Pour ceux et celles qui en la connaîtraient pas, voici la fameuse Allégorie du réservoir , d'E. Bellamy. Cette traduction originale, réalisée par Chantal Santerre et moi-même, est parue en annexe à notre édition de Looking Backward, du même auteur, qui est parue sous le titre C'était demain.
Si vous souhaitez reproduire ce texte, contactez-moi directement (baillargeon.normand@uqam.ca)
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Présentation
Le texte qui suit provient du chapitre XXIII de Equality, la suite de Looking Backward publiée par Edward Bellamy en 1897.
À travers la métaphore filée d’un réservoir d’eau, l’auteur y développe plusieurs de ses idées sur l’économie et cette puissante allégorie est devenue aussi célèbre que celle de la diligence — qui se trouve, on s’en souviendra, au début de Looking Backward.
Cette fois encore, Bellamy déploie son immense talent de vulgarisateur en inventant une puissante image qui lui permet d’aborder des sujets aussi variés que la fixation des salaires et des prix; le chômage; les cycles du marché; la charité; le luxe; l’abondance et la pauvreté; le marché; il expose en outre, on l’aura deviné, le remède qu’il préconise.
Ce texte est également une évocation de la crise économique de 1893, alors toute récente, et une virulente et impitoyable parodie de ces innombrables et piteuses explications qu’en donnèrent les économistes et intellectuels de l’époque — ils sont ici présentés comme des Devins.
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[…]
Il était une fois un pays très sec dont les habitants avaient si désespérément besoin d’eau qu’ils ne faisaient rien d’autre du matin au soir que d’en chercher et que plusieurs mouraient de n’en avoir pas trouvé.
Il y avait toutefois dans ce pays des hommes plus habiles et plus assidus et qui étaient parvenus à rassembler de grandes quantités d’eau là où d’autres n’avaient rien trouvé : on les appelait les Capitalistes. Or il vint un moment où les gens du pays, désespérément assoiffés, allèrent trouver les Capitalistes pour les supplier de leur donner à boire un peu de l’eau qu’ils avaient réunie. Mais les Capitalistes leur répondirent ainsi:
— Éloignez—vous, pauvres fous! Pourquoi devrions—nous vous donner de cette eau que nous avons trouvée ? Pour devenir aussi pauvre que vous et mourir avec vous ? Voici ce que nous allons plutôt faire : devenez nos serviteurs et alors nous vous donnerons de l’eau.
Les gens du pays acquiescèrent:
— Soit. Donnez—nous de l’eau et nous et nos enfants deviendrons vos serviteurs.
Et il fut fait ainsi.
Les Capitalistes étaient des hommes malins. Ils formèrent avec leurs nouveaux serviteurs des troupes menées par des capitaines et des officiers; certaines furent envoyées à des ruisseaux pour recueillir l’eau, d’autres furent chargées de la transporter, d’autres encore furent assignées à la recherche de nouvelles sources. Toute l’eau trouvée était transportée à un même endroit où les Capitalistes construisirent un immense réservoir afin de pouvoir la contenir. On appela ce réservoir le Marché, puisque c’était là que tout le monde, y compris les serviteurs des Capitalistes, venait chercher de l’eau.
Les Capitalistes dirent alors à leurs serviteurs:
—Pour chaque seau d’eau que vous nous apporterez et qui sera versé dans ce réservoir, que nous appelons le Marché, nous vous donnerons un sou; pour chaque seau d’eau que nous tirerons de ce réservoir afin de vous donner à boire, à vous ainsi qu’à vos femmes et à vos enfants, vous nous donnerez deux sous : la différence s’appellera Profit. Sans ce profit, qui est à nous et à nous seulement, nous ne pourrions faire tout ce que nous faisons pour vous : sans lui vous péririez donc tous.
Tout cela sembla juste et bon aux gens du peuple, qui étaient peu éclairés; aussi des jours durant apportèrent—ils des seaux remplis d’eau au réservoir. Pour chaque seau qu’ils apportaient, les Capitalistes leur donnaient un sou; et à chaque fois que les Capitalistes tiraient pour eux un seau d’eau du réservoir, les gens du peuple leur rendaient deux sous.
À chaque seau que les gens y vidaient, ils ne recevaient donc que de quoi acheter un demi—seau : et c’est ainsi qu’après plusieurs jours, le réservoir, qui était le Marché, fut plein et que de l’eau commença à s’écouler par son sommet. Les gens étaient fort nombreux et les Capitalistes en petit nombre; et comme en outre ceux—ci ne pouvaient pas boire plus que les autres, l’excédent d’eau augmenta et bientôt le réservoir déborda abondamment.
Lorsque les Capitalistes virent cela, ils dirent au peuple :
— Ne voyez—vous donc pas que le réservoir déborde? Asseyez—vous et soyez patients : car vous ne devez plus nous apporter d’eau, tant et aussi longtemps que le réservoir ne sera pas vidé.
Mais ne recevant plus comme hier de sous des Capitalistes en échange de l’eau qu’ils leur apportaient, les gens du peuple ne pouvaient plus acheter d’eau et n’avaient nulle part ailleurs où aller se la procurer. Les Capitalistes, de leur côté, durent se rendre à une troublante évidence : ils ne réalisaient plus aucun profit puisque personne ne leur achetait de l’eau. Ils décidèrent donc d’envoyer sur les garndes routes, sur les petites routes et sur tous les chemins des émissaires qui criaient sans répit: «Qui a soif peut venir au réservoir et acheter de l’eau. Venez au réservoir qui déborde».
— Les temps sont durs, se disaient les Capitalistes, nous devons travailler à notre publicité.
Les gens du peuple leur dirent alors:
— Comment pourrions—nous acheter si vous ne nous donnez pas de travail? Comment, sans travail, aurions—nous de quoi acheter? Embauchez—nous, comme auparavant, et nous serons enchantés d’acheter de l’eau, d’autant que nous avons très soif. Vous n’aurez même plus besoin de faire de la publicité.
Mais les Capitalistes leur répondirent:
— Vous voudriez que l’on vous embauche pour apporter de l’eau au réservoir alors qu’il déborde? Achetez d’abord et quand, par vos achats, le réservoir sera de nouveau vide, nous vous embaucherons .
Et c’est ainsi que les Capitalistes ne les embauchant plus pour apporter de l’eau au réservoir, les gens du peuple ne pouvaient même plus acheter l’eau qu’ils y avaient apportée et que les Capitalistes, ne pouvant plus leur acheter d’eau, ne pouvaient plus les embaucher. Les Capitalistes décrétèrent alors :
—C’est une crise.
La soif des gens du peuple devenait de plus en plus grande, grandissant d’autant que rien n’était plus à cette époque comme au temps de leurs pères, alors que la terre était à tout le monde et que chacun pouvait aller se chercher de l’eau pour lui—même : les Capitalistes s’étaient en effet approprié toutes les sources, tous les puits, toutes les roues hydrauliques, tous les récipients et tous les seaux, de telle sorte que personne ne pouvait plus obtenir d’eau si ce n’est par le Marché — autrement dit au réservoir. Les gens du peuple commencèrent donc à protester et ils dirent aux Capitalistes :
— Voyez ce réservoir qui déborde tandis que nous mourons de soif. Donnez—nous de l’eau afin que nous ne périssions pas.
Mais les Capitalistes répondirent :
— C’est hors de question. L’eau est à nous. Vous ne boirez que si vous êtes capables de payer.
Et ils réaffirmèrent cette décision en proclamant leur volonté de n’agir désormais que conformément à leur nouveau slogan : «Les affaires, c’est notre affaire!»
Mais les Capitalistes étaient inquiets de ce que les gens n’apportaient plus d’eau, les privant ainsi de profits. Ils se firent alors les réflexions suivantes:
— On dirait que nos profits ont tué nos profits, que les profits que nous avons faits hier nous empêchent aujourd’hui de faire de nouveaux profits. Comment est—il possible que nos profits nous soient devenus improfitables? Comment se peut—il que nos gains nous appauvrissent? Que l’on aille chercher les Devins, qui sauront nous interpréter ces mystères.
On alla donc quérir les Devins.
Les Devins étaient des hommes de savoirs obscurs, qui s’étaient alliés aux Capitalistes à cause de l’eau qu’ils possédaient, pour en avoir eux aussi et afin qu’ils puissent survivre, eux et leurs enfants. Ils servaient d’ambassadeurs des Capitalistes auprès du peuple, auquel ils parlaient en leur nom, — il faut dire que les Capitalistes n’étaient ni très vifs d’esprit, ni très doués pour les discours.
Les Capitalistes demandèrent donc aux Devins de leur expliquer pourquoi, le réservoir étant plein, les gens ne leur achetaient plus d’eau.
Certains Devins répondirent en disant :
— C’est la surproduction.
D’autres dirent:
— C’est la sursaturation.
Mais cela voulait dire exactement la même chose.
D’autres encore expliquèrent:
— Point du tout. C’est à cause des taches sur le soleil.
D’autres enfin assurèrent:
— Ce n’est ni par la sursaturation, ni par les taches sur le soleil que ce mal est venu jusqu’à nous, mais à cause d’un manque de confiance.
Et tandis que les Devins disputaient entre eux selon leurs rites, les hommes de profit tombèrent dans un paisible sommeil. Quand ils s’éveillèrent, ils dirent aux Devins :
— Cela suffit, maintenant. Vous avez parlé à votre aise : à présent, allez trouver les gens du peuple et parlez—leur. Et faites en sorte qu’ils demeurent calmes et nous laissent en paix.
Mais les Devins, ces charlatans — c’est du moins ainsi que certains les appelaient — craignaient fort d’aller vers les gens du peuple, qui ne les aimaient guère et qui pourraient aussi bien les lapider. Ils dirent donc aux Capitalistes :
— Maîtres, c’est un des mystères de notre art que si des hommes ont bien bu, bien mangé et sont au repos, ils trouveront du réconfort dans nos propos, ainsi que vous venez d’en faire vous—mêmes l’expérience. Cependant que si des hommes ont soif et faim, ils ne trouvent aucun réconfort dans nos discours et se moquent plutôt de nous. Tout se passe comme si notre sagesse semble vide à quiconque n’est pas rassisié.
Mais les Capitalistes leur dirent sèchement:
— Partez immédiatement. N’êtes–vous pas nos ambassadeurs?
Les Devins allèrent donc trouver le peuple pour lui expliquer les mystères de la surproduction, pour leur faire comprendre pourquoi certains d’entre eux devaient mourir de soif parce qu’il y avait trop d’eau et pourquoi, en ce moment même, il ne pouvait y avoir assez d’eau puisqu’il y en avait trop. Ils parlèrent également des taches sur le soleil et expliquèrent aussi pourquoi ce qui arrivait ne pouvait manquer d’arriver étant donné le manque de confiance. Mais ce fut peine perdue pour les Devins : aux yeux des gens du peuple, leur savoir était vain. Ils les injurièrent donc :
— Foutez le camp, têtes creuses. Vous vous moquez de nous. Ce serait donc l’abondance qui causerait la famine? De rien on tirerait beaucoup?
Sur ces mots, ils commencèrent à ramasser des pierres pour lapider les Devins. Lorsque les Capitalistes constatèrent que le peuple était encore en colère et qu’il refusait de prêter l’oreille aux propos des Devins, ils prirent peur qu’il ne vienne au réservoir s’emparer de l’eau par la force. Ils firent donc venir les Saints Hommes — c’étaient de faux prêtres — pour qu’ils aillent expliquer au peuple qu’il devait rester calme et ne pas déranger les Capitalistes sur le simple prétexte qu’il avait soif. Et ces Saints Hommes, ces faux prêtres, affirmèrent au peuple que cette affliction leur était envoyée par Dieu pour guérir leurs âmes, que s’ils acceptaient de prendre leur mal en patience, sans convoiter l’eau, sitôt qu’ils mourraient, ils iraient dans un pays sans Capitalistes, un pays où il y a de l’eau en abondance. Et ils leur assurèrent pour finir qu’ils étaient d’authentiques prophètes de Dieu qui jamais ne parleraient au nom des Capitalistes, bien au contraire, puisqu’ils parlaient toujours contre eux.
Mais les Capitalistes durent constater que le peuple était toujours en colère et qu’il n’avait pas été plus apaisé par les propos des Saints Hommes qu’il ne l’avait été par ceux des Devins. Ils décidèrent donc d’aller eux—mêmes au—devant du peuple. Ils trempèrent les bouts de leurs doigts dans l’eau qui débordait du réservoir, afin de les mouiller puis, en se secouant les mains, ils lancèrent à la volée des gouttes d’eau sur les gens qui s’étaient massés autour du réservoir. Ces gouttes d’eau furent baptisées Charité. Elles avaient un goût terriblement amer.
Mais les Capitalistes durent cette fois constater que pas plus que les mots des Saints Hommes, ces faux prêtres, ou que ceux des Devins, les gouttes d’eau de la Charité n’avaient su apaiser le peuple, qui devenait de plus en plus en colère et qui se massait autour du réservoir, comme s’il était déterminé à s’emparer de l’eau par la force. Les Capitalistes tinrent alors conseil et décidèrent d’envoyer des espions parmi les gens du peuple, afin d’y recruter ceux qui étaient doués pour le combat. Les espions les réunirent ensuite et leur tinrent cet habile discours :
— Pourquoi ne pas lier votre destin à celui des Capitalistes? Si vous acceptez d’être de leur côté et de les servir contre le peuple, si vous faites en sorte que le peuple ne s’en prenne pas au réservoir, vous aurez de l’eau en abondance et ni vous ni vos enfants ne mourrez.
Ces hommes forts et doués pour la guerre prêtèrent l’oreille à ces propos et, comme ils avaient soif, ils se laissèrent persuader : ils joignirent les rangs des Capitalistes et devinrent leurs hommes de main. On leur remit des dagues et des épées et ils se firent le rempart des Capitalistes, frappant et châtiant le peuple sitôt qu’il s’approchait du réservoir.
Des jours et des jours passèrent. Les Capitalistes élevaient des fontaines, creusaient des étangs à poissons, leurs femmes et leurs enfants prenaient des bains et ils dépensaient l’eau pour leur seul plaisir. Un jour, le niveau de l’eau baissa dans le réservoir.
Lorsqu’ils constatèrent que le réservoir était vide, les Capitalistes déclarèrent que la crise était finie. Ils firent quérir des gens qu’ils embauchèrent pour apporter de l’eau et remplir à nouveau le réservoir. Chaque seau d’eau que les gens apportaient au réservoir leur était payé un sou et chaque seau d’eau qu’ils achetaient leur était vendu deux sous. Le moment vint donc où le réservoir déborda de nouveau.
Lorsque les gens eurent de la sorte rempli de nombreuses fois le réservoir jusqu’à ce qu’il déborde et qu’ils eurent souffert de la soif à de nombreuses reprises en attendant que les Capitalistes eurent gaspillé le surplus d’eau, des voix s’élevèrent dans le pays, les voix de ceux qu’on appela les Agitateurs, parce qu’ils tentaient de soulever le peuple. Ces voix s’adressaient aux gens du peuple en leur disant qu’ils devaient unir leurs forces, que s’ils le faisaient ils n’auraient plus besoin d’être les serviteurs des Capitalistes et que plus jamais ils ne seraient assoiffés. Les Capitalistes voyaient ces agitateurs d’un très mauvais œil et n’eut été de la peur que leur inspirait le peuple, ils les auraient sans aucun doute fait crucifier.
Ce que les Agitateurs disaient au peuple, c ‘était essentiellement ceci :
— Ô malheureux peuple, combien de temps encore seras—tu trompé par des mensonges? Ô gens du peuple, combien de temps encore croirez—vous à ce qui n’est pas et qui vous fait souffrir? Car la vérité est que tout ce que vous ont raconté les Capitalistes et les Devins ne sont que d’astucieux mensonges. Quant à ces Saints Hommes qui vous disent que c’est par la volonté de Dieu que vous êtes pauvres et que vous le resterez toujours, ce sont non seulement des menteurs mais aussi des blasphémateurs et Dieu les jugera sévèrement après qu’Il aura pardonné à tous les autres. Pourquoi donc ne pouvez—vous venir prendre de l’eau au réservoir? N’est—ce pas parce que vous n’avez point d’argent? Mais pourquoi donc n’avez—vous pas d’argent? N’est—ce pas pour cette raison que vous recevez un sou par seau apporté au réservoir, c’est—à—dire au Marché, alors que vous devez en payer deux pour obtenir un seau d’eau, et cela pour permettre aux Capitalistes de réaliser un profit? Ne voyez—vous pas que de cette manière le réservoir doit nécessairement déborder, qu’il se gonfle de ce qui vous fait défaut, qu’il n’est rempli que parce que vous êtes vidés? Ne voyez—vous donc pas que plus vous travaillez fort et plus vous faites diligence pour apporter de l’eau, pires et non meilleures en sont alors les conséquences pour vous, précisément à cause du profit et que cela ne saurait avoir de fin?
Les Agitateurs parlèrent de la sorte durant des jours, sans que personne ne fasse attention à eux. Mais un moment vint où le peuple prêta l’oreille et répondit aux Agitateurs :
— Vous dites vrai. À cause des capitalistes et de leurs profits, il nous est impossible de récolter les fruits de notre travail, de telle sorte que notre travail est vain et que plus nous travaillons fort pour remplir le réservoir, plus vite il déborde et plus vite nous ne recevons plus rien étant donné qu’il y a trop, pour parler comme les Devins. Mais sachez que les Capitalistes sont des hommes féroces et dont la bienveillance même est cruelle. Dites—nous donc, si vous le connaissez, le moyen de nous libérer de notre servitude; mais si vous ne connaissez aucun moyen sûr de nous libérer, nous vous implorons de vous taire et de nous laisser en paix, afin que nous puissions un tant soit peu oublier notre misère.
Les Agitateurs répondirent:
— Nous connaissons ce moyen.
Les gens leur dirent alors :
— Ne nous mentez pas. Ce système existe depuis longtemps et bien que nombreux soient ceux qui ont cherché, les larmes aux yeux, le moyen de nous libérer, personne à ce jour ne l’a trouvé. Si toutefois vous connaissez vraiment ce moyen, dites—le nous, et vite.
Les Agitateurs parlèrent alors du moyen et dirent :
— Quel besoin avez—vous de ces Capitalistes et pourquoi leur donnez—vous le fruit de votre travail? Quels grands services vous rendent—ils pour que vous leur offriiez un tel tribut? Pensez—y : ce n’est que parce qu’ils vous mettent en équipes, vous commandent de faire ceci ou cela et qu’ils vous donnent ensuite un peu de cette eau que vous leur avez apportée. Voici donc le moyen de mettre un terme à votre servitude: faites pour vous—même ce que le Capitaliste fait pour vous, à savoir la décision de travailler, l’organisation du travail, la division des tâches. Ainsi vous n’aurez nul besoin des Capitalistes, vous n’aurez plus à leur donner de profit et vous partagerez en frères le fruit entier de votre labeur, chacun en obtenant la même portion; de la sorte, le réservoir ne débordera jamais plus, chacun boira tout son saoûl, et vous pourrez utiliser l’eau qui reste pour ériger des fontaines ou bâtir des étangs selon votre plaisir, comme le faisaient les Capitalistes : mais tout cela se fera désormais pour le bonheur de tous.
Et les gens répondirent :
— Comment pouvons—nous accomplir cela, qui est tellement souhaitable?
Les Agitateurs répondirent :
— Choisissez des hommes discrets qui rassembleront vos équipes et ordonneront le travail, comme le faisaient les Capitalistes; mais prenez garde qu’ils ne soient pas vos Maîtres, comme l’étaient les Capitalistes, mais des frères qui désireront ce que vous désirez et qui ne prendront aucun profit mais seulement leur part, qui sera la même que celle des autres. Qu’il n’y ait plus ni maîtres ni serviteurs parmi vous, mais uniquement des frères. Et que de temps à autre, lorsque vous le jugerez à propos, d’autres hommes discrets remplacent ceux qui coordonnent le travail.
Les gens écoutaient et l’idée leur semblait juste et bonne. Mieux : elle leur parut facile à réaliser. D’une seule voix, ils lancèrent :
— Ce sera comme on l’a dit puisque nous allons le faire!
Les Capitalistes entendaient tout ce vacarme, entendaient toutes ces voix et tout ce qui s’était dit, comme les avaient également entendues les Devins, les Saints Hommes ainsi que les puissants Hommes de Guerre, qui étaient le rempart des Capitalistes; tous se mirent à trembler, genoux s’entrechoquant et ils se dirent les uns aux autres :
— C’est la fin pour nous.
Il y avait cependant aussi de vrais prêtres du Dieu vivant qui n’avaient jamais prêché pour les Capitalistes et qui avaient une véritable commisération pour le peuple; et quand ceux—là entendirent ses cris et ce qui s’était dit, ils exultèrent de bonheur et remercièrent Dieu que le jour de la délivrance soit arrivé.
Et les gens allèrent accomplir toutes les choses que leur avaient dites les Agitateurs et tout se déroula comme ils l’avaient dit. Il n’y eut plus jamais la soif dans ce pays, ni jamais plus quelqu’un ne fut affamé ou dénudé, jamais plus qui que ce soit n’eut froid ou ne souffrit de quelque manque de ce genre. Et chacun s’adressait à ses semblables en disant : «Mon frère» ou «Ma sœur» : car ils étaient en effet désormais des frères et des sœurs, travaillant ensemble et unis.
Les grâces de Dieu furent éternellement sur ce pays.
lundi, août 10, 2009
jeudi, août 06, 2009
POLITIQUE PARTICIPALISTE : DES IDÉES QUI PEUVENT INSPIRER LES ANARS
[Texte pour Le Monde Libertaire]
L’accusation d’utopisme est si vite lancée aux anarchistes que je supposerai que quiconque lit ces lignes a déjà eu cette discussion dans laquelle on s’efforce de montrer, en invoquant notamment des faits historiques, des analyses conceptuelles et divers arguments, la plausibilité de nos idéaux.
De mon côté, et je m’en suis expliqué souvent, j’en suis venu à penser que la construction de modèles viables incorporant nos valeurs était une activité utile et importante à laquelle il est bon que des anarchistes consacrent du temps. C’est la raison pour laquelle je me suis efforcé de faire connaître l’économie participaliste de Michael Albert.
C’est dans cet esprit que je voudrais présenter ici des idées qui ont été avancées par Stephen R. Shalom et qui me semblent ouvrir des avenues prometteuses sur la question du politique et la prise de décision collective. Elles sont, je pense, de nature à alimenter les réflexions et les discussions à propos d’une éventuelle politique libertaire.
Je précise d’emblée qu’à un exposé précis et exhaustif de mon sujet — au demeurant impossible à réaliser en quelques pages — j’ai préféré offrir un traitement quelque peu impressionniste, sans doute, mais qui donne au moins une idée relativement juste des problèmes, réels et importants, que Shalom aborde et des réponses, concrètes et praticables, qu’il propose.
Posons un groupe de personnes vivant ensemble. Elles devront constamment prendre des décisions qui les concerneront. Une des fonctions essentielles de la vie politique est de décider des questions sur lesquelles on doit se pencher, de préciser les manières qui permettent de parvenir à des décisions et de contribuer à leur implantation.
Cela peut s’accomplir de différentes manières et dans le respect (ou le non-respect) de certaines valeurs. Le problème de Shalom est justement d’imaginer des institutions politiques qui permettront la prise de décision en conformité avec certaines valeurs. Avant de dire quelles valeurs il défend précisément et quelles institutions il préconise, voyons un peu les modèles qu’il rejette et pourquoi.
Le léninisme
Une première façon de faire pourrait être de s’en remettre à une élite qui sait ce qui est bon pour chacun — et qui peut fort bien ne pas correspondre à ce que voudraient les intéressés. Cette élite décidera donc, au nom de tous, et ses décisions seront sans appel.
Les philosophes-rois de Platon sont un exemple de cette manière d’envisager le politique. Le Parti, dans une vision léniniste de la politique, en est un autre.
Pourtant, si tout le monde reconnaît sans mal que le savoir, l’information et la compréhension sont souhaitables, voire essentiels à la prise de saines décisions, ce modèle nous hérisse, notamment par son antidémocratisme et parce qu’il usurpe la conscience qu’ont les gens de ce qu’ils veulent et qui évolue avec le temps.
Essayons donc autre chose.
