[Ce qui suit est la préface que j'ai rédigée pour l'ouvrage Propaganda, d'E Bernays, paru dans la collection Zones de La Découverte et chez Lux. On peut voir et entendre Bernays ici.]
« La propagande est à la démocratie ce que la violence est à un État totalitaire. » Noam Chomsky.
Edward L. Bernays, né à Vienne en novembre 1891, est mort plus que centenaire à Cambridge, Massachusetts, en mars 1995. Son nom reste le plus souvent inconnu du grand public, et pourtant Bernays a exercé, sur les États-Unis d'abord, puis notamment sur les démocraties libérales, une influence considérable. En fait, on peut raisonnablement accorder à John Stauber et à Sheldon Rampton qu'il est difficile de complètement saisir les transformations sociales, politiques et économiques du dernier siècle si l'on ignore tout de Bernays et de ce qu'il a accompli.
C'est qu'Edward L. Bernays est généralement reconnu comme l'un des principaux créateurs (sinon le principal) de l'industrie des relations publiques et donc comme le père de ce que les Américains nomment le spin, c'est-à-dire la manipulation – des nouvelles, des médias, de l'opinion – ainsi que la pratique systématique et à large échelle de l'interprétation et de la présentation partisanes des faits.
On pourra prendre une mesure de l'influence des idées de Bernays en se rappelant la percutante remarque d'Alex Carey, suggérant que « trois phénomènes d'une considérable importance politique ont défini le XXe siècle ». Le premier, disait-il, est « la progression de la démocratie », notamment par l'extension du droit de vote et le développement du syndicalisme ; le deuxième est « l'augmentation du pouvoir des entreprises » ; et le troisième est « le déploiement massif de la propagande par les entreprises dans le but de maintenir leur pouvoir à l'abri de la démocratie ». L'importance de Bernays tient précisément au fait qu'il a, de manière prépondérante et peut-être plus que quiconque, contribué à l'articulation et au déploiement de ce troisième phénomène.
Sous le titre revendiqué de Propaganda, l'ouvrage que vous allez lire est paru en 1928 et il peut être considéré comme une manière de « carte de visite » présentée avec assurance, voire avec candeur, aux clients susceptibles de recourir aux services de la déjà florissante industrie créée par Bernays moins de dix ans plus tôt.
Après avoir exposé les fondements, en particulier politiques et psychosociaux, de la pratique des relations publiques qu'il préconise, Bernays entreprend de donner des exemples concrets de tâches qu'elles peuvent accomplir ou ont déjà accomplies. Il insiste tout d'abord, comme on pouvait s'y attendre, sur la contribution que les relations publiques peuvent apporter aux institutions économiques et politiques ; mais il évoque aussi ensuite, avec la très nette intuition de l'extraordinaire étendue des domaines d'intervention qui s'ouvrent à la nouvelle forme d'« ingénierie sociale » qu'il met en avant, les services que les relations publiques peuvent rendre à la cause des femmes, aux œuvres sociales, à l'éducation, ainsi qu'à l'art et à la science.
Par-delà ces exposés, où il est parfois difficile de ne pas entendre le ton du bonimenteur, cette ambitieuse œuvre de propagande en faveur de la propagande fournit l'occasion, à un personnage au parcours atypique, d'exposer et de défendre sa solution au problème de la démocratie contemporaine tel qu'il le conçoit. Et c'est peut-être justement par les idées qu'il expose à ce sujet, par la transparence avec laquelle il dévoile certaines des convictions les plus intimes qui prévalent au sein d'une large part des élites de nos sociétés et de ses institutions dominantes, que cet ouvrage constitue un incontournable document politique.
Pour le constater, il sera utile de sommairement situer Bernays dans son temps.
Le singulier parcours d'un neveu de Freud
Edward L. Bernays est le double neveu de Sigmund Freud (1856-1939) : son père est le frère de la femme du fondateur de la psychanalyse, tandis que la mère de Bernays, Anna Freud, est sa sœur. Bernays utilisera souvent cette prestigieuse filiation pour promouvoir ses services, mais ce qui le lie à son oncle va au-delà de cette simple relation familiale : l'œuvre de Freud comptera en effet dans la conception que Bernays va se faire aussi bien de la tâche que doivent accomplir les relations publiques, que des moyens qu'elles doivent mettre en œuvre.
Scott Cutlip, l'historien des relations publiques, rappelle à ce propos que « lorsqu'une personne rencontrait Bernays pour la première fois, il ne lui fallait pas attendre longtemps avant qu'Oncle Sigmund ne soit introduit dans la conversation. Sa relation avec Freud était constamment au centre de sa pensée et de son travail de conseiller ». Irwin Ross ajoute : « Bernays aimait se concevoir comme un psychanalyste des corporations en détresse. »
En 1892, la famille Bernays quitte Vienne pour les États-Unis (pour New York, plus précisément), où le père devient un prospère marchand de grains. Désireux de voir son fils Edward lui succéder dans cette profession, il l'incite à étudier en agriculture. Et c'est ainsi qu'en février 1912, après un peu plus de trois années d'études, Bernays reçoit son diplôme d'agriculture de la Cornell University. Mais cette expérience académique l'a profondément déçu et il assurera n'avoir appris que peu de choses à Cornell, sinon qu'il n'a aucunement l'intention de continuer sur les traces de son père.
Que faire, alors ? Le journalisme l'attire. Il commence donc à écrire pour le magazine National Nurseryman. Le hasard lui fait rencontrer à New York, en décembre 1912, un ami qui lui propose de collaborer à la publication de deux revues mensuelles de médecine dont il vient d'hériter par son père. Cette rencontre mènera à toute une série d'événements qui vont peu à peu faire de l'obscur journaliste d'abord un publiciste d'un genre nouveau, puis le créateur, le praticien et le chantre des relations publiques.
Tout commence quand, au début de l'année 1913, une des revues dont s'occupent Bernays et son ami (la Medical Review of Reviews) publie une critique très élogieuse d'une pièce d'Eugène Brieux : Damaged Goods . Cette pièce raconte l'histoire d'un homme qui contracte la syphilis, mais cache ce fait à sa fiancée : il l'épouse et celle-ci met ensuite au monde leur enfant syphilitique. Cette pièce brisait deux puissants tabous : le premier, en parlant ouvertement de maladies sexuellement transmissibles, le deuxième, en discutant des méthodes de santé publique pouvant être utilisées pour les prévenir. C'est évidemment cette audace qui avait séduit l'auteur de la recension et incité Bernays et son ami à la publier dans leur revue, malgré les vives critiques que cette décision allait immanquablement susciter.
Dans les semaines qui suivent, Bernays apprend qu'un acteur célèbre, Richard Bennett (1872-1944), souhaite monter la pièce et que cette décision suscitera certainement une levée de boucliers de personnalités et d'organismes conservateurs. Bernays s'engage alors auprès de Bennett à faire jouer la pièce et même à prendre en charge les coûts de sa production. Pour y parvenir, il va inventer une technique qui reste une des plus courantes et des plus efficaces des relations publiques, une stratégie qui permet de transformer ce qui paraît être un obstacle en une opportunité et de faire d'un objet de controverse un noble cheval de bataille que le public va, de lui-même, s'empresser d'enfourcher. La technique qui permet une telle métamorphose de la perception qu'a le public d'un objet donné consiste à créer un tiers parti, en apparence désintéressé, qui servira d'intermédiaire crédible entre le public et l'objet de la controverse et qui en modifiera la perception.
Misant sur la célébrité de Bennett, sur la respectabilité de la revue et sur sa mission médicale et pédagogique, Bernays va ainsi mettre sur pied le Sociological Fund Committee de la Medical Review of Reviews. Son premier mandat sera bien entendu de soutenir la création de Damaged Goods. Des centaines de personnalités éminentes et respectées vont payer pour faire partie de cet organisme et leurs cotisations vont permettre à Bernays de tenir sa promesse de faire jouer la pièce, désormais perçue comme une méritoire œuvre d'éducation publique sur un sujet de la plus haute importance. Damaged Goods connaîtra un immense succès populaire et les critiques en seront on ne peut plus élogieuses.
Avec l'affaire Damaged Goods, le tout jeune homme qu'est encore Bernays – il n'a que 21 ans – vient de trouver sa voie. Il abandonne le journalisme et devient une sorte de publiciste et d'intermédiaire entre le public et divers clients.
Les premiers qu'il aura proviennent du milieu du spectacle : il s'occupe par exemple de promouvoir le ténor Enrico Caruso (1873-1921), le danseur Nijinsky (1890-1950) ainsi que les Ballets russes. Ces efforts donnent à Bernays l'occasion de raffiner ses stratégies et de déployer de nouvelles techniques par lesquelles la publicité emprunte des voies restées jusque-là largement inexplorées. En particulier, au lieu de simplement décrire en les vantant les caractéristiques d'un produit, d'une cause, ou d'une personne, cette nouvelle forme de publicité – qu'on est tenté de décrire comme étant d'inspiration freudienne – les associe à quelque chose d'autre, que le public, croit Bernays, ne peut manquer de désirer. Le travail qu'il accomplit en 1915 en faveur des Ballets russes en tournée aux États-Unis donnera une idée de l'habileté de Bernays à cet exercice.
La vaste majorité des Américains ne s'intéresse alors guère au ballet et a plutôt un préjugé défavorable à son endroit. Pour le transformer en attitude positive, Bernays va s'efforcer de relier cet art à des choses que les gens aiment et comprennent. Dès lors, l'énorme campagne de publicité qu'il met en œuvre ne se contente pas de transmettre aux journalistes des communiqués de presse, des images ou des dossiers sur les artistes : elle vante dans les pages des magazines féminins les styles, les couleurs et les tissus des costumes qu'ils portent ; elle suggère aux manufacturiers de vêtements de s'en inspirer ; elle veille à la publication d'articles où est posée la question de savoir si l'homme américain aurait honte d'être gracieux ; et ainsi de suite, avec le résultat que la tournée des Ballets russes connaîtra un extraordinaire succès et qu'elle ne sera pas terminée qu'on en annoncera une deuxième – tandis que de nombreuses petites Américaines rêvent de devenir ballerines. De telles techniques nous sont certes devenues familières : mais elles étaient alors en train d'être inventées et Bernays a énormément contribué à leur création.
Il n'en reste pas moins que le publiciste qui connaît ces succès est bien loin du « conseiller en relations publiques » qui, en 1919, fera son apparition sur la scène de l'histoire pour y occuper une si grande place. Que s'est-il donc passé entre 1915 et 1919 pour rendre possible cette mutation ? Celle-ci s'explique essentiellement par le succès remporté par Bernays et de très nombreux autres journalistes, intellectuels et publicistes au sein d'un organisme mis sur pied par le gouvernement américain en 1917, la Commission Creel : c'est ce succès qui va profondément transformer la perception que le milieu des affaires et le gouvernement se font des publicistes, des journalistes et de la communication sociale en général, et qui va donc rendre possible l'apparition des relations publiques au sens où nous les connaissons aujourd'hui.
Pour comprendre, remontons à la fin de la guerre civile américaine, en 1865, alors que se prépare ce moment historique troublé, difficile et violent connu par dérision sous le nom de Gilded Age ou Âge doré – selon le titre d'un roman de Mark Twain (1835-1910) et de Charles Dudley Warner (1829-1900).
De l'âge doré à la commission Creel
On assiste durant ces années à l'avènement des trusts et des firmes (ou corporations), entités immensément puissantes et bientôt dotées d'une reconnaissance légale comme personnes morales immortelles. À leur tête se retrouvent souvent ces mercenaires que l'histoire appellera les « barons voleurs » (robber barons), comme Andrew Carnegie (1835-1918) et la Carnegie Steel, John D. Rockefeller (1839-1934) et la Standard Oil, Cornelius (1794-1877) et William (1821-1885) Vanderbilt et leurs chemins de fer.
Leur recherche d'efficacité et de rentabilité produit des phénomènes profondément inquiétants de concentration de capitaux, de formation de monopoles (ou du moins de quasi-monopoles), en plus de générer des crises économiques à répétition – il y en eut en 1873, en 1893 ; il y en aura de nouvelles, en 1907, en 1919 et en 1929. Celles-ci apportent « le froid, la faim et la mort aux gens du peuple, tandis que les Astor, les Vanderbilt, les Rockefeller et les Morgan poursuivent leur ascension, en temps de paix comme en temps de guerre, en temps de crise comme en temps de croissance ».
C'est dans un contexte d'extrême concentration de la richesse mais aussi de fraudes financières et de scandales politiques mis au jour par ceux que l'on appellera les muckrackers (ou « déterreurs de scandales ») que s'ouvre le XXe siècle. Grèves et conflits se succèdent à un rythme effréné et, devant la puissance, l'intransigeance et l'arrogance des institutions dominantes (la phrase de William Vanderbilt est restée célèbre : « The public be damned ! »), ouvriers, travailleurs et agriculteurs s'organisent. Bientôt, les corporations sentent qu'elles ne peuvent plus opérer en secret comme elles en ont l'habitude, mais sans savoir non plus comment réagir à la nouvelle donne ou comment s'adresser au public.
Leur premier mouvement sera de s'en remettre à leurs conseillers juridiques. Mais cette manière de faire se révélant inefficace, elles se tournent ensuite vers les journalistes : puisqu'ils écrivent dans les journaux et les magazines, ceux-ci, pense-t-on, connaissent le public et sauront communiquer avec lui. L'un de ces journalistes est Ivy Ledbetter Lee (1877-1934) : il est une des rares personnes qui pourraient, avec quelque légitimité, contester à Bernays sa place au premier rang des créateurs de l'industrie des relations publiques.
Dès 1906, cet ancien journaliste était devenu « représentant de presse » pour la Pennsylvania Railroad et avait substantiellement amélioré la perception (très négative) que le public avait de cette compagnie – comme des compagnies ferroviaires en général, où les accidents étaient fréquents. Lee prône, avec succès, de faire face aux situations de crise en entretenant des relations ouvertes avec la presse, notamment en émettant des communiqués et en rencontrant les journalistes. Cette approche s'avère efficace et lui vaudra plusieurs clients, dont John D. Rockefeller, pour le compte duquel il gère une crise majeure occasionnée par la brutale répression d'une grève par la milice du Colorado et des gardes de la Colorado Fuel and Iron Company. L'événement, connu sous le nom de Ludlow Massacre, est survenu le 20 avril 1914 : les miliciens et les gardes tirent ce jour-là à la mitraillette sur le campement de tentes des mineurs grévistes et font plusieurs morts, parmi lesquels des femmes et des enfants. Pour calmer la colère du public, Lee adressa à la presse et à des leaders d'opinion de nombreux bulletins contenant des informations biaisées, partielles ou fausses.
Malgré tout, globalement, ces publicistes et journalistes ont un impact relativement mineur sur les problèmes d'image et de communication des corporations, notamment parce que celles-ci ne les prennent pas très au sérieux, jugeant le plus souvent que le service offert n'est pas à la hauteur du prix demandé. La Commission Creel va changer tout cela en faisant la démonstration qu'il est possible de mener à bien et sur une grande échelle un projet de façonnement de l'opinion publique.
Lorsque le gouvernement des États-Unis décide d'entrer en guerre, le 6 avril 1917, la population est en effet largement opposée à cette décision : et c'est avec le mandat explicite de la faire changer d'avis qu'est créée par le président Thomas Woodrow Wilson (1856-1924), le 13 avril 1917, la Commission on Public Information (CPI) – souvent appelée « Commission Creel », du nom du journaliste qui l'a dirigée, George Creel (1876-1953).
Cette commission, qui accueille une foule de journalistes, d'intellectuels et de publicistes, sera un véritable laboratoire de la propagande moderne, ayant recours à tous les moyens alors connus de diffusion d'idées (presse, brochures, films, posters, caricatures notamment) et en inventant d'autres. Elle était composée d'une Section étrangère (Foreign Section), qui possédait des bureaux dans plus de trente pays, et d'une Section intérieure (Domestic Section) : elles émettront des milliers de communiqués de presse, feront paraître des millions de posters (le plus célèbre étant sans doute celui où on lit : I want you for US Army, clamé par Uncle Sam) et éditeront un nombre incalculable de tracts, d'images et de documents sonores.
La commission inventera notamment les fameux « four minute men » : il s'agit de ces dizaines de milliers de volontaires – le plus souvent des personnalités bien en vue dans leur communauté – qui se lèvent soudain pour prendre la parole dans des lieux publics (salles de théâtre ou de cinéma, églises, synagogues, locaux de réunions syndicales, et ainsi de suite) afin de prononcer un discours ou réciter un poème qui fait valoir le point de vue gouvernemental sur la guerre, incite à la mobilisation, rappelle les raisons qui justifient l'entrée en guerre des États-Unis ou incite à la méfiance – voire à la haine – de l'ennemi.
Sitôt la guerre terminée, le considérable succès obtenu par la commission inspirera, notamment à certains de ses membres, l'idée d'offrir la nouvelle expertise d'ingénierie sociale développée en temps de guerre aux clients susceptibles de se la payer en temps de paix – et donc d'abord aux entreprises, puis aux pouvoirs politiques. C'est justement le cas de Bernays, qui s'était très tôt joint à la Commission Creel : « C'est bien sûr, écrit-il ici, l'étonnant succès qu'elle a rencontré pendant la guerre qui a ouvert les yeux d'une minorité d'individus intelligents sur les possibilités de mobiliser l'opinion, pour quelque cause que ce soit. »
Bernays, praticien et théoricien des relations publiques
En janvier 1919, Bernays participe en tant que membre de l'équipe de presse de la Commission Creel à la Conférence de paix de Paris. De retour aux États-Unis, il ouvre à New York un bureau qu'il nomme d'abord de « Direction publicitaire » avant de se désigner lui-même, dès 1920, « conseiller en relations publiques », sur le modèle de l'expression « conseiller juridique », et de renommer son bureau « Bureau de relations publiques ».
Entre 1919 et octobre 1929, alors qu'éclate la crise économique, les relations publiques vont susciter aux États-Unis un attrait immense et sans cesse grandissant.
Bernays n'est sans doute pas le seul à pratiquer ce nouveau métier durant les booming twenties. Mais il se distingue nettement de ses confrères par trois aspects. Le premier est l'énorme et souvent spectaculaire succès qu'il remporte dans les diverses campagnes qu'il mène pour ses nombreux clients. Le deuxième tient au souci qu'il a d'appuyer sa pratique des relations publiques à la fois sur les sciences sociales (psychologie, sociologie, psychologie sociale et psychanalyse, notamment) et sur diverses techniques issues de ces sciences (sondages, interrogation d'experts ou de groupes de consultation thématique, et ainsi de suite). Le troisième est son ambition de fournir un fondement philosophique et politique aux relations publiques et des balises éthiques à leur pratique. C'est par cette double visée que Bernays reste le plus original des théoriciens et praticiens des relations publiques.
