vendredi, octobre 23, 2009

LA PAROLE À ROBERT COMEAU

[Ce texte paraîtra dans le prochain À Bâbord]


À la fin de sa vie, le poète Gilbert Langevin aimait lancer à la cantonade la question : Quelle est la devise du Québec?, à laquelle il s’empressait de répondre: Je ne m’en souviens plus.

Langevin témoignait ainsi, à sa manière, de ce que peut avoir de problématique — et parfois de douloureux — le rapport que nous entretenons à notre passé. Le vacarme entendu cet été autour du Moulin à paroles nous le rappelle encore, de même que ces vives querelles suscitées par les programmes d’enseignement de l’histoire au primaire et au secondaire.

Depuis des années en effet, ces programmes sont vertement dénoncés par de nombreux observateurs, qui les jugent profondément déficients. Réunis en une Coalition pour l’enseignement de l’histoire au Québec, ces opposants commencent à se faire entendre.
Pour mieux comprendre les nombreux enjeux qui se nouent ici, j’ai interrogé l’un d’eux, Robert Comeau, historien et professeur associé à l’UQAM. M. Comeau dirige en outre le Bulletin d'histoire politique.

Comment l’historien en vous en est-il venu à s’intéresser à l’enseignement de l’histoire?

Dès la création de la Commission Lacoursière sur l’histoire nationale, en 1994, nous avions formé, en collaboration avec la SSJB, une première Coalition d’organismes impliqués dans l’enseignement de l’histoire, afin de réclamer plus d’heures d’enseignement pour cette discipline. Nous avons publié dès l’automne 1996 un dossier critique sur le Rapport Lacoursière, lequel ne correspondait pas à nos attentes (Bulletin d’histoire politique, vol.5 no1). Depuis le printemps 2006, lorsque le nouveau programme d’histoire et d’éducation à la citoyenneté (remplaçant la désignation Canada-Québec) a été rendu public, nous l’avons vivement critiqué et notre opposition trouva un grand écho dans les medias. Dans un ouvrage collectif publié l’automne dernier, Contre la réforme pédagogique, (VLB, 2008) j’ai présenté l’évolution de l’enseignement de l’histoire au Québec depuis 15 ans. Nous venons e de relancer une nouvelle Coalition pour la promotion de l’enseignement de l’histoire au Québec qui a formulé une quinzaine de recommandations pour une réforme en profondeur des programmes, de l’école primaire à l’université.

Et que pensez-vous de la réforme en cours, en ce qui concerne l’histoire?
J’endosse entièrement les critiques démontrant que derrière l’approche par compétences se cachent essentiellement des objectifs économiques liés à l’évolution du monde du travail. Comme l’explique Nico Hirtt, cette approche, qui se réclame du constructivisme pédagogique, constitue bel et bien un abandon des savoirs et se situe en réalité à l’opposé des pédagogies progressistes. Loin de favoriser l’innovation pédagogique, elle constitue un élément de dérégulation qui renforce l’inégalité sociale. C’est que, comme l’explique Hirtt, l’évaluation par compétence fait paradoxalement davantage que l’évaluation traditionnelle appel à un haut niveau de culture générale et de maîtrise du langage, ce qui ne manquera pas de favoriser les enfants issus des familles aisées. Je suis toujours convaincu que ce virage pédagogique radical était injustifié et sera néfaste en particulier aux élèves des milieux défavorisés.

On a le sentiment que cette querelle pédagogique se double d’une querelle d’historiens et concerne aussi la manière même dont on écrit et pratique l’histoire.