La démocratie représentative
Une autre option serait que nos hypothétiques personnes désignent (par vote ou autrement) des représentantes et représentants qui décideront pour elles. Avec nos élections, nous avons un modèle semblable. Mais il a, lui aussi, d’immenses défauts, bien connus, notamment des anarchistes.
D’abord, ce modèle encourage la délégation plutôt que la participation : on tend alors à n’envisager le politique que dans une perspective instrumentale, en oubliant que la participation au processus politique transforme les participants et participantes. Dans une démocratie représentative appliquée à une vaste population, de larges portions de celle-ci ne participent que peu ou pas du tout aux processus politiques, sinon pour aller périodiquement voter; quant à ceux qui y participent activement, ils et elles sont effectivement transformés par cette participation. Mais comment?
On le sait assez : les représentants tendront à mentir, à flatter, à occulter leurs véritables intentions pour être élus et tout le débat et toute les discussions politiques deviennent dès lors corrompus. Puis, une fois élus, les représentants s’éloignent, dans tous les sens du terme, de ceux et celles qui les ont élus — s’ils en ont jamais été proches. Au bout d’un certain nombre d’années, cet éloignement se cristallise (en partis politiques, notamment) et les effets conjuguées de tous ces défauts tend à produire quelque chose qui ressemble aux pires aspects de la vie politique que nous connaissons dans nos démocraties libérales.
De possibles correctifs
Pour pallier à ces graves défauts, certains, considérant que la démocratie représentative reste le meilleur modèle possible, ont suggéré de lui apporter des correctifs. On pourrait par exemple, disent-ils, forcer (par quelque mécanisme que je vous laisse imaginer) les représentants à être liés à leurs électeurs par leurs promesses électorales. Séduisant? Non. Et pour en convenir, considérez ceci.
Selon ce scénario, si X a promis n pour être élu, alors il doit réaliser n une fois élu. Appelons cela la version «liée par vos promesses» de la démocratie représentative. Le problème est en ce cas est double.
D’abord, et c’est grave, la vie politique est par essence délibérative et avec notre nouveau modèle, la délibération est devenue inutile. On élit des gens sur leurs promesses et ils appliquent leurs promesses, point final. Ensuite, et c’est peut-être pire encore, la vie politique est et doit être adaptative et donc nous permettre de faire face aux nombreux et constants changements qui caractérisent la vie en commun: mais avec notre démocratie représentative liée par des promesses, on ne peut plus le faire. Par exemple, si les conditions qui rendaient souhaitable n n’existent plus et que n est devenu indésirable, X devrait néanmoins réaliser n. C’est absurde et cela ne peut pas convenir.
Une solution à ce problème serait d’élire nos représentants pour un mandat et de procéder ensuite par sondages. Mais, en ce cas, les discussions entre élus sont devenues inutiles et les élus eux-mêmes sont superflus.
Essayons autre chose? Beaucoup pensent que la solution est à chercher dans la démocratie non pas représentative, mais directe. Voyons cela.
La démocratie directe
Dans une démocratie directe, ce sont les gens eux-mêmes qui décident, pas leurs représentants. On pourrait par exemple imaginer qu’à l’aide de nos ordinateurs personnels, nous tenions des référendums sur toute question. Cela aurait le mérite de nous inciter à nous informer et à faire valoir notre voix.
Mais que de temps faudrait-il y consacrer!
Et comment s’informer sérieusement sur toutes les questions qui vont se poser? Pire : le procédé n’est pas délibératif. Avec ce système, on peut certes dire : «Je vote oui (ou non)», mais pas : «Je n’aime pas tel ou tel aspect de telle proposition» ou : «Je voudrais nuancer telle formulation». Ces défauts seront d’autant aigus que cette manière de faire tend justement à polariser les positions.
Convaincus que ces problèmes tiennent au fait qu’on veut ici appliquer la démocratie directe à une vaste population alors qu’elle n’est possible qu’à petite échelle, certains proposent que le cadre souhaitable et obligé de la vie politique, ce sont de petites communautés autonomes. En elles, assure-t-on, et seulement en elles, la démocratie directe, face-à-face, est possible.
L’irrémédiable défaut de cette proposition est que les problèmes sont (et seront de plus en plus) régionaux, nationaux et même globaux, de sorte que leurs solutions ne peuvent être décidées au seul niveau local. De plus, ces petites communautés se privent de précieuses et vitales économies d’échelle : chacune devrait-elle avoir son hôpital dernier cri, son université, et ainsi de suite?
On dira alors qu’elles devront coopérer. Mais comment et par quels mécanismes prendront-elles leurs décisions? Et comment seront-elles liées les unes aux autres tout en conservant une légitime autonomie (et laquelle)?
Parvenu à ce stade de sa réflexion, Shalom avance ce qu’il pense être la solution la plus prometteuse en retenant, issue en particulier de la tradition anarchiste, l’idée de Conseils géographiquement définis. Il défend cette idée parce qu’elle lui semble incorporer les valeurs que des institutions politiques devraient à ses yeux incorporer : la liberté; la justice; la participation; la solidarité; la tolérance. Je passe le détail de l’argumentaire qui le conduit à retenir ces valeurs et à conclure que les Conseils permettront de les faire vivre, pour en arriver directement aux aspects plus concrets de leur fonctionnement.
Les Conseils
Un Conseil est un regroupement de personnes qui sont en nombre suffisant pour qu’on y retrouve une variété de points de vue, mais en nombre assez petit pour que chacun puisse participer activement aux discussions, qui s’y tiennent face-à-face. On peut imaginer qu’un Conseil est composé de, disons, 20 à 50 personnes. Ce Conseil prend, seul, les décisions qui affectent les membres du Conseil et eux seuls.
Pour les autres décisions, chaque Conseil envoie un délégué à un Conseil d’un niveau plus élevé, et ce délégué porte le fruit des délibérations du niveau inférieur à ce niveau supérieur, où la décision est éventuellement prise — ce Conseil pouvant à son tour envoyer un délégué à un autre Conseil, selon le nombre de personnes qui seront affectées par la décision à prendre.
Notez que si on fixe à 40 le nombre moyen de membres des Conseils, il suffit de 7 niveaux pour impliquer quelque 40 millions de personnes dans une décision qui les affecterait toutes. On peut imaginer un système de rotation pour déterminer qui sera le délégué et poser qu’un système de rappel soit institué pour assurer que le délégué fasse correctement son travail.
Mais, à ce propos, il faut insister sur le fait que le délégué n’est pas une simple courroie de transmission de la volonté du Conseil d’où il provient. Le Conseil où il va siéger est lui-même une structure délibérative et si on découvre qu’une décision sur un sujet reste controversée, le sujet revient à l’échelon inférieur. Justement : comment seront prises les décisions?
Shalom pose que le consensus est un idéal, un idéal que peuvent justement viser et espérer atteindre de petits groupes, comme le sont les Conseils. Cependant, dans les cas où elle n’est pas possible et puisqu’il faut bien parvenir à des décisions, la majorité des voix sera utilisée. (Il y a quelque chose de juste — et qu’on aurait grand tort de négliger — dans la facétieuse remarque de Clement Attlle qui affirmait que «si la démocratie est un mode de gouvernement fondé sur la discussion, il n’est efficace que si l’on parvient à arrêter les gens de parler »)
Mais Shalom rappelle aussi ce fait crucial qu’il existe entre les personnes des désaccords réels, profonds et parfois passionnels. En certains cas, c’est la majorité qui a de telles convictions; en d’autres, la minorité. Cela pose des problèmes sérieux à tout processus politique, et en particulier celui d’assurer que la majorité ne pourra pas tyranniser la minorité (un cas type serait celui où 55% de la population décide de réduire en esclavage le 45% qui reste…).
Pour assurer cette protection, il faut donc ajouter à nos Conseils une constitution, qui précise des interdits. Mais des cas difficiles, inattendus, complexes vont inévitablement se présenter. Pour ceux-là, il faudra une instance décisionnelle. Actuellement, il s’agit de la Cour suprême. Shalom propose une institution semblable, mais dont les membres, pour les raisons évoquées plus haut contre les élections, ne seraient pas élus. Mais ils ne seraient pas non plus élus à vie, puisque cela tendrait à faire d’eux les membres d’une oligarchie corporatiste qui défend typiquement les intérêts de la minorité favorisée à laquelle ils appartiennent Alors? Ils et elles seraient choisis au hasard, comme les jurés, et seraient en nombre suffisant pour constituer un bon échantillon de la population. Ils seraient nommés pour une période déterminée — disons deux ans— et constitueraient un corps délibératif.
Notons que Shalom présuppose tout au long de son raisonnement, que ce qu’il avance est optimal au sein d’une société qui, sur le plan économique, fonctionne selon les institutions elles mêmes respectueuses des valeurs promues. S’il s’agit de l’économie participaliste développée par son ai Michael Albert, cela signifie, notamment, que tout le monde partage équitablement aussi bien les efforts et les sacrifices consacrés à la production que les bénéfices de la consommation. Personne, en particulier, n’occupe d’emploi plus valorisant qu’un autre et chacun accomplit un ensemble de tâches équilibré pour sa combinaison d’aspects désirables et moins désirables .
En défense de son modèle, Shalom fait enfin valoir des études de psychologie sociale qui montrent une chose intéressante et pertinente. La voici. Si on prend, disons, une cinquantaine de personnes qui ont avoué lors d’un sondage avoir des vues conservatrices sur des sujets comme l’avortement ou la peine de mort, et qu’on leur permet de prendre le temps de s’informer et de discuter, face-à-face, entre eux avec des gens qui ont des positions différentes, alors ils en viennent à adopter des vues plus progressistes et rationnelles.
De l’importance des modèles pour l’action militante
Même s’il reste évidemment perfectible, même si la compatibilité de ces idées avec les édéuax libertaires reste à discuter, même si ce que ce qu’il propose devra subir l’épreuve de la pratique, un travail comme celui-ci me semble non seulement intéressant du point de vue des idées, mais aussi important et même indispensable du point de vue de l’action militante. À cela, plusieurs raisons et en particulier les suivantes.
D’abord, ce travail nous évite de sombrer dans le désespérant fatalisme du «il n’y a pas d’alternative» et nous permet d’avoir quelque chose à répondre à ceux et celles qui hésitent à militer parce qu’ils en doutent. Ensuite, il contribue à donner sens , espoir et orientation à l’action militante. Enfin, il nous rappelle ce fait incontournable qu’une fois l’économie capitaliste vaincue, il restera des tas de problèmes à résoudre, dont celui de créer des institutions politiques saines.
Pour en savoir plus
Les idées présentées ici ont été exposées par Shalom lors d’un séminaire dans la cadre d’une rencontre tenue à Woodshole à l’été 2006 et à laquelle l’auteur de ce texte a pris part.
Elles ont depuis été développées dans : SHALOM, S. R. « Parpolity: Political Vision for a Good Society». Ce texte est disponible sur Internet à : [http://www.zmag.org/content/showarticle.cfm?ItemID=9178]. Lien consulté le 15 juillet 2009.
Une version de ce texte figurera dans : Raison Oblige. Essais de philosophie sociale et politique, Presses de l’université Lava, Québec. À paraitre 2009.
L’accusation d’utopisme est si vite lancée aux anarchistes que je supposerai que quiconque lit ces lignes a déjà eu cette discussion dans laquelle on s’efforce de montrer, en invoquant notamment des faits historiques, des analyses conceptuelles et divers arguments, la plausibilité de nos idéaux.
De mon côté, et je m’en suis expliqué souvent, j’en suis venu à penser que la construction de modèles viables incorporant nos valeurs était une activité utile et importante à laquelle il est bon que des anarchistes consacrent du temps. C’est la raison pour laquelle je me suis efforcé de faire connaître l’économie participaliste de Michael Albert.
C’est dans cet esprit que je voudrais présenter ici des idées qui ont été avancées par Stephen R. Shalom et qui me semblent ouvrir des avenues prometteuses sur la question du politique et la prise de décision collective. Elles sont, je pense, de nature à alimenter les réflexions et les discussions à propos d’une éventuelle politique libertaire.
Je précise d’emblée qu’à un exposé précis et exhaustif de mon sujet — au demeurant impossible à réaliser en quelques pages — j’ai préféré offrir un traitement quelque peu impressionniste, sans doute, mais qui donne au moins une idée relativement juste des problèmes, réels et importants, que Shalom aborde et des réponses, concrètes et praticables, qu’il propose.
Posons un groupe de personnes vivant ensemble. Elles devront constamment prendre des décisions qui les concerneront. Une des fonctions essentielles de la vie politique est de décider des questions sur lesquelles on doit se pencher, de préciser les manières qui permettent de parvenir à des décisions et de contribuer à leur implantation.
Cela peut s’accomplir de différentes manières et dans le respect (ou le non-respect) de certaines valeurs. Le problème de Shalom est justement d’imaginer des institutions politiques qui permettront la prise de décision en conformité avec certaines valeurs. Avant de dire quelles valeurs il défend précisément et quelles institutions il préconise, voyons un peu les modèles qu’il rejette et pourquoi.
Le léninisme
Une première façon de faire pourrait être de s’en remettre à une élite qui sait ce qui est bon pour chacun — et qui peut fort bien ne pas correspondre à ce que voudraient les intéressés. Cette élite décidera donc, au nom de tous, et ses décisions seront sans appel.
Les philosophes-rois de Platon sont un exemple de cette manière d’envisager le politique. Le Parti, dans une vision léniniste de la politique, en est un autre.
Pourtant, si tout le monde reconnaît sans mal que le savoir, l’information et la compréhension sont souhaitables, voire essentiels à la prise de saines décisions, ce modèle nous hérisse, notamment par son antidémocratisme et parce qu’il usurpe la conscience qu’ont les gens de ce qu’ils veulent et qui évolue avec le temps.
Essayons donc autre chose.
La démocratie représentative
Une autre option serait que nos hypothétiques personnes désignent (par vote ou autrement) des représentantes et représentants qui décideront pour elles. Avec nos élections, nous avons un modèle semblable. Mais il a, lui aussi, d’immenses défauts, bien connus, notamment des anarchistes.
D’abord, ce modèle encourage la délégation plutôt que la participation : on tend alors à n’envisager le politique que dans une perspective instrumentale, en oubliant que la participation au processus politique transforme les participants et participantes. Dans une démocratie représentative appliquée à une vaste population, de larges portions de celle-ci ne participent que peu ou pas du tout aux processus politiques, sinon pour aller périodiquement voter; quant à ceux qui y participent activement, ils et elles sont effectivement transformés par cette participation. Mais comment?
On le sait assez : les représentants tendront à mentir, à flatter, à occulter leurs véritables intentions pour être élus et tout le débat et toute les discussions politiques deviennent dès lors corrompus. Puis, une fois élus, les représentants s’éloignent, dans tous les sens du terme, de ceux et celles qui les ont élus — s’ils en ont jamais été proches. Au bout d’un certain nombre d’années, cet éloignement se cristallise (en partis politiques, notamment) et les effets conjuguées de tous ces défauts tend à produire quelque chose qui ressemble aux pires aspects de la vie politique que nous connaissons dans nos démocraties libérales.
De possibles correctifs
Pour pallier à ces graves défauts, certains, considérant que la démocratie représentative reste le meilleur modèle possible, ont suggéré de lui apporter des correctifs. On pourrait par exemple, disent-ils, forcer (par quelque mécanisme que je vous laisse imaginer) les représentants à être liés à leurs électeurs par leurs promesses électorales. Séduisant? Non. Et pour en convenir, considérez ceci.
Selon ce scénario, si X a promis n pour être élu, alors il doit réaliser n une fois élu. Appelons cela la version «liée par vos promesses» de la démocratie représentative. Le problème est en ce cas est double.
D’abord, et c’est grave, la vie politique est par essence délibérative et avec notre nouveau modèle, la délibération est devenue inutile. On élit des gens sur leurs promesses et ils appliquent leurs promesses, point final. Ensuite, et c’est peut-être pire encore, la vie politique est et doit être adaptative et donc nous permettre de faire face aux nombreux et constants changements qui caractérisent la vie en commun: mais avec notre démocratie représentative liée par des promesses, on ne peut plus le faire. Par exemple, si les conditions qui rendaient souhaitable n n’existent plus et que n est devenu indésirable, X devrait néanmoins réaliser n. C’est absurde et cela ne peut pas convenir.
Une solution à ce problème serait d’élire nos représentants pour un mandat et de procéder ensuite par sondages. Mais, en ce cas, les discussions entre élus sont devenues inutiles et les élus eux-mêmes sont superflus.
Essayons autre chose? Beaucoup pensent que la solution est à chercher dans la démocratie non pas représentative, mais directe. Voyons cela.
La démocratie directe
Dans une démocratie directe, ce sont les gens eux-mêmes qui décident, pas leurs représentants. On pourrait par exemple imaginer qu’à l’aide de nos ordinateurs personnels, nous tenions des référendums sur toute question. Cela aurait le mérite de nous inciter à nous informer et à faire valoir notre voix.
Mais que de temps faudrait-il y consacrer!
Et comment s’informer sérieusement sur toutes les questions qui vont se poser? Pire : le procédé n’est pas délibératif. Avec ce système, on peut certes dire : «Je vote oui (ou non)», mais pas : «Je n’aime pas tel ou tel aspect de telle proposition» ou : «Je voudrais nuancer telle formulation». Ces défauts seront d’autant aigus que cette manière de faire tend justement à polariser les positions.
Convaincus que ces problèmes tiennent au fait qu’on veut ici appliquer la démocratie directe à une vaste population alors qu’elle n’est possible qu’à petite échelle, certains proposent que le cadre souhaitable et obligé de la vie politique, ce sont de petites communautés autonomes. En elles, assure-t-on, et seulement en elles, la démocratie directe, face-à-face, est possible.
L’irrémédiable défaut de cette proposition est que les problèmes sont (et seront de plus en plus) régionaux, nationaux et même globaux, de sorte que leurs solutions ne peuvent être décidées au seul niveau local. De plus, ces petites communautés se privent de précieuses et vitales économies d’échelle : chacune devrait-elle avoir son hôpital dernier cri, son université, et ainsi de suite?
On dira alors qu’elles devront coopérer. Mais comment et par quels mécanismes prendront-elles leurs décisions? Et comment seront-elles liées les unes aux autres tout en conservant une légitime autonomie (et laquelle)?
Parvenu à ce stade de sa réflexion, Shalom avance ce qu’il pense être la solution la plus prometteuse en retenant, issue en particulier de la tradition anarchiste, l’idée de Conseils géographiquement définis. Il défend cette idée parce qu’elle lui semble incorporer les valeurs que des institutions politiques devraient à ses yeux incorporer : la liberté; la justice; la participation; la solidarité; la tolérance. Je passe le détail de l’argumentaire qui le conduit à retenir ces valeurs et à conclure que les Conseils permettront de les faire vivre, pour en arriver directement aux aspects plus concrets de leur fonctionnement.
Les Conseils
Un Conseil est un regroupement de personnes qui sont en nombre suffisant pour qu’on y retrouve une variété de points de vue, mais en nombre assez petit pour que chacun puisse participer activement aux discussions, qui s’y tiennent face-à-face. On peut imaginer qu’un Conseil est composé de, disons, 20 à 50 personnes. Ce Conseil prend, seul, les décisions qui affectent les membres du Conseil et eux seuls.
Pour les autres décisions, chaque Conseil envoie un délégué à un Conseil d’un niveau plus élevé, et ce délégué porte le fruit des délibérations du niveau inférieur à ce niveau supérieur, où la décision est éventuellement prise — ce Conseil pouvant à son tour envoyer un délégué à un autre Conseil, selon le nombre de personnes qui seront affectées par la décision à prendre.
Notez que si on fixe à 40 le nombre moyen de membres des Conseils, il suffit de 7 niveaux pour impliquer quelque 40 millions de personnes dans une décision qui les affecterait toutes. On peut imaginer un système de rotation pour déterminer qui sera le délégué et poser qu’un système de rappel soit institué pour assurer que le délégué fasse correctement son travail.
Mais, à ce propos, il faut insister sur le fait que le délégué n’est pas une simple courroie de transmission de la volonté du Conseil d’où il provient. Le Conseil où il va siéger est lui-même une structure délibérative et si on découvre qu’une décision sur un sujet reste controversée, le sujet revient à l’échelon inférieur. Justement : comment seront prises les décisions?
Shalom pose que le consensus est un idéal, un idéal que peuvent justement viser et espérer atteindre de petits groupes, comme le sont les Conseils. Cependant, dans les cas où elle n’est pas possible et puisqu’il faut bien parvenir à des décisions, la majorité des voix sera utilisée. (Il y a quelque chose de juste — et qu’on aurait grand tort de négliger — dans la facétieuse remarque de Clement Attlle qui affirmait que «si la démocratie est un mode de gouvernement fondé sur la discussion, il n’est efficace que si l’on parvient à arrêter les gens de parler »)
Mais Shalom rappelle aussi ce fait crucial qu’il existe entre les personnes des désaccords réels, profonds et parfois passionnels. En certains cas, c’est la majorité qui a de telles convictions; en d’autres, la minorité. Cela pose des problèmes sérieux à tout processus politique, et en particulier celui d’assurer que la majorité ne pourra pas tyranniser la minorité (un cas type serait celui où 55% de la population décide de réduire en esclavage le 45% qui reste…).
Pour assurer cette protection, il faut donc ajouter à nos Conseils une constitution, qui précise des interdits. Mais des cas difficiles, inattendus, complexes vont inévitablement se présenter. Pour ceux-là, il faudra une instance décisionnelle. Actuellement, il s’agit de la Cour suprême. Shalom propose une institution semblable, mais dont les membres, pour les raisons évoquées plus haut contre les élections, ne seraient pas élus. Mais ils ne seraient pas non plus élus à vie, puisque cela tendrait à faire d’eux les membres d’une oligarchie corporatiste qui défend typiquement les intérêts de la minorité favorisée à laquelle ils appartiennent Alors? Ils et elles seraient choisis au hasard, comme les jurés, et seraient en nombre suffisant pour constituer un bon échantillon de la population. Ils seraient nommés pour une période déterminée — disons deux ans— et constitueraient un corps délibératif.
Notons que Shalom présuppose tout au long de son raisonnement, que ce qu’il avance est optimal au sein d’une société qui, sur le plan économique, fonctionne selon les institutions elles mêmes respectueuses des valeurs promues. S’il s’agit de l’économie participaliste développée par son ai Michael Albert, cela signifie, notamment, que tout le monde partage équitablement aussi bien les efforts et les sacrifices consacrés à la production que les bénéfices de la consommation. Personne, en particulier, n’occupe d’emploi plus valorisant qu’un autre et chacun accomplit un ensemble de tâches équilibré pour sa combinaison d’aspects désirables et moins désirables .
En défense de son modèle, Shalom fait enfin valoir des études de psychologie sociale qui montrent une chose intéressante et pertinente. La voici. Si on prend, disons, une cinquantaine de personnes qui ont avoué lors d’un sondage avoir des vues conservatrices sur des sujets comme l’avortement ou la peine de mort, et qu’on leur permet de prendre le temps de s’informer et de discuter, face-à-face, entre eux avec des gens qui ont des positions différentes, alors ils en viennent à adopter des vues plus progressistes et rationnelles.
De l’importance des modèles pour l’action militante
Même s’il reste évidemment perfectible, même si la compatibilité de ces idées avec les édéuax libertaires reste à discuter, même si ce que ce qu’il propose devra subir l’épreuve de la pratique, un travail comme celui-ci me semble non seulement intéressant du point de vue des idées, mais aussi important et même indispensable du point de vue de l’action militante. À cela, plusieurs raisons et en particulier les suivantes.
D’abord, ce travail nous évite de sombrer dans le désespérant fatalisme du «il n’y a pas d’alternative» et nous permet d’avoir quelque chose à répondre à ceux et celles qui hésitent à militer parce qu’ils en doutent. Ensuite, il contribue à donner sens , espoir et orientation à l’action militante. Enfin, il nous rappelle ce fait incontournable qu’une fois l’économie capitaliste vaincue, il restera des tas de problèmes à résoudre, dont celui de créer des institutions politiques saines.
Pour en savoir plus
Les idées présentées ici ont été exposées par Shalom lors d’un séminaire dans la cadre d’une rencontre tenue à Woodshole à l’été 2006 et à laquelle l’auteur de ce texte a pris part.