J'aborderai tour à tour chacun de ces trois aspects qui singularisent Bernays, mais en insistant surtout sur le dernier, de loin le plus important.
Entre sa sortie de la Commission Creel et la publication de Propaganda, Bernays a réalisé un très grand nombre de campagnes de relations publiques qui ont contribué à définir le domaine et à fixer les grands axes de sa pratique. On trouvera un indice de cette activité bouillonnante dans le fait que presque toutes les campagnes de relations publiques menées avec succès qu'il évoque dans ce livre, souvent en les décrivant sur un mode passif, ont en fait été réalisées par lui.
C'est notamment le cas du concours de sculptures sur barres de savon Ivory, conçu pour Proctor & Gamble, qui consommera un million de barres chaque année pendant ses 37 ans d'existence ; de la promotion du petit déjeuner aux œufs et au bacon vanté comme étant la forme typiquement américaine du petit déjeuner copieux et que de nombreux médecins (consultés par Bernays, bien entendu) ont recommandé ; de la promotion de la vente de pianos par la défense de l'idée que l'on devait absolument avoir chez soi une salle de musique ; de l'organisation de la très suivie conférence de 1920 de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) ; de l'organisation à la Maison-Blanche et pour le président Coolidge de déjeuners en présence de vedettes de la chanson et du cinéma afin de transformer la perception du public du président comme d'un homme froid et distant ; et de très nombreuses autres campagnes dont un bon nombre sont évoquées dans le texte.
Après la publication de Propaganda, Bernays réalisera un grand nombre d'autres campagnes, dont plusieurs restent légendaires – telles que l'organisation en 1929, pour General Electric, d'un anniversaire prenant prétexte de l'invention de la lampe à incandescence par Thomas Edison (1847-1931), événement que certains tiennent toujours pour un des plus spectaculaires exemples de propagande accomplis en temps de paix.
Mais on peut soutenir que le succès le plus retentissant de Bernays sera d'avoir amené les femmes américaines à fumer. Cet épisode, si éclairant sur sa manière de penser et de travailler, mérite d'être raconté en détail.
Nous sommes toujours en 1929 et, cette année-là, George Washington Hill (1884-1946), président de l'American Tobacco Co., décide de s'attaquer au tabou qui interdit à une femme de fumer en public, un tabou qui, théoriquement, faisait perdre à sa compagnie la moitié de ses profits. Hill embauche Bernays, qui, de son côté, consulte aussitôt le psychanalyste Abraham Arden Brill (1874-1948), une des premières personnes à exercer cette profession aux États-Unis. Brill explique à Bernays que la cigarette est un symbole phallique représentant le pouvoir sexuel du mâle : s'il était possible de lier la cigarette à une forme de contestation de ce pouvoir, assure Brill, alors les femmes, en possession de leurs propres pénis, fumeraient.
La ville de New York tient chaque année, à Pâques, une célèbre et très courue parade. Lors de celle de 1929, un groupe de jeunes femmes avaient caché des cigarettes sous leurs vêtements et, à un signal donné, elles les sortirent et les allumèrent devant des journalistes et des photographes qui avaient été prévenus que des suffragettes allaient faire un coup d'éclat. Dans les jours qui suivirent, l'événement était dans tous les journaux et sur toutes les lèvres. Les jeunes femmes expliquèrent que ce qu'elles allumaient ainsi, c'était des « flambeaux de la liberté » (torches of freedom). On devine sans mal qui avait donné le signal de cet allumage collectif de cigarettes et qui avait inventé ce slogan ; comme on devine aussi qu'il s'était agi à chaque fois de la même personne et que c'est encore elle qui avait alerté les médias.
Le symbolisme ainsi créé rendait hautement probable que toute personne adhérant à la cause des suffragettes serait également, dans la controverse qui ne manquerait pas de s'ensuivre sur la question du droit des femmes de fumer en public, du côté de ceux et de celles qui le défendaient – cette position étant justement celle que les cigarettiers souhaitaient voir se répandre. Fumer étant devenu socialement acceptable pour les femmes, les ventes de cigarettes à cette nouvelle clientèle allaient exploser.
On peut le constater avec cet exemple : Bernays aspire à fonder sur des savoirs (ici, la psychanalyse) sa pratique des relations publiques. Cette ambition, on l'a dit, est le deuxième trait qui le distingue de ses collègues. Bernays, et là réside en grande partie l'originalité de sa démarche, est en effet convaincu que les sciences sociales peuvent apporter une contribution importante à la résolution de divers problèmes sociaux et donc, a fortiori, aux relations publiques. Il consulte donc ces disciplines et leurs praticiens, s'en inspire, et leur demande des données, des techniques, des stratégies, des concepts et des théories.
Un de ses maîtres à penser sur ce plan – et revendiqué comme tel – est le très influent Walter Lippmann (1889-1974) – en dialogue avec lequel certains ouvrages de Bernays semblent avoir été écrits. En 1922, dans Public Opinion, Lippmann rappelait que « la fabrication des consentements […] fera l'objet de substantiels raffinements » et que « sa technique, qui repose désormais sur l'analyse et non plus sur un savoir-faire intuitif, est à présent grandement améliorée [par] la recherche en psychologie et [les] moyens de communication de masse ». Comme en écho, Bernays écrit ici : « L'étude systématique de la psychologie des foules a mis au jour le potentiel qu'offre au gouvernement invisible de la société la manipulation des mobiles qui guident l'action humaine dans un groupe. Trotter et Le Bon d'abord, qui ont abordé le sujet sous un angle scientifique, Graham Wallas, Walter Lippmann et d'autres à leur suite, qui ont poursuivi les recherches sur la mentalité collective, ont démontré, d'une part, que le groupe n'avait pas les mêmes caractéristiques psychiques que l'individu, d'autre part, qu'il était motivé par des impulsions et des émotions que les connaissances en psychologie individuelle ne permettaient pas d'expliquer. D'où, naturellement, la question suivante : si l'on parvenait à comprendre le mécanisme et les ressorts de la mentalité collective, ne pourrait-on pas contrôler les masses et les mobiliser à volonté sans qu'elles s'en rendent compte ? »
Mais Bernays cherche également dans les sciences sociales, comme on le pressent dans le passage précédent, une justification (à prétention) scientifique de la finalité politique du travail accompli par le conseiller en relations publiques. Il la trouve dans l'adhésion d'une part importante des théoriciens des sciences sociales naissantes qu'il consulte et respecte à l'idée que la masse est incapable de juger correctement des affaires publiques et que les individus qui la composent sont inaptes à exercer le rôle de citoyen en puissance qu'une démocratie exige de chacun d'eux : bref, que le public, au fond, constitue pour la gouvernance de la société un obstacle à contourner et une menace à écarter.
Cette thèse, à des degrés divers, est celle de Walter Lippmann, de Graham Wallas (1858-1932) ou de Gustave Le Bon (1841-1931), dont Bernays ne cessera de se réclamer, et elle rejoint un important courant antidémocratique présent dans la pensée politique américaine et selon lequel que la « grande bête doit être domptée » – pour reprendre l'expression d'Alexander Hamilton (1755-1804). Cette perspective était déjà celle de James Madison (1752-1836), qui assurait que « le véritable pouvoir, celui que procure la richesse de la nation », doit demeurer entre les mains des « êtres les plus capables » et que la première et principale responsabilité du gouvernement est de « maintenir la minorité fortunée à l'abri de la majorité ». Bernays se fait l'écho de ces idées quand il écrit qu'avec « le suffrage universel et la généralisation de l'instruction » on en est arrivé au point où « la bourgeoisie se mit à craindre le petit peuple, les masses qui, de fait, se promettaient de régner ».
Se profile alors un projet politique que Bernays va assumer et s'efforcer de réaliser. Il s'agit, selon les termes de Lippmann, de faire en sorte que la masse se contente de choisir, parmi les membres des « classes spécialisées », les « hommes responsables », auxquels il reviendra de protéger la richesse de la nation. Pour que la masse se contente de jouer ce rôle, il sera nécessaire d'opérer ce que Lippmann décrit comme une « révolution dans la pratique de la démocratie », à savoir la manipulation de l'opinion et la « fabrication des consentements », indispensables moyens de gouvernement du peuple. « Le public doit être mis à sa place, écrit Lippmann, afin que les hommes responsables puissent vivre sans craindre d'être piétinés ou encornés par le troupeau de bêtes sauvages. »
Bernays veut lui aussi « organiser le chaos » et il aspire à être celui qui réalise en pratique le projet théorique formulé par Lippmann et les autres : c'est que les nouvelles techniques scientifiques et les médias de masse rendent justement possible de « cristalliser l'opinion publique », selon le titre d'un livre de Bernays datant de 1923, et de « façonner les consentements », selon le titre d'un ouvrage de 1955. Dans Propaganda, il écrit : « La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays. »
Cette idée que cette forme de « gouvernement invisible » est tout à la fois souhaitable, possible et nécessaire est et restera omniprésente dans les idées de Bernays et au fondement même de sa conception des relations publiques : « La minorité a découvert qu'elle pouvait influencer la majorité dans le sens de ses intérêts. Il est désormais possible de modeler l'opinion des masses pour les convaincre d'engager leur force nouvellement acquise dans la direction voulue. Étant donné la structure actuelle de la société, cette pratique est inévitable. De nos jours la propagande intervient nécessairement dans tout ce qui a un peu d'importance sur le plan social, que ce soit dans le domaine de la politique ou de la finance, de l'industrie, de l'agriculture, de la charité ou de l'enseignement. La propagande est l'organe exécutif du gouvernement invisible. »
La propagande et le gouvernement invisible contre la démocratie
Après la parution en 1928 du présent ouvrage, Bernays connaîtra la longue et riche carrière de conseiller en relations publiques que laissaient présager ses succès antérieurs et que confirmeraient ceux qu'il allait obtenir en 1929 lors des campagnes pour General Electric et l'American Tobacco Company. Les années passant, il deviendra une sorte d'icône au sein de l'industrie qu'il aura largement contribué à fonder, tandis que celle-ci devenait de plus en plus omniprésente et exerçait un rôle économique et politique de plus en plus prépondérant.
Le terme de « propagande » dont Bernays souhaitait réhabiliter l'acception neutre qu'il avait eue avant que ne soient connus les mensonges propagés par la Commission Creel ne sera cependant pas repris par l'industrie des relations publiques et il conserve, aujourd'hui encore, la connotation absolument négative qu'il a acquise après 1918. En revanche, son idée que les relations publiques peuvent être au service de tous, bénéfiques à tous, notamment parce qu'elles constituent une sorte de « route à deux voies », permettant, via le conseiller en relations publiques, à un client de communiquer avec son public et à ce public de communiquer avec son client, cette idée-là a fini par être reprise par l'industrie pour décrire ses activités.
Il est crucial de rappeler combien ce qui est proposé ici contredit l'idéal démocratique moderne, celui que les Lumières nous ont légué, de rappeler à quel point Bernays, comme l'industrie qu'il a façonnée, doit faire preuve d'une étonnante aptitude à la duplicité mentale pour simultanément proclamer son souci de la vérité et de la libre discussion et accepter que la vérité sera énoncée par un client au début d'une campagne, laquelle devra mette tout en œuvre – y compris, s'il le faut absolument, la vérité elle-même – pour susciter une adhésion à une thèse ou des comportements chez des gens dont on a postulé par avance qu'ils sont incapables de comprendre réellement ce qui est en jeu et auxquels on se sent donc en droit de servir ce que Platon appelait de « pieux mensonges ».
C'est ainsi qu'on ne compte plus aujourd'hui le nombre d'organismes qui sont créés pour servir d'intermédiaire entre une cause et le public mais dont les noms mêmes, bien souvent, occultent voire contredisent la véritable nature. Voici par exemple les Oregonians for Food and Shelter : qui pourrait objecter à la défense des sans-abri et à ce que soit satisfait le besoin primaire de manger à sa faim ? Mais cet organisme est surtout préoccupé par les limitations qu'on veut apporter à l'utilisation de produits chimiques en agriculture. Ce sont d'ailleurs des entreprises fabriquant de tels produits qui financent ce groupe (Chevron Chemical, DuPont, Western Agricultural Chemicals Association, et ainsi de suite).
On multiplierait sans mal les exemples des agissements de ce gouvernement invisible. Pour en rester à l'actualité immédiate, considérons l'hypothèse d'un retour du tramway dont il est périodiquement question dans les villes nord-américaines. On est en droit de se demander comment et pourquoi le tramway, qui est un moyen de transport commode, sûr et infiniment plus écologique que la voiture et le moteur à combustion, a disparu des grandes villes américaines au milieu des années 1950, alors qu'il y était solidement et depuis longtemps implanté. La réponse tient en un mot : l'automobile. On a en effet délaissé le tramway afin de faire la promotion de la voiture individuelle à laquelle certains voulaient ouvrir les villes. Qui donc ? Dès les années 1920, General Motors, Firestone et la Standard Oil de Californie se sont attelés à la tâche de convaincre l'opinion publique d'opter, en matière de transport urbain, pour une solution polluante, inefficace et extrêmement coûteuse. L'intermédiaire était alors une entreprise écran, la National City Lines qui, progressivement, acheta et contrôla les compagnies qui possédaient les tramways dans des dizaines de villes (New York, Los Angeles, Philadelphie, Saint Louis, etc.) ; on procéda ensuite à leur démantèlement progressif, au profit d'autobus achetés par un fournisseur appartenant au trio GM, Firestone et Standard Oil ; enfin, et en parallèle, on mènera une action politique par le National Highway Users Conference afin de promouvoir, avec succès, la construction d'autoroutes.
Le programme durera trois décennies au terme desquelles les tramways des villes seront remplacés par les voitures individuelles et les autobus. En 1959, découvertes, les compagnies impliquées seront traduites en justice. Reconnues coupables de conspiration criminelle, elles devront acquitter une amende de… 5000 dollars.
À l'éthique de la discussion et de la persuasion rationnelle, que présuppose la démocratie, s'opposent alors une persuasion a-rationnelle et une intention arrêtée de convaincre, fût-ce en manipulant ; à l'exigence de pratiquer des vertus épistémiques comme l'honnêteté intellectuelle, le débat, l'écoute, la modestie, l'exhaustivité de l'information, s'opposent le mensonge, la partialité et l'occultation de données pertinentes. À l'idée que toute décision collective prise sur chacune de ces innombrables questions difficiles que pose la vie en commun ne s'obtient que dans la transparence de la participation du plus grand nombre et dans le partage d'intérêts communs, s'oppose l'idée que la vérité est ou bien ce que décident, dans l'opacité de leurs intérêts privés, ceux qui peuvent se payer les coûteux services des firmes de relations publiques ou ce que veulent les membres de la « minorité intelligente ».
Ce qu'à chaque fois on retrouve ainsi, dans la pratique des firmes de relations publiques telle que Bernays la conçoit, est au fond, aussi bien sur le plan épistémologique que sur les plans éthique ou politique, l'exacte antithèse de ce qu'exige une démocratie. Et les exhortations de Bernays pour que l'industrie se dote d'un code d'éthique, pour qu'elle se refuse « à apporter ses services à un client qu'[elle] estime malhonnête, à un produit qui lui paraît frauduleux, à une cause qu'[elle] juge antisociale » ne convainquent pas puisque la pratique les contredit. De même, ses encouragements adressés au conseiller en relations publiques à avoir « la sincérité [pour] règle d'or » ne peuvent qu'apparaître comme de dérisoires efforts pour justifier l'injustifiable et défendre l'indéfendable.
À défaut de reconnaître que ce qu'il préconisait était incompatible avec l'idée de démocratie correctement comprise, Bernays aurait au moins dû reconnaître que l'outil qu'il proposait pouvait être utilisé à des fins que lui-même ne pouvait tenir pour acceptables. Parmi les nombreuses occasions qu'il aura eues durant sa vie de revenir sur sa conception des relations publiques, contentons-nous d'en rappeler deux.
La première est évoquée dans ses Mémoires, alors que Bernays raconte sa stupéfaction d'apprendre, en 1933, de Karl von Weigand, journaliste américain basé en Allemagne, que Joseph Goebbels (1897-1945), lui ayant montré dans sa bibliothèque les ouvrages consacrés à la propagande, il y vit Crystallizing Public Opinion : « Goebbels, me dit Weigand, se servait de mon livre […] pour élaborer sa destructive campagne contre les Juifs d'Allemagne. J'en fus scandalisé. […] À l'évidence, les attaques contre les Juifs d'Allemagne n'étaient en rien un emballement émotif des Nazis, mais s'inscrivaient dans le cadre d'une campagne délibérée et planifiée. »
La deuxième surviendra durant les années 1950. En 1951, après une élection libre et démocratique, Jacobo Arbenz (1913-1971) est élu président du Guatemala sur la base d'un ambitieux programme qui promet de moderniser l'économie du pays. Un de ses premiers gestes sera la réappropriation, avec compensation, de terres appartenant à la United Fruit Company mais qu'elle n'utilisait pas. La compagnie entreprend alors aux États-unis une vaste campagne de relations publiques pour les besoins de laquelle elle embauche Bernays. Mensonges et désinformations conduiront en 1954 à une vaste opération de la CIA au Guatemala qui mettra au pouvoir l'homme qu'ils ont choisi, le général Castillo Armas (1914-1957). Ce coup d'État marque le début d'un bain de sang qui fit plus de 100 000 morts dans ce pays au cours des cinq décennies qui suivirent.
En 1990, Stuart Ewen a l'occasion de discuter avec son voisin du projet d'une histoire des relations publiques sur lequel il travaille alors depuis peu. On imagine sans mal sa stupeur quand ce voisin, lui-même actif dans le petit monde des relations publiques, lui assure qu'il devrait parler de son projet à Edward. Edward, demande Ewen ? Bernays, répond l'autre.
Ewen avait tout naturellement présumé que Bernays, dont il connaissait fort bien le parcours et dont il savait qu'il était né en 1891, était mort depuis longtemps déjà en 1990. Mais voilà qu'il avait l'occasion de rencontrer l'homme dont la vie et les actes étaient au cœur du livre qu'il projetait et que cet homme était toujours, il allait le vérifier, en grande forme physique et intellectuelle. Un rendez-vous fut donc pris et sa rencontre avec Bernays à son domicile de Cambridge, Massachusetts, ouvre le livre qu'Ewen fera paraître en 1996.
C'est une lecture fascinante. On y assiste à la mise en scène de lui-même réalisée par un vieux maître ès manipulations qui n'a rien perdu de son efficacité : à preuve, Ewen, durant cet entretien, n'obtient guère de réponse pleinement satisfaisante aux questions précises qu'il était venu poser.