En effet. La conception de l’histoire du Canada-Québec qui domine à présent est résolument différente de celle qui prévalait au cours des années 1960 et 1970, alors que la question nationale était au cœur des interprétations de l’histoire du Québec. Aujourd’hui, l’histoire politique et la question nationale n’intéressent plus guère les professeurs d’histoire du Canada-Québec. Sous l’inspiration de L’École des Annales, de France, et des social studies américaines — et marginalement de l’histoire structurelle marxiste — les enseignants d’histoire ont négligé le rôle des acteurs politiques.
Depuis les années 1980 surtout, avec la nouvelle approche que l’historien Ronald Rudin a qualifiée de « révisionniste », on peut déceler un nouvel éthos, une nouvelle sensibilité qui veut redonner une place et une reconnaissance aux groupes sociaux jusque-là marginalisés par l’histoire. Si, d’un coté, il est tout à fait légitime et souhaitable que les oubliés de l’histoire soient enfin étudiés, il est regrettable par ailleurs que ce qui faisait la spécificité de la société québécoise, et particulièrement la question de la domination du Québec dans le régime d’union fédérale, soit marginalisé — quand ce n’est pas totalement occulté.
On a ainsi mis l’accent sur les similitudes entre l’histoire du Québec et celle des autres parties de l’Amérique et sur notre américanité; on a comparé les grands processus socio-économiques pour mettre en évidence la « normalité » du Québec, alors qu’avant 1980 chacun avait son interprétation pour expliquer le retard ou les caractéristiques spécifiques de l’évolution québécoise.
Dans cette nouvelle et optimiste approche, on a fait commencer notre histoire en 1867, négligeant la période de la Nouvelle-France (sauf pour l’étude des Amérindiens) et écarté surtout le régime anglais, de la conquête militaire britannique à l’échec des rébellions de 1837-1838 et l’union imposée de 1840 qui a mis en minorité politique les Canadiens français. Cette période cruciale de l’histoire qui était au cœur du courant historique néo-nationaliste précédent a ainsi peu à peu été effacée, non pas de la mémoire nationale et populaire, mais de l’histoire savante des universitaires. L’histoire sociale est devenue hégémonique dans les départements d’histoire des universités francophones au point d’écarter, pour les études du Québec seulement, l’histoire politique.
En 2006, lorsque le nouveau programme d’histoire de secondaire 3 et 4 émanant de la réforme fut dévoilé par un journaliste, on se rendit compte que toute la question nationale du Québec était occultée, résultat dans une grande mesure de l’enseignement dominant depuis plus de 25 ans au niveau universitaire.

Dans ces programmes se voulant plus consensuels, on fait une grande place au concept de citoyenneté. Mais des questions surgissent aussitôt : laquelle — citoyenneté du monde ?, du Canada? Ou du Québec? Comment? Est-ce possible? Souhaitable? Qu’en pensez-vous?

Il nous semble que si l’on veut éduquer à la citoyenneté, celle-ci devrait être axée sur la familiarisation avec nos institutions, sur la préparation à l’exercice des droits et des devoirs du citoyen du Québec et du Canada : en fait, sur les connaissances de la démocratie politique réelle. La Coalition demande donc que les programmes d’histoire ne soient plus subordonnés à l’éducation à la citoyenneté et au présent, afin que l’histoire, qui est une discipline à part entière, redevienne au cœur du programme.
L’histoire ne doit pas être axée que sur le présent : elle doit aussi nous dépayser et nous faire voir ce qui est différent de nous à travers le temps. Bien sûr, les questions que l’on pose au passé surgissent de nos préoccupations du présent. Mais on doit éviter les anachronismes et toujours essayer d’expliquer le passé sans porter de jugement relié à nos valeurs actuelles.
On peut donc s’interroger sur le bien fondé d’avoir réuni dans un même programme l’enseignement de l’histoire et l’éducation à la citoyenneté. Plusieurs pensent que la place de cette éducation à la citoyenneté aurait davantage eu sa place dans le cours d’éthique. L’histoire et l’éducation à la citoyenneté sont de nature différente, même si l’histoire est essentielle à l’éducation à la citoyenneté.