Elles ont depuis été développées dans : SHALOM, S. R. « Parpolity: Political Vision for a Good Society». Ce texte est disponible sur Internet à : [http://www.zmag.org/content/showarticle.cfm?ItemID=9178]. Lien consulté le 15 juillet 2009.
Une version de ce texte figurera dans : Raison Oblige. Essais de philosophie sociale et politique, Presses de l’université Lava, Québec. À paraitre 2009.
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lundi, juillet 27, 2009
samedi, juillet 25, 2009
HUMOUR ET MATHÉMATIQUES (3/3)
Une théorie mathématique de l’humour
Sa suggestion est qu’une blague peut (parfois) être pensée comme proposant une axiomatique à laquelle, contrairement à ce que nous pensons d’abord, un modèle inattendu est fourni .
Deux manières d'interpréter, de voir, de comprendre des données sont alors simultanément saisies. Pour le dire plus formellement: la blague nous demande en quelque sorte dans quel modèle les axiomes X, Y et Z sont vrais. Notre réponse spontanée est : Dans N. Mais le demandeur répond: Non! Dans M! Cette théorie de l’humour est bien entendu à ranger avec les théories de l’humour comme incongruité, auxquelles elle donne une intéressante et singulière tournure.
Un exemple aidera à comprendre cette proposition.
L’éleveuse de moutons et le mathématicien
Une éleveuse de moutons désire construire un nouvel enclos d'au moins 2500 m2 et n’utiliser pour ce faire qu’au plus 200 m de clôture. On lui soumet trois propositions, l’une d’un architecte, l’autre d’un ingénieur et la dernière d'un mathématicien.
L'architecte suggère un enclos carré de 50m par côté et utilise donc les 200 m de clôture.
L'ingénieur propose quant à lui un cercle de 28,21m de rayon : il souligne qu’il obtient de la sorte un meilleur ratio entre le périmètre et l'aire, et conclut en soulignant que sa solution utilise moins de 200 m de clôture.
Le mathématicien affirme pouvoir réaliser l’enclos en n’utilisant que quelque 5 m de clôture.
L'éleveuse est convaincue qu’il est légèrement cinglé et elle est sur le point de donner le contrat à l’ingénieur quand, la curiosité l’emportant, elle téléphone au mathématicien.
Celui-ci confirme sa proposition et assure que si peu de clôture suffira : comme l’éleveuse n’a besoin que de 2 m² pour se tenir debout, explique-t-il, une clôture autour d'elle peut se construire avec aussi peu de matériel et confinera ses moutons dans un enclos d'une aire d'environ 150 Mm², soit la superficie des terres émergées de la planète.
Que signifie l’hypothèse Paulos ici?
Elle suggère qu’apprécier cette blague, c’est simultanément comprendre un problème posé dans le cadre d’une série de contraintes qui constituent une manière d’axiomatique; puis attendre une (ou, dans le cas présent, des) solution(s) possible(s) à ce problème au sein de cette axiomatique entendue d'une certaine manière; enfin, recevoir, d'abord avec étonnement puis, quasi instantanément, avec satisfaction et plaisir, une solution au problème inattendue mais qui se révèle plausible dès lors que l’on interprète différemment l’axiomatique, ce que rien n’interdisait, même si nous ne l’avons pas de prime abord aperçu .
Concrètement : il est raisonnable et attendu que, pour répondre à la question posée, l’on imagine des surfaces diverses qu’on peut clore avec 200 mètres de clôture. Mais le mathématicien répond en considérant autrement le concept d’enclos et satisfait les exigences du problèmes (i.e. les règles de l’axiomatique) d’une manière peut-être inattendue mais néanmoins conforme à ces règles.
Comprendre la blague, c’est ainsi simultanément apercevoir l’axiomatique, sa réalisation dans un modèle donné et attendu et sa réalisation dans un autre modèle, cette fois inattendu mais cohérent et tout à fait plausible dans le cadre de l’axiomatique. On aura remarqué qu’en prime cette théorie permet aussi d’expliquer pourquoi nous rions d’un jeu de mots, lequel met en oeuvre le même procédé formel. (Souvenez-vous de logarithme, qui ne paie rien…)
Revenons à l’axiomatique de Peano dont je parlais plus haut.
Sa réalisation courante, son modèle usuel, est : 0, 1, 2, 3, … à l’infini. Mais supposons, ce que rien n’interdit, que l’on interprète 0 comme 100; et successeur comme prochain nombre pair. Nous aurons un nouveau modèle de l’axiomatique de Peano : 100, 102 104, … à l'infini. Si vous avez un peu l'esprit mathématique, cela vous fera sourire, autant que la blague de l’éleveuse de moutons et, suggère Paulos, pour les mêmes raisons.
***
J’ai commencé ce texte en disant qu’il est parfois fait reproche aux mathématiciens de trouver évidentes des démonstrations que peu de gens non initiés trouvent telles. C’est bien entendu que les mathématiciens peuvent se permettre de «sauter des étapes» dans leur raisonnement. Je terminerai en arguant que ce procédé est lui aussi utilisé en humour, à toutes ces fois où l’appréciation d’une blague ou d’un trait d’humour exige de nous que nous fournissions les éléments non-dits, comme autant de prémisses qui permettent de trouver une chose drôle.
C’est ce qui se produit lorsque nous rions quand Bart Simpson écrit au tableau :
«Ininflammable n’est pas un défi».
***
Solutions des énigmes
1 = 2
L’erreur est commise à la ligne 5 : la division par zéro est effet impossible : or, a-b = 0
20 avec trois 3
On obtient 20 avec la formule : (3!) ! / (3!) x (3!).
Voyons cela de plus près.
3! Nous indique qu’on fait d’abord la factorielle de 3, ce qui nous donne : 3 X 2 X 1 = 6. Le ! qui suit nous demande de faire la factorielle de ce résultat, ce qui nous donne : 6 x 5 x 4 x 3 x2 x1 = 720.
Ce nouveau résultat est ensuite divisé par (3!) x (3!), ce qui donne 6 x 6 ou 36.
Et 720 divisé par 36 donne bien 20.
***
Pour en savoir plus :
Je ne saurais trop recommander la lecture de l’ouvrage cité de Paulos, auquel mon propre texte doit beaucoup. Paulos est un des très rares auteurs à s’être penché sur le sujet et il le fait avec une grande compétence mathématique doublée de beaucoup d’humour.
PAULOS, John Allen, Mathematics and Humor, The University of Chicago Press, Chicago and London, 1980.
Il y tente notamment un intéressant quoique périlleux rapprochement entre l’humour et la théorie mathématique des catastrophes.
Si la philosophie des mathématiques vous intéresse, je vous suggère la riche anthologie de textes réunis dans:
CHOUCHAN, Nathalie, (Éd.), Les mathématiques, Corpus, Garnier Flammarion, Paris, 1999.
Et pour des années de lecture au carrefour des mathématiques sérieuses et récréatives, tout ce que Martin Gardner a publié sur ces questions est à dévorer sans retenue.
***
Normand Baillargeon se demande parfois si la nature ne lui a pas fait une mauvaise blague en lui donnant un tel amour des mathématiques, mais sans tout le talent correspondant qui lui aurait permis d’en faire sa profession.
Il rêve depuis longtemps de trouver une nouvelle démonstration du théorème de Pythagore, mais n’y est pas encore parvenu.
Il s’en console avec ses humoristes préférés : Yvon Deschamps, Raymond Devos, Pierre Desproges, Sol, Claude Meunier et Coluche, auxquels on lui permettra d’ajouter les bédéistes Marcel Gotlib et Charb.
Sa suggestion est qu’une blague peut (parfois) être pensée comme proposant une axiomatique à laquelle, contrairement à ce que nous pensons d’abord, un modèle inattendu est fourni .
Deux manières d'interpréter, de voir, de comprendre des données sont alors simultanément saisies. Pour le dire plus formellement: la blague nous demande en quelque sorte dans quel modèle les axiomes X, Y et Z sont vrais. Notre réponse spontanée est : Dans N. Mais le demandeur répond: Non! Dans M! Cette théorie de l’humour est bien entendu à ranger avec les théories de l’humour comme incongruité, auxquelles elle donne une intéressante et singulière tournure.
Un exemple aidera à comprendre cette proposition.
L’éleveuse de moutons et le mathématicien
Une éleveuse de moutons désire construire un nouvel enclos d'au moins 2500 m2 et n’utiliser pour ce faire qu’au plus 200 m de clôture. On lui soumet trois propositions, l’une d’un architecte, l’autre d’un ingénieur et la dernière d'un mathématicien.
L'architecte suggère un enclos carré de 50m par côté et utilise donc les 200 m de clôture.
L'ingénieur propose quant à lui un cercle de 28,21m de rayon : il souligne qu’il obtient de la sorte un meilleur ratio entre le périmètre et l'aire, et conclut en soulignant que sa solution utilise moins de 200 m de clôture.
Le mathématicien affirme pouvoir réaliser l’enclos en n’utilisant que quelque 5 m de clôture.
L'éleveuse est convaincue qu’il est légèrement cinglé et elle est sur le point de donner le contrat à l’ingénieur quand, la curiosité l’emportant, elle téléphone au mathématicien.
Celui-ci confirme sa proposition et assure que si peu de clôture suffira : comme l’éleveuse n’a besoin que de 2 m² pour se tenir debout, explique-t-il, une clôture autour d'elle peut se construire avec aussi peu de matériel et confinera ses moutons dans un enclos d'une aire d'environ 150 Mm², soit la superficie des terres émergées de la planète.
Que signifie l’hypothèse Paulos ici?
Elle suggère qu’apprécier cette blague, c’est simultanément comprendre un problème posé dans le cadre d’une série de contraintes qui constituent une manière d’axiomatique; puis attendre une (ou, dans le cas présent, des) solution(s) possible(s) à ce problème au sein de cette axiomatique entendue d'une certaine manière; enfin, recevoir, d'abord avec étonnement puis, quasi instantanément, avec satisfaction et plaisir, une solution au problème inattendue mais qui se révèle plausible dès lors que l’on interprète différemment l’axiomatique, ce que rien n’interdisait, même si nous ne l’avons pas de prime abord aperçu .
Concrètement : il est raisonnable et attendu que, pour répondre à la question posée, l’on imagine des surfaces diverses qu’on peut clore avec 200 mètres de clôture. Mais le mathématicien répond en considérant autrement le concept d’enclos et satisfait les exigences du problèmes (i.e. les règles de l’axiomatique) d’une manière peut-être inattendue mais néanmoins conforme à ces règles.
Comprendre la blague, c’est ainsi simultanément apercevoir l’axiomatique, sa réalisation dans un modèle donné et attendu et sa réalisation dans un autre modèle, cette fois inattendu mais cohérent et tout à fait plausible dans le cadre de l’axiomatique. On aura remarqué qu’en prime cette théorie permet aussi d’expliquer pourquoi nous rions d’un jeu de mots, lequel met en oeuvre le même procédé formel. (Souvenez-vous de logarithme, qui ne paie rien…)
Revenons à l’axiomatique de Peano dont je parlais plus haut.
Sa réalisation courante, son modèle usuel, est : 0, 1, 2, 3, … à l’infini. Mais supposons, ce que rien n’interdit, que l’on interprète 0 comme 100; et successeur comme prochain nombre pair. Nous aurons un nouveau modèle de l’axiomatique de Peano : 100, 102 104, … à l'infini. Si vous avez un peu l'esprit mathématique, cela vous fera sourire, autant que la blague de l’éleveuse de moutons et, suggère Paulos, pour les mêmes raisons.
***
J’ai commencé ce texte en disant qu’il est parfois fait reproche aux mathématiciens de trouver évidentes des démonstrations que peu de gens non initiés trouvent telles. C’est bien entendu que les mathématiciens peuvent se permettre de «sauter des étapes» dans leur raisonnement. Je terminerai en arguant que ce procédé est lui aussi utilisé en humour, à toutes ces fois où l’appréciation d’une blague ou d’un trait d’humour exige de nous que nous fournissions les éléments non-dits, comme autant de prémisses qui permettent de trouver une chose drôle.
C’est ce qui se produit lorsque nous rions quand Bart Simpson écrit au tableau :
«Ininflammable n’est pas un défi».
***
Solutions des énigmes
1 = 2
L’erreur est commise à la ligne 5 : la division par zéro est effet impossible : or, a-b = 0
20 avec trois 3
On obtient 20 avec la formule : (3!) ! / (3!) x (3!).
Voyons cela de plus près.
3! Nous indique qu’on fait d’abord la factorielle de 3, ce qui nous donne : 3 X 2 X 1 = 6. Le ! qui suit nous demande de faire la factorielle de ce résultat, ce qui nous donne : 6 x 5 x 4 x 3 x2 x1 = 720.
Ce nouveau résultat est ensuite divisé par (3!) x (3!), ce qui donne 6 x 6 ou 36.
Et 720 divisé par 36 donne bien 20.
***
Pour en savoir plus :
Je ne saurais trop recommander la lecture de l’ouvrage cité de Paulos, auquel mon propre texte doit beaucoup. Paulos est un des très rares auteurs à s’être penché sur le sujet et il le fait avec une grande compétence mathématique doublée de beaucoup d’humour.
PAULOS, John Allen, Mathematics and Humor, The University of Chicago Press, Chicago and London, 1980.
Il y tente notamment un intéressant quoique périlleux rapprochement entre l’humour et la théorie mathématique des catastrophes.
Si la philosophie des mathématiques vous intéresse, je vous suggère la riche anthologie de textes réunis dans:
CHOUCHAN, Nathalie, (Éd.), Les mathématiques, Corpus, Garnier Flammarion, Paris, 1999.
Et pour des années de lecture au carrefour des mathématiques sérieuses et récréatives, tout ce que Martin Gardner a publié sur ces questions est à dévorer sans retenue.
***
Normand Baillargeon se demande parfois si la nature ne lui a pas fait une mauvaise blague en lui donnant un tel amour des mathématiques, mais sans tout le talent correspondant qui lui aurait permis d’en faire sa profession.
Il rêve depuis longtemps de trouver une nouvelle démonstration du théorème de Pythagore, mais n’y est pas encore parvenu.
Il s’en console avec ses humoristes préférés : Yvon Deschamps, Raymond Devos, Pierre Desproges, Sol, Claude Meunier et Coluche, auxquels on lui permettra d’ajouter les bédéistes Marcel Gotlib et Charb.
vendredi, juillet 24, 2009
HUMOUR ET MATHÉMATIQUES (2/3)
Humour et mathématiques : quelques observations générales
Je m’inspirerai essentiellement ici de remarques faites par Paulos, l’auteur de l’ouvrage évoqué plus haut.
Celui-ci suggère d’abord, ce qui est incontestable, que mathématiques et humour sont des formes de jeu intellectuel ou de jeu de l'esprit.
Certes, ajoute-t-il, la dimension intellectuelle est plus importante en mathématiques et la dimension ludique plus importante dans l'humour. Mais il y a bien néanmoins une dimension ludique dans les mathématiques (on imagine sans trop de mal le mathématicien ayant formulé une axiomatique et dérivant des théorèmes disant à ses collègues : «Venez jouer avec moi et voici les règles de mon jeu») et une dimension intellectuelle dans l’humour.
Paulos suggère ensuite que les énigmes et autres jeux d’esprit sont sans doute à situer quelque part entre l’humour et les mathématiques. L’idée me parait fort séduisante et l’intérêt du public pour les énigmes, qui ne s’est jamais démenti, invite à suggérer aux pédagogues des mathématiques d’avoir recours aux énigmes pour susciter l’intérêt pour leur discipline . Quoiqu’il en soit, cette suggestion de Paulos me servira de prétexte pour vous proposer, justement, une énigme mathématique.
Une énigme
Georges Pérec, cet étonnant personnage dont nous ferons plus loin la connaissance, a tenu un temps une rubrique de jeux dans une revue.
Un des jeux qu’il y proposait consiste à retrouver les 10 premiers chiffres (1,2,3,4,5,6,7,8,9,10) en utilisant 5 fois — et seulement 5, pas plus pas moins — le même chiffre et des symboles mathématiques courants.
Par exemple, avec cinq 4, on pourra avoir :
…
4 + 4 + 4 – 4 = 8 /4 = 2
44/4 - 4 -4 = 3
4 + 4 + 4 – 4 - 4 = 4
…
Je vous laisse compléter l’exercice. Vous pourrez ensuite chercher à trouver les chiffres de 1 à 10 avec, cinq 2, cinq 3, et ainsi de suite.
En faisant de tels problèmes, il vous viendra à l’idée d’allonger la liste des symboles utilisés. En plus des quatre opérations de base, vous en viendrez à avoir recours aux exposants (3 3 vous donne ainsi avec seulement deux 3 un 27 qui peut être commode) ou encore les racines carrées.
Mais on ne pense pas spontanément à utiliser les factorielles. Petit rappel. La factorielle d'un entier naturel n est notée n! (et on lit : « factorielle de n »). Elle est le produit des nombres entiers strictement positifs inférieurs ou égaux à n. En termes clairs 3! est égal à : 3 x 2 x 1 , soit 6. Quant à 4! , cela vaut : 4 x 3 x 2 x1 , soit 24.
Voici un problème plus complexe que les jeux de Pérec et qui exige, justement, qu’on utilise les factorielles. Il s’agit de retrouver 20 avec seulement trois 3 et les symboles mathématiques usuels. La solution n’est pas facile, même quand on sait, comme c’est votre cas, qu’il faut ajouter les factorielles à notre arsenal de symboles.
La solution est donnée à la fin de cet article.
***
Le groupe Oulipo, auquel appartenait justement Pérec, nous permettra d’approfondir cette idée d’une dimension ludique commune au jeu sur les formes et les contraintes pratiqué tant dans les mathématiques qu’en l’humour.
Humour, littérature et mathématiques : Oulipo
Oulipo est l’abréviation de : Ouvroir de littérature potentielle, un groupe fondé en 1960 par deux Français, l’écrivain Raymond Queneau (1903-1976) et le mathématicien François le Lionnais (1901-1984).
L’Oulipo s’est explicitement proposé comme objet d’étude les contraintes formelles mises en œuvre dans les différents genres littéraires. Les mathématiques n’ont cessé d’occuper une grande place dans les travaux du groupe : celles-ci, comme l’a rappelé le Lionnais, et « plus particulièrement les structures abstraites des mathématiques contemporaines — nous proposent mille directions d’exploration, tant à partir de l’algèbre (recours à de nouvelles lois de composition) que de la topologie (Considérations de voisinages, d’ouvertures ou de fermetures de textes»).
Un tel obejt d’étude ne peut surprendre que de prime abord : car le fait est qu’après tout, depuis les acrostiches jusqu’aux douze pieds des alexandrins, en passant par le découpage des romans en chapitres ou de pièces en actes, la littérature n’a jamais cessé d’être affaire de constructions (et de déconstructions) de contraintes, finalement toutes plus ou moins artificielles. Et c’est ainsi que l’Oulipo travaillera dans deux grandes directions.
La première, analytique, cherche à identifier les contraintes, conscientes mais aussi inconscientes, mises en œuvre dans les œuvres du passé; la deuxième, synthétique, élabore de nouvelles contraintes .
Voici quelques exemples célèbres de ce travail synthétique.
Un livre étonnant
Raymond Queneau a composé dix sonnets; chaque sonnet, comme ce doit être le cas, compte 14 vers et les vers de tous les sonnets sont conformes aux règles prosodiques usuelles. Jusque là, rien qui ne soit des plus ordinaires.
Mais Queneau s’est donné d’autres contraintes : les vers de tous les sonnets riment entre eux; les sonnets présentent une certaine unité thématique et leurs vers de la continuité; ils ont en outre une même structure grammaticale.
La manière dont ces vers sont présentés dans l’ouvrage où ils figurent est très surprenante.
En effet, chacune des dix pages du livre où figure un sonnet est composée de bandelettes où est imprimé un vers du sonnet. Chacun des vers peut ainsi, par permutation des bandelettes, être remplacé par un autre vers du même rang d’un autre sonnet. On pourrait de cette manière composer … 10 14 poèmes.
Mais il faudrait y mettre le temps. Car les 10 14 poèmes que le procédé permet de générer, cela fait Cent mille milliards de poèmes (c’est le titre de l’ouvrage). Malicieux, Queneau écrit, dans le Mode d’emploi qui ouvre son étonnant ouvrage : «En comptant 45 s pour lire un sonnet et 15 s pour changer les volets, à 8 heures par jour, 200 jours par an, on a pour plus d’un million de siècles de lecture et en lisant toute la journée 365 jours par an, pour : 190 258 751 années plus quelques plombes et broquilles (sans tenir compte des années bissextiles et autres détails)».
Bref : Raymond Queneau a réussi le tour de force d’écrire le livre que personne ne lira jamais entièrement, pas même son auteur!
De quoi s’amusait Pérec
Un autre illustre membre d’Oulipo est Georges Pérec.
Né en 1936 et mort en 1982, cet écrivain français a produit une oeuvre très singulière.
Il a par exemple composé le plus long palindrome connu en français. Il existe en effet, en français comme dans les autres langues, des mots qu’on appelle parfois Janus et qui peuvent être lus indifféremment dans les deux sens. Qui vit au Québec en a probablement remarqué au moins un : LAVAL. Il en existe d’autres, mais ils sont rares : ICI, RADAR, ÉTÊTÉ, par exemple.
Si on ne se limite pas aux mots et qu’on étende aux phrases la propriété d’être réversibles, on obtient alors ce qu’on appelle des palindromes (du grec : palin; nouveau, nouvelle et dromos : course). Les palindromes sont donc des phrases qu’on peut lire à l’envers, en suivant un nouveau parcours.
En voici quelques exemples :
À révéler mon nom, mon nom relèvera.
Tel libella mal le billet.
L’âme des uns jamais n’use de mal. [Où le I de jamais se lit J dans l’autre sens]
On le voit : les palindromes sont souvent élémentaires et triviaux; et on devine aisément pourquoi : il suffit de chercher à en composer un pour mesurer les difficultés que cela présente. Pierre Pérec, lui, en a écrit un qui comprend, c’est incroyable, 1247 mots! Il faut le voir pour le croire, et vous pouvez d’ailleurs le voir ici : [http://home.arcor.de/jean_luc/Deutsch/Palindrome/perec.htm]
Un autre tour de force de Pérec — et bien des gens, avec raison, refusent absolument de le croire quand ils en entendent parler pour la première fois — est d’avoir écrit un roman tout entier sans avoir utilisé la voyelle E (on nomme un texte rédigé en excluant certaines lettres un lipogramme). Le roman s’appelle — quoi d’autre? — La disparition. Il est si bien écrit que si on ignore son étonnante caractéristique, on ne la remarque pas. Pour mesurer le formidable défi que Pérec a surmonté, essayez de simplement prononcer une seule phrase où on ne trouverait pas la voyelle E.
Pérec a ensuite récidivé, avec Les Revenentes, ainsi orthographié parce que, cette fois, il n’utilisait que la voyelle E et aucune autre! Ce procédé s’appelle l’isovocalisme.
****************************************************************************************
Autres exemples de jeux et de contraintes oulipennes
Abécédaire : Dans le texte produit, les initiales des mots successifs suivent l’ordre alphabétique.
L’anagramme et le pangramme. Le premier consiste à former un mot nouveau à partir des lettres d’un mot donné (par exemple, BROUTÉE permet de construire ÉBOUTER, OBTURÉE et REBOUTÉ); le pangramme utilise toutes les lettres de l’alphabet — ainsi du fameux : «Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume»).
Boule de neige : Si, dans un poème, le premier vers est fait d’un mot d’une lettre, le second d’un mot de deux lettres, et le nième et dernier vers d’un mot de n lettres, on a une boule de neige de longueur n. Si le poème commence par n verset le nombre de lettres diminue à chaque vers, on a une boule de neige fondante.
Haï-kaïsation : Un bref poème (semblable à un haïku) est produit en ne gardant que la fin des vers d’un poème donné. (Un poème de Hugo devient : Ceux qui passent/ disent, s’effacent/ Quoi ! le bruit !/Quoi, les arbres !/Vous les marbres/Vous la nuit …)
Méthode S + 7. C’est une méthode de translation qui consiste à remplacer chaque substantif d’un texte donné par le septième substantif qui le suit dans un dictionnaire donné. La Cigale et la Fourmi devient ainsi : La Cimaise et la Fraction.