Pourtant, vers la fin de la rencontre, un incident fera tomber sa garde à Bernays, un incident dont Ewen nous dit qu'il l'aida à mettre de la chair humaine sur l'os de l'histoire des institutions qu'il s'apprête à conter. On me permettra de raconter cette anecdote pour conclure ce texte.
Ewen, sur le point de quitter son hôte, attend un taxi qu'il a commandé et Bernays lui suggère qu'il aurait mieux fait, compte tenu du prix excessif des taxis, de prendre les transports en commun. Il n'a lui-même, ajoute-t-il, jamais appris à conduire une voiture. C'est que, parmi les nombreux serviteurs qui travaillaient chez lui, il y avait toujours un chauffeur. Et Bernays de commencer à raconter l'histoire de l'un d'eux, Dumb Jack. Levé à cinq heures, Dumb Jack véhiculait toute la journée et jusqu'au soir Bernays, son épouse et leurs enfants. Il s'endormait souvent la tête entre les mains à la table du repas du soir, avant de manger et d'aller se coucher. Dumb Jack touchait 25 dollars par semaine et avait droit à un demi-jeudi toutes les deux semaines. « Pas une mauvaise affaire du tout », dit Bernays, avant de conclure, un brin de nostalgie dans la voix : « Mais c'était avant que les gens n'acquièrent une conscience sociale. »
La vie et l'œuvre de Bernays constituent un très précieux témoignage des immenses efforts accomplis par une certaine élite pour contraindre et limiter le développement de cette conscience sociale, des importants moyens qu'ils ont mis en œuvre pour ce faire et des raisons pour lesquelles ces efforts ont été – et restent toujours – indispensables aux yeux de cette élite.
Qu'une certaine conscience sociale se soit néanmoins développée depuis un siècle est un indice que les luttes économiques et politiques qui ont été menées ne l'ont pas été en vain. Par contre, le fait que les institutions que ces élites ont imaginées et mises en place soient toujours et même plus que jamais présentes et actives au sein de nos sociétés, où leurs agissements restent trop largement dans l'ombre, tout cela donne une mesure du travail qu'il reste à accomplir à ceux et à celles qui pensent que la démocratie doit être vécue au grand jour par des participants lucides et informés.
samedi, octobre 31, 2009
mercredi, octobre 28, 2009
ÇA VOUS INTÉRESSERA PEUT-ÊTRE,VOUS AUSSI
Un superbe ouvrage qui recense et démolit 50 mythes de la psychologie populaire. Une passionnante lecture. Le philosophe de l'éducation en moi a particulièrement apprécié la section sur les styles d'apprentissage.
Le remarquable site du philosophe Michael Sandel sur la justice. Impressionnant. Un cours de Harvard avec un fantastique pédagogue: ne ratez pas ça!
Ce site offre un belle occasion de méditer sur l'argumentaire du philosophe Hubert Dreyfus contre les (parfois énormes) prétentions de l'enseignement à distance et les nouvelles technologies . Ces arguments sont bien résumés ici.
L'univers à partir de rien: une conférence de Lawrence Krauss.
Le site de Bruno Dubuc sur le cerveau: un bijou à découvrir. Bruno est un ami et un documentariste. Il offre gratuitement en ligne son plus récent film: La fin du néandertal.
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Libellés :
Normand Baillargeon,
suggestions de lectures
mardi, octobre 27, 2009
TRISTE NOUVELLE
Je viens d'apprendre le décès de Norman Levitt. C'était un mathématicien dont les recherches dépassent de beaucoup mes maigres compétences en maths, mais je le connaissais pour des travaux salutaires et importants sur, disons-le rapidement, les dérives postmodernistes dans les humanités.
Il avait co-signé un des premiers ouvrages à ouvrir le feu dans les «science wars»: Higher Superstition.
Il avait co-édité le colloque: The Flight from Science and Reason dans la série des Annals of the New York Academy of Sciences.
Il avait enfin rédigé le superbe: Prometheus Bedeviled: Science and the Contradictions of Contemporary Culture .
Son papier sur le témoignage de Steve Fuller au procès Kitzmiller v. Dover mérite d'être lu avec attention.
Condoléances à ses proches.
Il avait co-signé un des premiers ouvrages à ouvrir le feu dans les «science wars»: Higher Superstition.
Il avait co-édité le colloque: The Flight from Science and Reason dans la série des Annals of the New York Academy of Sciences.
Il avait enfin rédigé le superbe: Prometheus Bedeviled: Science and the Contradictions of Contemporary Culture .
Son papier sur le témoignage de Steve Fuller au procès Kitzmiller v. Dover mérite d'être lu avec attention.
Condoléances à ses proches.
Libellés :
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lundi, octobre 26, 2009
ENTRETIEN AVEC PETER SINGER
Cet entretien est paru dans Philosophie Magazine, no 33. Il ne peut être reproduit: le magazine m'a cependant aimablement permis de le reprendre ici.
Le numéro en kiosque en ce moment (No 34) contient une entrevue que m'ont accordée Thomas Cathcart et Daniel Klein à propos de leur ouvrage: Platon et son ornithorynque entrent dans un bar (Seuil). Je le posterai ici le mois prochain.
J'ai le PDF du texte de l'entretien avec Singer — ils ont fait un très beau travail de mise en page — mais je ne sais pas comment le rendre disponible (la fonction ajouter une image ne ... fonctionne pas). Si quelqu'un sait et veut m'instruire...]
Présentation
Peter Singer, né à Melbourne en Australie en 1946, est-il, ou non, le plus influent philosophe vivant? Voilà une question dont on pourrait longuement débattre. Mais que son influence soit appréciée de manière diamétralement opposée par les uns et les autres, cela, au moins, ne fait aucun doute.
C’est ainsi que si, pour certains, Singer a prolongé et renouvelé la pensée éthique utilitariste et l’a portée sur de nouveaux territoires, où elle a pu démontrer sa pertinence et sa grande fécondité, pour d’autres, au contraire, les positions qu’il défend au nom de cet utilitarisme en font une véritable incarnation du mal.
Sa nomination à titre de professeur de bioéthique à la Princeton University, en 1999, a porté à leur sommet les attaques dont il n’a cessé de faire les frais : c’est ainsi que des quotidiens américains l’ont décrit comme l’«homme le plus dangereux au monde», pendant que d’autres le désignaient comme le «professeur de la mort». La controverse a en fait été telle que Singer, un temps, ne put circuler sur le campus qu’accompagné de gardes du corps.
De toutes les accusations qui furent alors lancées contre lui, c’est sans doute celle de nazi qui aura été la plus obscène, puisque trois des quatre grands–parents de Singer sont morts dans des camps de concentration.
Singer a été formé en Australie, puis à l’Université d’Oxford. En 1975, il a publié Animal Liberation, l’ouvrage qui, plus que tout autre, a contribué à lancer le mouvement contemporain de défense des droits des animaux.
La position qu’il y défend est utilitariste et la même perspective théorique inspirera tous ses travaux ultérieurs, qui ont notamment porté sur la pauvreté, l’avortement et l’euthanasie.
Cet utilitarisme conduit Singer d’une part à contester le caractère sacré traditionnellement reconnu à la vie humaine et à elle seule, d’autre part à réclamer une considération égale des intérêts des êtres concernés par des décisions éthiques. Ce sont tout particulièrement les conclusions auxquelles conduisent une application systématique de ces deux principes qui ont suscité les vives polémiques au centre desquelles Singer s’est si souvent retrouvé.
L'entretien
Philosophie Magazine : Vous tentez, dans vos ouvrages, de répondre à la question: comment devrais-je vivre? N’est-ce pas rare parmi les philosophes, notamment anglophones, contemporains?
Peter Singer : Cette question a en effet pu être négligée par la philosophie analytique des années 30 à 60 du dernier siècle : cependant, à envisager les choses dans la longue durée, elle n’était pas étrangère à la tradition philosophique anglophone. Il s’agit par exemple de la question fondamentale qui est posée dans le chef-d’œuvre de Henry Sidgwick, The Methods of Ethics. Sur ce plan, Sidgwick a eu comme successeurs Moore, Ross et d’autres encore. En ce sens, on pourrait dire que j’ai surtout renoué avec une plus ancienne tradition britannique en éthique. Bien entendu, le bouillonnement politique de la fin des années 60 a facilité cette démarche. La jeune génération d’alors, à laquelle j’appartiens, demandait que ses études aident à aborder les problèmes auxquels nous étions confrontés — parmi eux : la Guerre du Vietnam, le racisme, l’usage de drogues psychodysleptiques et, de manière plus générale, la remise en question des valeurs communément admises.
Philosophie Magazine : L’utilitarisme que vous défendez est, avec l’éthique de la vertu et l’éthique déontologique, une des trois grandes traditions éthiques de la philosophie occidentale classique. En quoi consiste cette position et en quoi s’oppose-t-elle aux deux autres?
Peter Singer : C’est par l’examen de leurs conséquences que les utilitaristes jugent que des actes sont bons ou mauvais. Ils soutiennent également que, toutes choses étant par ailleurs égales, nous devrions toujours faire ce qui aura les conséquences les meilleures pour toutes celles et tous ceux qui seront touchés par nos actions. Un utilitariste soutient que ce que nous affirmons quand nous parlons de devoirs ou de vertus devrait être replacé dans une perspective utilitariste : quelque chose est une vertu du fait que sa pratique tend à avoir de meilleures conséquences et quelque chose n’est un devoir que si on peut attendre de sa pratique qu’elle aura de meilleures conséquences.
Philosophie Magazine : Quelle place un utilitariste fait-il à des catégories comme l’autonomie et la raison, centrales dans les grandes traditions éthiques?
Peter Singer : La raison demeure centrale pour l’utilitarisme, puisque nous devons raisonner afin de déterminer laquelle, parmi les actions possibles, aura les conséquences les meilleures. De plus, si on est un philosophe, on pourra tenter d’user de sa raison pour chercher à donner un fondement rationnel à l’utilitarisme lui-même — quoique ce ne sont pas tous les utilitaristes qui considèrent qu’il soit possible d’accomplir une telle chose.
Cependant, les utilitaristes n’accordent pas de valeur intrinsèque à l’autonomie — et cela même si, à l’instar de John Stuart Mill, ils vont souvent avoir recours à un argumentaire utilitariste pour justifier que l’on protège l’autonomie.
Philosophie Magazine : L’extraordinaire impact d’Animal Liberation vous a-t-il surpris?
Peter Singer : À vrai dire, je n’ai pas été surpris par l’impact qu’a eu ce livre. Au moment où je l’écrivais, j’étais persuadé de déployer un puissant argumentaire— et même, j’oserais le dire, un argumentaire irréfutable — démontrant qu’il y a, dans nos attitudes envers les animaux, quelque chose de sérieusement erroné et d’inacceptable. Et puisque je pense que beaucoup de gens — même si ce n’est pas vrai de tout le monde — peuvent être sensibles à un raisonnement éthique, je prévoyais que mon livre inciterait de nombreuses personnes à modifier leurs attitudes envers les animaux et, par suite, à cesser de manger des animaux ou à prendre part, de quelque manière que ce soit, à leur exploitation.
Trente cinq ans plus tard, je me réjouis que ce livre n’ait jamais cessé d’être réimprimé et qu’il continue à influencer des gens : en fait, à chaque fois que je donne une conférence sur ce sujet — j’en ai donné une hier encore — des gens de tous âges viennent me voir pour faire autographier leur copie d’Animal Liberation et me dire combien ce livre a transformé leur vie.
Pour ce qui est de la société au sens large, je me suis réjoui du résultat d’un référendum tenu en Californie, en novembre 2008 et par lequel 63% des Californiens ont approuvé une loi qui abolit les usuelles cages d’élevage en batterie pour les poules ainsi que les stalles pour cochons et veaux. C’est ainsi que quelques-unes des idées que je défendais dans Animal Liberation deviennent peu à peu partagées par le grand public.
Philosophie Magazine : Quelles seraient selon vous les trois grandes idées du livre?
Peter Singer : Pour commencer, la défense du principe de considération égale des intérêts comme étant le véritable fondement de l’égalité — aussi bien au sein de notre espèce que pour tous les êtres sensibles.
En deuxième lieu, le rejet de cette exploitation abusive des espèces animales appelée antispécisme, entendu comme le fait de ne pas prendre en compte les intérêts d’êtres qui n’appartiennent pas à notre espèce. Enfin, le fait d’avoir mis en évidence que qu’impliquent ce principe de considération égale des intérêts et le rejet du antispécisme pour notre manière de traiter les animaux, tout particulièrement en ce qui concerne la recherche et l’élevage industriel.
Philosophie Magazine : Est-il des cas où il vous semble légitime d’avoir recours à des animaux à des fins de la recherche? Si oui, quels principes devraient guider ces pratiques?
Peter Singer : Le principe doit être celui de la considération égale des intérêts en vertu duquel nous accordons le même poids aux intérêts de l’animal que nous en accorderions à des intérêts similaires d’êtres humains. Pour montrer que notre jugement sur ces intérêts n’est pas antispéciste, il est utile de se demander si nous serions, ou non, disposés à faire, par exemple, l’expérimentation que nous nous apprêtons à faire sur un animal sur un être humain qui se situe à un même niveau intellectuel que les animaux que nous utilisons et cela dans l’éventualité où ces êtres humains seraient disponibles et que leurs parents consentiraient à ce qu’on les utilise de la sorte.
Philosophie Magazine : Vous êtes un des fondateurs du Great Ape Project [http://www.greatapeproject.org/] lancée en 1993 et qui préconise qu’on reconnaisse aux grands singes de droits moraux et légaux qui n’étaient jusqu’ici conférés qu’aux seuls animaux humains. Sur quoi cette demande est-elle fondée?
Peter Singer : Le Great Ape Project cherche à jeter un pont entre les humains et les autres animaux en reconnaissant, ce qui est un premier pas, les droits fondamentaux des chimpanzés, des bonobos (chimpanzés nains), des gorilles et des orangs-outans. Les droits en question sont le droit à la vie, le droit à la liberté, et la protection contre la torture. Les grands singes ont démontré qu’ils possèdent une conscience d’eux-mêmes, qu’ils sont des êtres capables d’intentionnalité, possédant de riches vies émotionnelles et qui maintiennent d’étroites relations avec d’autres membres de leur espèce. Rien donc, ne nous autorise à les traiter comme s’ils n’étaient que de objets ou de simples biens ne possédant aucun droit fondamental.
Philosophie Magazine : Où en est aujourd’hui ce projet?
Peter Singer : Nous avons fait des progrès. Les expérimentations dommageables sur les grands singes ont pratiquement cessé en Europe et leur nombre décroît aux Etats-Unis puisqu’il y est désormais exigé que les chimpanzés qui ont été utilisés pour une expérimentation ne puissent être simplement mis à mort, mais doivent plutôt être envoyés dans des sanctuaires, où ils peuvent finir leurs jours.
L’an dernier, le parlement espagnol a convenu d’accorder des droits aux grands singes et donné son appui au Great Ape Project. Cela représente une avancée majeure et nous attendons que le Gouvernement espagnol légifère pour rendre effective cette résolution, qui demandait en outre au Gouvernement espagnol de promouvoir la même idée auprès de l’Union Européenne.
Philosophie Magazine : Supposons une région frappée de sécheresse où l'eau potable n’est disponible qu’en petite quantité. Faut-il en ce cas donner priorité aux êtres humains et leur distribuer l'eau potable, ou faut-il plutôt la distribuer à part égale entre les êtres humains et leur bétail et animaux domestiques ?
Peter Singer : Si des vies sont en jeu, il n’est pas spécéiste de donner la préférence à ceux qui ont le plus à perdre : et si des êtres sont de ceux qui ont cette capacité de se projeter dans le futur, de vivre leur vie en ayant pour but de réaliser certaines choses dans l’avenir, alors ces êtres ont plus à perdre que ceux qui vivent uniquement dans le présent, sans prise de conscience de l’avenir ou de pensées pour le futur. Pour ces raisons, il est justifié de sauver des êtres humains normaux plutôt que des animaux non-humains.
Philosophie Magazine : Dans un ouvrage consacré à Darwin et à la gauche, vous demandez à cette dernière de prendre au sérieux le darwinisme — et plus généralement la biologie. En quel sens et pourquoi ?
Peter Singer : Ce que je propose dans ce livre ferait en sorte que la gauche ait un point de vue plus réaliste sur la nature humaine, ce qui lui permettrait d’envisager de meilleures stratégies pour faire advenir une société de coopération et de compassion plus conforme aux valeurs qu’elle préconise. La gauche a souvent eu tendance à mettre de l’avant des solutions utopiques aux problèmes sociaux, des solutions qui ne tiennent aucun compte de la manière dont se comportent habituellement la plupart des êtres humains. Cela n’est d’aucun secours.
Philosophie Magazine : Comment vous situez-vous dans le débat sur les cellules souches?
Peter Singer : Décider si on peut ou non détruire des embryons afin d’obtenir des cellules souches ne me paraît pas être une question difficile à trancher. Après tout, dans les cliniques des pays développés on trouve des milliers — et possiblement des centaines de milliers — d’embryons qui ne deviendront jamais des êtres humains. Ils ne possèdent aucun système nerveux, ne peuvent être conscient et ne ressentent rien. Comment pourrait-il être mal, dès lors que leurs parents donnent leur consentement, de détruire ces embryons et de les utiliser pour un travail scientifique qui pourrait s’avérer grandement bénéfique pour d’autres êtres humains qui sont conscients et qui veulent continuer à vivre?
En général, je ne pense pas qu’un être qui n’a jamais été conscient ait un droit intrinsèque à devenir conscient. De même que dans ce monde surpeuplé il n’y a pas d’obligation de procréer, il n’y a pas, non plus, d’obligation de permettre à toute entité qui possède le potentiel de devenir un être humain mature d’actualiser ce potentiel. La reconnaissance d’un tel droit aurait d’ailleurs des conséquences absurdes puisqu’il nous est désormais possible, au moins en principe, de cloner des être humains à partir de bon nombre de nos cellules.
Philosophie Magazine : Vous suggérez d’abandonner l’idée que la vie humaine, et elle seule, est sacrée. Comment arrivez-vous à cette position? Et pourquoi pensez-vous que cette idée et d’autres semblables ont suscité tant de controverses?