Peux-tu nous donner une idée de ce qu’impliquent ces programmes, implantés au primaire depuis 2001?
On s’inspire largement de l’approche de sciences sociales et on ne pratique pas vraiment une approche historique. On présente plutôt une succession de tableaux, comme peuvent le faire un sociologue ou un anthropologue. On étudie à 7 moments, des types différents de sociétés, pour montrer la richesse de leur diversité. Ces moments sont des dates absolument non significatives du point de vue de l’histoire du Québec ou du Canada. Ce programme, qui fait une large place aux modes de vie des diverses sociétés en Amérique du Nord, met aussi l’accent sur la coexistence pacifique de ces diverses sociétés, comme si elle avait constitué l’histoire du Canada depuis ses origines!
Pourtant l’histoire n’est pas une succession de sociétés statiques, mais implique une dynamique et, souvent, des conflits que ne saurait dissimuler une idéologie multiculturaliste. Mais on a remplacé les notions de « colonies » et « de métropoles » par le terme plus contemporain de « société », si bien que dans cette approche de l’histoire disparaissent les conflits intercoloniaux (entre l’Empire français et les treize colonies américaines du Sud) impliquant les nations amérindiennes, conflits qui ont été très présents durant toute la période coloniale française. Cette approche marginalise l’étude du processus de colonisation, et le rôle des métropoles (on ne comprendra pas ce que signifie pour le groupe des Canadiens la perte de sa propre métropole). L’objectif avoué est d’amener le jeune à « s’ouvrir à la diversité des sociétés » : mais n’aurait-il pas été souhaitable qu’il commence par connaitre sa propre société et son propre territoire, en un mot qu’il sache se situer pour être en mesure d’effectuer des comparaisons.

Un mot pour conclure?

Comme une majorité d’enseignants le souhaitent, nous réclamons le retour à l’évaluation systématique des connaissances. Contrairement à l’idée que le jeune doit construire son propre récit, nous croyons plutôt qu’il doit acquérir par l’enseignement, ses lectures, sa réflexion et par d’autres moyens de la pédagogie active, des connaissances de base qui lui permettront par la suite de discuter des diverses interprétations. Comme l’ont souligné les travaux des historiens Charles P. Courtois et Éric Bédard, « il importe d’ancrer la connaissance de l’univers social dans l’espace et le temps et que les élèves partent de cette base pour découvrir les autres».

8 commentaires:

Mek a dit…

Merci, ce billet est un baume.

Normand Baillargeon a dit…

Merci à vous d'avoir pris le temps de l'écrire.

Normand

Mek a dit…

Ça m'a pris l'avant-midi. Le plus difficile était de rester concis.

Normand Baillargeon a dit…

:-)!

P.-A. L. a dit…

Bonjour et merci de publier ici ce passionnant interview sur les enjeux de l'enseignement de l'histoire au Québec !
En France, la situation est aussi critique et va se dégradant selon moi. La vigilance des historiens par rapport aux hommes politiques est nécessaire surtout avec un président qui "réécrit l'histoire" ; ici, le CVUH (http://cvuh.free.fr/) veille intelligemment, mais reste malheureusement méconnu des citoyens qui, après tout, méconnaissent et sous-estiment aussi d'une manière générale l'importance de l'éducation et précisément la portée de l'enseignement de l'histoire.
Pourtant, que penser de cet avis de H. Guaino, conseiller spécial très proche du président, à propos de la place accordée aux "images pieuses" dans l'histoire enseignée à l'école : "à force de ne plus avoir d’images pieuses du tout, on finit par ne plus avoir de société du tout" ; puis il persiste en répondant d'un "oui" franc à la question : "c’est le rôle de l’école d’indiquer quels sont les saints de la République ?"
Ajoutons que le dit Guaino est l'auteur de l'abject discours de Dakar : "Le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l'idéal de vie est d'être en harmonie avec la nature, ne connaît que l'éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n'y a de place ni pour l'aventure humaine, ni pour l'idée de progrès".
Après 5 ans d'études en Histoire, j'abandonne mon projet de devenir enseignant : même républicain, je n'ai pas de catéchisme à faire apprendre.
[Ps : c'est mon premier commentaire sur un blog que je consulte assidument ; MERCI Normand pour toutes vos publications et vos engagements ! Poursuivez sans relâche !]