Il existe des dizaines de telles contraintes. Pour en découvrir d’autres, on consultera le site d’Oulipo à : [http://www.oulipo.net/contraintes]
On lira aussi avec plaisir les Exercices de style, de Raymond Queneau, dans lesquels une même banale histoire est contée selon 99 contraintes différentes, d’autant de manières différentes.
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Reprenons à présent notre exercice de rapprochement de l’humour et des mathématiques.
Dans les deux cas, suggère encore Paulos, des combinaisons d'idées et de formes sont organisées puis décomposées, en grande partie par plaisir — et ce plaisir, du moins en mathématiques pures et en humour pur — est intrinsèque à l'activité et est sa fin.
Par ailleurs, l'ingénuité et l'intelligence sont des traits distinctifs des deux activités et toutes deux ont recours à la logique, à des modèles, à des règles et à des structures — même si, en humour, la logique est souvent mise à mal; les modèles sont déformés; les règles et les structures confuses. Mais ces transformations ne sont pas arbitraires et doivent avoir du sens à un certain niveau ou en fonction d'une interprétation correcte de ces éléments — ce qui permet que soit saisi comme incongru ce que la blague raconte.
J’aimerais proposer à présent trois exemples de ces utilisations de formes en humour et en mathématique: les contrepèteries, le reductio ad absurdum et finalement les blagues par autoréférence contradictoire.
Une singulière algèbre : l’art de la contrepèterie
Les contrepèteries fournissent en effet un amusant exemple de ces jeux formels. Je suggère qu’on peut y voir une sorte d’algèbre verbale où des variables sont permutées pour produire de nouvelles équations, aussi linguistiquement valides que celles dont on part. Mais commençons par rappeler de quoi il s’agit.
La contrepèterie — ou antistrophe — consiste, en les permutant, à prendre un son pour un autre dans une phrase ou une expression et à produire ainsi une nouvelle phrase. Évidemment, le sens de la phrase (ou de l’expression) se trouve alors changé et l’effet comique est produit par ce changement inattendu. Rabelais (1494-vers 1554) écrit par exemple : «Il n'y a qu'une antistrophe entre femme folle à la messe et femme molle à la fesse. »
Le mot «contrepèterie » viendrait peut-être de ce que, dans ce jeu de langage, les sons sont pris à contrepied (et pèterie renverrait alors à piéter, pied). Mais d’autres auteurs le rapportent plutôt … à péter; ils peuvent arguer pour cela de la tournure carrément vulgaire, voire scatologique, de bien des contrepèteries.
Voici un bref échantillon de contrepèteries — pour vous aider, les sons à permuter des trois premiers exemples sont en gras:
Les pédagogues ont l’air d’aimer
La Grèce Historique
Une belle thèse
Ni de fin ni de cesse
Superman a une bouille incroyable
La berge du ravin
Il court, il court le furet, le furet…
Le procédé peut rapidement devenir infiniment plus complexe et il y a des experts de la contrepèterie comme il y en a du calembour .
Le reductio ad absurdum
La chose est presque trop belle pour être vraie : il existe en mathématiques un type de preuve, très puissante et très utilisée depuis l’Antiquité, appelée Preuve par l’absurde ou Raisonnement par l’absurde! Raymond Devos, Woody Allen, Claude Meunier et tous les autres : réjouissez vous! Vous êtes en bonne compagnie!
En deux mots, et sans prétendre à trop de rigueur, ce raisonnement consiste, pour prouver la proposition P, à tenir non P pour vraie et à montrer qu’elle conduit à une conclusion dont la fausseté est établie ou qui contredit ce qu’on a admis. On conclut alors que puisque non P ne peut être vraie, P doit donc l’être. C’est par un tel raisonnement qu’Euclide a démontré l’infinitude des nombres premiers, une des plus belles et des plus élégantes preuves que je connaisse.
En humour, le déploiement de conséquences absurdes est également un procédé courant. Certes, on ne le pratique pas pour prouver un théorème, mais plutôt pour les effets comiques que l’absurdité des conséquences permet de tirer. Mais il n’est pas interdit de voir aussi, dans les absurdités comiques tirées, une invitation à méditer sur la pertinence et la plausibilité des prémisses dont l’humoriste est parti.
Brassens utilise ce genre de raisonnement par l’absurde dans certaines chansons. À l’ombre des maris, par exemple, a pour point de départ un homme qui préfère les femmes mariées; mais pas n’importe lesquelles, précise-t-il : celles dont les maris lui plaisent aussi et dont il pourra se faire un ami!
Les conséquences qu’en tire Brassens sont plus absurdes les unes que les autres (par exemple : Mais si l'on tombe, hélas! sur des maris infâmes/Certains sont si courtois, si bons si chaleureux/Que, même après avoir cessé d'aimer leur femme/On fait encore semblant uniquement pour eux) et invite dès lors à méditer sur la sagesse de cette étrange manière de choisir ses maîtresses.
Ce texte savoureux se termine ainsi — Brassens parle d’une maîtresse mariée qui l’a laissé tomber:
À l’ombre des maris (extrait)
Non contente de me déplaire, elle me trompe,
Et les jours ou, furieux, voulant tout mettre à bas
Je crie : "La coupe est pleine, il est temps que je rompe!"
Le mari me supplie : "Non ne me quittez pas!"
Et je reste, et, tous deux, ensemble on se flagorne.
Moi, je lui dis : "C'est vous mon cocu préféré."
Il me réplique alors : "Entre toutes mes cornes,
Celles que je vous dois, mon cher, me sont sacrées."
Et je reste et, parfois, lorsque cette pimbêche
S'attarde en compagnie de son nouvel amant,
Que la nurse est sortie, le mari à la pêche,
C'est moi, pauvre de moi! qui garde les enfants.
***
J’en viens à présent à mon dernier exemple de similitude formelle entre humour et mathématiques, qui rapproche cette fois le paradoxe du mathématicien de son proche cousin : la blague par auto-référence contradictoire de l’humoriste.
«Je mens!»
J’ai évoqué plus haut (note 7) la crise des fondements qui afflige les mathématiques au début du XXe siècle. Cette crise tient en partie à la découverte de contradictions ou paradoxes au sein de la théorie des ensembles.
Ceux-ci sont trop techniques pour être exposés ici, mais Bertrand Russell, qui en a découvert un fameux, en a donné une version amusante et accessible. Imaginez un pays où le barbier rase tous les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes et rien qu’eux. Rien ici de saugrenu. Mais considérez la question suivante : notre barbier doit-il ou non se raser lui-même? L'esprit, immanquablement, trébuche devant le paradoxe qui conduit à répondre que si oui, non et si non, oui! (Si elle vous a échappé, vous pouvez ici relire la réponse de Russell quant aux motivations de la poule qui traverse la rue…)
Ce paradoxe est au fond le même que celui qui consiste à affirmer : «Je mens». Et le procédé est à la source de bien des blagues. Voyez plutôt.
Blagues par auto-référence contradictoire
Des problèmes avec les mathématiques?
Appelez :
1-800-[(10x)(13i)^2]-[sin(xy)/2.362x].
***
Le saviez-vous? 87, 22369% des données statistiques prétendent parvenir à un degré de précision que les méthodes utilisées ne permettent pas de garantir.
***
— Je n’accepterais jamais d’être membre d’un club qui voudrait de moi comme membre.
—Tels sont mes principes : et si vous ne les aimez pas, j’en ai d’autres.
— «La clé du succès dans la vie, c’est l’honnêteté et la loyauté : si vous parvenez à simuler ça, vous avez gagné!»
(Groucho Marx)
***
Le sondeur : — Connaissez-vous le degré d’ignorance et de désintérêt du public pour les affaires publiques? Qu’en pensez-vous?
Le sondé : — Je l’ignore et je m’en fous.
*
Mais les rapprochements suggérés par Paulos ne s’arrêtent pas là. Rappelons-en quelques autres avant de présenter son interprétation de l’humour inspirée des mathématiques.
Mathématiques et humour sont encore caractérisés par une économie de moyens et vont (idéalement) explicitement au but. De la même manière que la beauté d'une preuve en mathématiques tient en grande partie à son élégance et à sa brièveté, une blague réussie est «punchée» et va directement au but, sans détails inutiles ou superflus et n’est même bonne qu’à cette condition, nécessaire — mais bien entendu non suffisante.
Ces qualités se retrouvent dans ce «Ah!Ah!» de la compréhension d'une belle preuve ou d'une bonne blague. La chute d'une preuve et celle d'une blague sont en ce sens comparables.
***
Comme je l’ai annoncé, je vais terminer cet article en rappelant une idée avancée par Paulos qui suggère que les mathématiques peuvent aider à comprendre ce qui se produit quand nous rions.
Je note au passage qu’un inventaire des formes des blagues me paraît depuis longtemps une entreprise possiblement intéressante. Sa meilleure retombée serait de dégager les «moules» de procédés humoristiques et, pourquoi pas?, des mécanismes de leur génération, pavant ainsi peut-être la voie à l’identification de quelques «algorithmes de l’humour».
Je m’inspirerai essentiellement ici de remarques faites par Paulos, l’auteur de l’ouvrage évoqué plus haut.
Celui-ci suggère d’abord, ce qui est incontestable, que mathématiques et humour sont des formes de jeu intellectuel ou de jeu de l'esprit.
Certes, ajoute-t-il, la dimension intellectuelle est plus importante en mathématiques et la dimension ludique plus importante dans l'humour. Mais il y a bien néanmoins une dimension ludique dans les mathématiques (on imagine sans trop de mal le mathématicien ayant formulé une axiomatique et dérivant des théorèmes disant à ses collègues : «Venez jouer avec moi et voici les règles de mon jeu») et une dimension intellectuelle dans l’humour.
Paulos suggère ensuite que les énigmes et autres jeux d’esprit sont sans doute à situer quelque part entre l’humour et les mathématiques. L’idée me parait fort séduisante et l’intérêt du public pour les énigmes, qui ne s’est jamais démenti, invite à suggérer aux pédagogues des mathématiques d’avoir recours aux énigmes pour susciter l’intérêt pour leur discipline . Quoiqu’il en soit, cette suggestion de Paulos me servira de prétexte pour vous proposer, justement, une énigme mathématique.
Une énigme
Georges Pérec, cet étonnant personnage dont nous ferons plus loin la connaissance, a tenu un temps une rubrique de jeux dans une revue.
Un des jeux qu’il y proposait consiste à retrouver les 10 premiers chiffres (1,2,3,4,5,6,7,8,9,10) en utilisant 5 fois — et seulement 5, pas plus pas moins — le même chiffre et des symboles mathématiques courants.
Par exemple, avec cinq 4, on pourra avoir :
…
4 + 4 + 4 – 4 = 8 /4 = 2
44/4 - 4 -4 = 3
4 + 4 + 4 – 4 - 4 = 4
…
Je vous laisse compléter l’exercice. Vous pourrez ensuite chercher à trouver les chiffres de 1 à 10 avec, cinq 2, cinq 3, et ainsi de suite.
En faisant de tels problèmes, il vous viendra à l’idée d’allonger la liste des symboles utilisés. En plus des quatre opérations de base, vous en viendrez à avoir recours aux exposants (3 3 vous donne ainsi avec seulement deux 3 un 27 qui peut être commode) ou encore les racines carrées.
Mais on ne pense pas spontanément à utiliser les factorielles. Petit rappel. La factorielle d'un entier naturel n est notée n! (et on lit : « factorielle de n »). Elle est le produit des nombres entiers strictement positifs inférieurs ou égaux à n. En termes clairs 3! est égal à : 3 x 2 x 1 , soit 6. Quant à 4! , cela vaut : 4 x 3 x 2 x1 , soit 24.
Voici un problème plus complexe que les jeux de Pérec et qui exige, justement, qu’on utilise les factorielles. Il s’agit de retrouver 20 avec seulement trois 3 et les symboles mathématiques usuels. La solution n’est pas facile, même quand on sait, comme c’est votre cas, qu’il faut ajouter les factorielles à notre arsenal de symboles.
La solution est donnée à la fin de cet article.
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Le groupe Oulipo, auquel appartenait justement Pérec, nous permettra d’approfondir cette idée d’une dimension ludique commune au jeu sur les formes et les contraintes pratiqué tant dans les mathématiques qu’en l’humour.
Humour, littérature et mathématiques : Oulipo
Oulipo est l’abréviation de : Ouvroir de littérature potentielle, un groupe fondé en 1960 par deux Français, l’écrivain Raymond Queneau (1903-1976) et le mathématicien François le Lionnais (1901-1984).
L’Oulipo s’est explicitement proposé comme objet d’étude les contraintes formelles mises en œuvre dans les différents genres littéraires. Les mathématiques n’ont cessé d’occuper une grande place dans les travaux du groupe : celles-ci, comme l’a rappelé le Lionnais, et « plus particulièrement les structures abstraites des mathématiques contemporaines — nous proposent mille directions d’exploration, tant à partir de l’algèbre (recours à de nouvelles lois de composition) que de la topologie (Considérations de voisinages, d’ouvertures ou de fermetures de textes»).
Un tel obejt d’étude ne peut surprendre que de prime abord : car le fait est qu’après tout, depuis les acrostiches jusqu’aux douze pieds des alexandrins, en passant par le découpage des romans en chapitres ou de pièces en actes, la littérature n’a jamais cessé d’être affaire de constructions (et de déconstructions) de contraintes, finalement toutes plus ou moins artificielles. Et c’est ainsi que l’Oulipo travaillera dans deux grandes directions.
La première, analytique, cherche à identifier les contraintes, conscientes mais aussi inconscientes, mises en œuvre dans les œuvres du passé; la deuxième, synthétique, élabore de nouvelles contraintes .
Voici quelques exemples célèbres de ce travail synthétique.
Un livre étonnant
Raymond Queneau a composé dix sonnets; chaque sonnet, comme ce doit être le cas, compte 14 vers et les vers de tous les sonnets sont conformes aux règles prosodiques usuelles. Jusque là, rien qui ne soit des plus ordinaires.
Mais Queneau s’est donné d’autres contraintes : les vers de tous les sonnets riment entre eux; les sonnets présentent une certaine unité thématique et leurs vers de la continuité; ils ont en outre une même structure grammaticale.
La manière dont ces vers sont présentés dans l’ouvrage où ils figurent est très surprenante.
En effet, chacune des dix pages du livre où figure un sonnet est composée de bandelettes où est imprimé un vers du sonnet. Chacun des vers peut ainsi, par permutation des bandelettes, être remplacé par un autre vers du même rang d’un autre sonnet. On pourrait de cette manière composer … 10 14 poèmes.
Mais il faudrait y mettre le temps. Car les 10 14 poèmes que le procédé permet de générer, cela fait Cent mille milliards de poèmes (c’est le titre de l’ouvrage). Malicieux, Queneau écrit, dans le Mode d’emploi qui ouvre son étonnant ouvrage : «En comptant 45 s pour lire un sonnet et 15 s pour changer les volets, à 8 heures par jour, 200 jours par an, on a pour plus d’un million de siècles de lecture et en lisant toute la journée 365 jours par an, pour : 190 258 751 années plus quelques plombes et broquilles (sans tenir compte des années bissextiles et autres détails)».
Bref : Raymond Queneau a réussi le tour de force d’écrire le livre que personne ne lira jamais entièrement, pas même son auteur!
De quoi s’amusait Pérec
Un autre illustre membre d’Oulipo est Georges Pérec.
Né en 1936 et mort en 1982, cet écrivain français a produit une oeuvre très singulière.
Il a par exemple composé le plus long palindrome connu en français. Il existe en effet, en français comme dans les autres langues, des mots qu’on appelle parfois Janus et qui peuvent être lus indifféremment dans les deux sens. Qui vit au Québec en a probablement remarqué au moins un : LAVAL. Il en existe d’autres, mais ils sont rares : ICI, RADAR, ÉTÊTÉ, par exemple.
Si on ne se limite pas aux mots et qu’on étende aux phrases la propriété d’être réversibles, on obtient alors ce qu’on appelle des palindromes (du grec : palin; nouveau, nouvelle et dromos : course). Les palindromes sont donc des phrases qu’on peut lire à l’envers, en suivant un nouveau parcours.
En voici quelques exemples :
À révéler mon nom, mon nom relèvera.
Tel libella mal le billet.
L’âme des uns jamais n’use de mal. [Où le I de jamais se lit J dans l’autre sens]
On le voit : les palindromes sont souvent élémentaires et triviaux; et on devine aisément pourquoi : il suffit de chercher à en composer un pour mesurer les difficultés que cela présente. Pierre Pérec, lui, en a écrit un qui comprend, c’est incroyable, 1247 mots! Il faut le voir pour le croire, et vous pouvez d’ailleurs le voir ici : [http://home.arcor.de/jean_luc/Deutsch/Palindrome/perec.htm]
Un autre tour de force de Pérec — et bien des gens, avec raison, refusent absolument de le croire quand ils en entendent parler pour la première fois — est d’avoir écrit un roman tout entier sans avoir utilisé la voyelle E (on nomme un texte rédigé en excluant certaines lettres un lipogramme). Le roman s’appelle — quoi d’autre? — La disparition. Il est si bien écrit que si on ignore son étonnante caractéristique, on ne la remarque pas. Pour mesurer le formidable défi que Pérec a surmonté, essayez de simplement prononcer une seule phrase où on ne trouverait pas la voyelle E.
Pérec a ensuite récidivé, avec Les Revenentes, ainsi orthographié parce que, cette fois, il n’utilisait que la voyelle E et aucune autre! Ce procédé s’appelle l’isovocalisme.
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Autres exemples de jeux et de contraintes oulipennes
Abécédaire : Dans le texte produit, les initiales des mots successifs suivent l’ordre alphabétique.
L’anagramme et le pangramme. Le premier consiste à former un mot nouveau à partir des lettres d’un mot donné (par exemple, BROUTÉE permet de construire ÉBOUTER, OBTURÉE et REBOUTÉ); le pangramme utilise toutes les lettres de l’alphabet — ainsi du fameux : «Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume»).
Boule de neige : Si, dans un poème, le premier vers est fait d’un mot d’une lettre, le second d’un mot de deux lettres, et le nième et dernier vers d’un mot de n lettres, on a une boule de neige de longueur n. Si le poème commence par n verset le nombre de lettres diminue à chaque vers, on a une boule de neige fondante.
Haï-kaïsation : Un bref poème (semblable à un haïku) est produit en ne gardant que la fin des vers d’un poème donné. (Un poème de Hugo devient : Ceux qui passent/ disent, s’effacent/ Quoi ! le bruit !/Quoi, les arbres !/Vous les marbres/Vous la nuit …)
Méthode S + 7. C’est une méthode de translation qui consiste à remplacer chaque substantif d’un texte donné par le septième substantif qui le suit dans un dictionnaire donné. La Cigale et la Fourmi devient ainsi : La Cimaise et la Fraction.
Il existe des dizaines de telles contraintes. Pour en découvrir d’autres, on consultera le site d’Oulipo à : [http://www.oulipo.net/contraintes]
On lira aussi avec plaisir les Exercices de style, de Raymond Queneau, dans lesquels une même banale histoire est contée selon 99 contraintes différentes, d’autant de manières différentes.
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Reprenons à présent notre exercice de rapprochement de l’humour et des mathématiques.
Dans les deux cas, suggère encore Paulos, des combinaisons d'idées et de formes sont organisées puis décomposées, en grande partie par plaisir — et ce plaisir, du moins en mathématiques pures et en humour pur — est intrinsèque à l'activité et est sa fin.
Par ailleurs, l'ingénuité et l'intelligence sont des traits distinctifs des deux activités et toutes deux ont recours à la logique, à des modèles, à des règles et à des structures — même si, en humour, la logique est souvent mise à mal; les modèles sont déformés; les règles et les structures confuses. Mais ces transformations ne sont pas arbitraires et doivent avoir du sens à un certain niveau ou en fonction d'une interprétation correcte de ces éléments — ce qui permet que soit saisi comme incongru ce que la blague raconte.
J’aimerais proposer à présent trois exemples de ces utilisations de formes en humour et en mathématique: les contrepèteries, le reductio ad absurdum et finalement les blagues par autoréférence contradictoire.
Une singulière algèbre : l’art de la contrepèterie
Les contrepèteries fournissent en effet un amusant exemple de ces jeux formels. Je suggère qu’on peut y voir une sorte d’algèbre verbale où des variables sont permutées pour produire de nouvelles équations, aussi linguistiquement valides que celles dont on part. Mais commençons par rappeler de quoi il s’agit.
La contrepèterie — ou antistrophe — consiste, en les permutant, à prendre un son pour un autre dans une phrase ou une expression et à produire ainsi une nouvelle phrase. Évidemment, le sens de la phrase (ou de l’expression) se trouve alors changé et l’effet comique est produit par ce changement inattendu. Rabelais (1494-vers 1554) écrit par exemple : «Il n'y a qu'une antistrophe entre femme folle à la messe et femme molle à la fesse. »
Le mot «contrepèterie » viendrait peut-être de ce que, dans ce jeu de langage, les sons sont pris à contrepied (et pèterie renverrait alors à piéter, pied). Mais d’autres auteurs le rapportent plutôt … à péter; ils peuvent arguer pour cela de la tournure carrément vulgaire, voire scatologique, de bien des contrepèteries.
Voici un bref échantillon de contrepèteries — pour vous aider, les sons à permuter des trois premiers exemples sont en gras:
Les pédagogues ont l’air d’aimer
La Grèce Historique
Une belle thèse
Ni de fin ni de cesse
Superman a une bouille incroyable
La berge du ravin
Il court, il court le furet, le furet…
Le procédé peut rapidement devenir infiniment plus complexe et il y a des experts de la contrepèterie comme il y en a du calembour .
Le reductio ad absurdum
La chose est presque trop belle pour être vraie : il existe en mathématiques un type de preuve, très puissante et très utilisée depuis l’Antiquité, appelée Preuve par l’absurde ou Raisonnement par l’absurde! Raymond Devos, Woody Allen, Claude Meunier et tous les autres : réjouissez vous! Vous êtes en bonne compagnie!
En deux mots, et sans prétendre à trop de rigueur, ce raisonnement consiste, pour prouver la proposition P, à tenir non P pour vraie et à montrer qu’elle conduit à une conclusion dont la fausseté est établie ou qui contredit ce qu’on a admis. On conclut alors que puisque non P ne peut être vraie, P doit donc l’être. C’est par un tel raisonnement qu’Euclide a démontré l’infinitude des nombres premiers, une des plus belles et des plus élégantes preuves que je connaisse.
En humour, le déploiement de conséquences absurdes est également un procédé courant. Certes, on ne le pratique pas pour prouver un théorème, mais plutôt pour les effets comiques que l’absurdité des conséquences permet de tirer. Mais il n’est pas interdit de voir aussi, dans les absurdités comiques tirées, une invitation à méditer sur la pertinence et la plausibilité des prémisses dont l’humoriste est parti.
Brassens utilise ce genre de raisonnement par l’absurde dans certaines chansons. À l’ombre des maris, par exemple, a pour point de départ un homme qui préfère les femmes mariées; mais pas n’importe lesquelles, précise-t-il : celles dont les maris lui plaisent aussi et dont il pourra se faire un ami!
Les conséquences qu’en tire Brassens sont plus absurdes les unes que les autres (par exemple : Mais si l'on tombe, hélas! sur des maris infâmes/Certains sont si courtois, si bons si chaleureux/Que, même après avoir cessé d'aimer leur femme/On fait encore semblant uniquement pour eux) et invite dès lors à méditer sur la sagesse de cette étrange manière de choisir ses maîtresses.
Ce texte savoureux se termine ainsi — Brassens parle d’une maîtresse mariée qui l’a laissé tomber:
À l’ombre des maris (extrait)
Non contente de me déplaire, elle me trompe,
Et les jours ou, furieux, voulant tout mettre à bas
Je crie : "La coupe est pleine, il est temps que je rompe!"
Le mari me supplie : "Non ne me quittez pas!"
Et je reste, et, tous deux, ensemble on se flagorne.
Moi, je lui dis : "C'est vous mon cocu préféré."
Il me réplique alors : "Entre toutes mes cornes,
Celles que je vous dois, mon cher, me sont sacrées."