Peter Singer : C’est qu’elles remettent en question les idées chrétiennes traditionnelles concernant l’égale valeur de toute vie humaine. Dans les faits cependant, plus personne ne vit conformément à ces idées. C’est ainsi, par exemple, que l’Église catholique elle-même ne dit pas que vous devez faire absolument tout ce qui est possible pour prolonger la vie d’un nouveau-né anencéphale — celui qui est né avec seulement un tronc cérébral et pas de cortex. Pour ma part, je ne fais rien d’autre que de pousser un cran plus loin en disant que s’il est admissible de ne pas traiter un bébé sévèrement handicapé pour prolonger sa vie, alors il doit aussi être permis de s’assurer que l’on mette humainement et rapidement un terme à sa vie.
Philosophie Magazine : Comment expliquez-vous que si les défenseurs des animaux sont au centre de nombreux débats dans le monde anglo-saxon/protestant, ils sont à peu près inaudibles sur le continent européen, en particulier en France, où ils ne sont guère pris au sérieux ?
Peter Singer : À mon avis, il s’agit ici d’une spécificité de la France, bien plus que d’une différence entre le monde anglo-saxon et protestant d’une part et l’Europe continentale de l’autre. Il existe en effet de puissants mouvements en faveur des animaux dans de nombreux pays européens — aux Pays-Bas, en Suède, en Allemagne, mais aussi dans des pays de culture traditionnellement catholique, comme l’Autriche, l’Espagne et l’Italie. Les gens, en France, sont peut-être tellement sensibles à la gloire de la cuisine française qu’ils refusent de prendre au sérieux un mouvement qui soulève des questions éthiques à propos de la consommation de viande.
Philosophie Magazine : Comme son titre l’indique, The Ethics of What We Eat attire l’attention sur la dimension éthique de ce que nous mangeons. Quels gestes, idéalement, devrait-il inciter ses lecteurs à poser?
Peter Singer : Par-dessus tout, j’espère qu’ils vont rejeter l’élevage industriel des animaux — aussi bien pour les souffrances qu’elle leur inflige, que pour ses conséquences environnementales. Mais, plus généralement, j’aimerais que nos lectrices et lecteurs pensent à ce qu’ils mangent comme à une enjeu éthique. Si cela se produit, plusieurs seront amenés à changer leurs habitudes alimentaires.
Philosophie Magazine : Depuis de nombreuses années, vous êtes un des plus célèbres végétariens au monde. L’êtes-vous toujours?
Peter Singer : Oui, bien entendu.
Philosophie Magazine : Dans votre plus récent ouvrage, Sauver une vie, vous avancez que c’est pour chacun de nous un devoir de poser des gestes concrets pour lutter contre ces intolérables formes d’inégalités et de pauvreté qui affligent notre monde. En quel sens?
Peter Singer : Ce livre réclame avec insistance, que nous changions la manière dont notre culture envisage le fait de donner aux pauvres. Les personnes qui vivent dans le confort des sociétés riches ont le devoir d’aider celles qui, ailleurs dans le monde, vivent dans des situations d’extrême pauvreté. Plusieurs gestes simples et peu couteux peuvent être posés pour réduire cette extrême pauvreté et sauver les vies de ces personnes qui en meurent, des décès qui pourraient être évités : ne pas le faire est donc mal agir.
Philosophie Magazine : Quel serait, selon vous, l’apport spécifique de la philosophie aux discussions sur toutes ces difficiles questions que vous n’avez cessé de soulever — aussi bien dans le monde académique que dans l’arène publique?
Peter Singer : Sa grande contribution est d’élever le niveau des débats dans l’arène publique. Dans les meilleurs des cas, en effet, la philosophie fixe un idéal de rigueur élevé dans l’argumentation. La philosophie devrait clarifier — et non obscurcir — les grandes questions à l’ordre du jour et elle devrait le faire en une langue que chacun peut comprendre. Et comme les philosophes sont enclins à poser d’embarrassantes questions et à mettre au défi nos idées préconçues, elle peut conduire à de nouvelles et meilleures perspectives et pratiques en éthique.
Bibliographie
La libération animale (1975; tard. fr. B. Grasset, 1993) a exercé une influence décisive sur les mouvements de défense des animaux et est de ce fait, sans conteste, un des plus influents ouvrages de philosophie des cinquante dernières année. On lira avec profit, sur le même sujet, la brochure de Singer: L’égalité animale expliquée aux humain-es, disponible sur Internet à : [http://infokiosques.net/spip.php?article133 ], ainsi que Le projet grands singes: l'égalité au-delà de l'humanité (One Voice, 2003) co-édité avec Paola Cavalieri.
Questions d'éthique pratique (Bayard , 1997) offre un survol des positions de Singer sur divers sujets allant de l’euthanasie à l’avortement et permet de se familiariser avec la perspective utilitariste qu’il défend.
Une gauche darwinienne: politique, évolution et coopération (Cassini, 2002) cherche à cerner ce que serait un politique de gauche qui prendrait au sérieux le darwinisme et propose que la réponse est à chercher dans diverses formes de coopération et d’altruisme identifiées par la biologie.
Sauver une vie (Michel Lafon, 2009) est un appel à la fois passionnel et argumenté pour inciter chacun de nous poser des gestes qui permettraient, sinon d’éliminer, du moins de réduire substantiellement l’extrême pauvreté à l’échelle planétaire. L’ouvrage poursuit une réflexion amorcée dans : One World : the Ethics of Globalization (Yale University Press, 2004).
Certaines des vives controverses suscitées par les idées de Singer sont explorées dans : Peter Singer Under Fire, édité par Shaler, J. (Open Court Publishers, 2008).
Le numéro en kiosque en ce moment (No 34) contient une entrevue que m'ont accordée Thomas Cathcart et Daniel Klein à propos de leur ouvrage: Platon et son ornithorynque entrent dans un bar (Seuil). Je le posterai ici le mois prochain.
J'ai le PDF du texte de l'entretien avec Singer — ils ont fait un très beau travail de mise en page — mais je ne sais pas comment le rendre disponible (la fonction ajouter une image ne ... fonctionne pas). Si quelqu'un sait et veut m'instruire...]
Présentation
Peter Singer, né à Melbourne en Australie en 1946, est-il, ou non, le plus influent philosophe vivant? Voilà une question dont on pourrait longuement débattre. Mais que son influence soit appréciée de manière diamétralement opposée par les uns et les autres, cela, au moins, ne fait aucun doute.
C’est ainsi que si, pour certains, Singer a prolongé et renouvelé la pensée éthique utilitariste et l’a portée sur de nouveaux territoires, où elle a pu démontrer sa pertinence et sa grande fécondité, pour d’autres, au contraire, les positions qu’il défend au nom de cet utilitarisme en font une véritable incarnation du mal.
Sa nomination à titre de professeur de bioéthique à la Princeton University, en 1999, a porté à leur sommet les attaques dont il n’a cessé de faire les frais : c’est ainsi que des quotidiens américains l’ont décrit comme l’«homme le plus dangereux au monde», pendant que d’autres le désignaient comme le «professeur de la mort». La controverse a en fait été telle que Singer, un temps, ne put circuler sur le campus qu’accompagné de gardes du corps.
De toutes les accusations qui furent alors lancées contre lui, c’est sans doute celle de nazi qui aura été la plus obscène, puisque trois des quatre grands–parents de Singer sont morts dans des camps de concentration.
Singer a été formé en Australie, puis à l’Université d’Oxford. En 1975, il a publié Animal Liberation, l’ouvrage qui, plus que tout autre, a contribué à lancer le mouvement contemporain de défense des droits des animaux.
La position qu’il y défend est utilitariste et la même perspective théorique inspirera tous ses travaux ultérieurs, qui ont notamment porté sur la pauvreté, l’avortement et l’euthanasie.
Cet utilitarisme conduit Singer d’une part à contester le caractère sacré traditionnellement reconnu à la vie humaine et à elle seule, d’autre part à réclamer une considération égale des intérêts des êtres concernés par des décisions éthiques. Ce sont tout particulièrement les conclusions auxquelles conduisent une application systématique de ces deux principes qui ont suscité les vives polémiques au centre desquelles Singer s’est si souvent retrouvé.
L'entretien
Philosophie Magazine : Vous tentez, dans vos ouvrages, de répondre à la question: comment devrais-je vivre? N’est-ce pas rare parmi les philosophes, notamment anglophones, contemporains?
Peter Singer : Cette question a en effet pu être négligée par la philosophie analytique des années 30 à 60 du dernier siècle : cependant, à envisager les choses dans la longue durée, elle n’était pas étrangère à la tradition philosophique anglophone. Il s’agit par exemple de la question fondamentale qui est posée dans le chef-d’œuvre de Henry Sidgwick, The Methods of Ethics. Sur ce plan, Sidgwick a eu comme successeurs Moore, Ross et d’autres encore. En ce sens, on pourrait dire que j’ai surtout renoué avec une plus ancienne tradition britannique en éthique. Bien entendu, le bouillonnement politique de la fin des années 60 a facilité cette démarche. La jeune génération d’alors, à laquelle j’appartiens, demandait que ses études aident à aborder les problèmes auxquels nous étions confrontés — parmi eux : la Guerre du Vietnam, le racisme, l’usage de drogues psychodysleptiques et, de manière plus générale, la remise en question des valeurs communément admises.
Philosophie Magazine : L’utilitarisme que vous défendez est, avec l’éthique de la vertu et l’éthique déontologique, une des trois grandes traditions éthiques de la philosophie occidentale classique. En quoi consiste cette position et en quoi s’oppose-t-elle aux deux autres?
Peter Singer : C’est par l’examen de leurs conséquences que les utilitaristes jugent que des actes sont bons ou mauvais. Ils soutiennent également que, toutes choses étant par ailleurs égales, nous devrions toujours faire ce qui aura les conséquences les meilleures pour toutes celles et tous ceux qui seront touchés par nos actions. Un utilitariste soutient que ce que nous affirmons quand nous parlons de devoirs ou de vertus devrait être replacé dans une perspective utilitariste : quelque chose est une vertu du fait que sa pratique tend à avoir de meilleures conséquences et quelque chose n’est un devoir que si on peut attendre de sa pratique qu’elle aura de meilleures conséquences.
Philosophie Magazine : Quelle place un utilitariste fait-il à des catégories comme l’autonomie et la raison, centrales dans les grandes traditions éthiques?
Peter Singer : La raison demeure centrale pour l’utilitarisme, puisque nous devons raisonner afin de déterminer laquelle, parmi les actions possibles, aura les conséquences les meilleures. De plus, si on est un philosophe, on pourra tenter d’user de sa raison pour chercher à donner un fondement rationnel à l’utilitarisme lui-même — quoique ce ne sont pas tous les utilitaristes qui considèrent qu’il soit possible d’accomplir une telle chose.
Cependant, les utilitaristes n’accordent pas de valeur intrinsèque à l’autonomie — et cela même si, à l’instar de John Stuart Mill, ils vont souvent avoir recours à un argumentaire utilitariste pour justifier que l’on protège l’autonomie.
Philosophie Magazine : L’extraordinaire impact d’Animal Liberation vous a-t-il surpris?
Peter Singer : À vrai dire, je n’ai pas été surpris par l’impact qu’a eu ce livre. Au moment où je l’écrivais, j’étais persuadé de déployer un puissant argumentaire— et même, j’oserais le dire, un argumentaire irréfutable — démontrant qu’il y a, dans nos attitudes envers les animaux, quelque chose de sérieusement erroné et d’inacceptable. Et puisque je pense que beaucoup de gens — même si ce n’est pas vrai de tout le monde — peuvent être sensibles à un raisonnement éthique, je prévoyais que mon livre inciterait de nombreuses personnes à modifier leurs attitudes envers les animaux et, par suite, à cesser de manger des animaux ou à prendre part, de quelque manière que ce soit, à leur exploitation.
Trente cinq ans plus tard, je me réjouis que ce livre n’ait jamais cessé d’être réimprimé et qu’il continue à influencer des gens : en fait, à chaque fois que je donne une conférence sur ce sujet — j’en ai donné une hier encore — des gens de tous âges viennent me voir pour faire autographier leur copie d’Animal Liberation et me dire combien ce livre a transformé leur vie.
Pour ce qui est de la société au sens large, je me suis réjoui du résultat d’un référendum tenu en Californie, en novembre 2008 et par lequel 63% des Californiens ont approuvé une loi qui abolit les usuelles cages d’élevage en batterie pour les poules ainsi que les stalles pour cochons et veaux. C’est ainsi que quelques-unes des idées que je défendais dans Animal Liberation deviennent peu à peu partagées par le grand public.
Philosophie Magazine : Quelles seraient selon vous les trois grandes idées du livre?
Peter Singer : Pour commencer, la défense du principe de considération égale des intérêts comme étant le véritable fondement de l’égalité — aussi bien au sein de notre espèce que pour tous les êtres sensibles.
En deuxième lieu, le rejet de cette exploitation abusive des espèces animales appelée antispécisme, entendu comme le fait de ne pas prendre en compte les intérêts d’êtres qui n’appartiennent pas à notre espèce. Enfin, le fait d’avoir mis en évidence que qu’impliquent ce principe de considération égale des intérêts et le rejet du antispécisme pour notre manière de traiter les animaux, tout particulièrement en ce qui concerne la recherche et l’élevage industriel.
Philosophie Magazine : Est-il des cas où il vous semble légitime d’avoir recours à des animaux à des fins de la recherche? Si oui, quels principes devraient guider ces pratiques?
Peter Singer : Le principe doit être celui de la considération égale des intérêts en vertu duquel nous accordons le même poids aux intérêts de l’animal que nous en accorderions à des intérêts similaires d’êtres humains. Pour montrer que notre jugement sur ces intérêts n’est pas antispéciste, il est utile de se demander si nous serions, ou non, disposés à faire, par exemple, l’expérimentation que nous nous apprêtons à faire sur un animal sur un être humain qui se situe à un même niveau intellectuel que les animaux que nous utilisons et cela dans l’éventualité où ces êtres humains seraient disponibles et que leurs parents consentiraient à ce qu’on les utilise de la sorte.
Philosophie Magazine : Vous êtes un des fondateurs du Great Ape Project [http://www.greatapeproject.org/] lancée en 1993 et qui préconise qu’on reconnaisse aux grands singes de droits moraux et légaux qui n’étaient jusqu’ici conférés qu’aux seuls animaux humains. Sur quoi cette demande est-elle fondée?
Peter Singer : Le Great Ape Project cherche à jeter un pont entre les humains et les autres animaux en reconnaissant, ce qui est un premier pas, les droits fondamentaux des chimpanzés, des bonobos (chimpanzés nains), des gorilles et des orangs-outans. Les droits en question sont le droit à la vie, le droit à la liberté, et la protection contre la torture. Les grands singes ont démontré qu’ils possèdent une conscience d’eux-mêmes, qu’ils sont des êtres capables d’intentionnalité, possédant de riches vies émotionnelles et qui maintiennent d’étroites relations avec d’autres membres de leur espèce. Rien donc, ne nous autorise à les traiter comme s’ils n’étaient que de objets ou de simples biens ne possédant aucun droit fondamental.
Philosophie Magazine : Où en est aujourd’hui ce projet?
Peter Singer : Nous avons fait des progrès. Les expérimentations dommageables sur les grands singes ont pratiquement cessé en Europe et leur nombre décroît aux Etats-Unis puisqu’il y est désormais exigé que les chimpanzés qui ont été utilisés pour une expérimentation ne puissent être simplement mis à mort, mais doivent plutôt être envoyés dans des sanctuaires, où ils peuvent finir leurs jours.
L’an dernier, le parlement espagnol a convenu d’accorder des droits aux grands singes et donné son appui au Great Ape Project. Cela représente une avancée majeure et nous attendons que le Gouvernement espagnol légifère pour rendre effective cette résolution, qui demandait en outre au Gouvernement espagnol de promouvoir la même idée auprès de l’Union Européenne.
Philosophie Magazine : Supposons une région frappée de sécheresse où l'eau potable n’est disponible qu’en petite quantité. Faut-il en ce cas donner priorité aux êtres humains et leur distribuer l'eau potable, ou faut-il plutôt la distribuer à part égale entre les êtres humains et leur bétail et animaux domestiques ?
Peter Singer : Si des vies sont en jeu, il n’est pas spécéiste de donner la préférence à ceux qui ont le plus à perdre : et si des êtres sont de ceux qui ont cette capacité de se projeter dans le futur, de vivre leur vie en ayant pour but de réaliser certaines choses dans l’avenir, alors ces êtres ont plus à perdre que ceux qui vivent uniquement dans le présent, sans prise de conscience de l’avenir ou de pensées pour le futur. Pour ces raisons, il est justifié de sauver des êtres humains normaux plutôt que des animaux non-humains.
Philosophie Magazine : Dans un ouvrage consacré à Darwin et à la gauche, vous demandez à cette dernière de prendre au sérieux le darwinisme — et plus généralement la biologie. En quel sens et pourquoi ?
Peter Singer : Ce que je propose dans ce livre ferait en sorte que la gauche ait un point de vue plus réaliste sur la nature humaine, ce qui lui permettrait d’envisager de meilleures stratégies pour faire advenir une société de coopération et de compassion plus conforme aux valeurs qu’elle préconise. La gauche a souvent eu tendance à mettre de l’avant des solutions utopiques aux problèmes sociaux, des solutions qui ne tiennent aucun compte de la manière dont se comportent habituellement la plupart des êtres humains. Cela n’est d’aucun secours.
Philosophie Magazine : Comment vous situez-vous dans le débat sur les cellules souches?
Peter Singer : Décider si on peut ou non détruire des embryons afin d’obtenir des cellules souches ne me paraît pas être une question difficile à trancher. Après tout, dans les cliniques des pays développés on trouve des milliers — et possiblement des centaines de milliers — d’embryons qui ne deviendront jamais des êtres humains. Ils ne possèdent aucun système nerveux, ne peuvent être conscient et ne ressentent rien. Comment pourrait-il être mal, dès lors que leurs parents donnent leur consentement, de détruire ces embryons et de les utiliser pour un travail scientifique qui pourrait s’avérer grandement bénéfique pour d’autres êtres humains qui sont conscients et qui veulent continuer à vivre?
En général, je ne pense pas qu’un être qui n’a jamais été conscient ait un droit intrinsèque à devenir conscient. De même que dans ce monde surpeuplé il n’y a pas d’obligation de procréer, il n’y a pas, non plus, d’obligation de permettre à toute entité qui possède le potentiel de devenir un être humain mature d’actualiser ce potentiel. La reconnaissance d’un tel droit aurait d’ailleurs des conséquences absurdes puisqu’il nous est désormais possible, au moins en principe, de cloner des être humains à partir de bon nombre de nos cellules.
Philosophie Magazine : Vous suggérez d’abandonner l’idée que la vie humaine, et elle seule, est sacrée. Comment arrivez-vous à cette position? Et pourquoi pensez-vous que cette idée et d’autres semblables ont suscité tant de controverses?