Normand Baillargeon a dit…

@P.A.L.: Merci de ces bons mots.Votre histoire me rappelle celle, bien triste, d'un de s meilleurs étudiants que j'ai eu de toute ma carrière. Il se destinait à l'enseignement de l'histoire: brillant, engagé, cultivé, il aurait été un prof remarquable. La milieu de l'éducation, par sa pauvreté intellectuelle, La, à ce point dégoûté qu'il a quitté. Dommage pour tant de jeunes.

je vais aller consulter le lien qeu vous me donnez.

Normand

Pascal a dit…

Merci Normand !

J'ai été professeur de lettres (et non d'histoire) entre 2002 et 2004 , en France (et non au Québec), et j'ai connu une réforme tout à fait similaire à celle que vous évoquez.

Le constructivisme en éducation, tel que nos institutions l'ont appliqué, n'est en fait que la négation des savoirs. Quand je les ai fréquentés, nos instituts de formation des maîtres étaient de bien étranges ashrams, où Hugo, Prévert, Zola, Ronsard ou Voltaire ... se voyaient qualifier, en français dans le texte, de "White dead men" ; et où le siècle auquel ils avaient vécu, ou la compréhension de leur langue, s'appelait "savoir mort".

Vous ne trouvez pas ça bizarre, cette obsession de la mort chez des éducateurs ? En France, cette curieuse obsession pour le progrès pédagogique s'est accompagnée d'un harcèlement moral permanent auprès des professeurs débutants, et de toute une campagne de dénigrement et d'accusations de fascisme ou d'élitisme social portées contre ceux, expérimentés, qui "transmettaient des connaissances". Après avoir cru à un canular initiatique, j'ai cru devenir fou dans ce système : je l'ai quitté.

Hormis les matières littéraires, les mathématiques ont été tout autant vidées de leur sens. De nombreux professeurs d'université se sont plaints de ce que leurs étudiants ne connaissaient pas leurs tables de multiplication et ignoraient le vocabulaire et les notations usuelles (signes logiques...).

La génération spontanée des compétences par l'élève ne pouvait se faire, semble-t-il, qu'en réduisant au silence le professeur et sa "parole magistrale". Comme M. Comeau l'affirme, ce sont surtout les élèves des classes défavorisées qui en ont pâti: même avec le baccalauréat en poche, beaucoup sont incapables d'aligner trois phrases cohérentes à l'oral ou à l'écrit, n'ont d'ailleurs pas trois informations pertinentes à ruminer, et ne peuvent (quand ils le peuvent) réagir à l'injustice que par la violence ou l'évasion.

Depuis, je "cours le cachet", j'enseigne en cours particuliers ; j'ai pu me rendre compte à plusieurs reprises que les lycées privés s'étaient bien gardés de pratiquer cette ablation du savoir. Finie, la confiture aux cochons !

Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Toute cette construction idéologique du "savoir construit (?) par l'élève" aura en fait permis à la classe dominante de réduire les heures de cours, de précariser les enseignants(*), et de s'assurer que, puisque ses 80% de bacheliers ne comprennent rien à Hugo ou Ronsard, ils n'iront rien chercher chez Lafargue, La Boétie ou Diderot.

Je me permets de vous recommander le pamphlet _La Fabrique du Crétin_, de Jean-Marc Brighelli, qui dénonce efficacement cet appauvrissement systématique de l'enseignement.

Merci de dénoncer cette dictature chez vous aussi, et pardon d'avoir été aussi long. Ne lâchez pas !


(*) A titre anecdotique, le salaire d'un professeur débutant en France est de 1200 euros par mois. On achète à peu près la même chose avec un euro en France ou une piastre au Canada.

Normand Baillargeon a dit…

Bonjour, Pascal,


Merci de cet intéressant et instructif commentaire.


Normand