Et je reste et, parfois, lorsque cette pimbêche
S'attarde en compagnie de son nouvel amant,
Que la nurse est sortie, le mari à la pêche,
C'est moi, pauvre de moi! qui garde les enfants.
***
J’en viens à présent à mon dernier exemple de similitude formelle entre humour et mathématiques, qui rapproche cette fois le paradoxe du mathématicien de son proche cousin : la blague par auto-référence contradictoire de l’humoriste.
«Je mens!»
J’ai évoqué plus haut (note 7) la crise des fondements qui afflige les mathématiques au début du XXe siècle. Cette crise tient en partie à la découverte de contradictions ou paradoxes au sein de la théorie des ensembles.
Ceux-ci sont trop techniques pour être exposés ici, mais Bertrand Russell, qui en a découvert un fameux, en a donné une version amusante et accessible. Imaginez un pays où le barbier rase tous les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes et rien qu’eux. Rien ici de saugrenu. Mais considérez la question suivante : notre barbier doit-il ou non se raser lui-même? L'esprit, immanquablement, trébuche devant le paradoxe qui conduit à répondre que si oui, non et si non, oui! (Si elle vous a échappé, vous pouvez ici relire la réponse de Russell quant aux motivations de la poule qui traverse la rue…)
Ce paradoxe est au fond le même que celui qui consiste à affirmer : «Je mens». Et le procédé est à la source de bien des blagues. Voyez plutôt.
Blagues par auto-référence contradictoire
Des problèmes avec les mathématiques?
Appelez :
1-800-[(10x)(13i)^2]-[sin(xy)/2.362x].
***
Le saviez-vous? 87, 22369% des données statistiques prétendent parvenir à un degré de précision que les méthodes utilisées ne permettent pas de garantir.
***
— Je n’accepterais jamais d’être membre d’un club qui voudrait de moi comme membre.
—Tels sont mes principes : et si vous ne les aimez pas, j’en ai d’autres.
— «La clé du succès dans la vie, c’est l’honnêteté et la loyauté : si vous parvenez à simuler ça, vous avez gagné!»
(Groucho Marx)
***
Le sondeur : — Connaissez-vous le degré d’ignorance et de désintérêt du public pour les affaires publiques? Qu’en pensez-vous?
Le sondé : — Je l’ignore et je m’en fous.
*
Mais les rapprochements suggérés par Paulos ne s’arrêtent pas là. Rappelons-en quelques autres avant de présenter son interprétation de l’humour inspirée des mathématiques.
Mathématiques et humour sont encore caractérisés par une économie de moyens et vont (idéalement) explicitement au but. De la même manière que la beauté d'une preuve en mathématiques tient en grande partie à son élégance et à sa brièveté, une blague réussie est «punchée» et va directement au but, sans détails inutiles ou superflus et n’est même bonne qu’à cette condition, nécessaire — mais bien entendu non suffisante.
Ces qualités se retrouvent dans ce «Ah!Ah!» de la compréhension d'une belle preuve ou d'une bonne blague. La chute d'une preuve et celle d'une blague sont en ce sens comparables.
***
Comme je l’ai annoncé, je vais terminer cet article en rappelant une idée avancée par Paulos qui suggère que les mathématiques peuvent aider à comprendre ce qui se produit quand nous rions.
Je note au passage qu’un inventaire des formes des blagues me paraît depuis longtemps une entreprise possiblement intéressante. Sa meilleure retombée serait de dégager les «moules» de procédés humoristiques et, pourquoi pas?, des mécanismes de leur génération, pavant ainsi peut-être la voie à l’identification de quelques «algorithmes de l’humour».
PASSAGE À MACADAM TRIBU
Macadam Tribu, cette belle et bonne émission radiophonique, c'est hélas fini. Je leur ai accordé un entretien dans le cadre de leurs dernières émissions, sorte de bilan de leur activité des 12 dernières années - et un peu de mon bilan aussi. Il se trouve ici.
Libellés :
Macadam Tribu,
Normand Baillargeon,
Normand Baillargeon radio
RAISON OBLIGE: COUVERTURE
Voici la couverture d'un livre qui sort à la rentrée, aux PUL
Je sortirai aussi à ce moment-là mes Écrits sur la réforme de l'éducation, aux PUM et Heureux sans dieu, un coming out athée dirigé avec Daniel Baril.
Je sortirai aussi à ce moment-là mes Écrits sur la réforme de l'éducation, aux PUM et Heureux sans dieu, un coming out athée dirigé avec Daniel Baril.

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Normand Baillargeon,
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HUMOUR ET MATHÉMATIQUES (1/3)
[Premier jet de mon texte sur ce sujet. Les notes de bas de pages sont omises. M'écrire si vous coulez le reproduire. Commentaires et correctifs appréciés. Mise en garde: c'est long...]
J’ai un moment hésité à intituler cet article Humour et mathématiques. C’est que je soupçonnais qu’en y apercevant le mot mathématiques, bien des gens, qui, à l’instar de Victor Hugo, ne se souviennent qu’avec angoisse ou douleur de leurs cours de mathématiques, ne sautent aussitôt par-dessus mon texte.
****************************************************************************************L’élève Hugo et les mathématiques :
J'étais alors en proie à la mathématique.
Temps sombre! enfant ému du frisson poétique,
Pauvre oiseau qui heurtais du crâne mes barreaux,
On me livrait tout vif aux chiffres, noirs bourreaux;
On me faisait de force ingurgiter l'algèbre.
Victor Hugo, « À propos d'Horace», dans : Les Contemplations, 1856.
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Mais il est inutile de le cacher : nous parlerons bien ici de mathématiques et d’humour. Dont acte. Et qui sait? La curiosité de certains lecteurs l’emportera peut-être et au: «Les mathématiques, il n’y a vraiment pas de quoi rire!», succédera une certaine curiosité («Comment peut-on rapprocher ces deux choses-là?»), qui les incitera à au moins aller jeter un œil sur ma prose.
Si cela a été votre cas, je vous souhaite la bienvenue et salue votre courage!
Rapprocher mathématiques et humour, cela peut bien entendu se faire de bien des manières. En voici deux que je ne poursuivrai pas longtemps ici et que je n’évoque qu’en guise de hors-d’oeuvre.
Rire des mathématiciens
La première serait de rire de travers réels ou présumés des mathématiciens et mathématiciennes . Certains de ceux-ci, à tort ou à raison, sont notoires et donnent en effet à rire ou à sourire. Les gags ainsi produits ne nécessitent typiquement aucun savoir mathématique particulier.
Les mathématiciens sont par exemple présumés être lunatiques et incapables de comprendre que telle ou telle démonstration ne soit pas immédiatement claire à chacun — et c’est là, il me semble, en pédagogie, une des sources des difficultés que tant de gens connaissent en mathématiques.
L’histoire qui suit illustre avec humour ces deux travers.
Le professeur de mathématiques
Une délégation d’étudiantes et d’étudiants se rend au bureau du professeur de mathématiques pour se plaindre de son enseignement.
— « Pour vous professeur, plaident-ils, tout est clair et évident, comme vous le dites souvent; mais pas pour nous. Vous allez trop rapidement et nous n’avons pas le temps de prendre des notes. Si vous donniez des exemples et si vous preniez le temps d’écrire au tableau, nous pourrions mieux vous suivre. Les choses pourraient alors nous sembler, à nous aussi, claires et évidentes».
Le professeur assure en prendre bonne note et il promet de changer.
Le lendemain il donne son cours, mais, emporté par son sujet, il procède encore une fois comme à son habitude.
Quand il a terminé son exposé, il dit : «Et comme vous voyez, tout cela est parfaitement clair et évident».
Cela lui rappelle sa promesse et il reprend aussitôt : «Clair et évident comme deux et deux font quatre». Et il va au tableau où il écrit : 2+2 = 4.
Rire avec les mathématiques
Une deuxième manière de rapprocher humour et mathématiques serait de rire grâce ou bien à des concepts ou bien à des noms de concepts mathématiques. Mais contrairement à ce qui précède, on ne pourra dans ces deux cas comprendre le gag que si on possède le savoir mathématique qu’il présuppose.
Voici des exemples d’un d’humour dans lequel un concept mathématique permet de faire une blague.
Celle-ci, dit-on, était contée avec délice par le logicien et philosophe Ludwig Wittgenstein (1899-1951).
Un mathématicien rencontre un collègue à bout de souffle qui récite :… 9, 5, 1, 4, 1, 3. Ouf!
Il lui dit : — Tu as l’air épuisé. Qu’est-ce qui t’arrive?
— Je viens de finir de réciter Pi à l’envers…
On le voit : ce gag ne marche que si la personne à qui on le conte connaît le concept mis en œuvre : Pi étant un nombre irrationnel, son développement est infini et on ne peut donc pas le réciter à l’envers .
Il en va de même de la blague suivante, qui présuppose un certain (bien qu’élémentaire) savoir mathématique :
— Le professeur de mathématiques: Supposons que la distance qu’on recherche est X.
— L’élève: Moi, je veux bien : mais qu’arrive-t-il si la distance n’est pas X?
Une toute dernière? Allons-y. Il n’est pas besoin d’un grand bagage d’arithmétique pour sourire en lisant ce mémorable extrait de Marius, de Marcel Pagnol.
La recette du picon-citron-curaçao
César : Eh bien, pour la dixième fois, je vais te l'expliquer, le picon-citron-curaçao. (Il s'installe derrière le comptoir.) Approche-toi ! (Marius s'avance, et va suivre de près l'opération. César prend un grand verre, une carafe et trois bouteilles. Tout en parlant, il compose le breuvage.) Tu mets d'abord un tiers de curaçao. Fais attention : un tout petit tiers. Bon. Maintenant, un tiers de citron. Un peu plus gros. Bon. Ensuite, un BON tiers de Picon. Regarde la couleur. Regarde comme c'est joli. Et à la fin, un grand tiers d'eau. Voilà.
Marius : Et ça fait quatre tiers.
César : Exactement. J'espère que cette fois, tu as compris. (Il boit une gorgée du mélange)
Marius : Dans un verre, il n'y a que trois tiers.
César : Mais, imbécile, ça dépend de la grosseur des tiers!
Marius : Eh non, ça ne dépend pas. Même dans un arrosoir, on ne peut mettre que trois tiers.
César (triomphant) : Alors, explique-moi comment j'en ai mis quatre dans ce verre!
Marius : Ça, c'est de l'arithmétique .
***
Si ces blagues reposent sur des concepts mathématiques, on peut aussi, comme je l’ai dit, rire grâce aux noms de certains concepts mathématiques, qui permettent de faire des jeux de mots. En voici quelques exemples.
— Logarithme et exponentielle vont au restaurant. Qui paie l'addition?
— Exponentielle. Parce que logarithme népérien!
Le jeu de mot népérien/ ne paie rien repose sur l’adjectif «népérien» qui désigne un type de logarithme. Il est tiré de John Napier ou Neper (1550-1617), un mathématicien écossais qui en est généralement reconnu comme l’inventeur.
Et encore :
— Qu’est-ce qui vit dans la mer et qui n’est pas orientable? Möbius Dick!
Cette fois, le jeu de mot Moby Dick/ Möbius Dick est une référence au Ruban de Möbius. Celui-ci est si particulier (et si amusant?) que je ne résiste pas à la tentation d’en toucher un mot.
Prenez une bande de papier assez longue (disons 50 cm) et pas très large (disons 4 cm). Déposez-la sur la table puis, faites lui faire une demi-rotation et collez les deux extrémités avec du ruban adhésif.
Ce que vous venez de créer devrait ressembler à ce qui suit et est appelé Ruban de Möbius, en l’honneur de l’astronome Allemand qui l’a découvert au XIX e siècle. Votre création ressemblera à ceci :

Ce ruban est très étrange. En fait, vous pouvez parier tout ce que vous voudrez avec vos amis et sans risque aucun qu’ils ne parviendront pas en colorer une face d’une couleur et l’autre face d’une autre couleur. Hésitant? Vérifiez!
Le ruban de Möbius a en effet cette étonnante propriété de n’avoir qu’une seule face!
Vous le verrez bien en la suivant du doigt : vous revenez à votre point de départ. Quand cet exercice vous lassera, coupez votre ruban en deux dans le sens de la longueur : une surprise vous attend.
***
J’espère qu’on en conviendra: on peut tout à fait rire avec les mathématiques et le rapprochement entre humour et mathématiques n’est pas si incongru qu’il pourrait sembler de prime abord.
Ce je souhaite accomplir ici est cependant quelque chose d’un peu plus ambitieux: je voudrais en effet tenter de rapprocher des procédés humoristiques de certains types de raisonnements mathématiques.
Bien entendu, je ne soutiens nullement que les humoristes sont des mathématiciens qui s’ignorent ou que tous les mathématiciens soient drôles. Mais je voudrais néanmoins faire remarquer combien certains modes de pensée mis en œuvre quand on fait des mathématiques sont aussi à l’œuvre en humour, de sorte que la compréhension des uns aide à la compréhension des autres. C’est par un détour vers la philosophie des mathématiques que je dégagerai ces modes de pensée qui sont mis en œuvre en mathématiques et que je soutiendrai être aussi présents en humour: de sorte que ce texte sera l’occasion d’apprendre, avec humour j’espère, quelques notions de philosophie des mathématiques.
Je terminerai ce texte en présentant une thèse fort originale avancée par le mathématicien contemporain Allen Paulos dans son remarquable Mathematics and Humor (1980), qui suggère, très finement, que les mathématiques peuvent nous aider à comprendre pourquoi, en certains cas du moins, nous trouvons que quelque chose est drôle. Pour pleinement apprécier la thèse de Paulos, il faut cependant comprendre cette notion d’axiomatique qui est si importante en mathématiques et en philosophie des mathématiques : je me ferai un devoir et un plaisir de l’expliquer plus loin avant d’exposer ce que suggère Paulos.
Pour réaliser ce vaste programme, il nous faut commencer par toucher un mot de la philosophie des mathématiques, à laquelle nous demanderons de nous aider à rapprocher mathématiques et humour. Ici, comme c’est très souvent le cas en philosophie, c’est par Platon que tout commence et c’est à lui qu’il nous faut retourner.
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Comment la poule a-t-elle traversé la rue?
Comment de célèbres mathématiciens répondraient-ils à cette fameuse question? Je me suis amusé à imaginer quelques réponses possibles.
Zénon : La poule n’est jamais parvenue de l’autre côté de la rue.
Pythagore : Selon une diagonale.
Leibniz — Selon une accélération que permet de déterminer avec précision une nouvelle branche des mathématiques dont je suis le découvreur.
Newton — Dont JE suis découvreur.
Einstein : Dans quel référentiel?
Weierstrass : En continu.
Fibonacci : En suivant un nombre d’or de lapins.
Russell : En se rendant chez le plumeur, puisqu’elle ne se plumait pas elle-même.
Descartes : Elle avait un bon plan.
Gödel : La proposition : «La poule a traversé la rue » est indécidable.
Fermat : Je l’ai découvert, mais je n’ai pas la place pour l’écrire.
(N.B.)
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Le platonisme comme philosophie des mathématiques, ou : Les objets mathématiques existent, je les ai rencontrés!
On rapporte qu’à l’entrée de l’Académie (l’école qu’il avait fondée à Athènes) Platon (427-347) avait fait écrire : «Nul n’entre ici s’il n’est géomètre ».
L’anecdote nous indique l’importance des mathématiques pour le philosophe et la très haute estime qu’il avait pour elles. Platon est loin d’être le seul dans ce cas et bien des philosophes ont partagé son amour et sa fascination pour les mathématiques .
Ce qui fascinait Platon et qui fascine encore tant de gens, c’est que les mathématiques nous procurent un savoir certain et qui semble en outre indépendant de l’expérience. La proposition : 2 + 2 = 4 est irréfutable et me parait certaine dès lors que je la comprends ; de plus, je ne peux pas concevoir d’expérience qui la contredirait et je n’ai même pas besoin de l’expérience pour la savoir certaine. Pensez y : on s’inquiéterait pour la personne qui nous dirait avoir vérifié la chose et que 2 + 2 ne font finalement pas 4! Et pour la convaincre de son erreur, on devrait s’assurer qu’elle comprend bien, dans sa tête si je peux dire, ce que signifie 2, 4, +, et =.
Comment expliquer ces étranges caractéristiques du savoir mathématique? Platon avait une réponse à cette question, une réponse à laquelle de très nombreux mathématiciens restent attachés — on les appelle justement platonistes pour cette raison.
Ce que Platon suggère, c’est que les objets dont s’occupe les mathématiques, c’est-à-dire les nombres, les figures géométriques et ainsi de suite, existent réellement, indépendamment de nous, et cela même si on n’accède pas à eux à travers nos cinq sens mais grâce, disons-le simplement, à notre esprit. Quand nous faisons des mathématiques, pense Platon, nous accédons à cet autre ordre de réalité et nous le contemplons. Les idées auxquelles on accède alors sont pures, éternelles (on écrit en ce sens Idées avec une majuscule) et le monde auquel elles appartiennent est appelé par Platon le monde intelligible, par opposition au monde sensible, celui de tous les jours.
Les Idées mathématiques ne sont pas tirées du monde sensible : on les applique plutôt à lui et ce monde sensible n’est qu’un pâle reflet du monde intelligible. Dans le monde sensible, les cercles, les triangles, et ainsi de suite ne sont jamais parfaits : ils ne sont que de médiocres reflets des Cercles, Triangles, etc. éternels et parfaits et ne sont reconnaissables par nous que parce que nous avons déjà, en nous, l’Idée de Cercle, celle de Triangle, etc. Dans le monde sensible, dirait Platon, on observe bien des paires, mais pas le nombre 2 lui-même; et nous n’avons, à propos du monde sensible, que de simples opinions: le savoir mathématique véritable porte sur les Idées (mathématiques) du monde intelligible, dont, par l’esprit, nous pouvons découvrir des propriétés.
Le mot crucial est ici découvrir. Pour Platon, comme pour tant de mathématiciens et de philosophes, on découvre les objets mathématiques qui existent réellement, hors de nous (on appelle aussi cette position le réalisme). Voici un exemple qui devrait vous aider à sympathiser avec cette théorie à première vue étrange, voire improbable.
Pi, on l’a vu plus haut, est un nombre à développement infini. Or, si tenir Pi pour égal à : 3, 14159 est en pratique suffisamment précis pour tous nos calculs, l’établissement des décimales de Pi est un exercice auquel on se livre encore (il est utile, par exemple, pour tester la puissance et la fiabilité des ordinateurs). Jusqu’où est-on allé dans la découverte de ces décimales de Pi? La réponse, renversante, est qu’on en connaît aujourd’hui plus de mille milliards!
Supposons, par convention, qu’on connaît la mille milliardième décimale de pi et pas la suivante. On trouvera bien un jour cette nouvelle décimale, la mille milliardième et une. Supposons qu’on la trouve dans la minute qui suit. Le chiffre sera pair ou impair. Disons qu’il est pair. Diriez-vous qu’on a inventé qu’il est pair ou qu’on a découvert qu’il est pair? Le réaliste en philosophie des mathématiques ou platoniste, répond sans hésiter qu’on l’a découvert, que tout se passe comme si ce chiffre nous attendait et que nous sommes finalement « tombés dessus », si on peut dire.
Platon, dans sa philosophie qu’on appelle pour cela l’Idéalisme, va généraliser ce qu'il dit des mathématiques à toutes les autres Idées qui peuplent le monde Intelligible : comme il existe une Idée de Nombre dont nous n’apercevons que des pales copies dans le monde Sensible, il existe une Idée de Lit, une Idée de Cheval, mais aussi une Idée de Beau, une Idée de Vrai, et une Idée de Bien. Mais n’entrons pas plus avant dans cet aspect de la philosophie platonicienne et retenons simplement que Platon propose une immensément influente conception de la nature des objets et du savoir mathématique qui explique, en partie au moins, la fascination qu’elles exercent.
Reste cependant à dire comment nous développons ce savoir et comment nous en venons à contempler ces objets. La réponse la plus courante à ces questions est que le savoir mathématique est hypothético-déductif et se présente, idéalement, sous une forme dite axiomatisée. Il me faut brièvement expliquer tout cela avant de revenir à l’humour.
(Et s’il vous faut une petite pause avant de poursuivre, je vous invite à essayer d’identifier l’erreur dans le (mauvais) raisonnement qui suit. La solution est donnée à la fin de ce texte.)
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1. Posons :
a = b
2. Multiplions chaque côté par a :
a 2 = ab
3. Soustrayons b2 de chaque côté :
a2 – b2 = ab – b2
4. Mettons en facteurs :
(a + b) (a – b) = b (a – b)
5. Divisons par a - b :
a + b = b
6. Puisque a, par définition = b
b+ b= b
7. Et si 2 b = b, alors :
2 = 1
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Axiomatique et méthode hypothético-déductive
Beaucoup — et selon Martin Gardner, la plupart — des mathématiciens sont, à des degrés divers, des platonistes en ce qui concerne la nature et le mode d’existence des objets de leur science .
Mais en ce qui concerne cette fois la méthodologie des mathématiques et la manière dont sont établies ses propositions, une position philosophique très commune veut que les mathématiques soient une science formelle, utilisant la méthode hypothético-déductive et dont les résultats peuvent être présentés dans le cadre de systèmes particuliers appelés des axiomatiques. Rien de tout cela n’est vraiment très compliqué.
Une science formelle. L’idée est la suivante. Les différentes autres sciences étudient des objets du monde extérieur, des faits : elles sont factuelles. C’est ainsi que le biologiste étudie des êtres vivants, le physicien la matière et les atomes, le chimiste, les éléments et les molécules, le sociologue des sociétés. Mais les mathématiques, on la vu, n’ont aucun objet de cet ordre, qui serait donné dans l’expérience. Elles s’intéressent à autre chose qu’on peut appeler des formes. Un exemple rendra cela plus clair.
Un météorologue pourra vous dire, avec une marge d’erreur, s’il pleuvra ou non; un logicien, lui, vous dira qu’il pleuvra ou qu’il ne pleuvra pas et que cela est une certitude puisqu’on ne fait ici qu’appliquer au fait de pleuvoir la disjonction exclusive : «P ou non P», laquelle est toujours valide. Notez que l’on dit ici valide (qui est une propriété des formes indépendante de ce qui se trouve être ou non le cas dans le monde) et non vraie (qui est une propriété des propositions factuelles dépendant de l’état du monde).
Une science hypothético-déductive et axiomatisée. Les mathématiques utilisent en effet une méthodologie par laquelle certaines choses étant posées par hypothèse (on les appelle typiquement des axiomes), d’autres, (appelées typiquement des théorèmes) en sont déduites selon certaines règles. On appelle axiomatique un tel système.
De manière intuitive, on peut le définir comme comprenant : des termes premiers et non définis qui serviront à définir tous les autres; des propositions premières, qui serviront à démontrer toutes les autres; et des règles de manipulation. Historiquement le premier exemple, illustre, d’une axiomatique, est celui de la géométrie classique, qui a été l’oEuvre d’Euclide.
Voici un autre chef-d’œuvre du genre, l’axiomatique des entiers naturels de Peano. Le système ne comprend que trois termes non définis : zéro, nombre et successeur; et cinq propositions premières.
En voici une formulation simplifiée:
1. Zéro est un nombre
2. Le successeur d’un nombre est un nombre
3. Des nombres entiers distincts ont des successeurs distincts.
4. Zéro n’est le successeur d’aucun nombre.
5. Si une propriété est vérifiée par 0 et si, pour tout entier naturel qui la vérifie, son successeur la vérifie également, alors la propriété est vraie pour tous les nombres.
Interprétez zéro et successeur selon leurs sens usuels et vous obtenez grâce à cette axiomatique la suite des nombres naturels : 0, 1, 2, … à l’infini.
Je référerai à quelques reprises à cette notion d’axiomatique dans ce qui suit et j’espère donc que mes explications ont été assez claires. Pour le savoir, demandez-vous si vous êtes à présent en mesure de comprendre le bon mot de Bertrand Russell qui assurait :« Les mathématiques sont une science où on ne sait ni de quoi on parle, ni si ce qu'on dit est vrai».
Avec ces outils, revenons à présent à l’humour, avec quoi les mathématiques ainsi comprises présentent de notables similitudes.
J’ai un moment hésité à intituler cet article Humour et mathématiques. C’est que je soupçonnais qu’en y apercevant le mot mathématiques, bien des gens, qui, à l’instar de Victor Hugo, ne se souviennent qu’avec angoisse ou douleur de leurs cours de mathématiques, ne sautent aussitôt par-dessus mon texte.