Peter Singer : C’est qu’elles remettent en question les idées chrétiennes traditionnelles concernant l’égale valeur de toute vie humaine. Dans les faits cependant, plus personne ne vit conformément à ces idées. C’est ainsi, par exemple, que l’Église catholique elle-même ne dit pas que vous devez faire absolument tout ce qui est possible pour prolonger la vie d’un nouveau-né anencéphale — celui qui est né avec seulement un tronc cérébral et pas de cortex. Pour ma part, je ne fais rien d’autre que de pousser un cran plus loin en disant que s’il est admissible de ne pas traiter un bébé sévèrement handicapé pour prolonger sa vie, alors il doit aussi être permis de s’assurer que l’on mette humainement et rapidement un terme à sa vie.
Philosophie Magazine : Comment expliquez-vous que si les défenseurs des animaux sont au centre de nombreux débats dans le monde anglo-saxon/protestant, ils sont à peu près inaudibles sur le continent européen, en particulier en France, où ils ne sont guère pris au sérieux ?
Peter Singer : À mon avis, il s’agit ici d’une spécificité de la France, bien plus que d’une différence entre le monde anglo-saxon et protestant d’une part et l’Europe continentale de l’autre. Il existe en effet de puissants mouvements en faveur des animaux dans de nombreux pays européens — aux Pays-Bas, en Suède, en Allemagne, mais aussi dans des pays de culture traditionnellement catholique, comme l’Autriche, l’Espagne et l’Italie. Les gens, en France, sont peut-être tellement sensibles à la gloire de la cuisine française qu’ils refusent de prendre au sérieux un mouvement qui soulève des questions éthiques à propos de la consommation de viande.
Philosophie Magazine : Comme son titre l’indique, The Ethics of What We Eat attire l’attention sur la dimension éthique de ce que nous mangeons. Quels gestes, idéalement, devrait-il inciter ses lecteurs à poser?
Peter Singer : Par-dessus tout, j’espère qu’ils vont rejeter l’élevage industriel des animaux — aussi bien pour les souffrances qu’elle leur inflige, que pour ses conséquences environnementales. Mais, plus généralement, j’aimerais que nos lectrices et lecteurs pensent à ce qu’ils mangent comme à une enjeu éthique. Si cela se produit, plusieurs seront amenés à changer leurs habitudes alimentaires.
Philosophie Magazine : Depuis de nombreuses années, vous êtes un des plus célèbres végétariens au monde. L’êtes-vous toujours?
Peter Singer : Oui, bien entendu.
Philosophie Magazine : Dans votre plus récent ouvrage, Sauver une vie, vous avancez que c’est pour chacun de nous un devoir de poser des gestes concrets pour lutter contre ces intolérables formes d’inégalités et de pauvreté qui affligent notre monde. En quel sens?
Peter Singer : Ce livre réclame avec insistance, que nous changions la manière dont notre culture envisage le fait de donner aux pauvres. Les personnes qui vivent dans le confort des sociétés riches ont le devoir d’aider celles qui, ailleurs dans le monde, vivent dans des situations d’extrême pauvreté. Plusieurs gestes simples et peu couteux peuvent être posés pour réduire cette extrême pauvreté et sauver les vies de ces personnes qui en meurent, des décès qui pourraient être évités : ne pas le faire est donc mal agir.
Philosophie Magazine : Quel serait, selon vous, l’apport spécifique de la philosophie aux discussions sur toutes ces difficiles questions que vous n’avez cessé de soulever — aussi bien dans le monde académique que dans l’arène publique?
Peter Singer : Sa grande contribution est d’élever le niveau des débats dans l’arène publique. Dans les meilleurs des cas, en effet, la philosophie fixe un idéal de rigueur élevé dans l’argumentation. La philosophie devrait clarifier — et non obscurcir — les grandes questions à l’ordre du jour et elle devrait le faire en une langue que chacun peut comprendre. Et comme les philosophes sont enclins à poser d’embarrassantes questions et à mettre au défi nos idées préconçues, elle peut conduire à de nouvelles et meilleures perspectives et pratiques en éthique.
Bibliographie
La libération animale (1975; tard. fr. B. Grasset, 1993) a exercé une influence décisive sur les mouvements de défense des animaux et est de ce fait, sans conteste, un des plus influents ouvrages de philosophie des cinquante dernières année. On lira avec profit, sur le même sujet, la brochure de Singer: L’égalité animale expliquée aux humain-es, disponible sur Internet à : [http://infokiosques.net/spip.php?article133 ], ainsi que Le projet grands singes: l'égalité au-delà de l'humanité (One Voice, 2003) co-édité avec Paola Cavalieri.
Questions d'éthique pratique (Bayard , 1997) offre un survol des positions de Singer sur divers sujets allant de l’euthanasie à l’avortement et permet de se familiariser avec la perspective utilitariste qu’il défend.
Une gauche darwinienne: politique, évolution et coopération (Cassini, 2002) cherche à cerner ce que serait un politique de gauche qui prendrait au sérieux le darwinisme et propose que la réponse est à chercher dans diverses formes de coopération et d’altruisme identifiées par la biologie.
Sauver une vie (Michel Lafon, 2009) est un appel à la fois passionnel et argumenté pour inciter chacun de nous poser des gestes qui permettraient, sinon d’éliminer, du moins de réduire substantiellement l’extrême pauvreté à l’échelle planétaire. L’ouvrage poursuit une réflexion amorcée dans : One World : the Ethics of Globalization (Yale University Press, 2004).
Certaines des vives controverses suscitées par les idées de Singer sont explorées dans : Peter Singer Under Fire, édité par Shaler, J. (Open Court Publishers, 2008).
Libellés :
Normand Baillargeon,
Peter Singer,
Philosophie magazine
vendredi, octobre 23, 2009
LA PAROLE À ROBERT COMEAU
[Ce texte paraîtra dans le prochain À Bâbord]
À la fin de sa vie, le poète Gilbert Langevin aimait lancer à la cantonade la question : Quelle est la devise du Québec?, à laquelle il s’empressait de répondre: Je ne m’en souviens plus.
Langevin témoignait ainsi, à sa manière, de ce que peut avoir de problématique — et parfois de douloureux — le rapport que nous entretenons à notre passé. Le vacarme entendu cet été autour du Moulin à paroles nous le rappelle encore, de même que ces vives querelles suscitées par les programmes d’enseignement de l’histoire au primaire et au secondaire.
Depuis des années en effet, ces programmes sont vertement dénoncés par de nombreux observateurs, qui les jugent profondément déficients. Réunis en une Coalition pour l’enseignement de l’histoire au Québec, ces opposants commencent à se faire entendre.
Pour mieux comprendre les nombreux enjeux qui se nouent ici, j’ai interrogé l’un d’eux, Robert Comeau, historien et professeur associé à l’UQAM. M. Comeau dirige en outre le Bulletin d'histoire politique.
Comment l’historien en vous en est-il venu à s’intéresser à l’enseignement de l’histoire?
Dès la création de la Commission Lacoursière sur l’histoire nationale, en 1994, nous avions formé, en collaboration avec la SSJB, une première Coalition d’organismes impliqués dans l’enseignement de l’histoire, afin de réclamer plus d’heures d’enseignement pour cette discipline. Nous avons publié dès l’automne 1996 un dossier critique sur le Rapport Lacoursière, lequel ne correspondait pas à nos attentes (Bulletin d’histoire politique, vol.5 no1). Depuis le printemps 2006, lorsque le nouveau programme d’histoire et d’éducation à la citoyenneté (remplaçant la désignation Canada-Québec) a été rendu public, nous l’avons vivement critiqué et notre opposition trouva un grand écho dans les medias. Dans un ouvrage collectif publié l’automne dernier, Contre la réforme pédagogique, (VLB, 2008) j’ai présenté l’évolution de l’enseignement de l’histoire au Québec depuis 15 ans. Nous venons e de relancer une nouvelle Coalition pour la promotion de l’enseignement de l’histoire au Québec qui a formulé une quinzaine de recommandations pour une réforme en profondeur des programmes, de l’école primaire à l’université.
Et que pensez-vous de la réforme en cours, en ce qui concerne l’histoire?
J’endosse entièrement les critiques démontrant que derrière l’approche par compétences se cachent essentiellement des objectifs économiques liés à l’évolution du monde du travail. Comme l’explique Nico Hirtt, cette approche, qui se réclame du constructivisme pédagogique, constitue bel et bien un abandon des savoirs et se situe en réalité à l’opposé des pédagogies progressistes. Loin de favoriser l’innovation pédagogique, elle constitue un élément de dérégulation qui renforce l’inégalité sociale. C’est que, comme l’explique Hirtt, l’évaluation par compétence fait paradoxalement davantage que l’évaluation traditionnelle appel à un haut niveau de culture générale et de maîtrise du langage, ce qui ne manquera pas de favoriser les enfants issus des familles aisées. Je suis toujours convaincu que ce virage pédagogique radical était injustifié et sera néfaste en particulier aux élèves des milieux défavorisés.
On a le sentiment que cette querelle pédagogique se double d’une querelle d’historiens et concerne aussi la manière même dont on écrit et pratique l’histoire.
En effet. La conception de l’histoire du Canada-Québec qui domine à présent est résolument différente de celle qui prévalait au cours des années 1960 et 1970, alors que la question nationale était au cœur des interprétations de l’histoire du Québec. Aujourd’hui, l’histoire politique et la question nationale n’intéressent plus guère les professeurs d’histoire du Canada-Québec. Sous l’inspiration de L’École des Annales, de France, et des social studies américaines — et marginalement de l’histoire structurelle marxiste — les enseignants d’histoire ont négligé le rôle des acteurs politiques.
Depuis les années 1980 surtout, avec la nouvelle approche que l’historien Ronald Rudin a qualifiée de « révisionniste », on peut déceler un nouvel éthos, une nouvelle sensibilité qui veut redonner une place et une reconnaissance aux groupes sociaux jusque-là marginalisés par l’histoire. Si, d’un coté, il est tout à fait légitime et souhaitable que les oubliés de l’histoire soient enfin étudiés, il est regrettable par ailleurs que ce qui faisait la spécificité de la société québécoise, et particulièrement la question de la domination du Québec dans le régime d’union fédérale, soit marginalisé — quand ce n’est pas totalement occulté.
On a ainsi mis l’accent sur les similitudes entre l’histoire du Québec et celle des autres parties de l’Amérique et sur notre américanité; on a comparé les grands processus socio-économiques pour mettre en évidence la « normalité » du Québec, alors qu’avant 1980 chacun avait son interprétation pour expliquer le retard ou les caractéristiques spécifiques de l’évolution québécoise.
Dans cette nouvelle et optimiste approche, on a fait commencer notre histoire en 1867, négligeant la période de la Nouvelle-France (sauf pour l’étude des Amérindiens) et écarté surtout le régime anglais, de la conquête militaire britannique à l’échec des rébellions de 1837-1838 et l’union imposée de 1840 qui a mis en minorité politique les Canadiens français. Cette période cruciale de l’histoire qui était au cœur du courant historique néo-nationaliste précédent a ainsi peu à peu été effacée, non pas de la mémoire nationale et populaire, mais de l’histoire savante des universitaires. L’histoire sociale est devenue hégémonique dans les départements d’histoire des universités francophones au point d’écarter, pour les études du Québec seulement, l’histoire politique.
En 2006, lorsque le nouveau programme d’histoire de secondaire 3 et 4 émanant de la réforme fut dévoilé par un journaliste, on se rendit compte que toute la question nationale du Québec était occultée, résultat dans une grande mesure de l’enseignement dominant depuis plus de 25 ans au niveau universitaire.
Dans ces programmes se voulant plus consensuels, on fait une grande place au concept de citoyenneté. Mais des questions surgissent aussitôt : laquelle — citoyenneté du monde ?, du Canada? Ou du Québec? Comment? Est-ce possible? Souhaitable? Qu’en pensez-vous?
Il nous semble que si l’on veut éduquer à la citoyenneté, celle-ci devrait être axée sur la familiarisation avec nos institutions, sur la préparation à l’exercice des droits et des devoirs du citoyen du Québec et du Canada : en fait, sur les connaissances de la démocratie politique réelle. La Coalition demande donc que les programmes d’histoire ne soient plus subordonnés à l’éducation à la citoyenneté et au présent, afin que l’histoire, qui est une discipline à part entière, redevienne au cœur du programme.
L’histoire ne doit pas être axée que sur le présent : elle doit aussi nous dépayser et nous faire voir ce qui est différent de nous à travers le temps. Bien sûr, les questions que l’on pose au passé surgissent de nos préoccupations du présent. Mais on doit éviter les anachronismes et toujours essayer d’expliquer le passé sans porter de jugement relié à nos valeurs actuelles.
On peut donc s’interroger sur le bien fondé d’avoir réuni dans un même programme l’enseignement de l’histoire et l’éducation à la citoyenneté. Plusieurs pensent que la place de cette éducation à la citoyenneté aurait davantage eu sa place dans le cours d’éthique. L’histoire et l’éducation à la citoyenneté sont de nature différente, même si l’histoire est essentielle à l’éducation à la citoyenneté.
Peux-tu nous donner une idée de ce qu’impliquent ces programmes, implantés au primaire depuis 2001?
On s’inspire largement de l’approche de sciences sociales et on ne pratique pas vraiment une approche historique. On présente plutôt une succession de tableaux, comme peuvent le faire un sociologue ou un anthropologue. On étudie à 7 moments, des types différents de sociétés, pour montrer la richesse de leur diversité. Ces moments sont des dates absolument non significatives du point de vue de l’histoire du Québec ou du Canada. Ce programme, qui fait une large place aux modes de vie des diverses sociétés en Amérique du Nord, met aussi l’accent sur la coexistence pacifique de ces diverses sociétés, comme si elle avait constitué l’histoire du Canada depuis ses origines!
Pourtant l’histoire n’est pas une succession de sociétés statiques, mais implique une dynamique et, souvent, des conflits que ne saurait dissimuler une idéologie multiculturaliste. Mais on a remplacé les notions de « colonies » et « de métropoles » par le terme plus contemporain de « société », si bien que dans cette approche de l’histoire disparaissent les conflits intercoloniaux (entre l’Empire français et les treize colonies américaines du Sud) impliquant les nations amérindiennes, conflits qui ont été très présents durant toute la période coloniale française. Cette approche marginalise l’étude du processus de colonisation, et le rôle des métropoles (on ne comprendra pas ce que signifie pour le groupe des Canadiens la perte de sa propre métropole). L’objectif avoué est d’amener le jeune à « s’ouvrir à la diversité des sociétés » : mais n’aurait-il pas été souhaitable qu’il commence par connaitre sa propre société et son propre territoire, en un mot qu’il sache se situer pour être en mesure d’effectuer des comparaisons.
Un mot pour conclure?
Comme une majorité d’enseignants le souhaitent, nous réclamons le retour à l’évaluation systématique des connaissances. Contrairement à l’idée que le jeune doit construire son propre récit, nous croyons plutôt qu’il doit acquérir par l’enseignement, ses lectures, sa réflexion et par d’autres moyens de la pédagogie active, des connaissances de base qui lui permettront par la suite de discuter des diverses interprétations. Comme l’ont souligné les travaux des historiens Charles P. Courtois et Éric Bédard, « il importe d’ancrer la connaissance de l’univers social dans l’espace et le temps et que les élèves partent de cette base pour découvrir les autres».
À la fin de sa vie, le poète Gilbert Langevin aimait lancer à la cantonade la question : Quelle est la devise du Québec?, à laquelle il s’empressait de répondre: Je ne m’en souviens plus.
Langevin témoignait ainsi, à sa manière, de ce que peut avoir de problématique — et parfois de douloureux — le rapport que nous entretenons à notre passé. Le vacarme entendu cet été autour du Moulin à paroles nous le rappelle encore, de même que ces vives querelles suscitées par les programmes d’enseignement de l’histoire au primaire et au secondaire.
Depuis des années en effet, ces programmes sont vertement dénoncés par de nombreux observateurs, qui les jugent profondément déficients. Réunis en une Coalition pour l’enseignement de l’histoire au Québec, ces opposants commencent à se faire entendre.
Pour mieux comprendre les nombreux enjeux qui se nouent ici, j’ai interrogé l’un d’eux, Robert Comeau, historien et professeur associé à l’UQAM. M. Comeau dirige en outre le Bulletin d'histoire politique.
Comment l’historien en vous en est-il venu à s’intéresser à l’enseignement de l’histoire?
Dès la création de la Commission Lacoursière sur l’histoire nationale, en 1994, nous avions formé, en collaboration avec la SSJB, une première Coalition d’organismes impliqués dans l’enseignement de l’histoire, afin de réclamer plus d’heures d’enseignement pour cette discipline. Nous avons publié dès l’automne 1996 un dossier critique sur le Rapport Lacoursière, lequel ne correspondait pas à nos attentes (Bulletin d’histoire politique, vol.5 no1). Depuis le printemps 2006, lorsque le nouveau programme d’histoire et d’éducation à la citoyenneté (remplaçant la désignation Canada-Québec) a été rendu public, nous l’avons vivement critiqué et notre opposition trouva un grand écho dans les medias. Dans un ouvrage collectif publié l’automne dernier, Contre la réforme pédagogique, (VLB, 2008) j’ai présenté l’évolution de l’enseignement de l’histoire au Québec depuis 15 ans. Nous venons e de relancer une nouvelle Coalition pour la promotion de l’enseignement de l’histoire au Québec qui a formulé une quinzaine de recommandations pour une réforme en profondeur des programmes, de l’école primaire à l’université.
Et que pensez-vous de la réforme en cours, en ce qui concerne l’histoire?
J’endosse entièrement les critiques démontrant que derrière l’approche par compétences se cachent essentiellement des objectifs économiques liés à l’évolution du monde du travail. Comme l’explique Nico Hirtt, cette approche, qui se réclame du constructivisme pédagogique, constitue bel et bien un abandon des savoirs et se situe en réalité à l’opposé des pédagogies progressistes. Loin de favoriser l’innovation pédagogique, elle constitue un élément de dérégulation qui renforce l’inégalité sociale. C’est que, comme l’explique Hirtt, l’évaluation par compétence fait paradoxalement davantage que l’évaluation traditionnelle appel à un haut niveau de culture générale et de maîtrise du langage, ce qui ne manquera pas de favoriser les enfants issus des familles aisées. Je suis toujours convaincu que ce virage pédagogique radical était injustifié et sera néfaste en particulier aux élèves des milieux défavorisés.
On a le sentiment que cette querelle pédagogique se double d’une querelle d’historiens et concerne aussi la manière même dont on écrit et pratique l’histoire.
