième proposition.

Il s’agit, cette fois, de saisir et de tirer le meilleur parti possible de ce moment propice durant lequel la société civile se porte elle aussi à la défense de certains des idéaux universitaires. Nous devrions, il me semble, en profiter pour maximiser les liens entre universitaires et société civile.

Concrètement, cela signifie une participation active et soutenue à la production et à la diffusion de savoirs intéressant la société civile — que ce soit au sein d’universités populaires, de groupes communautaires, de syndicats ou d’associations de toutes sortes.

Dans la même perspective, j’ai suggéré, au Québec, la tenue d’États généraux de l’université, que j’envisageais comme un moment de défense collective contre la tentative des institutions dominantes de s’approprier et de transformer l’université selon leurs valeurs et leurs finalités.

Ma dernière proposition reprend celle que faisait il n’y a pas si longtemps un libertaire américain bien connu, Paul Goodman (1911-1972).

Envisagée dans la longue durée, l’actuelle crise de l’université n’est, au fond, qu’un épisode de plus du conflit entre les deux principes que j’évoquais plus haut. Or, qu’ont fait, à divers moments de son histoire depuis le Moyen Âge, certains universitaires et certains étudiants quand la forme prise par l’université ne leur convenait plus du tout ? Ils ont fait sécession. Et c’est souvent à travers cette dissidence que l’université a trouvé de quoi se régénérer. De telles sécessions ponctuent l’histoire de l’institution. La dernière et la plus célèbre en date est celle de la création de la New School of Social Research, de New York, née de la sécession de professeures dissidents de Stanford et Columbia.

Faisons-le une fois de plus, suggérait Paul Goodman en 1962. Je reprends à mon compte son idée et j’imagine sans mal une, disons, cinquantaine de professeures et quelque trois cents étudiantes étudiants fondant un Institut universitaire voué au Studium Generale, à l’abri du contrôle extérieur administratif et bureaucratique et dans le but de fonder une véritable communauté intellectuelle.

Bien des questions concrètes restent sans réponse, j’en suis conscient, et il faudra leur répondre. Elles concernent notamment le financement de cette communauté, ses ressources matérielles et humaines – bibliothèque, locaux, équipement, personnel – et sa relation aux institutions officielles devant garantir aux étudiantes et étudiants qui le désirent qu’ils pourront obtenir des diplômes reconnus.

Mais il me semble que ces problèmes ne sont pas insurmontables, d’autant que les universités, le ministère et la collectivité ont, pour des raisons diverses, des intérêts à la poursuite et au succès d’une telle expérience.

Normand Baillargeon
(baillargeon.normand@uqam.ca)

5 commentaires:

Jean-Joël Kauffmann a dit…

Bonjour M. Baillargeon,

Merci pour votre texte. A la lecture de celui-ci, plusieurs questions me viennent à l'esprit.

1°/ L' "ennemi intérieur" dont vous parlez est-il ce dont il est convenu de parler sous le nom de "post-modernisme" ? ( http://www.elsewhere.org/pomo/ )

2°/ Si c'est le cas, une sécession ne risque-t-elle pas de créer un monstre, tel que feu l'université de Vincennes, en France ? ( http://fr.wikipedia.org/wiki/Paris_VIII#Vincennes_.281969-1980.29 )

3°/ Plus largement, comment concilier les principes libertaires et la nature même de l'enseignement, qui présuppose une relation inégalitaire et asymétrique entre le (la) professeur(e) qui sait et l'élève qui ne sait pas ?

En vous posant ces questions, j'ai comme vous conscience que certaines d'entre elles sont peut-être vouées à rester sans réponse (particulièrement la dernière). Quoi qu'il en soit, merci d'avance d'une éventuelle réponse.

JJK

P.S. Pour les ravages de la transformation de l'université française en entreprise via le processus de Bologne, voir la rubrique "Les ravages de la LRU" sur le blog de Bernard Gensane. ( http://blogbernardgensane.blogs.nouvelobs.com/ )

Michel Fafard a dit…

Ce texte ne serait-il pas déjà paru dans la revue "À Babord!"?

NaOH a dit…

Merci beaucoup pour ce texte ! Tout est dit : la société a nécessairement besoin d'un lieu de production et de transmission du savoir et il est parfaitement illusoire et contre-productif de vouloir limiter ce savoir à des aspects mercantiles.

Il suffit de se rendre compte que nos belles trouvailles (la diode laser pour le lecteur de cd, par exemple) ne pouvaient en aucune manière figurer dans les programmes de recherche de ceux qui en sont pourtant à l'origine : les physiciens du premier quart du XXème siècle ! Et c'est pourtant des choses de cette sorte que s'imaginent ceux que vous qualifiez (trop gentiment) de gestionnaires à courte vue...

@Jean-Joël Kauffmann

Votre troisième point m'étonne quelque peu, si je peux me permettre. Dès lors que l'on conçoit les relations prof-élèves comme similaires aux relations parents-enfants, asymétriques par nature mais absolument pas inégalitaires, je ne comprends pas très bien en quoi elles seraient contradictoires avec les principes libertaires. Ne feriez-vous pas une petite confusion entre autorité (comme dans l'expression "faire autorité") et pouvoir ?

Marc-Olivier a dit…

La dernière proposition me rappelle un article lu dans Le Monde sur l'Université de Shibuya (Japon).

On ne parle pas à proprement parler d'une « vraie » université, mais l'approche communautaire rend l'expérience intéressante.

J'ai retrouvé l'article complet là : http://lyonzero.blogspot.com/2009/04/universite-de-shibuya.html

Jean-Joël Kauffmann a dit…

Bonjour,

@ NaOH :

Merci pour votre remarque. Je ne suis pas philosophe de formation, il est donc possible que j'aie pu effectuer une confusion entre deux concepts ("autorité" et "pouvoir") qui, à mon oeil de néophyte, me paraissent assez proches (mais le diable est dans les détails).

Je partage la définition que Noam Chomsky fait de l'anarchisme :

"L’anarchisme, du moins tel que je le comprends, est un mouvement de la pensée et de l’action humaines qui cherche à identifier les structures d’autorité et de domination, à leur demander de se justifier et, dès qu’elles en sont incapables, ce qui arrive fréquemment, à tenter de les dépasser."
( http://www.chomsky.info/interviews/20070802.htm )
Ce qui ne veut pas dire que TOUTES les "structures d'autorités et de dominations" soient nécessairement illégitimes, mais je ne me sens pas compétent pour poursuivre la réflexion plus avant.

Il est aussi possible qu'en tant que Français, je sois influencé malgré moi par Foucault, qui, pour autant que je m'en souvienne, effectuait une confusion complète entre "savoir" et "pouvoir". Cependant, la question des rapports entre savoir et pouvoir mérite à mon sens d'être posée, même si, là encore, je ne me sens absolument pas compétent pour y répondre.

JJK