****************************************************************************************L’élève Hugo et les mathématiques :
J'étais alors en proie à la mathématique.
Temps sombre! enfant ému du frisson poétique,
Pauvre oiseau qui heurtais du crâne mes barreaux,
On me livrait tout vif aux chiffres, noirs bourreaux;
On me faisait de force ingurgiter l'algèbre.
Victor Hugo, « À propos d'Horace», dans : Les Contemplations, 1856.
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Mais il est inutile de le cacher : nous parlerons bien ici de mathématiques et d’humour. Dont acte. Et qui sait? La curiosité de certains lecteurs l’emportera peut-être et au: «Les mathématiques, il n’y a vraiment pas de quoi rire!», succédera une certaine curiosité («Comment peut-on rapprocher ces deux choses-là?»), qui les incitera à au moins aller jeter un œil sur ma prose.
Si cela a été votre cas, je vous souhaite la bienvenue et salue votre courage!
Rapprocher mathématiques et humour, cela peut bien entendu se faire de bien des manières. En voici deux que je ne poursuivrai pas longtemps ici et que je n’évoque qu’en guise de hors-d’oeuvre.
Rire des mathématiciens
La première serait de rire de travers réels ou présumés des mathématiciens et mathématiciennes . Certains de ceux-ci, à tort ou à raison, sont notoires et donnent en effet à rire ou à sourire. Les gags ainsi produits ne nécessitent typiquement aucun savoir mathématique particulier.
Les mathématiciens sont par exemple présumés être lunatiques et incapables de comprendre que telle ou telle démonstration ne soit pas immédiatement claire à chacun — et c’est là, il me semble, en pédagogie, une des sources des difficultés que tant de gens connaissent en mathématiques.
L’histoire qui suit illustre avec humour ces deux travers.
Le professeur de mathématiques
Une délégation d’étudiantes et d’étudiants se rend au bureau du professeur de mathématiques pour se plaindre de son enseignement.
— « Pour vous professeur, plaident-ils, tout est clair et évident, comme vous le dites souvent; mais pas pour nous. Vous allez trop rapidement et nous n’avons pas le temps de prendre des notes. Si vous donniez des exemples et si vous preniez le temps d’écrire au tableau, nous pourrions mieux vous suivre. Les choses pourraient alors nous sembler, à nous aussi, claires et évidentes».
Le professeur assure en prendre bonne note et il promet de changer.
Le lendemain il donne son cours, mais, emporté par son sujet, il procède encore une fois comme à son habitude.
Quand il a terminé son exposé, il dit : «Et comme vous voyez, tout cela est parfaitement clair et évident».
Cela lui rappelle sa promesse et il reprend aussitôt : «Clair et évident comme deux et deux font quatre». Et il va au tableau où il écrit : 2+2 = 4.
Rire avec les mathématiques
Une deuxième manière de rapprocher humour et mathématiques serait de rire grâce ou bien à des concepts ou bien à des noms de concepts mathématiques. Mais contrairement à ce qui précède, on ne pourra dans ces deux cas comprendre le gag que si on possède le savoir mathématique qu’il présuppose.
Voici des exemples d’un d’humour dans lequel un concept mathématique permet de faire une blague.
Celle-ci, dit-on, était contée avec délice par le logicien et philosophe Ludwig Wittgenstein (1899-1951).
Un mathématicien rencontre un collègue à bout de souffle qui récite :… 9, 5, 1, 4, 1, 3. Ouf!
Il lui dit : — Tu as l’air épuisé. Qu’est-ce qui t’arrive?
— Je viens de finir de réciter Pi à l’envers…
On le voit : ce gag ne marche que si la personne à qui on le conte connaît le concept mis en œuvre : Pi étant un nombre irrationnel, son développement est infini et on ne peut donc pas le réciter à l’envers .
Il en va de même de la blague suivante, qui présuppose un certain (bien qu’élémentaire) savoir mathématique :
— Le professeur de mathématiques: Supposons que la distance qu’on recherche est X.
— L’élève: Moi, je veux bien : mais qu’arrive-t-il si la distance n’est pas X?
Une toute dernière? Allons-y. Il n’est pas besoin d’un grand bagage d’arithmétique pour sourire en lisant ce mémorable extrait de Marius, de Marcel Pagnol.
La recette du picon-citron-curaçao
César : Eh bien, pour la dixième fois, je vais te l'expliquer, le picon-citron-curaçao. (Il s'installe derrière le comptoir.) Approche-toi ! (Marius s'avance, et va suivre de près l'opération. César prend un grand verre, une carafe et trois bouteilles. Tout en parlant, il compose le breuvage.) Tu mets d'abord un tiers de curaçao. Fais attention : un tout petit tiers. Bon. Maintenant, un tiers de citron. Un peu plus gros. Bon. Ensuite, un BON tiers de Picon. Regarde la couleur. Regarde comme c'est joli. Et à la fin, un grand tiers d'eau. Voilà.
Marius : Et ça fait quatre tiers.
César : Exactement. J'espère que cette fois, tu as compris. (Il boit une gorgée du mélange)
Marius : Dans un verre, il n'y a que trois tiers.
César : Mais, imbécile, ça dépend de la grosseur des tiers!
Marius : Eh non, ça ne dépend pas. Même dans un arrosoir, on ne peut mettre que trois tiers.
César (triomphant) : Alors, explique-moi comment j'en ai mis quatre dans ce verre!
Marius : Ça, c'est de l'arithmétique .
***
Si ces blagues reposent sur des concepts mathématiques, on peut aussi, comme je l’ai dit, rire grâce aux noms de certains concepts mathématiques, qui permettent de faire des jeux de mots. En voici quelques exemples.
— Logarithme et exponentielle vont au restaurant. Qui paie l'addition?
— Exponentielle. Parce que logarithme népérien!
Le jeu de mot népérien/ ne paie rien repose sur l’adjectif «népérien» qui désigne un type de logarithme. Il est tiré de John Napier ou Neper (1550-1617), un mathématicien écossais qui en est généralement reconnu comme l’inventeur.
Et encore :
— Qu’est-ce qui vit dans la mer et qui n’est pas orientable? Möbius Dick!
Cette fois, le jeu de mot Moby Dick/ Möbius Dick est une référence au Ruban de Möbius. Celui-ci est si particulier (et si amusant?) que je ne résiste pas à la tentation d’en toucher un mot.
Prenez une bande de papier assez longue (disons 50 cm) et pas très large (disons 4 cm). Déposez-la sur la table puis, faites lui faire une demi-rotation et collez les deux extrémités avec du ruban adhésif.
Ce que vous venez de créer devrait ressembler à ce qui suit et est appelé Ruban de Möbius, en l’honneur de l’astronome Allemand qui l’a découvert au XIX e siècle. Votre création ressemblera à ceci :

Ce ruban est très étrange. En fait, vous pouvez parier tout ce que vous voudrez avec vos amis et sans risque aucun qu’ils ne parviendront pas en colorer une face d’une couleur et l’autre face d’une autre couleur. Hésitant? Vérifiez!
Le ruban de Möbius a en effet cette étonnante propriété de n’avoir qu’une seule face!
Vous le verrez bien en la suivant du doigt : vous revenez à votre point de départ. Quand cet exercice vous lassera, coupez votre ruban en deux dans le sens de la longueur : une surprise vous attend.
***
J’espère qu’on en conviendra: on peut tout à fait rire avec les mathématiques et le rapprochement entre humour et mathématiques n’est pas si incongru qu’il pourrait sembler de prime abord.
Ce je souhaite accomplir ici est cependant quelque chose d’un peu plus ambitieux: je voudrais en effet tenter de rapprocher des procédés humoristiques de certains types de raisonnements mathématiques.
Bien entendu, je ne soutiens nullement que les humoristes sont des mathématiciens qui s’ignorent ou que tous les mathématiciens soient drôles. Mais je voudrais néanmoins faire remarquer combien certains modes de pensée mis en œuvre quand on fait des mathématiques sont aussi à l’œuvre en humour, de sorte que la compréhension des uns aide à la compréhension des autres. C’est par un détour vers la philosophie des mathématiques que je dégagerai ces modes de pensée qui sont mis en œuvre en mathématiques et que je soutiendrai être aussi présents en humour: de sorte que ce texte sera l’occasion d’apprendre, avec humour j’espère, quelques notions de philosophie des mathématiques.
Je terminerai ce texte en présentant une thèse fort originale avancée par le mathématicien contemporain Allen Paulos dans son remarquable Mathematics and Humor (1980), qui suggère, très finement, que les mathématiques peuvent nous aider à comprendre pourquoi, en certains cas du moins, nous trouvons que quelque chose est drôle. Pour pleinement apprécier la thèse de Paulos, il faut cependant comprendre cette notion d’axiomatique qui est si importante en mathématiques et en philosophie des mathématiques : je me ferai un devoir et un plaisir de l’expliquer plus loin avant d’exposer ce que suggère Paulos.
Pour réaliser ce vaste programme, il nous faut commencer par toucher un mot de la philosophie des mathématiques, à laquelle nous demanderons de nous aider à rapprocher mathématiques et humour. Ici, comme c’est très souvent le cas en philosophie, c’est par Platon que tout commence et c’est à lui qu’il nous faut retourner.
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Comment la poule a-t-elle traversé la rue?
Comment de célèbres mathématiciens répondraient-ils à cette fameuse question? Je me suis amusé à imaginer quelques réponses possibles.
Zénon : La poule n’est jamais parvenue de l’autre côté de la rue.
Pythagore : Selon une diagonale.
Leibniz — Selon une accélération que permet de déterminer avec précision une nouvelle branche des mathématiques dont je suis le découvreur.
Newton — Dont JE suis découvreur.
Einstein : Dans quel référentiel?
Weierstrass : En continu.
Fibonacci : En suivant un nombre d’or de lapins.
Russell : En se rendant chez le plumeur, puisqu’elle ne se plumait pas elle-même.
Descartes : Elle avait un bon plan.
Gödel : La proposition : «La poule a traversé la rue » est indécidable.
Fermat : Je l’ai découvert, mais je n’ai pas la place pour l’écrire.
(N.B.)
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Le platonisme comme philosophie des mathématiques, ou : Les objets mathématiques existent, je les ai rencontrés!
On rapporte qu’à l’entrée de l’Académie (l’école qu’il avait fondée à Athènes) Platon (427-347) avait fait écrire : «Nul n’entre ici s’il n’est géomètre ».
L’anecdote nous indique l’importance des mathématiques pour le philosophe et la très haute estime qu’il avait pour elles. Platon est loin d’être le seul dans ce cas et bien des philosophes ont partagé son amour et sa fascination pour les mathématiques .
Ce qui fascinait Platon et qui fascine encore tant de gens, c’est que les mathématiques nous procurent un savoir certain et qui semble en outre indépendant de l’expérience. La proposition : 2 + 2 = 4 est irréfutable et me parait certaine dès lors que je la comprends ; de plus, je ne peux pas concevoir d’expérience qui la contredirait et je n’ai même pas besoin de l’expérience pour la savoir certaine. Pensez y : on s’inquiéterait pour la personne qui nous dirait avoir vérifié la chose et que 2 + 2 ne font finalement pas 4! Et pour la convaincre de son erreur, on devrait s’assurer qu’elle comprend bien, dans sa tête si je peux dire, ce que signifie 2, 4, +, et =.
Comment expliquer ces étranges caractéristiques du savoir mathématique? Platon avait une réponse à cette question, une réponse à laquelle de très nombreux mathématiciens restent attachés — on les appelle justement platonistes pour cette raison.
Ce que Platon suggère, c’est que les objets dont s’occupe les mathématiques, c’est-à-dire les nombres, les figures géométriques et ainsi de suite, existent réellement, indépendamment de nous, et cela même si on n’accède pas à eux à travers nos cinq sens mais grâce, disons-le simplement, à notre esprit. Quand nous faisons des mathématiques, pense Platon, nous accédons à cet autre ordre de réalité et nous le contemplons. Les idées auxquelles on accède alors sont pures, éternelles (on écrit en ce sens Idées avec une majuscule) et le monde auquel elles appartiennent est appelé par Platon le monde intelligible, par opposition au monde sensible, celui de tous les jours.
Les Idées mathématiques ne sont pas tirées du monde sensible : on les applique plutôt à lui et ce monde sensible n’est qu’un pâle reflet du monde intelligible. Dans le monde sensible, les cercles, les triangles, et ainsi de suite ne sont jamais parfaits : ils ne sont que de médiocres reflets des Cercles, Triangles, etc. éternels et parfaits et ne sont reconnaissables par nous que parce que nous avons déjà, en nous, l’Idée de Cercle, celle de Triangle, etc. Dans le monde sensible, dirait Platon, on observe bien des paires, mais pas le nombre 2 lui-même; et nous n’avons, à propos du monde sensible, que de simples opinions: le savoir mathématique véritable porte sur les Idées (mathématiques) du monde intelligible, dont, par l’esprit, nous pouvons découvrir des propriétés.
Le mot crucial est ici découvrir. Pour Platon, comme pour tant de mathématiciens et de philosophes, on découvre les objets mathématiques qui existent réellement, hors de nous (on appelle aussi cette position le réalisme). Voici un exemple qui devrait vous aider à sympathiser avec cette théorie à première vue étrange, voire improbable.
Pi, on l’a vu plus haut, est un nombre à développement infini. Or, si tenir Pi pour égal à : 3, 14159 est en pratique suffisamment précis pour tous nos calculs, l’établissement des décimales de Pi est un exercice auquel on se livre encore (il est utile, par exemple, pour tester la puissance et la fiabilité des ordinateurs). Jusqu’où est-on allé dans la découverte de ces décimales de Pi? La réponse, renversante, est qu’on en connaît aujourd’hui plus de mille milliards!
Supposons, par convention, qu’on connaît la mille milliardième décimale de pi et pas la suivante. On trouvera bien un jour cette nouvelle décimale, la mille milliardième et une. Supposons qu’on la trouve dans la minute qui suit. Le chiffre sera pair ou impair. Disons qu’il est pair. Diriez-vous qu’on a inventé qu’il est pair ou qu’on a découvert qu’il est pair? Le réaliste en philosophie des mathématiques ou platoniste, répond sans hésiter qu’on l’a découvert, que tout se passe comme si ce chiffre nous attendait et que nous sommes finalement « tombés dessus », si on peut dire.
Platon, dans sa philosophie qu’on appelle pour cela l’Idéalisme, va généraliser ce qu'il dit des mathématiques à toutes les autres Idées qui peuplent le monde Intelligible : comme il existe une Idée de Nombre dont nous n’apercevons que des pales copies dans le monde Sensible, il existe une Idée de Lit, une Idée de Cheval, mais aussi une Idée de Beau, une Idée de Vrai, et une Idée de Bien. Mais n’entrons pas plus avant dans cet aspect de la philosophie platonicienne et retenons simplement que Platon propose une immensément influente conception de la nature des objets et du savoir mathématique qui explique, en partie au moins, la fascination qu’elles exercent.
Reste cependant à dire comment nous développons ce savoir et comment nous en venons à contempler ces objets. La réponse la plus courante à ces questions est que le savoir mathématique est hypothético-déductif et se présente, idéalement, sous une forme dite axiomatisée. Il me faut brièvement expliquer tout cela avant de revenir à l’humour.
(Et s’il vous faut une petite pause avant de poursuivre, je vous invite à essayer d’identifier l’erreur dans le (mauvais) raisonnement qui suit. La solution est donnée à la fin de ce texte.)
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1. Posons :
a = b
2. Multiplions chaque côté par a :
a 2 = ab
3. Soustrayons b2 de chaque côté :
a2 – b2 = ab – b2
4. Mettons en facteurs :
(a + b) (a – b) = b (a – b)
5. Divisons par a - b :
a + b = b
6. Puisque a, par définition = b
b+ b= b
7. Et si 2 b = b, alors :
2 = 1
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Axiomatique et méthode hypothético-déductive
Beaucoup — et selon Martin Gardner, la plupart — des mathématiciens sont, à des degrés divers, des platonistes en ce qui concerne la nature et le mode d’existence des objets de leur science .
Mais en ce qui concerne cette fois la méthodologie des mathématiques et la manière dont sont établies ses propositions, une position philosophique très commune veut que les mathématiques soient une science formelle, utilisant la méthode hypothético-déductive et dont les résultats peuvent être présentés dans le cadre de systèmes particuliers appelés des axiomatiques. Rien de tout cela n’est vraiment très compliqué.
Une science formelle. L’idée est la suivante. Les différentes autres sciences étudient des objets du monde extérieur, des faits : elles sont factuelles. C’est ainsi que le biologiste étudie des êtres vivants, le physicien la matière et les atomes, le chimiste, les éléments et les molécules, le sociologue des sociétés. Mais les mathématiques, on la vu, n’ont aucun objet de cet ordre, qui serait donné dans l’expérience. Elles s’intéressent à autre chose qu’on peut appeler des formes. Un exemple rendra cela plus clair.
Un météorologue pourra vous dire, avec une marge d’erreur, s’il pleuvra ou non; un logicien, lui, vous dira qu’il pleuvra ou qu’il ne pleuvra pas et que cela est une certitude puisqu’on ne fait ici qu’appliquer au fait de pleuvoir la disjonction exclusive : «P ou non P», laquelle est toujours valide. Notez que l’on dit ici valide (qui est une propriété des formes indépendante de ce qui se trouve être ou non le cas dans le monde) et non vraie (qui est une propriété des propositions factuelles dépendant de l’état du monde).
Une science hypothético-déductive et axiomatisée. Les mathématiques utilisent en effet une méthodologie par laquelle certaines choses étant posées par hypothèse (on les appelle typiquement des axiomes), d’autres, (appelées typiquement des théorèmes) en sont déduites selon certaines règles. On appelle axiomatique un tel système.
De manière intuitive, on peut le définir comme comprenant : des termes premiers et non définis qui serviront à définir tous les autres; des propositions premières, qui serviront à démontrer toutes les autres; et des règles de manipulation. Historiquement le premier exemple, illustre, d’une axiomatique, est celui de la géométrie classique, qui a été l’oEuvre d’Euclide.
Voici un autre chef-d’œuvre du genre, l’axiomatique des entiers naturels de Peano. Le système ne comprend que trois termes non définis : zéro, nombre et successeur; et cinq propositions premières.
En voici une formulation simplifiée:
1. Zéro est un nombre
2. Le successeur d’un nombre est un nombre
3. Des nombres entiers distincts ont des successeurs distincts.
4. Zéro n’est le successeur d’aucun nombre.
5. Si une propriété est vérifiée par 0 et si, pour tout entier naturel qui la vérifie, son successeur la vérifie également, alors la propriété est vraie pour tous les nombres.
Interprétez zéro et successeur selon leurs sens usuels et vous obtenez grâce à cette axiomatique la suite des nombres naturels : 0, 1, 2, … à l’infini.
Je référerai à quelques reprises à cette notion d’axiomatique dans ce qui suit et j’espère donc que mes explications ont été assez claires. Pour le savoir, demandez-vous si vous êtes à présent en mesure de comprendre le bon mot de Bertrand Russell qui assurait :« Les mathématiques sont une science où on ne sait ni de quoi on parle, ni si ce qu'on dit est vrai».
Avec ces outils, revenons à présent à l’humour, avec quoi les mathématiques ainsi comprises présentent de notables similitudes.
lundi, juillet 13, 2009
PARENTS ET ÉCOLE : UN POINT DE VUE PHILOSOPHIQUE
[Texte pour ma chronique dans la revue: Vivre le primaire, dont le prochain numéro porte sur le thème : Les parents et l'école]
À défaut de résoudre les problèmes sur lesquels elle se penche, la philosophie — pas toujours, mais souvent! — permet de les mieux comprendre en mettant en évidence certaines difficultés qu’on ne soupçonnait pas. C’est typiquement en proposant des distinctions conceptuelles que les philosophes parviennent à ce résultat. Et c’est encore le cas quand elle se penche sur l’éducation.
Prenons justement les rapports entre les parents et l’école. Je ne connais aucune enseignante, aucun enseignant qui ne sente qu’il existe bien, sinon toujours en fait, du moins en droit, une manière de tension entre eux. Mais à quoi tient-elle, précisément?
Certaines distinctions que propose la philosophie de l’éducation me semblent utiles pour le cerner — et je suis curieux de savoir si vous serez d’accord avec moi.
À mon sens, un point de départ bien commode pour discuter de cette question nous est fourni par Hegel (1770-1831), qui suggère qu’il est crucial de bien saisir la spécificité éthique de la sphère singulière de la société qu’est l’école. Hegel est peut-être le plus difficile à lire des philosophes. Mais je pense pouvoir rendre compréhensible ce qu’il propose ici, et qui est très éclairant.
Une sphère éthique médiane
Excluons ces relations que j’appellerais électives que nous avons avec d’autres adultes — comme nos parents, nos amours ou nos amis.
Typiquement, dans la société civile où nous évoluons, nous entretenons avec les autres adultes des rapports par lesquels nous nous considérons les uns les autres selon les rôles et fonctions que nous remplissons. Les sentiments, la subjectivité, et c’est tant mieux, n’y ont guère de place.
Le boulanger, par exemple, est le pourvoyeur de pain et, même si on est poli avec lui, nous n’avons au fond, avec le boulanger, de relation que marchande.
Ces relations abstraites, régulées par d’indispensables normes qui sont indépendantes de nous (l’argent, le prix, les usages relatifs à une transaction marchande, par exemple) constituent la sphère publique de nos vies.
Mais nous avons aussi, bien entendu, une vie au sein de la sphère privée, et celle-ci est bien différente de la première. Ici, les relations sont électives et les sentiments et la subjectivité y occupent une place prépondérante. La famille est le lieu par excellence de cette sphère privée et des types de relations qui s’y nouent.
Nous sommes à présent en mesure de comprendre ce vers quoi Hegel veut attirer notre attention. Selon lui, en effet, l’école est pour l’enfant une sphère intermédiaire entre la sphère publique et la sphère privée. Par l’école, l’enfant sort d’un monde où il aura été entouré de sentiment, d'amour, de confiance naturelle. Au sein de sa famille, l’enfant, écrit Hegel, « a une valeur propre parce qu'il est l'enfant; il fait l'expérience, sans le mériter, de l'amour de ses parents, de même qu'il a à supporter leur colère, sans avoir de droits à lui opposer». En entrant à l’école, l’enfant sort donc de ce monde, mais sans encore tout à fait entrer dans la sphère publique. L’école, en ce sens, est une sphère intermédiaire et il s’y noue des rapports singuliers et qu’on ne retrouve que là.
Hegel explique très bien ce que cela signifie. À l’école, dit-il, « l'activité de l'enfant commence à acquérir, de façon essentielle et radicale, une signification sérieuse, à savoir qu'elle n'est plus abandonnée à l'arbitraire et au hasard, au plaisir et au penchant du moment; l'enfant apprend à déterminer son agir d'après un but et d'après des règles, il cesse de valoir à cause de sa personne immédiate, et commence de valoir suivant ce qu'il fait et de s'acquérir du mérite. Dans la famille, l'enfant doit agir comme il faut dans le sens de l'obéissance personnelle et de l'amour; à l'école, il doit se comporter dans le sens du devoir et d'une loi, et, pour réaliser un ordre universel, simplement formel, faire telle chose et s'abstenir de telle autre chose qui pourrait bien autrement être permise à l'individu. Instruit au sein de la communauté qu'il forme avec plusieurs, il apprend à tenir compte d'autrui, à faire confiance à d'autres hommes qui lui sont tout d'abord étrangers et à avoir confiance en lui-même vis-à-vis d'eux, et il s'engage ici dans la formation et la pratique de vertus sociales.»
Ces remarques éclairent ces tensions qui caractérisent certaines des relations entre l’école et les parents. Ceux-ci sentent bien ce qu’elle implique pour leur enfant, ils savent qu’il leur échappe en partie en commençant de la sorte son entrée dans la sphère publique et que de nouvelles normes se substituent aux leurs.
Partant de là, une question devient vite incontournable : comment justifier l’autorité par laquelle agit l’école et le fait qu’elle s’empare de la sorte des enfants et, en un sens, les soustrait partiellement à l’influence de leurs parents?