En effet. La conception de l’histoire du Canada-Québec qui domine à présent est résolument différente de celle qui prévalait au cours des années 1960 et 1970, alors que la question nationale était au cœur des interprétations de l’histoire du Québec. Aujourd’hui, l’histoire politique et la question nationale n’intéressent plus guère les professeurs d’histoire du Canada-Québec. Sous l’inspiration de L’École des Annales, de France, et des social studies américaines — et marginalement de l’histoire structurelle marxiste — les enseignants d’histoire ont négligé le rôle des acteurs politiques.
Depuis les années 1980 surtout, avec la nouvelle approche que l’historien Ronald Rudin a qualifiée de « révisionniste », on peut déceler un nouvel éthos, une nouvelle sensibilité qui veut redonner une place et une reconnaissance aux groupes sociaux jusque-là marginalisés par l’histoire. Si, d’un coté, il est tout à fait légitime et souhaitable que les oubliés de l’histoire soient enfin étudiés, il est regrettable par ailleurs que ce qui faisait la spécificité de la société québécoise, et particulièrement la question de la domination du Québec dans le régime d’union fédérale, soit marginalisé — quand ce n’est pas totalement occulté.
On a ainsi mis l’accent sur les similitudes entre l’histoire du Québec et celle des autres parties de l’Amérique et sur notre américanité; on a comparé les grands processus socio-économiques pour mettre en évidence la « normalité » du Québec, alors qu’avant 1980 chacun avait son interprétation pour expliquer le retard ou les caractéristiques spécifiques de l’évolution québécoise.
Dans cette nouvelle et optimiste approche, on a fait commencer notre histoire en 1867, négligeant la période de la Nouvelle-France (sauf pour l’étude des Amérindiens) et écarté surtout le régime anglais, de la conquête militaire britannique à l’échec des rébellions de 1837-1838 et l’union imposée de 1840 qui a mis en minorité politique les Canadiens français. Cette période cruciale de l’histoire qui était au cœur du courant historique néo-nationaliste précédent a ainsi peu à peu été effacée, non pas de la mémoire nationale et populaire, mais de l’histoire savante des universitaires. L’histoire sociale est devenue hégémonique dans les départements d’histoire des universités francophones au point d’écarter, pour les études du Québec seulement, l’histoire politique.
En 2006, lorsque le nouveau programme d’histoire de secondaire 3 et 4 émanant de la réforme fut dévoilé par un journaliste, on se rendit compte que toute la question nationale du Québec était occultée, résultat dans une grande mesure de l’enseignement dominant depuis plus de 25 ans au niveau universitaire.
Dans ces programmes se voulant plus consensuels, on fait une grande place au concept de citoyenneté. Mais des questions surgissent aussitôt : laquelle — citoyenneté du monde ?, du Canada? Ou du Québec? Comment? Est-ce possible? Souhaitable? Qu’en pensez-vous?
Il nous semble que si l’on veut éduquer à la citoyenneté, celle-ci devrait être axée sur la familiarisation avec nos institutions, sur la préparation à l’exercice des droits et des devoirs du citoyen du Québec et du Canada : en fait, sur les connaissances de la démocratie politique réelle. La Coalition demande donc que les programmes d’histoire ne soient plus subordonnés à l’éducation à la citoyenneté et au présent, afin que l’histoire, qui est une discipline à part entière, redevienne au cœur du programme.
L’histoire ne doit pas être axée que sur le présent : elle doit aussi nous dépayser et nous faire voir ce qui est différent de nous à travers le temps. Bien sûr, les questions que l’on pose au passé surgissent de nos préoccupations du présent. Mais on doit éviter les anachronismes et toujours essayer d’expliquer le passé sans porter de jugement relié à nos valeurs actuelles.
On peut donc s’interroger sur le bien fondé d’avoir réuni dans un même programme l’enseignement de l’histoire et l’éducation à la citoyenneté. Plusieurs pensent que la place de cette éducation à la citoyenneté aurait davantage eu sa place dans le cours d’éthique. L’histoire et l’éducation à la citoyenneté sont de nature différente, même si l’histoire est essentielle à l’éducation à la citoyenneté.
Peux-tu nous donner une idée de ce qu’impliquent ces programmes, implantés au primaire depuis 2001?
On s’inspire largement de l’approche de sciences sociales et on ne pratique pas vraiment une approche historique. On présente plutôt une succession de tableaux, comme peuvent le faire un sociologue ou un anthropologue. On étudie à 7 moments, des types différents de sociétés, pour montrer la richesse de leur diversité. Ces moments sont des dates absolument non significatives du point de vue de l’histoire du Québec ou du Canada. Ce programme, qui fait une large place aux modes de vie des diverses sociétés en Amérique du Nord, met aussi l’accent sur la coexistence pacifique de ces diverses sociétés, comme si elle avait constitué l’histoire du Canada depuis ses origines!
Pourtant l’histoire n’est pas une succession de sociétés statiques, mais implique une dynamique et, souvent, des conflits que ne saurait dissimuler une idéologie multiculturaliste. Mais on a remplacé les notions de « colonies » et « de métropoles » par le terme plus contemporain de « société », si bien que dans cette approche de l’histoire disparaissent les conflits intercoloniaux (entre l’Empire français et les treize colonies américaines du Sud) impliquant les nations amérindiennes, conflits qui ont été très présents durant toute la période coloniale française. Cette approche marginalise l’étude du processus de colonisation, et le rôle des métropoles (on ne comprendra pas ce que signifie pour le groupe des Canadiens la perte de sa propre métropole). L’objectif avoué est d’amener le jeune à « s’ouvrir à la diversité des sociétés » : mais n’aurait-il pas été souhaitable qu’il commence par connaitre sa propre société et son propre territoire, en un mot qu’il sache se situer pour être en mesure d’effectuer des comparaisons.
Un mot pour conclure?
Comme une majorité d’enseignants le souhaitent, nous réclamons le retour à l’évaluation systématique des connaissances. Contrairement à l’idée que le jeune doit construire son propre récit, nous croyons plutôt qu’il doit acquérir par l’enseignement, ses lectures, sa réflexion et par d’autres moyens de la pédagogie active, des connaissances de base qui lui permettront par la suite de discuter des diverses interprétations. Comme l’ont souligné les travaux des historiens Charles P. Courtois et Éric Bédard, « il importe d’ancrer la connaissance de l’univers social dans l’espace et le temps et que les élèves partent de cette base pour découvrir les autres».
mardi, octobre 20, 2009
ACCUEILLIR G.W. BUSH À MONTRÉAL
Échec à la guerre nous rappelle que jeudi le 22 octobre, la Chambre de Commerce de Montréal convie ses membres et amis fortunés (400 $ par personne) à une Conversation avec George W. Bush où ce dernier « livrera ses réflexions sur les huit années déterminantes qu’il a passées à la Maison Blanche et discutera des enjeux mondiaux du 21e siècle ».
Un Rassemblement de protestation a lieu en face de l'Hôtel Reine-Élizabeth
900 boul. René-Lévesque ouest, de 11 h à 13 h.
J'y serai. Au plaisir de vous y croiser.
P.S. Doit-on amener des souliers — à part ceux qu'on porte, je veux dire? :-)
Un Rassemblement de protestation a lieu en face de l'Hôtel Reine-Élizabeth
900 boul. René-Lévesque ouest, de 11 h à 13 h.
J'y serai. Au plaisir de vous y croiser.
P.S. Doit-on amener des souliers — à part ceux qu'on porte, je veux dire? :-)
Libellés :
G.W. Bush. manif,
Normand Baillargeon
ÇA VOUS INTÉRESSERA PEUT-ÊTRE, VOUS AUSSI
On dit de Norman Borlaug qu'il a aidé à sauver des centaines de millions de personnes. Sa mort n'a pourtant pas été couverte, comme, disons, celle de Michael Jackson...
Toutes les chroniques de Jeux Mathématiques de Martin Gardner réunies en un DC.
Le dernier livre de Massimo Pigliucci s'intitule: Nonsense on Stilts: How to Tell Science from Bunk, et il s'en vient.
J'ai lu le troublant: Forced Into Faith: How Religion Abuses Children's Rights . L'argumentaire aurait du être resserré, cependant.
L'Institut sur l'Intervention des Extra-terrestres veut que les écoles enseignent leur point de vue. Hilarante video.
J'ai terminé Logicomix, la BD sur Bertrand Russell et les fondements des mathématiques. Bravo aux auteurs. Un régal.
Termium, l'excellent outil de traduction, est maintenant gratuit.
Je viens de rendre le prochain dossier de la revue À Bâbord, que je dirigeais. Il porte sur la laïcité au Québec. On y lira des contributions de: Daniel Weinstock, Daniel Baril, Jean-Marc Larouche, Michèle Asselin, Nathalie Roy, Jean-Marc Piotte, Yvan Perrier, Louis Rousseau et Marie-Michèle Poisson. Sortie début décembre.
Toutes les chroniques de Jeux Mathématiques de Martin Gardner réunies en un DC.
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L'Institut sur l'Intervention des Extra-terrestres veut que les écoles enseignent leur point de vue. Hilarante video.
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VOUS AUSSI
dimanche, octobre 18, 2009
DIX ÉNIGMES PHILOSOPHIQUE À MÉDITER - 2
L’analyse sartrienne de la mauvaise foi est-elle satisfaisante?
Le fondateur de la psychanalyse, Sigmund Freud (1856-1939), a placé un principe de déterminisme psychique au cœur de cette discipline.
Dans sa première mouture de la psychanalyse, appelée première topique, Freud expose une conception dynamique du psychisme humain dans lequel il distingue trois instances — l’Inconscient, le Préconscient et le Conscient.
Selon lui, des pulsions (notamment, la libido, ou pulsion sexuelle) situées dans l’inconscient, cherchent à se manifester à la conscience du sujet. Refoulées par la censure, elles réussissent à en tromper la vigilance et apparaissent, quoique déformés, dans la vie consciente du patient où elles peuvent être analysées comme autant d’indices d’un conflit intérieur. Freud étudie en ce sens des phénomènes comme les rêves, les actes manqués et les lapsus : en vertu du principe du déterminisme psychique, tous ces contenus manifestes peuvent se comprendre comme des versions déformées d'un contenu latent qui apparaît à la conscience après l'épreuve de la censure. Freud offre un célèbre apologue pour faire comprendre ce qu’il veut dire. « Supposez que dans la salle de conférences, dans mon auditoire calme et attentif, il se trouve pourtant un individu qui se conduise de façon à me déranger et qui me trouble par des rires inconvenants, par son bavardage ou en tapant des pieds. Je déclarerai que je ne peux continuer à professer ainsi ; sur ce, quelques auditeurs vigoureux se lèveront et, après une brève lutte, mettront le personnage à la porte. Il sera « refoulé » et je pourrai continuer ma conférence. Mais, pour que le trouble ne se reproduise plus, au cas où l'expulsé essaierait de rentrer dans la salle, les personnes qui sont venues à mon aide iront adosser leurs chaises à la porte et former ainsi comme une « résistance ». Si maintenant l'on transporte sur le plan psychique les événements de notre exemple, si l'on fait de la salle de conférences le conscient, et du vestibule l'inconscient, voilà une assez bonne image du refoulement.» Freud poursuit en indiquant que l’intrus, rageur, tentera de revenir dans la salle, au besoin en se déguisant ou en y pénétrant par la fenêtre.
Jean-Paul Sartre (1905-1980) a quant à lui fondé sa philosophie existentialiste sur le présupposé d’une totale liberté des êtres humains en vertu de laquelle je peux toujours choisir — et sur l’absolue responsabilité que cela implique. La psychanalyse, alors très populaire, représente donc pour lui une possible réfutation de son hypothèse du libre-arbitre humain. Sartre la confronte en deux moments.
Pour commencer, il affirme que la notion d’Inconscient et celles de censure et de refoulement présumés inconscients, sont conjointement inconsistantes : pour pouvoir opérer sur les pulsions, la censure doit décider de celles qu’elle laisse accéder à la conscience et de celles qu’elle refoule, tandis que ces pulsions, en se déguisant pour tromper la censure, témoignent de ce qu’elles poursuivent intentionnellement un projet : tout cela, conclut Sartre, suppose la conscience et ne saurait, par définition être inconscient.
Mais comment alors rendre compte de ces indéniables cas de troubles intrapsychiques, depuis ces choses que manifestement l’on sait et que l’on voit, mais sans les voir et y penser, jusqu’à ces gestes posés et qu’on ne s’explique pas et en passant par une multitude d’autres? Sartre. Et c’est par là que son propos est le plus original, propose que dans ces cas la conscience ruse avec elle-même, se ment à elle-même, se chosifie en se laissant croire qu’elle n’a pas le choix. Qui agit ainsi est selon Sartre de mauvaise foi. En des pages célèbres de L’Être et le Néant, il décrit finement ce subtil mécanisme, cet art « permettant de former des concepts contradictoires, […] qui unissent en eux une idée et la négation de cette idée».
Le fondateur de la psychanalyse, Sigmund Freud (1856-1939), a placé un principe de déterminisme psychique au cœur de cette discipline.
Dans sa première mouture de la psychanalyse, appelée première topique, Freud expose une conception dynamique du psychisme humain dans lequel il distingue trois instances — l’Inconscient, le Préconscient et le Conscient.
Selon lui, des pulsions (notamment, la libido, ou pulsion sexuelle) situées dans l’inconscient, cherchent à se manifester à la conscience du sujet. Refoulées par la censure, elles réussissent à en tromper la vigilance et apparaissent, quoique déformés, dans la vie consciente du patient où elles peuvent être analysées comme autant d’indices d’un conflit intérieur. Freud étudie en ce sens des phénomènes comme les rêves, les actes manqués et les lapsus : en vertu du principe du déterminisme psychique, tous ces contenus manifestes peuvent se comprendre comme des versions déformées d'un contenu latent qui apparaît à la conscience après l'épreuve de la censure. Freud offre un célèbre apologue pour faire comprendre ce qu’il veut dire. « Supposez que dans la salle de conférences, dans mon auditoire calme et attentif, il se trouve pourtant un individu qui se conduise de façon à me déranger et qui me trouble par des rires inconvenants, par son bavardage ou en tapant des pieds. Je déclarerai que je ne peux continuer à professer ainsi ; sur ce, quelques auditeurs vigoureux se lèveront et, après une brève lutte, mettront le personnage à la porte. Il sera « refoulé » et je pourrai continuer ma conférence. Mais, pour que le trouble ne se reproduise plus, au cas où l'expulsé essaierait de rentrer dans la salle, les personnes qui sont venues à mon aide iront adosser leurs chaises à la porte et former ainsi comme une « résistance ». Si maintenant l'on transporte sur le plan psychique les événements de notre exemple, si l'on fait de la salle de conférences le conscient, et du vestibule l'inconscient, voilà une assez bonne image du refoulement.» Freud poursuit en indiquant que l’intrus, rageur, tentera de revenir dans la salle, au besoin en se déguisant ou en y pénétrant par la fenêtre.
Jean-Paul Sartre (1905-1980) a quant à lui fondé sa philosophie existentialiste sur le présupposé d’une totale liberté des êtres humains en vertu de laquelle je peux toujours choisir — et sur l’absolue responsabilité que cela implique. La psychanalyse, alors très populaire, représente donc pour lui une possible réfutation de son hypothèse du libre-arbitre humain. Sartre la confronte en deux moments.
Pour commencer, il affirme que la notion d’Inconscient et celles de censure et de refoulement présumés inconscients, sont conjointement inconsistantes : pour pouvoir opérer sur les pulsions, la censure doit décider de celles qu’elle laisse accéder à la conscience et de celles qu’elle refoule, tandis que ces pulsions, en se déguisant pour tromper la censure, témoignent de ce qu’elles poursuivent intentionnellement un projet : tout cela, conclut Sartre, suppose la conscience et ne saurait, par définition être inconscient.
Mais comment alors rendre compte de ces indéniables cas de troubles intrapsychiques, depuis ces choses que manifestement l’on sait et que l’on voit, mais sans les voir et y penser, jusqu’à ces gestes posés et qu’on ne s’explique pas et en passant par une multitude d’autres? Sartre. Et c’est par là que son propos est le plus original, propose que dans ces cas la conscience ruse avec elle-même, se ment à elle-même, se chosifie en se laissant croire qu’elle n’a pas le choix. Qui agit ainsi est selon Sartre de mauvaise foi. En des pages célèbres de L’Être et le Néant, il décrit finement ce subtil mécanisme, cet art « permettant de former des concepts contradictoires, […] qui unissent en eux une idée et la négation de cette idée».
Libellés :
déterminisme et liberté,
Freud,
Normand Baillargeon,
Sartre
mercredi, octobre 14, 2009
DIX ÉNIGMES PHILOSOPHIQUES À MÉDITER -1
[Figure imposée, la série de dix, qui doit clore le livre d'introduction à la philosophie que j'écris. J'ai choisi des Énigmes philosophique à méditer. J'en posterai ici de temps en temps. Comme toujours, commentaires et suggestions sont les bienvenues. Le tout doit seulement être accessible et informatif.]
1. Zénon rattrapera-t-il la tortue?
Zénon! Cruel Zénon! Zénon d'Êlée!
M'as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas!
Le son m'enfante et la flèche me tue!
Ah! le soleil . . . Quelle ombre de tortue
Pour l'âme, Achille immobile à grands pas
Paul Valéry
(Le cimetière marin)
On ne sait que peu de choses de Zénon d’Élée (vers 490 – vers 425), mais ce que nous en savons donne à penser qu’il possédait une intelligence absolument remarquable.
Zénon était un disciple de Parménide et on lui doit divers arguments extrêmement ingénieux visant à soutenir les doctrines de son maître sur l’impossibilité et le caractère illusoire du mouvement, du changement et de la pluralité. Plus précisément, Zénon, pour défendre ces idées, mettra de l’avant de troublants paradoxes (Proclus lui en attribue 40, dans un traité hélas perdu) destinés à montrer que nos intuitions de ces choses (mouvement, changement, pluralité), que lui et Parménide nient, sont, et pour cause, incohérentes.
Ces paradoxes n’ont depuis lors cessé de fasciner et de préoccuper des philosophes et des scientifiques. Certains d’entre eux, qui concernent le mouvement, ont exercé une profonde influence sur le développement des mathématiques. Ils nous sont connus par la discussion que leur consacre Aristote dans sa Physique et on les désigne par les noms suivants : La Dichotomie, Le Stade, La Flèche et Achille et la Tortue.
Nous allons ici nous intéresser à ce dernier, sans doute le plus célèbre, qui est présenté comme suit par Aristote: «[…] le plus lent à la course ne sera jamais rattrapé par le plus rapide; car celui qui poursuit doit toujours commencer par atteindre le point d’où est parti le fuyard, de sorte que le plus lent a toujours quelque avance.»