L’autorité d’enseigner : la solution moderniste
Pour soulever cette question, il nous a fallu sortir de la tradition religieuse, qui tendait à accorder aux parents une pleine autorité sur leurs enfants. C’est avec l’avènement du libéralisme politique que cette autorité ne va plus de soi et doit être justifiée.
Elle le sera en faisant des parents des interprètes des intérêts de leurs enfants, eux dont la rationalité n’est pas encore (suffisamment) développée pour qu’ils soient en mesure de prendre des décisions éclairées pour eux-mêmes. Cette autorité parentale dérive donc de droits qu’ont les enfants, elle implique des devoirs pour les parents et elle est limitée et provisoire.
Notez cependant que l’école, dans ce contexte — du moins l’école publique et à fréquentation obligatoire — n’est absolument pas indispensable et bien des auteurs libéraux vont juger qu’elle n’est même pas souhaitable, parce qu’elle n’est pas la meilleure manière de garantir aux enfants l’éducation à laquelle ils ont droit dans le respect des droits des parents à transmettre certaines de leurs valeurs à leurs enfants.
Mais, peu à peu, une solution va apparaître. Elle proposant un délicat équilibre entre le droit des enfants à un avenir ouvert, le droit des parents à transmettre des valeurs qu’ils jugent fondamentales à leurs enfants et leur devoir de leur donner une éducation et le droit de la collectivité à des citoyens éclairés. Cette solution, qui est celle de la modernité, fait de l’école un lieu de transmission de savoirs. Ce qui n’est pas savoir, et notamment la croyance religieuse, n’y a pas sa place et est renvoyé à la sphère privée.
Dans ce contexte, l’autorité de l’école et des enseignants est justifiée parce qu’impersonnelle : c’est celle que confère le savoir, qui trace autour de l’enfant une frontière que l’école ne franchit pas, mais où les parents, eux, peuvent aller.
C’est ainsi qu’en notant un travail de mathématique ou de français, l’enseignante ne porte pas un jugement subjectif dans le cadre d’une relation personnelle : elle porte un jugement en appliquant les normes du savoir enseigné (qui seules décident que la réponse est bonne ou non) et elle le fait de manière impersonnelle. Ce type de relations et d’autorité préfigure, pour l’enfant, ce qu’il vivra plus tard comme citoyen — et on retrouve ici les analyses de Hegel.
Telle est donc la justification moderniste de l’école, de son autorité et de ses fonctions. Elle permet de comprendre en partie une certaine harmonie mais aussi de possibles tensions qui caractérisent les relations entre école et parents.
L’école, dans ce modèle, est d’abord un lieu d’éducation, c’est-à-dire de formation de l’esprit par la transmission de savoir. Les parents sur ce plan, sont d’indispensables collaborateurs de l’école : ils la valorisent et respectent ceux qui accomplissent cette importante tâche. L’école, lieu d’éducation, devrait être sanctuarisée, le travail des enseignantes devrait être hautement valorisé et leur autonomie professionnelle jalousement préservée contre toute intrusion, y compris celle des parents.
Mais l’école est aussi un lieu de socialisation: et c’est surtout sur ce plan que les parents y ont leur place, dans toutes ces activités autres qu’éducatives qui s’y déroulent.
Il me semble pourtant que ce type de justification est aujourd’hui contesté et que quelque chose d’inédit apparaît dans les nouveaux rapports des parents à l’école.
Les parents et l’école : une donne postmoderne?
De nombreux penseurs suggèrent en effet que nous ne vivons plus dans ce monde de la modernité qui était tourné vers l’avenir, croyait au progrès, à la raison et qui valorisait par-dessus tout l’autonomie de la pensée et l’émancipation personnelle.
Le monde où nous serions entrés, suggèrent ces penseurs, est postmoderne : il est centré sur le présent, ne croit plus à ces vieilles catégories modernistes et n’est soucieux que d’efficacité pratique, de succès et de performance. L’économie et la rentabilité y occupent la place centrale.
Dans un tel monde, si nous y sommes bien, les parents seraient des consommateurs d’école. Ils y verraient un investissement pour leur enfant, un instrument permettant leur ascension sociale et un garant de leur future performativité.
Cet investissement devrait bien entendu être rentable et, en tant que clients, les parents estimeraient avoir des droits qu’ils seront déterminés à faire valoir. Ils magasineraient ce produit et surveilleraient de près leur investissement. Les vieilles valeurs sur lesquelles reposait la légitimité de l’école ne sembleraient plus crédibles à de tels consommateurs et là où le savoir, par exemple, était une fin, il deviendrait un simple moyen — vers le succès économique. Gare à l’enseignante ou à l’enseignant qui y ferait obstacle.
Les parents s’orienteraient alors vers des écoles jugées plus performantes; ou encore, récusant la prétention de la société à imposer quoi que ce soit à leurs enfants, ils refuseraient radicalement l’idée même d’école et choisiraient de les éduquer à la maison.
Il me semble, mais je peux me tromper, qu’il y a quelque chose de juste dans ce portrait et qui caractérise certains aspects des actuelles relations école-parents.
Et si j’ai raison, c’est profondément triste et ce doit être très difficile à vivre pour ceux qui font l’école …
Normand Baillargeon
UQAM
À défaut de résoudre les problèmes sur lesquels elle se penche, la philosophie — pas toujours, mais souvent! — permet de les mieux comprendre en mettant en évidence certaines difficultés qu’on ne soupçonnait pas. C’est typiquement en proposant des distinctions conceptuelles que les philosophes parviennent à ce résultat. Et c’est encore le cas quand elle se penche sur l’éducation.
Prenons justement les rapports entre les parents et l’école. Je ne connais aucune enseignante, aucun enseignant qui ne sente qu’il existe bien, sinon toujours en fait, du moins en droit, une manière de tension entre eux. Mais à quoi tient-elle, précisément?
Certaines distinctions que propose la philosophie de l’éducation me semblent utiles pour le cerner — et je suis curieux de savoir si vous serez d’accord avec moi.
À mon sens, un point de départ bien commode pour discuter de cette question nous est fourni par Hegel (1770-1831), qui suggère qu’il est crucial de bien saisir la spécificité éthique de la sphère singulière de la société qu’est l’école. Hegel est peut-être le plus difficile à lire des philosophes. Mais je pense pouvoir rendre compréhensible ce qu’il propose ici, et qui est très éclairant.
Une sphère éthique médiane
Excluons ces relations que j’appellerais électives que nous avons avec d’autres adultes — comme nos parents, nos amours ou nos amis.
Typiquement, dans la société civile où nous évoluons, nous entretenons avec les autres adultes des rapports par lesquels nous nous considérons les uns les autres selon les rôles et fonctions que nous remplissons. Les sentiments, la subjectivité, et c’est tant mieux, n’y ont guère de place.
Le boulanger, par exemple, est le pourvoyeur de pain et, même si on est poli avec lui, nous n’avons au fond, avec le boulanger, de relation que marchande.
Ces relations abstraites, régulées par d’indispensables normes qui sont indépendantes de nous (l’argent, le prix, les usages relatifs à une transaction marchande, par exemple) constituent la sphère publique de nos vies.
Mais nous avons aussi, bien entendu, une vie au sein de la sphère privée, et celle-ci est bien différente de la première. Ici, les relations sont électives et les sentiments et la subjectivité y occupent une place prépondérante. La famille est le lieu par excellence de cette sphère privée et des types de relations qui s’y nouent.
Nous sommes à présent en mesure de comprendre ce vers quoi Hegel veut attirer notre attention. Selon lui, en effet, l’école est pour l’enfant une sphère intermédiaire entre la sphère publique et la sphère privée. Par l’école, l’enfant sort d’un monde où il aura été entouré de sentiment, d'amour, de confiance naturelle. Au sein de sa famille, l’enfant, écrit Hegel, « a une valeur propre parce qu'il est l'enfant; il fait l'expérience, sans le mériter, de l'amour de ses parents, de même qu'il a à supporter leur colère, sans avoir de droits à lui opposer». En entrant à l’école, l’enfant sort donc de ce monde, mais sans encore tout à fait entrer dans la sphère publique. L’école, en ce sens, est une sphère intermédiaire et il s’y noue des rapports singuliers et qu’on ne retrouve que là.
Hegel explique très bien ce que cela signifie. À l’école, dit-il, « l'activité de l'enfant commence à acquérir, de façon essentielle et radicale, une signification sérieuse, à savoir qu'elle n'est plus abandonnée à l'arbitraire et au hasard, au plaisir et au penchant du moment; l'enfant apprend à déterminer son agir d'après un but et d'après des règles, il cesse de valoir à cause de sa personne immédiate, et commence de valoir suivant ce qu'il fait et de s'acquérir du mérite. Dans la famille, l'enfant doit agir comme il faut dans le sens de l'obéissance personnelle et de l'amour; à l'école, il doit se comporter dans le sens du devoir et d'une loi, et, pour réaliser un ordre universel, simplement formel, faire telle chose et s'abstenir de telle autre chose qui pourrait bien autrement être permise à l'individu. Instruit au sein de la communauté qu'il forme avec plusieurs, il apprend à tenir compte d'autrui, à faire confiance à d'autres hommes qui lui sont tout d'abord étrangers et à avoir confiance en lui-même vis-à-vis d'eux, et il s'engage ici dans la formation et la pratique de vertus sociales.»
Ces remarques éclairent ces tensions qui caractérisent certaines des relations entre l’école et les parents. Ceux-ci sentent bien ce qu’elle implique pour leur enfant, ils savent qu’il leur échappe en partie en commençant de la sorte son entrée dans la sphère publique et que de nouvelles normes se substituent aux leurs.
Partant de là, une question devient vite incontournable : comment justifier l’autorité par laquelle agit l’école et le fait qu’elle s’empare de la sorte des enfants et, en un sens, les soustrait partiellement à l’influence de leurs parents?
L’autorité d’enseigner : la solution moderniste
Pour soulever cette question, il nous a fallu sortir de la tradition religieuse, qui tendait à accorder aux parents une pleine autorité sur leurs enfants. C’est avec l’avènement du libéralisme politique que cette autorité ne va plus de soi et doit être justifiée.
Elle le sera en faisant des parents des interprètes des intérêts de leurs enfants, eux dont la rationalité n’est pas encore (suffisamment) développée pour qu’ils soient en mesure de prendre des décisions éclairées pour eux-mêmes. Cette autorité parentale dérive donc de droits qu’ont les enfants, elle implique des devoirs pour les parents et elle est limitée et provisoire.
Notez cependant que l’école, dans ce contexte — du moins l’école publique et à fréquentation obligatoire — n’est absolument pas indispensable et bien des auteurs libéraux vont juger qu’elle n’est même pas souhaitable, parce qu’elle n’est pas la meilleure manière de garantir aux enfants l’éducation à laquelle ils ont droit dans le respect des droits des parents à transmettre certaines de leurs valeurs à leurs enfants.
Mais, peu à peu, une solution va apparaître. Elle proposant un délicat équilibre entre le droit des enfants à un avenir ouvert, le droit des parents à transmettre des valeurs qu’ils jugent fondamentales à leurs enfants et leur devoir de leur donner une éducation et le droit de la collectivité à des citoyens éclairés. Cette solution, qui est celle de la modernité, fait de l’école un lieu de transmission de savoirs. Ce qui n’est pas savoir, et notamment la croyance religieuse, n’y a pas sa place et est renvoyé à la sphère privée.
Dans ce contexte, l’autorité de l’école et des enseignants est justifiée parce qu’impersonnelle : c’est celle que confère le savoir, qui trace autour de l’enfant une frontière que l’école ne franchit pas, mais où les parents, eux, peuvent aller.
C’est ainsi qu’en notant un travail de mathématique ou de français, l’enseignante ne porte pas un jugement subjectif dans le cadre d’une relation personnelle : elle porte un jugement en appliquant les normes du savoir enseigné (qui seules décident que la réponse est bonne ou non) et elle le fait de manière impersonnelle. Ce type de relations et d’autorité préfigure, pour l’enfant, ce qu’il vivra plus tard comme citoyen — et on retrouve ici les analyses de Hegel.
Telle est donc la justification moderniste de l’école, de son autorité et de ses fonctions. Elle permet de comprendre en partie une certaine harmonie mais aussi de possibles tensions qui caractérisent les relations entre école et parents.
L’école, dans ce modèle, est d’abord un lieu d’éducation, c’est-à-dire de formation de l’esprit par la transmission de savoir. Les parents sur ce plan, sont d’indispensables collaborateurs de l’école : ils la valorisent et respectent ceux qui accomplissent cette importante tâche. L’école, lieu d’éducation, devrait être sanctuarisée, le travail des enseignantes devrait être hautement valorisé et leur autonomie professionnelle jalousement préservée contre toute intrusion, y compris celle des parents.
Mais l’école est aussi un lieu de socialisation: et c’est surtout sur ce plan que les parents y ont leur place, dans toutes ces activités autres qu’éducatives qui s’y déroulent.
Il me semble pourtant que ce type de justification est aujourd’hui contesté et que quelque chose d’inédit apparaît dans les nouveaux rapports des parents à l’école.
Les parents et l’école : une donne postmoderne?
De nombreux penseurs suggèrent en effet que nous ne vivons plus dans ce monde de la modernité qui était tourné vers l’avenir, croyait au progrès, à la raison et qui valorisait par-dessus tout l’autonomie de la pensée et l’émancipation personnelle.
Le monde où nous serions entrés, suggèrent ces penseurs, est postmoderne : il est centré sur le présent, ne croit plus à ces vieilles catégories modernistes et n’est soucieux que d’efficacité pratique, de succès et de performance. L’économie et la rentabilité y occupent la place centrale.
Dans un tel monde, si nous y sommes bien, les parents seraient des consommateurs d’école. Ils y verraient un investissement pour leur enfant, un instrument permettant leur ascension sociale et un garant de leur future performativité.
Cet investissement devrait bien entendu être rentable et, en tant que clients, les parents estimeraient avoir des droits qu’ils seront déterminés à faire valoir. Ils magasineraient ce produit et surveilleraient de près leur investissement. Les vieilles valeurs sur lesquelles reposait la légitimité de l’école ne sembleraient plus crédibles à de tels consommateurs et là où le savoir, par exemple, était une fin, il deviendrait un simple moyen — vers le succès économique. Gare à l’enseignante ou à l’enseignant qui y ferait obstacle.
Les parents s’orienteraient alors vers des écoles jugées plus performantes; ou encore, récusant la prétention de la société à imposer quoi que ce soit à leurs enfants, ils refuseraient radicalement l’idée même d’école et choisiraient de les éduquer à la maison.
Il me semble, mais je peux me tromper, qu’il y a quelque chose de juste dans ce portrait et qui caractérise certains aspects des actuelles relations école-parents.
Et si j’ai raison, c’est profondément triste et ce doit être très difficile à vivre pour ceux qui font l’école …
Normand Baillargeon
UQAM
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dimanche, juillet 12, 2009
HUMOUR ET MATHÉMATIQUES
[Un travail en cours. Il s'agit de l'introduction de mon texte pour le livre: Je pense, dons je ris: l'humour et la philosophie, sous la direction de Christian Boissinot et moi-même, à paraître aux PUL. Vos commentaires sont les bienvenus]
***
J’ai un moment hésité à intituler cet article Humour et mathématiques. C’est que je soupçonnais qu’en y apercevant le mot mathématiques, bien des gens, qui ne se souviennent qu’avec angoisse ou douleur de leurs cours de mathématique, ne sautent aussitôt par-dessus mon texte.
Mais il est inutile de le cacher : nous parlerons bien ici de mathématiques et d’humour. Dont acte. Et qui sait? La curiosité de certains lecteurs l’emportera peut-être et au: «Les mathématiques, il n’y a vraiment pas de quoi rire!», succédera une certaine curiosité («Comment peut-on rapprocher ces deux choses-là?»), qui les incitera à au moins aller jeter un œil sur ma prose.
Si cela a été votre cas, je vous souhaite la bienvenue et salue votre courage!
Rapprocher mathématiques et humour, cela peut bien entendu se faire de bien des manières. En voici deux que je ne poursuivrai pas ici.
Rire des mathématiciens
La première serait de rire de travers réels ou présumés des mathématiciens et mathématiciennes [1]. Certains de ceux-ci, à tort ou à raison, sont notoires et donnent en effet à rire ou à sourire. Les gags ainsi produits ne nécessitent typiquement aucun savoir mathématique particulier.
Les mathématiciens sont par exemple présumés être lunatiques et incapables de comprendre que telle ou telle proposition ne soit pas immédiatement claire à chacun — et c’est là, il me semble, en pédagogie, une des sources des difficultés que tant de gens connaissent en mathématiques.
L’histoire qui suit illustre très bien ces deux travers.
Une délégation d’étudiantes et d’étudiants se rend au bureau du professeur de mathématiques pour se plaindre de son enseignement.
— « Pour vous professeur, plaident-ils, tout est clair et évident, comme vous le dites souvent; mais pas pour nous. Vous allez trop rapidement et nous n’avons pas le temps de prendre des notes. Si vous preniez le temps de donner des exemples et d’écrire des choses au tableau, nous pourrions mieux vous suivre. Les choses pourraient alors nous sembler, à nous aussi, claires et évidentes».
Le professeur assure en prendre bonne note et il promet de changer.
Le lendemain il donne son cours, mais, emporté par son sujet, il procède encore une fois comme à son habitude.
Quand il a terminé son exposé, il dit : «Et comme vous voyez, tout cela est parfaitement clair et évident».
Cela lui rappelle sa promesse et il reprend aussitôt : «Clair et évident comme deux et deux font quatre». Et il va au tableau où il écrit : 2+2 = 4.
Rire avec les mathématiques
Une deuxième manière de rapprocher humour et mathématiques serait de rire grâce ou bien à des concepts ou bien à des noms de concepts mathématiques. Mais contrairement à ce qui précède, on ne pourra dans ces deux cas comprendre le gag que si on possède le savoir mathématique qu’il présuppose.
Voici deux exemples d’un d’humour par lequel un concept mathématique permet de faire une blague.
Celle-ci, dit-on, était contée par le logicien et philosophe Ludwig Wittgenstein (1899-1951).
Un mathématicien rencontre un collègue à bout de souffle qui récite :… 9, 5, 1, 4, 1, 3. Ouf!
Il lui dit : — Tu as l’air épuisé. Qu’est-ce qui t’arrive?
Je viens de finir de réciter Pi à l’envers.
On le voit : ce gag ne marche que si la personne à qui on le conte connaît le concept mis en œuvre : Pi étant un nombre irrationnel, son développement est infini et on ne peut donc pas le réciter à l’envers.
Il en va de même de la blague suivante, qui présuppose un certain (bien qu’élémentaire) savoir mathématique :
— Le professeur de mathématiques: Supposons que la distance qu’on recherche est X.
— L’élève: Moi, je veux bien : mais qu’arrive-t-il si la distance n’est pas X?
Ces blagues reposent sur des concepts mathématiques; mais, comme je l’ai dit, on peut aussi rire grâce aux noms de certains concepts mathématiques. Voici quelques exemples de tels jeux de mots qui permettent de rire avec les mathématiques.
— Logarithme et exponentielle vont au restaurant. Qui paie l'addition?
— Exponentielle. Parce que logarithme népérien!
[Le jeu de mot népérien/ ne paie rien repose sur l’adjectif «népérien» qui désigne un type de logarithme. Il est tiré de John Napier ou Neper, un mathématicien écossais qui en est généralement reconnu comme l’inventeur.]
En voici un autre :
— Qu’est-ce qui vit dans la mer et qui n’est pas orientable? Möbius Dick!
Cette fois, le jeu de mot Moby Dick/ Möbius Dick est une référence au Ruban de Möbius. Celui-ci est si particulier (et si amusant?) que je ne résiste pas à la tentation d’en toucher un mot.
Prenez une bande de papier assez longue (disons 50 cm) et pas très large (disons 4 cm). Déposez-la sur la table puis, faites lui faire une demi-rotation et collez les deux extrémités avec du ruban adhésif.
Ce que vous venez de créer devrait ressembler à ce qui suit et est appelé Ruban de Möbius, en l’honneur de l’astronome Allemand qui l’a découvert au XIX ème siècle.
Votre création doit ressembler à ceci :

Ce ruban est très étrange. En fait, vous pouvez parier tout ce que vous voudrez avec vos amis et sans risque aucun qu’ils ne parviendront pas en colorer une face d’une couleur et l’autre face d’une autre couleur. Hésitant? Vérifiez!
Le ruban de Möbius a en effet cette étonnante propriété de n’avoir qu’une seule face! Vous le verrez bien en la suivant du doigt : vous revenez à votre point de départ.
***
J’espère qu’on en conviendra: on peut tout à fait rire avec les mathématiques et le rapprochement entre humour et mathématiques n’est pas si incongru qu’il pourrait semble de prime abord.
Ce je souhaite accomplir ici est cependant quelque chose d’un peu plus ambitieux que ces blagues anodines : je voudrais en effet tenter de rapprocher certains procédés humoristiques de certains types de raisonnements mathématiques.
Bien entendu, je ne soutiens nullement que les humoristes sont des mathématiciens qui s’ignorent ou que tous les mathématiciens soient drôles. Mais je voudrais néanmoins faire remarquer combien certains modes de pensée mis en œuvre quand on fait des mathématiques sont aussi à l’œuvre en humour, de sorte que la compréhension des uns aide à la compréhension des autres. C’est grâce à la philosophie des mathématiques, qui s’est beaucoup intéressé à eux, que je dégagerai ces modes de pensée qui sont mis en œuvre en mathématiques et en humour: de sorte que ce texte sera l’occasion d’apprendre, avec humour j’espère, quelques notions de philosophie des mathématiques.
Ce travail de rapprochment constituera l’essentiel du texte qui suit.
Je le terminerai en présentant une thèse très originale due au mathématicien contemporain Allen Paulos qui suggère, très finement, que les mathématiques peuvent nous aider à comprendre pourquoi, en certains cas du moins, nous trouvons que quelque chose est drôle. Pour pleinement apprécier la thèse de Paulos, il faut cependant comprendre cette notion d’axiomatique qui est si importante en mathématiques et en philosophie des mathématiques : je me ferai un devoir et un plaisir de l’expliquer plus loin.
Pour réaliser ce vaste programme, il nous faut commencer par toucher un mot de la philosophie des mathématiques, à laquelle nous demanderons de nous aider à rapprocher mathématiques et humour.
****************************************************************************************
Comment la poule a-t-elle traversé la rue?
Comment de célèbres mathématiciens répondraient-ils à cette fameuse question?
Je me suis amusé à imaginer quelques réponses possibles :
Zénon : La poule n’est jamais parvenue de l’autre côté de la rue.
Pythagore : Selon une diagonale, ce qui était le plus court chemin
Newton : Selon une accélération que permet de déterminer avec précision une nouvelle branche des mathématiques dont je suis l’inventeur.
Leibniz : Dont JE suis l’inventeur.
Einstein : Dans quel référentiel?
Weierstrass : En continu.
Fibonacci : En suivant un nombre d’or de lapins.
Russell : En se rendant chez le plumeur, puisqu’elle ne se plumait pas elle-même.
Descartes : Elle avait un bon plan.
Gödel : La proposition : «La poule a traversé la rue » est indécidable.
Fermat : Je l’ai découvert, mais je n’ai pas la place pour l’écrire.
****************************************************************************************
[1] Les mathématiques ont peut-être longtemps été l’apanage des hommes, mais elles ne le sont plus et nous avons à présent retrouvé la sagesse de Platon qui croyait que si les mathématiques, ou du moins les mathématiques avancées, ne sont pas pour tout le monde, certaines femmes, autant que certains hommes peuvent y exceller. Bien que parfaitement conscient de tout cela — et aussi du fait que de nombreuses femmes mathématiciennes ont, historiquement, apporté de significatives contributions à leur discipline — je vais néanmoins, pour alléger ce texte, utiliser le mot mathématiciens pour désigner les mathématiciens et les mathématiciennes.
***
J’ai un moment hésité à intituler cet article Humour et mathématiques. C’est que je soupçonnais qu’en y apercevant le mot mathématiques, bien des gens, qui ne se souviennent qu’avec angoisse ou douleur de leurs cours de mathématique, ne sautent aussitôt par-dessus mon texte.