Que comprendre par cela ? La tradition utilise pour l’expliquer l’exemple d’une course entre Achille et une tortue.
Achille, le héros aux pieds légers, est, on le sait, de tous les Grecs, le plus rapide coureur. Une course est néanmoins organisée entre lui et la lente tortue. Beau joueur, Achille donne à la tortue une avance. Voilà les données de base du paradoxe.
Supposons pour simplifier qu’Achille avance d’un mètre à la seconde et que la tortue avance deux fois moins vite.
Appelons A le point d’où part Achille et B le point d’où part la tortue. La course commence et bien vite, très exactement en 1 seconde, Achille est parvenu au point B. La tortue, pendant ce temps, a avancé de .5 mètres et se trouve au point C, au moment où Achille arrive au point B, et elle est donc toujours en avance (mais moins grande) sur le héros. La course continue. Achille parvient très vite à ce point C. Mais il lui a fallu du temps pour ce faire et pendant ce temps, la tortue, elle aussi, a avancé. La voici au point D, qu’Achille rejoint très, très rapidement, sans doute : mais ce trajet lui demande néanmoins un certain temps, durant lequel la tortue est parvenu au point E. Et le raisonnement se poursuit de la sorte, infiniment : et c’est pourquoi, conclut Zénon, Achille ne pourra jamais, dans une course, rattraper une tortue à laquelle il a consacré une longueur d’avance.
Tout le monde sait bien qu’Achille rattrapera la tortue : le problème n’est pas là, mais bien dans le fait d’indiquer où se trouve l’erreur dans le raisonnement de Zénon
Zénon suggère que les distances qui séparent Achille de la tortue s’amenuisent sans cesse, mais qu’après chaque nouvelle étape de la course (durant laquelle Achille parvient au point où était la tortue à l’étape précédente), il lui reste toujours une nouvelle distance, aussi petite soit-elle, à parcourir, une distance qui correspond à celle parcourue par la tortue durant le même temps pris par Achille pour parvenir au point où elle se trouvait : Achille ne parviendra donc jamais à rattraper la tortue, qui reste toujours en avance sur lui d’une distance donnée — qui va s’amenuisant, mais qui n’est jamais entièrement abolie.
Le paradoxe a inspiré bien des développements en logique, en mathématiques et en physique et certains d’entre eux peuvent expliquer ce qui nous paraît d’abord à ce point paradoxal et contre-intuitif dans le raisonnement de Zénon.
Achille parcourt d’abord une unité, c’est-à-dire le mètre qui le conduit au point B. Puis une demie unité, qui le mène au point C. Puis un quart d’unité, qui l’amène au point D. Et ainsi de suite
Dans le langage des mathématiques modernes, la distance qu’il parcourt s’exprime comme suit:
1+ 1/2+ 1/4+ 1/8+1/16+ 1/32 …+ 1/2n + …
Zénon, on l’a vu, pense qu’on n’en finira jamais. Mais les mathématiques modernes suggèrent que nous nous trouvons ici devant une série convergente dont la limite est 0. Ces deux idées — série convergente avec limite et zéro — étaient inconnues des Grecs anciens et ont profondément entravé leur capacité à répondre à Zénon.
Mais cette explication ne satisfait pas tout le monde et certains rappellent que cette série tend vers sa limite, mais sans jamais l’atteindre : ce qui était précisément ce qu’affirmait Zénon.
1. Zénon rattrapera-t-il la tortue?
Zénon! Cruel Zénon! Zénon d'Êlée!
M'as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas!
Le son m'enfante et la flèche me tue!
Ah! le soleil . . . Quelle ombre de tortue
Pour l'âme, Achille immobile à grands pas
Paul Valéry
(Le cimetière marin)
On ne sait que peu de choses de Zénon d’Élée (vers 490 – vers 425), mais ce que nous en savons donne à penser qu’il possédait une intelligence absolument remarquable.
Zénon était un disciple de Parménide et on lui doit divers arguments extrêmement ingénieux visant à soutenir les doctrines de son maître sur l’impossibilité et le caractère illusoire du mouvement, du changement et de la pluralité. Plus précisément, Zénon, pour défendre ces idées, mettra de l’avant de troublants paradoxes (Proclus lui en attribue 40, dans un traité hélas perdu) destinés à montrer que nos intuitions de ces choses (mouvement, changement, pluralité), que lui et Parménide nient, sont, et pour cause, incohérentes.
Ces paradoxes n’ont depuis lors cessé de fasciner et de préoccuper des philosophes et des scientifiques. Certains d’entre eux, qui concernent le mouvement, ont exercé une profonde influence sur le développement des mathématiques. Ils nous sont connus par la discussion que leur consacre Aristote dans sa Physique et on les désigne par les noms suivants : La Dichotomie, Le Stade, La Flèche et Achille et la Tortue.
Nous allons ici nous intéresser à ce dernier, sans doute le plus célèbre, qui est présenté comme suit par Aristote: «[…] le plus lent à la course ne sera jamais rattrapé par le plus rapide; car celui qui poursuit doit toujours commencer par atteindre le point d’où est parti le fuyard, de sorte que le plus lent a toujours quelque avance.»
Que comprendre par cela ? La tradition utilise pour l’expliquer l’exemple d’une course entre Achille et une tortue.
Achille, le héros aux pieds légers, est, on le sait, de tous les Grecs, le plus rapide coureur. Une course est néanmoins organisée entre lui et la lente tortue. Beau joueur, Achille donne à la tortue une avance. Voilà les données de base du paradoxe.
Supposons pour simplifier qu’Achille avance d’un mètre à la seconde et que la tortue avance deux fois moins vite.
Appelons A le point d’où part Achille et B le point d’où part la tortue. La course commence et bien vite, très exactement en 1 seconde, Achille est parvenu au point B. La tortue, pendant ce temps, a avancé de .5 mètres et se trouve au point C, au moment où Achille arrive au point B, et elle est donc toujours en avance (mais moins grande) sur le héros. La course continue. Achille parvient très vite à ce point C. Mais il lui a fallu du temps pour ce faire et pendant ce temps, la tortue, elle aussi, a avancé. La voici au point D, qu’Achille rejoint très, très rapidement, sans doute : mais ce trajet lui demande néanmoins un certain temps, durant lequel la tortue est parvenu au point E. Et le raisonnement se poursuit de la sorte, infiniment : et c’est pourquoi, conclut Zénon, Achille ne pourra jamais, dans une course, rattraper une tortue à laquelle il a consacré une longueur d’avance.
Tout le monde sait bien qu’Achille rattrapera la tortue : le problème n’est pas là, mais bien dans le fait d’indiquer où se trouve l’erreur dans le raisonnement de Zénon
Zénon suggère que les distances qui séparent Achille de la tortue s’amenuisent sans cesse, mais qu’après chaque nouvelle étape de la course (durant laquelle Achille parvient au point où était la tortue à l’étape précédente), il lui reste toujours une nouvelle distance, aussi petite soit-elle, à parcourir, une distance qui correspond à celle parcourue par la tortue durant le même temps pris par Achille pour parvenir au point où elle se trouvait : Achille ne parviendra donc jamais à rattraper la tortue, qui reste toujours en avance sur lui d’une distance donnée — qui va s’amenuisant, mais qui n’est jamais entièrement abolie.
Le paradoxe a inspiré bien des développements en logique, en mathématiques et en physique et certains d’entre eux peuvent expliquer ce qui nous paraît d’abord à ce point paradoxal et contre-intuitif dans le raisonnement de Zénon.
Achille parcourt d’abord une unité, c’est-à-dire le mètre qui le conduit au point B. Puis une demie unité, qui le mène au point C. Puis un quart d’unité, qui l’amène au point D. Et ainsi de suite
Dans le langage des mathématiques modernes, la distance qu’il parcourt s’exprime comme suit:
1+ 1/2+ 1/4+ 1/8+1/16+ 1/32 …+ 1/2n + …
Zénon, on l’a vu, pense qu’on n’en finira jamais. Mais les mathématiques modernes suggèrent que nous nous trouvons ici devant une série convergente dont la limite est 0. Ces deux idées — série convergente avec limite et zéro — étaient inconnues des Grecs anciens et ont profondément entravé leur capacité à répondre à Zénon.
Mais cette explication ne satisfait pas tout le monde et certains rappellent que cette série tend vers sa limite, mais sans jamais l’atteindre : ce qui était précisément ce qu’affirmait Zénon.
lundi, octobre 12, 2009
ÉPISTÉMOLOGIE 2: KANT ET AU-DELÀ
[Un autre chapitre de mon Introduction à la philosophie en cours de rédaction.Vos suggestions pour l'améliorer sont les bienvenues. Kant n'est pas facile à exposer...]
Emmanuel Kant (1724-1804) a été formé dans le cadre de la tradition rationaliste et donc avec une grande confiance en les capacités de la connaissance humaine, une confiance encore accrue par la vaste connaissance qu’il avait des sciences de son temps (de la récente la physique newtonienne, tout particulièrement), auxquelles il contribuera d’ailleurs. Le jeune Kant pensait en outre que nous pouvions, à l’aide de la seule raison, répondre à certaines grandes et ultimes questions concernant Dieu, le monde envisagée dans sa totalité et dans son ultime réalité, l’âme ou la liberté humaines, et qui constituent le domaine de ce que la philosophie classique appelait la métaphysique spéculative.
Or, constate Kant, si les sciences et les mathématiques sont parvenues à établir des vérités qui font consensus et qui expliquent leur succès, la métaphysique, elle, offre le désolant spectacle d’un champ de bataille où se sont développés des conflits stériles. De plus, la lecture de Hume et les conclusions sceptiques qu’il y découvre relativement à la connaissance scientifique sont, on le devine, extrêmement troublantes pour Kant. «Je l’avoue, écrira-t-il, ce fut l’avertissement de David Hume qui interrompit d’abord, voilà bien des années, mon sommeil dogmatique, et qui donna à mes recherches en philosophie spéculative une toute autre direction».
Kant mettra de nombreuses années à répondre aux défis posés par l’inaboutissement de la métaphysique et par l’œuvre de Hume et le résultat de ses efforts ne paraîtra qu’en 1781, sous le tire de : Critique de la raison pure. C’est un des plus influents ouvrages d’épistémologie et même de philosophie de tous les temps, mais aussi l’un des plus difficiles, des plus complexes et des plus touffus qui soient. Dans les pages qui suivent, notre ambition, modeste, sera de faire saisir non le détail mais bien la nature de la réponse donnée par Kant à Hume, afin de montrer ce que signifie ce criticisme (ou idéalisme transcendental) dont il est le créateur.
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Une dose d’espace et de temps
Une vie consacrée à l’étude
Emmanuel Kant est né à Königsberg (la ville, aujourd’hui nommée Kaliningrad, a été presque entièrement détruite durant la Deuxième Guerre Mondiale) le 22 avril 1724. On trouverait difficilement un vie moins mouvementée que la sienne : Kant passera l’essentiel de son existence dans sa ville natale, menant une vie faite d’étude, de promenades à heure fixe (on raconte que les habitants de Königsberg pouvaient régler leurs montres sur son passage!) et de repas pris seuls ou avec des amis. Il entre comme professeur à l’université en 1755 et les quinze année suivantes, fait paraître plusieurs ouvrages et opuscules sur une grande variété de sujets. On les considère aujourd'hui comme ses écrits mineurs et appartenant à la période dite pré-critique.
À compter de 1770, Kant se consacre à la rédaction de son opus magnum, la Critique de la Raison pure. Sa parution, en 1781, marque le début de la période du criticisme (qui est un des noms du système de Kant). Les ouvrages majeurs se succèdent et paraissent en particulier deux autres critiques : la Critique de la raison pratique (1788), consacrée à la morale et la Critique de la Faculté de juger (1790), consacrée notamment à l’esthétique.
Sur la pierre tombale de Kant figurent ces mots : « Deux choses remplissent le coeur d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique: le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. »
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La manière la plus simple de comprendre ce qu’accomplit Kant dans la Critique de la Raison Pure est de partir de la fourche de Hume et de sa division qu’il pense exhaustive des propositions en propositions exprimant des relations entre des idées et propositions qui rapportent des états de fait. Kant explicite ce que cette distinction signifie et propose, on l’a vu, un nouveau vocabulaire pour désigner les deux types de propositions: il appelle les premières propositions analytiques et les deuxièmes synthétiques.
Les propositions analytiques, explique-t-il, sont celles dans lesquelles le prédicat appartient d’emblée, même si c’est de manière cachée ou implicite, au sujet : une telle proposition ne fait en somme rien d’autre que déployer ou expliciter ce que le sujet contient, de sorte que les nier entraîne une contradiction. Les propositions synthétiques sont celles dans lesquelles le prédicat n’est pas contenu dans le sujet et leur négation n’implique aucune contradiction.
Mais Kant suggère ensuite une deuxième paire de distinction, cette fois entre des connaissances qu’il nomme, les unes, a priori, les autres, a posteriori. Les premières, dit-il, sont connues avant et indépendamment de toute expérience, elles sont universelles et nécessaires; tandis que les deuxièmes sont connues par l’expérience et elles sont particulières et contingentes.
On peut comprendre le projet de Kant à partir de là en disant qu’il convient avec Hume que toutes les propositions analytiques sont a priori et que toutes les propositions a posteriori sont synthétiques. Cependant, Kant refuse d’accorder que toutes les propositions synthétiques sont a posteriori et que toutes les propositions a priori sont analytiques. En d’autres termes, Kant veut montrer qu’il existe des propositions et des connaissances synthétiques a priori : synthétiques, elles nous diraient quelque chose de vrai à propos du monde; mais elles seraient aussi a priori, et donc connues indépendamment de l’expérience. Il entend montrer que les sciences empiriques et les mathématiques comprennent de tels jugements synthétique a priori — d’où leur succès — et comment ils y sont mis en oeuvre. En prime, pense Kant, une telle analyse pourra nous dire si une métaphysique spéculative est possible et, dans l’affirmative, comment.
Toute la problématique épistémologique de Kant peut donc être ramenée (comme il l’a suggéré lui-même) à une simple question : «Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles?». Pour y répondre, il entreprend un examen critique de la faculté de connaître qui débouchera sur ce qu’on peut donner comme un compromis entre le rationalisme et l’empirisme.
Au total, comme on va le voir, Kant concède en effet à l’empiriste que des données de l’expérience sont nécessaires pour qu’on puisse connaître : mais il ajoute que l’empiriste a tort de penser que cela suffit puisque cette expérience ne peut pas ne pas être, en quelque sorte, organisée, mise en forme, selon des principes que notre esprit lui impose : en cela, le rationaliste pointait dans la bonne direction, mais il se trompait en négligeant le caractère indispensable de l’apport de l’expérience.
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TABLEAU MANQUANT
Ce tableau aidera à visualiser ce que propose Kant. On notera qu’une telle position le distingue doublement de ses prédécesseurs en soutenant d’une part que les mathématiques sont bien a priori mais qu’elles ne sont pas analytiques, d’autre part que si les sciences empiriques comme la physique comprennent bien des jugements synthétiques, certains sont a priori.
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En d’autres termes : à l’énigme qu’il pose de comprendre comment on peut connaître des vérités à propos du monde avant et indépendamment de toute expérience, Kant répond — mais nous devrons expliquer ce que cela signifie — que nous ne connaissons a priori du monde que ce que nous y mettons nous-mêmes. Il écrit : «Si toute notre connaissance débute avec l’expérience, cela ne prouve pas qu’elle dérive toute de l’expérience car il se pourrait bien que même notre connaissance par expérience fût un composé de ce que nous recevons des impressions sensibles et de ce que notre propre pouvoir de connaître (simplement excité par des impressions sensibles) produit de lui-même: addition que nous ne distinguons pas de la matière première jusqu'à ce que notre attention y ait été portée par un long exercice qui nous ait appris à l'en séparer.» («Préface», Critique de la raison pure, 2e édition, 1787)
Cette manière d’envisager le problème épistémologique à partir du sujet qui connaît et plus précisément de son pouvoir de connaître opère ce que Kant va appeler une «révolution copernicienne» en épistémologie. Qu’est-ce que cela veut dire?
En montrant que, contrairement à ce qu’on pensait (souvent) jusqu’à lui, c’est le Soleil qui est au centre de notre système solaire et que la Terre tourne autour lui, Nicolas Copernic a opéré un radical changement de perspective en astronomie, une véritable révolution. Kant se considère comme opérant quelque chose de semblable épistémologie. « On a admis jusqu'ici que toutes nos connaissances devaient se régler sur les objets ; mais, dans cette hypothèse, tous nos efforts […] n'ont abouti à rien. Que l'on cherche donc une fois si nous ne serions pas plus heureux [...] en supposant que les objets se règlent sur notre connaissance, ce qui s'accorde déjà mieux avec ce que nous désirons démontrer, à savoir la possibilité d'une connaissance a priori de ces objets qui établisse quelque chose à leur égard, avant même qu'ils nous soient donnés.»
Kant va distinguer trois aspects à notre pouvoir de connaître : la sensibilité; l’entendement; la raison.
Par la sensibilité — il pourra être éclairant de parler ici de réceptivité — des objets sont par nous reçus, intuitionnés, donnés dans l’expérience. Kant distingue soigneusement la matière, c’est-à-dire le contenu, et la forme de cette intuition sensible.
C’est ici que se place une idée capitale de Kant, qui reconnaît deux formes a priori de la sensibilité : l’espace, ou forme du sens externe et le temps, forme du sens interne. Arrêtons-nous à ces idées cruciale.
Elles signifient que nous ne pouvons pas ne pas percevoir le monde autrement qu’ordonné par et selon ces catégories d’espace et de temps que nous lui imposons. Nous ne percevons en effet jamais l’espace ou le temps en soi, mais toujours et nécessairement (puisque c’est nous qui les y mettons) des objets situés dans l’espace et dans le temps. Nous connaissons dons bien des vérités du monde a priori : ce sont celles que nous y avons mises. Dans le cas des deux formes a priori de la sensibilité, Kant pense avoir trouvé l’explication de l’applicabilité et de l’universalité et de la géométrie et de l’arithmétique (puis, des mathématiques). L’espace, que décrit avant toute expérience la géométrie d’Euclide et à laquelle se conforme le monde est celui de notre sens externe; les nombres, qui sont la traduction de notre intuition de la succession temporelle sont liés à notre sens interne. Bref : les jugements
synthétiques a priori de la géométrie et des mathématiques peuvent ainsi être compris.