Mais il est inutile de le cacher : nous parlerons bien ici de mathématiques et d’humour. Dont acte. Et qui sait? La curiosité de certains lecteurs l’emportera peut-être et au: «Les mathématiques, il n’y a vraiment pas de quoi rire!», succédera une certaine curiosité («Comment peut-on rapprocher ces deux choses-là?»), qui les incitera à au moins aller jeter un œil sur ma prose.
Si cela a été votre cas, je vous souhaite la bienvenue et salue votre courage!
Rapprocher mathématiques et humour, cela peut bien entendu se faire de bien des manières. En voici deux que je ne poursuivrai pas ici.
Rire des mathématiciens
La première serait de rire de travers réels ou présumés des mathématiciens et mathématiciennes [1]. Certains de ceux-ci, à tort ou à raison, sont notoires et donnent en effet à rire ou à sourire. Les gags ainsi produits ne nécessitent typiquement aucun savoir mathématique particulier.
Les mathématiciens sont par exemple présumés être lunatiques et incapables de comprendre que telle ou telle proposition ne soit pas immédiatement claire à chacun — et c’est là, il me semble, en pédagogie, une des sources des difficultés que tant de gens connaissent en mathématiques.
L’histoire qui suit illustre très bien ces deux travers.
Une délégation d’étudiantes et d’étudiants se rend au bureau du professeur de mathématiques pour se plaindre de son enseignement.
— « Pour vous professeur, plaident-ils, tout est clair et évident, comme vous le dites souvent; mais pas pour nous. Vous allez trop rapidement et nous n’avons pas le temps de prendre des notes. Si vous preniez le temps de donner des exemples et d’écrire des choses au tableau, nous pourrions mieux vous suivre. Les choses pourraient alors nous sembler, à nous aussi, claires et évidentes».
Le professeur assure en prendre bonne note et il promet de changer.
Le lendemain il donne son cours, mais, emporté par son sujet, il procède encore une fois comme à son habitude.
Quand il a terminé son exposé, il dit : «Et comme vous voyez, tout cela est parfaitement clair et évident».
Cela lui rappelle sa promesse et il reprend aussitôt : «Clair et évident comme deux et deux font quatre». Et il va au tableau où il écrit : 2+2 = 4.
Rire avec les mathématiques
Une deuxième manière de rapprocher humour et mathématiques serait de rire grâce ou bien à des concepts ou bien à des noms de concepts mathématiques. Mais contrairement à ce qui précède, on ne pourra dans ces deux cas comprendre le gag que si on possède le savoir mathématique qu’il présuppose.
Voici deux exemples d’un d’humour par lequel un concept mathématique permet de faire une blague.
Celle-ci, dit-on, était contée par le logicien et philosophe Ludwig Wittgenstein (1899-1951).
Un mathématicien rencontre un collègue à bout de souffle qui récite :… 9, 5, 1, 4, 1, 3. Ouf!
Il lui dit : — Tu as l’air épuisé. Qu’est-ce qui t’arrive?
Je viens de finir de réciter Pi à l’envers.
On le voit : ce gag ne marche que si la personne à qui on le conte connaît le concept mis en œuvre : Pi étant un nombre irrationnel, son développement est infini et on ne peut donc pas le réciter à l’envers.
Il en va de même de la blague suivante, qui présuppose un certain (bien qu’élémentaire) savoir mathématique :
— Le professeur de mathématiques: Supposons que la distance qu’on recherche est X.
— L’élève: Moi, je veux bien : mais qu’arrive-t-il si la distance n’est pas X?
Ces blagues reposent sur des concepts mathématiques; mais, comme je l’ai dit, on peut aussi rire grâce aux noms de certains concepts mathématiques. Voici quelques exemples de tels jeux de mots qui permettent de rire avec les mathématiques.
— Logarithme et exponentielle vont au restaurant. Qui paie l'addition?
— Exponentielle. Parce que logarithme népérien!
[Le jeu de mot népérien/ ne paie rien repose sur l’adjectif «népérien» qui désigne un type de logarithme. Il est tiré de John Napier ou Neper, un mathématicien écossais qui en est généralement reconnu comme l’inventeur.]
En voici un autre :
— Qu’est-ce qui vit dans la mer et qui n’est pas orientable? Möbius Dick!
Cette fois, le jeu de mot Moby Dick/ Möbius Dick est une référence au Ruban de Möbius. Celui-ci est si particulier (et si amusant?) que je ne résiste pas à la tentation d’en toucher un mot.
Prenez une bande de papier assez longue (disons 50 cm) et pas très large (disons 4 cm). Déposez-la sur la table puis, faites lui faire une demi-rotation et collez les deux extrémités avec du ruban adhésif.
Ce que vous venez de créer devrait ressembler à ce qui suit et est appelé Ruban de Möbius, en l’honneur de l’astronome Allemand qui l’a découvert au XIX ème siècle.
Votre création doit ressembler à ceci :

Ce ruban est très étrange. En fait, vous pouvez parier tout ce que vous voudrez avec vos amis et sans risque aucun qu’ils ne parviendront pas en colorer une face d’une couleur et l’autre face d’une autre couleur. Hésitant? Vérifiez!
Le ruban de Möbius a en effet cette étonnante propriété de n’avoir qu’une seule face! Vous le verrez bien en la suivant du doigt : vous revenez à votre point de départ.
***
J’espère qu’on en conviendra: on peut tout à fait rire avec les mathématiques et le rapprochement entre humour et mathématiques n’est pas si incongru qu’il pourrait semble de prime abord.
Ce je souhaite accomplir ici est cependant quelque chose d’un peu plus ambitieux que ces blagues anodines : je voudrais en effet tenter de rapprocher certains procédés humoristiques de certains types de raisonnements mathématiques.
Bien entendu, je ne soutiens nullement que les humoristes sont des mathématiciens qui s’ignorent ou que tous les mathématiciens soient drôles. Mais je voudrais néanmoins faire remarquer combien certains modes de pensée mis en œuvre quand on fait des mathématiques sont aussi à l’œuvre en humour, de sorte que la compréhension des uns aide à la compréhension des autres. C’est grâce à la philosophie des mathématiques, qui s’est beaucoup intéressé à eux, que je dégagerai ces modes de pensée qui sont mis en œuvre en mathématiques et en humour: de sorte que ce texte sera l’occasion d’apprendre, avec humour j’espère, quelques notions de philosophie des mathématiques.
Ce travail de rapprochment constituera l’essentiel du texte qui suit.
Je le terminerai en présentant une thèse très originale due au mathématicien contemporain Allen Paulos qui suggère, très finement, que les mathématiques peuvent nous aider à comprendre pourquoi, en certains cas du moins, nous trouvons que quelque chose est drôle. Pour pleinement apprécier la thèse de Paulos, il faut cependant comprendre cette notion d’axiomatique qui est si importante en mathématiques et en philosophie des mathématiques : je me ferai un devoir et un plaisir de l’expliquer plus loin.
Pour réaliser ce vaste programme, il nous faut commencer par toucher un mot de la philosophie des mathématiques, à laquelle nous demanderons de nous aider à rapprocher mathématiques et humour.
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Comment la poule a-t-elle traversé la rue?
Comment de célèbres mathématiciens répondraient-ils à cette fameuse question?
Je me suis amusé à imaginer quelques réponses possibles :
Zénon : La poule n’est jamais parvenue de l’autre côté de la rue.
Pythagore : Selon une diagonale, ce qui était le plus court chemin
Newton : Selon une accélération que permet de déterminer avec précision une nouvelle branche des mathématiques dont je suis l’inventeur.
Leibniz : Dont JE suis l’inventeur.
Einstein : Dans quel référentiel?
Weierstrass : En continu.
Fibonacci : En suivant un nombre d’or de lapins.
Russell : En se rendant chez le plumeur, puisqu’elle ne se plumait pas elle-même.
Descartes : Elle avait un bon plan.
Gödel : La proposition : «La poule a traversé la rue » est indécidable.
Fermat : Je l’ai découvert, mais je n’ai pas la place pour l’écrire.
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[1] Les mathématiques ont peut-être longtemps été l’apanage des hommes, mais elles ne le sont plus et nous avons à présent retrouvé la sagesse de Platon qui croyait que si les mathématiques, ou du moins les mathématiques avancées, ne sont pas pour tout le monde, certaines femmes, autant que certains hommes peuvent y exceller. Bien que parfaitement conscient de tout cela — et aussi du fait que de nombreuses femmes mathématiciennes ont, historiquement, apporté de significatives contributions à leur discipline — je vais néanmoins, pour alléger ce texte, utiliser le mot mathématiciens pour désigner les mathématiciens et les mathématiciennes.
samedi, juillet 11, 2009
SARKOZY-DESMARAIS : UNE AMITIÉ DONT LA FRANCE ET LE QUÉBEC PAIENT DÉJÀ LE PRIX
[Billet pour une publication française]
À la réception donnée au Fouquet’s le 6 mai 2007 pour célébrer son accession à la présidence, Nicolas Sarkozy avait invité un certain Paul Desmarais. Le 15 février 2008, ce même Desmarais a reçu de Nicolas Sarkozy la Grand-Croix de la Légion d’honneur, une des plus hautes décorations décernée par la France .
À cette occasion, le Président français va prononcer un discours dans lequel il fera un aveu d’autant troublant que le remerciement qu’il exprime, on a toutes les raisons de le croire, est pleinement mérité:
«Si je suis aujourd’hui président de la République, dira-t-il, je le dois en partie aux conseils, à l’amitié et à la fidélité de Paul Desmarais. 1995 n’était pas une année faste pour moi. Un homme m’a invité au Québec dans sa famille. Nous marchions de longues heures en forêt et il me disait : «Il faut que tu t’accroches, tu vas y arriver, il faut que nous bâtissions une stratégie pour toi ». […] Nous avons passé dix jours ensemble au cours desquels tu m’as redonné confiance à un tel point que, maintenant, je me considère comme un des vôtres .»
Je présume que la référence à l’an 1995 est limpide pour la plupart des Français: 1995, c’est en effet l’année de la défaite de Balladur aux mains de Chirac, Chirac que Sarkozy avait lâché en novembre 1993 pour appuyer le candidat défait.
Mais je soupçonne que beaucoup de Français ignorent qui est ce Paul Desmarais à qui Sarkozy reconnaît tant devoir. Qui il est et ce qui s’est noué entre les deux hommes durant ces dix jours de 1995, tout cela mérite pourtant amplement d’être connu; d’autant que les répercussions de cette amitié se sont déjà fait ressentir — et se feront sans doute longtemps encore ressentir —dans la vie économique et politique des pays des deux hommes.
Paul Desmarais (né en 1927) est un milliardaire franco-canadien à la tête de Power Corporation, vaste conglomérat d’entreprises présentes dans de nombreux pays et oeuvrant, notamment, dans les pâtes et papiers, les services financiers, l’énergie et les médias.
«Ton nom, cher Paul, dira de lui Sarkozy à la même occasion, est associé au récit prodigieux d’une ascension prodigieuse ».
Cette affirmation est trompeuse et inexacte, comme le montre Robin Philpot dans un récent ouvrage qui retrace le parcours des Desmarais (le père et se deux fils, qui lui succèdent) . En fait, Paul Desmarais incarne plutôt chez nous, de manière exemplaire, ce paradoxe devenu courant à l’échelle planétaire de l’ultralibéral fervent partisan du tout-au-marché, mais qui doit pourtant sa propre fortune aux fonds publics, à la protection de l’État et à d’innombrables privilèges que lui et ses semblables s’octroient sans retenue, mais qu’ils refusent aux plus démunis et aux plus humbles.
Le lieu même où Desmarais a reçu Sarkozy durant ces journées de 1995 (et sans doute à diverses autres reprises depuis lors), appelé Domaine de Sagard, fournira une parfaite illustration de ce paradoxe. À la suite d’un complexe jeu de papier, le très vaste domaine (sa superficie est d’environ 75 kms2 et il comprend une trentaine de lacs) sera en effet acquis par Desmarais en 1988 pour …$1,00 ; situé sur un TNO (Territoire non organisé), il est de ce fait exempt de taxes municipales, des taxes dont le petit village de Saint-Siméon, où sévit un chômage important, aurait bien besoin; quant au minuscule aéroport local, il a, fait unique, joui de privilèges et de subventions afin de pouvoir accueillir les avions des Bush, des Clinton, des Juan Carlos, des Sarkozy et de tous ces autres prestigieux invités du maître des lieux.
Les premiers faits d’armes de Desmarais et de Power en Europe et en France remontent déjà à plusieurs années. En 1981, avec son partenaire de toujours, le Belge Albert Frère (qui siège alors au CA de Paribas et de sa filiale belge, Copebas), Desmarais a pris part à l’opération «Arche de Noé», qui voulait contrer la nationalisation de la banque souhaitée par François Mitterand. Il en résultera des profits pour le duo, mais aussi, avec Pargesa, un important levier financier.
Depuis lors, Desmarais (et Frère) ont accru leur présence et décuplé leur puissance au sein du capitalisme européen. La présence de Bernard Arnault, de Martin Bouygues, de Claude Bébéar et de Serge Dassault à la cérémonie de remise de sa médaille confirme l’importance de la place occupée par Power en France, qui y est notamment présent avec des actions dans Total, dans Lafarge, dans Pernod-Ricard, dans GBL, et aussi avec des fonds de capital-investissement appelés … Sagard I et Sagard II.
Desmarais a donc aidé Sarkozy alors que ce dernier était un politicien défait et à l’avenir incertain. Mais le chef de Power n’en est pas à sa première expérience du genre et sa carrière est jalonnée de politiciens qu’il a mis en place, façonnés et qui, élus, ont œuvré en faveur de ses intérêts. La liste de ses prises est impressionnante, puisqu’elle comprend, outre l’actuel président français, les ex-premiers ministres du Canada Pierre Elliott Trudeau, Jean Chrétien, Paul Martin et Brian Mulroney et de très nombreux autres, dont l’actuel premier ministre du Québec. Desmarais est l’ami des puissants et ses amis soit sont puissants soit le deviennent.
La prise Sarkozy s’est d’ores et déjà avérée rentable. Comme l’écrit Philpot, les Desmarais, avec Albert Frère, sont à présent «les actionnaires de référence de deux des plus grandes entreprises françaises, soit la pétrolière Total, quatrième au monde, et la gazière GDF-Suez». Mieux, et comme on sait, en ce dernier cas, «c’est Sarkozy qui a privatisé Gaz de France au profit de l'entreprise Suez contrôlée par Desmarais et Frère [les fils Desmarais] ». Sarkozy poursuit en ce moment sur cette lancée et privatise encore , cette fois afin de favoriser Power et ses projets de ports méthaniers en France .
Avec Sarkozy et Desmarais dans les rôles titres, les capitalismes canadiens et français nous donnent donc, une fois de plus, le triste et sinistre spectacle de cette funeste alliance du pouvoir et de l’argent, oligarchie qui tente tant bien que mal de se donner les apparences de la respectabilité et de la légitimité démocratiques, mais que ne répugnent comme terrains de jeu ni le Soudan, ni la Birmanie, ni le Tibet, ni aucun lieu où la démocratie et les droits de l’homme sont bafoués.
Mais ce n’est pas tout en l’occurrence puisque, de leur côté, les indépendantistes québécois surveillent avec une attention toute particulière les relations entre Sarkozy et Desmarais.
C’est que Desmarais est bien connu au Québec pour ses positions — et ses actions — farouchement anti-indépendantistes, voire carrément haineuse à l’endroit du Québec et des Québécoises et Québécois. Sarkozy, et il ne faut dès lors pas s’en étonner, donne donc, depuis son élection, tous les signes qu’il est en train de procéder à une rupture avec la politique de « non-ingérence / non-indifférence » inaugurée il y a plus de quarante ans par le Général De Gaulle et qui avait, durant toutes ces années, caractérisé les relations, singulières et privilégiées, entre la France et le Québec. Ce faisant, Sarkozy se fait le fidèle porte-parole du point de vue d’une personne en qui l’exécration du socialisme se double d’une haine et d’une peur viscérales de l’indépendance du Québec.
Paul Desmarais a déjà décrit René Lévesque comme un «maudit socialiste». Lévesque, qui était de surcroît indépendantiste, a sûrement pris ces mots comme un compliment. Il a quant à lui décrit Paul Desmarais comme un «parfait mélange d’inhumanité et de duplicité».
À défaut de constituer un compliment, ce sont là des mots d’une très grande objectivité. Il reste à savoir s’ils s’appliquent aussi à son ami Sarkozy.
À la réception donnée au Fouquet’s le 6 mai 2007 pour célébrer son accession à la présidence, Nicolas Sarkozy avait invité un certain Paul Desmarais. Le 15 février 2008, ce même Desmarais a reçu de Nicolas Sarkozy la Grand-Croix de la Légion d’honneur, une des plus hautes décorations décernée par la France .
À cette occasion, le Président français va prononcer un discours dans lequel il fera un aveu d’autant troublant que le remerciement qu’il exprime, on a toutes les raisons de le croire, est pleinement mérité:
«Si je suis aujourd’hui président de la République, dira-t-il, je le dois en partie aux conseils, à l’amitié et à la fidélité de Paul Desmarais. 1995 n’était pas une année faste pour moi. Un homme m’a invité au Québec dans sa famille. Nous marchions de longues heures en forêt et il me disait : «Il faut que tu t’accroches, tu vas y arriver, il faut que nous bâtissions une stratégie pour toi ». […] Nous avons passé dix jours ensemble au cours desquels tu m’as redonné confiance à un tel point que, maintenant, je me considère comme un des vôtres .»
Je présume que la référence à l’an 1995 est limpide pour la plupart des Français: 1995, c’est en effet l’année de la défaite de Balladur aux mains de Chirac, Chirac que Sarkozy avait lâché en novembre 1993 pour appuyer le candidat défait.
Mais je soupçonne que beaucoup de Français ignorent qui est ce Paul Desmarais à qui Sarkozy reconnaît tant devoir. Qui il est et ce qui s’est noué entre les deux hommes durant ces dix jours de 1995, tout cela mérite pourtant amplement d’être connu; d’autant que les répercussions de cette amitié se sont déjà fait ressentir — et se feront sans doute longtemps encore ressentir —dans la vie économique et politique des pays des deux hommes.
Paul Desmarais (né en 1927) est un milliardaire franco-canadien à la tête de Power Corporation, vaste conglomérat d’entreprises présentes dans de nombreux pays et oeuvrant, notamment, dans les pâtes et papiers, les services financiers, l’énergie et les médias.
«Ton nom, cher Paul, dira de lui Sarkozy à la même occasion, est associé au récit prodigieux d’une ascension prodigieuse ».
Cette affirmation est trompeuse et inexacte, comme le montre Robin Philpot dans un récent ouvrage qui retrace le parcours des Desmarais (le père et se deux fils, qui lui succèdent) . En fait, Paul Desmarais incarne plutôt chez nous, de manière exemplaire, ce paradoxe devenu courant à l’échelle planétaire de l’ultralibéral fervent partisan du tout-au-marché, mais qui doit pourtant sa propre fortune aux fonds publics, à la protection de l’État et à d’innombrables privilèges que lui et ses semblables s’octroient sans retenue, mais qu’ils refusent aux plus démunis et aux plus humbles.
Le lieu même où Desmarais a reçu Sarkozy durant ces journées de 1995 (et sans doute à diverses autres reprises depuis lors), appelé Domaine de Sagard, fournira une parfaite illustration de ce paradoxe. À la suite d’un complexe jeu de papier, le très vaste domaine (sa superficie est d’environ 75 kms2 et il comprend une trentaine de lacs) sera en effet acquis par Desmarais en 1988 pour …$1,00 ; situé sur un TNO (Territoire non organisé), il est de ce fait exempt de taxes municipales, des taxes dont le petit village de Saint-Siméon, où sévit un chômage important, aurait bien besoin; quant au minuscule aéroport local, il a, fait unique, joui de privilèges et de subventions afin de pouvoir accueillir les avions des Bush, des Clinton, des Juan Carlos, des Sarkozy et de tous ces autres prestigieux invités du maître des lieux.
Les premiers faits d’armes de Desmarais et de Power en Europe et en France remontent déjà à plusieurs années. En 1981, avec son partenaire de toujours, le Belge Albert Frère (qui siège alors au CA de Paribas et de sa filiale belge, Copebas), Desmarais a pris part à l’opération «Arche de Noé», qui voulait contrer la nationalisation de la banque souhaitée par François Mitterand. Il en résultera des profits pour le duo, mais aussi, avec Pargesa, un important levier financier.
Depuis lors, Desmarais (et Frère) ont accru leur présence et décuplé leur puissance au sein du capitalisme européen. La présence de Bernard Arnault, de Martin Bouygues, de Claude Bébéar et de Serge Dassault à la cérémonie de remise de sa médaille confirme l’importance de la place occupée par Power en France, qui y est notamment présent avec des actions dans Total, dans Lafarge, dans Pernod-Ricard, dans GBL, et aussi avec des fonds de capital-investissement appelés … Sagard I et Sagard II.
Desmarais a donc aidé Sarkozy alors que ce dernier était un politicien défait et à l’avenir incertain. Mais le chef de Power n’en est pas à sa première expérience du genre et sa carrière est jalonnée de politiciens qu’il a mis en place, façonnés et qui, élus, ont œuvré en faveur de ses intérêts. La liste de ses prises est impressionnante, puisqu’elle comprend, outre l’actuel président français, les ex-premiers ministres du Canada Pierre Elliott Trudeau, Jean Chrétien, Paul Martin et Brian Mulroney et de très nombreux autres, dont l’actuel premier ministre du Québec. Desmarais est l’ami des puissants et ses amis soit sont puissants soit le deviennent.
La prise Sarkozy s’est d’ores et déjà avérée rentable. Comme l’écrit Philpot, les Desmarais, avec Albert Frère, sont à présent «les actionnaires de référence de deux des plus grandes entreprises françaises, soit la pétrolière Total, quatrième au monde, et la gazière GDF-Suez». Mieux, et comme on sait, en ce dernier cas, «c’est Sarkozy qui a privatisé Gaz de France au profit de l'entreprise Suez contrôlée par Desmarais et Frère [les fils Desmarais] ». Sarkozy poursuit en ce moment sur cette lancée et privatise encore , cette fois afin de favoriser Power et ses projets de ports méthaniers en France .
Avec Sarkozy et Desmarais dans les rôles titres, les capitalismes canadiens et français nous donnent donc, une fois de plus, le triste et sinistre spectacle de cette funeste alliance du pouvoir et de l’argent, oligarchie qui tente tant bien que mal de se donner les apparences de la respectabilité et de la légitimité démocratiques, mais que ne répugnent comme terrains de jeu ni le Soudan, ni la Birmanie, ni le Tibet, ni aucun lieu où la démocratie et les droits de l’homme sont bafoués.
Mais ce n’est pas tout en l’occurrence puisque, de leur côté, les indépendantistes québécois surveillent avec une attention toute particulière les relations entre Sarkozy et Desmarais.
C’est que Desmarais est bien connu au Québec pour ses positions — et ses actions — farouchement anti-indépendantistes, voire carrément haineuse à l’endroit du Québec et des Québécoises et Québécois. Sarkozy, et il ne faut dès lors pas s’en étonner, donne donc, depuis son élection, tous les signes qu’il est en train de procéder à une rupture avec la politique de « non-ingérence / non-indifférence » inaugurée il y a plus de quarante ans par le Général De Gaulle et qui avait, durant toutes ces années, caractérisé les relations, singulières et privilégiées, entre la France et le Québec. Ce faisant, Sarkozy se fait le fidèle porte-parole du point de vue d’une personne en qui l’exécration du socialisme se double d’une haine et d’une peur viscérales de l’indépendance du Québec.
Paul Desmarais a déjà décrit René Lévesque comme un «maudit socialiste». Lévesque, qui était de surcroît indépendantiste, a sûrement pris ces mots comme un compliment. Il a quant à lui décrit Paul Desmarais comme un «parfait mélange d’inhumanité et de duplicité».
À défaut de constituer un compliment, ce sont là des mots d’une très grande objectivité. Il reste à savoir s’ils s’appliquent aussi à son ami Sarkozy.
CHRISTIAN BOISSINOT SUR LA VRAIE DURETÉ DU MENTAL
Voici un entretien accordé par Christian Boissinot à des fans du CH propos de l'ouvrage La vraie dureté du mental que nous avons dirigé ensemble.
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Vraie dureté du mental
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