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Une dose pour être vraiment intelligent
À quoi renvoie le fameux exemple : 7+5= 12
Pour Kant, les propositions de l’arithmétique (puis, par suite, toutes celles des mathématiques) sont synthétiques a priori. En cela, il s’oppose à la position empiriste, qui les donne pour analytiques. Si c’est le cas, 7+5 = 12 (c’est l’exemple à partir duquel Kant raisonne dans sa Critique) ne signifie rien d’autre qu’une réécriture d’une évidence. Par exemple : 5 = 1+ 1+ 1+ 1+1; 7 = 1+ 1+ 1+ 1+1 + 1 +1; et 12 = 1+ 1+ 1+ 1+1 + 1+ 1+ 1+ 1+1 + 1 +1.
Mais la signification de 12, pense Kant, est quelque chose de plus que 1+ 1+ 1+ 1+1 + 1+ 1+ 1+ 1+1 + 1 +1 ou que 7 + 5. Selon lui, si c’était le cas, 12 signifierait aussi 6 + 6, 8 + 4, 9 + 3 et une infinité d’autres choses qu’il n’est pas nécessaire de connaître pour comprendre 12. Il est ainsi manifeste que je sais ce que 12 signifie sans nécessairement savoir ou même avoir à l’esprit que: (√36 √4) (√16/√4) / 2.
Ce point est un des plus controversés de toute l’épistémologie kantienne.
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Par entendement, cette fois, Kant réfère à notre pouvoir de juger : pour qu’il y ait connaissance, en effet, les données reçus par la sensibilité doivent encore être ordonnées, mises en forme, ce qui se produit quand l’entendement, qui connaît par concepts, les organise.
Ce qui suit est un des passages les plus ardus et, lui aussi, les plus controversés de la Critique de la raison pure. Kant entreprend en effet ce qu’il appelle une déduction transcendentale des catégories, destinée à préciser se que sont ces ‘formes’ (ces catégories) présentes dans l’entendement de chacun de nous et qui sont nécessairement appliquées aux données de la sensibilité, qu’elles conceptualisent.
Kant reprend d’abord pour cela la table des types de jugements élaborée par les logiciens à la suite d’Aristote. La voici :
Table des jugements (reprise d’Aristote et des logiciens antérieurs)
Quantité Qualité Relation Modalité
Universels Affirmatifs Catégoriques Problématiques
Particuliers Négatifs Hypothétiques Assertoriques
Singuliers Indéfinis Disjonctifs Apodictiques
Partant de cette table, il établit sa propre table des catégories :
Table kantienne des catégories de l'entendement
Quantité Qualité Relation Modalité
Unité Réalité Substance/ accident Possibilité / impossibilité
Pluralité Négation Cause / effet Existence/Non-existence
Totalité Limitation Réciprocité Nécessité - contingence
Kant peut maintenant expliquer comment sont déployés des jugements synhétiques a priori dans notre connaissance du monde et, partant, comment la science empirique est possible : ils le sont à travers l’application de ces catégories qui structurent ce que nous recevons par l’intuition sensible.
Kant, en somme, concède à Hume qu’on n’observe pas la causalité — qui est, on l’aura remarqué, une des catégories qu’il recense. Mais la causalité n’est non plus ni une illusion ni le simple résultat d’une habitude : c’est nous qui l’y mettons, nécessairement, parce qu’elle est un élément constitutif de notre appareil mental.
De même, nous n’observons pas non plus l’espace ou le temps : nous observons plutôt nécessairement les objets de notre expérience comme étant situés dans l’espace et le temps. En fait, la simple observation de la priorité et de la contiguité que Hume disait observer dans son analyse de la causalité présuppose déjà une organisation spatio-temporelle, comme elle présuppose aussi la notion de substance, et ainsi de suite à propos, pense Kant, de chacune de ses catégories. C’est ainsi que dans tous nos jugements où nous mesurons des quantités, nous ne pourrons que constater de la singularité, de l’universalité ou de la pluralité; que dans tous ceux où nous jugeons de modalité, une chose ne pourra pas ne pas être : possible ou impossible, nécessaire ou contingente, existant ou n’existant pas; et ainsi de suite pour toutes les catégories.
Il s’ensuit de tout cela (au moins) deux conséquences capitales.
La première est que pour qu’il y ait connaissance, les contributions des données de la sensibilité et du travail de l’entendement sont tous deux et conjointement indispensables. Kant résume ce résultat en une formule célèbre: «Des intuitions sans concept sont aveugles, des concepts sans intuition sont vides». Elle nous rappelle la nécessaire collaboration des catégories et de la sensibilité, de l’intuition et de l’entendement, pour que le monde nous soit connu. En d’autres mots : des objets donnés dans l’expérience (intuition) qui ne seraient pas ordonnés par des concepts seraient sans ordre ni raison; à l’inverse, des catégories (concepts) qui ne s’appliqueraient à rien de sensible n’auraient pas de contenu et donc pas de valeur cognitive.
La deuxième conséquence est que sitôt que l'on cherche à connaître sans ces intuitions sensibles auxquelles sont appliquées des concepts, on va au-delà de ce qui est possible et légitime. Selon Kant, c'est précisément ce que fait la raison quand on s’occupe de métaphysique. Par raison, Kant désigne en effet cette dimension de notre faculté de connaître ayant une extension plus large que l’entendement, qui, lui, se borne à subsumer les données de la sensibilité sous de concepts : la raison, elle, fait la synthèse des éléments sensibles et recherche la condition inconditionnée des phénomènes et leur unité au-delà de toute expérience possible. C’est là pour nous une pente inévitable : ayant identifié ce que nous tenons pour la cause d'un phénomène, par exemple, nous recherchons la cause de cette cause. Cette tentation d’unification et de recherche de l’inconditionné est si forte qu’il nous est impossible d’éviter de ne pas y succomber : mais elle reste une illusion lorsque la raison forge des idées n’ayant aucune base dans l’expérience. Parmi elles, se trouvent les trois idées centrales de la métaphysique dogmatique auxquelles rien dans l’intuition ne correspond: Dieu, le monde dans sa totalité, l’âme.
Kant a recours à une image particulièrement éclairante pour faire comprendre cette illusion de la métaphysique : «La colombe légère, lorsque, dans son libre vol, elle fend l'air dont elle sent la résistance, pourrait s'imaginer qu'elle réussirait bien mieux encore dans le vide.» L’air est évidemment ici l'expérience qui délimite la cadre possible de l’usage des catégories et donc celui de la connaissance possible : vouloir s’en affranchir, vouloir dépasser les phénomènes pour atteindre l’absolu, c’est, pour l’oiseau se condamner à ne plus pouvoir voler et pour nous, à ne pas pouvoir connaître.
Pour l’établir, Kant entreprend de montrer comment la raison, outrepassant les bornes de la connaissance possible, s’enferre immanquablement des contradictions dont elle ne peut s’extirper. Il appelle ces contradictions des antinomies. Kant recense et déploie quatre de ces antinomies qui illustrent selon lui comment la raison, croyant prendre son envol en se passant de la résistance de l’air, peut prouver une chose et son contraire, et aussi bien (c’est l’une de ces antinomies) parvenir à la conclusion que le monde a un commencement dans le temps (thèse) qu’à l’antithèse selon laquelle il est éternel.
Mais, on l’a dit, la tentation métaphysique nous est selon Kant irrésistible. À tout le moins pense-t-il, par son œuvre critique, avoir délimité ce qu’on peut attendre de cette métaphysique que nous persistons à pratiquer — et cela n’est pas un savoir. En une formule célèbre, il résumera son propos en disant qu’il a dû «abolir le savoir afin d'obtenir une place pour la croyance».
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Une dose pour être vraiment intelligent
N’y a t-il pas moyen d’éclaircir un peu tout cela par un exemple?
Oui. En fait, deux métaphores éclairantes sont souvent utilisées pour faire saisir ce que Kant affirme : celle des lentilles de contact et celle des photographies mélangées.
Imaginez que l’on vous ait greffé à la naissance des lentilles de contact roses : tout ce que vous observeriez serait en ce cas teinté de rose. C’est un peu ce que Kant suggère : l’espace, le temps, les catégories sont de telles lentilles à travers les quelles le réel est perçu par nous.
La deuxième métaphore, que j’adapte ici, a été imaginée Robert Kane et vous demande de supposer que vous êtes un enquêteur qui arrive sur le lieu d’un incendie présumé être criminel. Les caméras de surveillance, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du bâtiment, fonctionnaient mal et n’ont réussi qu’à prendre des clichés à intervalles irréguliers. Comble de malchance, ces clichés ont été mélangés et vous sont remis dans un complet désordre. Mais vous vous mettez à l’œuvre pour reconstruire la séquence des événements. Vous placez d’abord une photographie où on voit de loin un homme en noir et masqué portant un bidon approcher du bâtiment; puis une autre où il est plus proche, une autre encore où il force la porte; etc. Voici l’homme à l’intérieur du bâtiment : vous placez le cliché où il verse le contenu du bidon avant celui où il craque une allumette et ces deux-là avant celui où il s’enfuit.
Ce que Kant veut dire, c’est qu’en ventilant de la sorte les photographies, vous appliquez précisément ces cadres conceptuels que sont l’espace, le temps, et les catégories (quantité, modalité, substance, causalité et ainsi de suite). Cette métaphore veut suggérer que votre organisation des clichés est en somme comme votre expérience : celle-ci n’est jamais une simple série de perceptions non ordonnées ou non structurées, mais est au contraire organisée par des principes constitutifs de votre pouvoir de connaître qui sont nécessairement mis en jeu.
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Un peu de recul
L’héritage légué par Kant est immense. On le retrouve en particulier aujourd’hui en psychologie cognitive et dans tous ces efforts pour montrer que nous ne sommes pas de simples récepteurs passifs d’informations transmises par nos sens mais bien, en un sens, des constructeurs du monde.
Mais la pensée de Kant est un idéalisme (dit transcendental) qui implique que nous ne pouvons jamais connaître que les phénomènes — ne pouvant pas même dire du monde nouménal qu’il est la cause des phénomènes, puisque ce faisant nous outrepasserions l’usage légitime de la catégorie de causalité. C’est là un prix extrêmement lourd à payer, trop lourd aux yeux de beaucoup.
De plus, certaines des analyses kantiennes ont été contredites par la science ultérieure. C’est ainsi que nous connaissons aujourd’hui d’autres géométries que celle d’Euclide présumée par Kant être unique et synthétique a priori; et qu’Einstein a contraint la physique à renoncer à ce temps newtonien que Kant pensait, cette fois encore, synthétique a priori.
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Une dose de vocabulaire
Le lexique kantien
Critique : Examen des pouvoirs de la raison et de notre faculté de connaître permettant de discerner ce qu’elle peut et ne peut pas accomplir; du grec krino, trier, passer au crible
Pure : Connaissances a priori auxquelles «rien n’est mêlé rien d’empirique»; indépendant de l’expérience.
Noumène/Phénomène : Ce que nous connaissons du monde, selon Kant, ne peut l’être qu’à travers les formes a priori de notre sensibilité et les catégories de l’entendement : ce sont, dira-t-il, des phénomènes; par contre, ce que le monde est indépendamment de cette connaissance ainsi obtenue nous reste à jamais inconnu : ce sont les noumènes.
Transcendental : Qui se propose de déterminer les conditions de possibilité de quelque chose. En épistémologie, la connaissance étant possible, son analyse transcendentale doit nous dire ce qui doit exister qui explique que la connaissance soit possible; la déduction transcendentale des catégories doit déterminer celle qui sont nécessaires pour que nos ayons l’expérience que nous avons.
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Au-delà des épistémologies fondationnalistes
Avec Kant se referme l’épisode de l’épistémologie classique, à laquelle le présent ouvrage borne ses ambitions. Les options qui y ont été dessinées restent vivantes et ouvertes, mais d’autres ont été depuis explorées. Tentons d’y voir plus clair en distinguant certaines d’entre elles.
Les épistémologiques classiques ont en commun de penser qu’il est possible de fonder la connaissance sur quelque chose d’assuré et qui, lui-même, ne demande pas de justification (le cogito et la raison, l’expérience, l’universalité des catégories imposées à l’expérience). On les dit pour cela fondationnalistes.
Il ne manque pas aujourd’hui de penseurs pour suggérer que nous devrions sortir de cette perspective fondationnaliste et aborder tout autrement que par cette métaphore d’un fondement définitif sur lequel construire la question de la connaissance. Après tout, il est d’autres moyens que de placer des fondations pour élever un mur : on peut par exemple fabriquer des formes et y couler du ciment. C’est en quelque sorte ce que proposent certaines des épistémologies non fondationnalistes contemporaines.
Pragmatisme et épistémologie naturalisée
Le pragmatisme a à cet égard fait figure de précurseur. Né aux Etats-Unis, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, il demeure aujourd’hui encore très influent.
Le pragmatisme est d’abord né d’un singulier génie américain, le scientifique, mathématicien et philosophe Charles Sanders Peirce (1839-1914), qui le proposait essentiellement comme une doctrine en philosophie du langage permettant de définir ce que signifient nos concepts.
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Une dose pour être vraiment intelligent
Comment le pragmatisme de Peirce résout-il le problème de la signification?
Il le résout en disant que ce que signifie un concept est défini par ses conséquences dans l’action. Peirce écrit :
«Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l’objet. Quelques exemples pour faire comprendre cette règle. Commençons par le plus simple possible, et demandons-nous ce que nous entendons en disant qu’une chose est dure. Évidemment nous voulons dire qu’un grand nombre d’autres substances ne la rayeront pas. La conception de cette propriété comme de toute autre, est la somme de ses effets conçus par nous. Il n’y a pour nous absolument aucune différence entre une chose dure et une chose molle tant que nous n’avons pas fait l’épreuve de leurs effets.»
PEIRCE, C.S.,«How to make our Ideas Clear», 1878.
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Le médecin, psychologue et philosophe William James (1842-1910) s’en est ensuite emparé et l’a déployé sur une grand nombre de questions philosophiques, souvent avec brillance, mais au grand découragement de Peirce, qui rebaptisera avec humour sa théorie le «pramaticisme», un nom tellement laid, dira-t-il, qu’il découragera tout kidnappeur potentiel!
Il est vrai, en tous cas, que certaines des formulations employées par James dans son épistémologie, et tout particulièrement dans sa conception de la vérité, semblent tout à fait inacceptables. James écrit ainsi que «ce qui est vrai, c’est ce qui est avantageux de n’importe quelle manière», faisant ainsi de l’efficacité pratique et non plus de la correspondance au réel, le critère du vrai. Ce ne serait dès lors que par les applications techniques qu’elle permet qu’une théorie scientifique est ou plutôt se révèle vraie. Si cette conception peut à première vue être séduisante, on reconnaîtra rapidement qu’il est des vérités qui dérangent et des faussetés qui consolent, des circonstances qui rendent efficaces ou avantageuses des idées fausses — et inversement, et que le réconfort que procure une religion ne prouve pas sa véracité.
C’est pourquoi si on cherche une version plus crédible de l’épistémologie pragmatiste, c’est du côté du philosophe, pédagogue et réformateur social John Dewey (1859-1952) qu’on la trouvera. Dewey insiste pour affirmer que nous ne sommes pas de simples spectateurs d’un monde dont nous serions coupés, mais des organismes inséparables de leur environnement et qui y agissent, De son point de vue, théorie et pratique, sujet et objet, corps et esprit, sont autant de vains dualismes hérités de la philosophie traditionnelle qui ont conduit d’une part à des impasses comme celle, en épistémologie, du scepticisme à propos du monde extérieur, d’autre part à une conception «spectatoriale» de la connaissance : tout cela doit être dépassé. Le naturalisme empiriste ou instrumentalisme qu’il propose, et qui commence par abandonner l’idée d’un sujet observateur du monde et coupé de lui, le conduit à envisager nos idées, depuis les plus humbles d’entre elles jusqu’aux plus élaborées de nos théories scientifiques, comme autant d’instruments permettant de résoudre des problèmes, des instruments qu’on abandonnera dès que de meilleurs sont disponibles.
Fortement marquée par l’oeuvre de Darwin, celle de Dewey annonce aussi cette naturalisation de l’épistémologie, une avenue qui est aujourd’hui très fréquentée. L’idée, dont W. V. O. Quine (1908-2000) a donné dès 1969 un formulation explicite, est ici de faire de l’épistémologie une branche des sciences naturelles qui étudie comment les êtres humains, partant des stimulations de leurs organes sensoriels, parviennent à l’image qu’il se font du monde. En somme, de conjuguer les apports de la psychologie, de la biologie et des autres sciences naturelles pertinentes pour reprendre et peut-être résoudre les problèmes de l’épistémologie classique en les posant de nouveau, mais cette fois dans une perspective (naturaliste) nouvelle et avec des ambitions moindres que celle de fonder la connaissance qui animait l’ancienne épistémologie. C’est, on l’aura deviné, la perte ou du moins la minoration de cette dimension normative de l’épistémologie classique qui est le plus notable et aussi le plus contesté des aspects de cette nouvelle manière de faire de l’épistémologie.
Au même moment où elle se développait, un profond scepticisme confinant parfois à une sorte de pessimisme épistémologique se développait en Occident sous le nom de postmodernisme
Relativisme et postmodernisme
Pour en comprendre la teneur, supposons qu’aux catégories kantiennes présumées décrire des propriétés universelles et permanentes de l’esprit humain, on substitue des catégories contingentes, issues par exemple de l’histoire, de groupes sociaux tout entiers, voire de classes sociales.
Une telle position, qui peut être déployée de diverses manières selon ce qui est présumé fournir ces catégories contingentes, débouche, on le devine, sur une forme ou l’autre de relativisme épistémologique, qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui que combattit Platon chez les Sophistes de son temps.
Le débat entre partisans et adversaires de ce relativisme épistémologique a été très vif durant les dernières décennies du XX e siècle, tout particulièrement en philosophie des sciences.
C’est donc dans le chapitre consacré à cette dernière que nous le retrouverons.
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Une dose pour être vraiment intelligent
Que sont les contre-exemples de Gettier?
La philosophie vit de l’échange d’arguments et de contre-arguments. En voici une belle illustration pou clore cette section sur l’épistémologie.
On se souvient de l’analyse tripartite de la connaissance proposée par Platon. Or, un auteur contemporain, Edmund Gettier (1927) a voulu montrer, en imaginant des contre-exemples, c’est que cette analyse tripartite de la connaissance pourrait être insatisfaisante. Pour ce faire, il a imaginé des situations où les trois conditions sont satisfaites, mais où ne peut pas dire de S qu’il sait que P. Voici l’un d’eux.
Supposons que Smith et Jones sont les deux candidats à un certain poste. Supposons en outre que Smith a des bonnes raisons de tenir pour vraie la proposition conjonctive suivante :
(a) C’est Jones qui va obtenir le poste et Jones a dix pièces de monnaie dans sa poche.
Ce que sont ces bonnes raisons importe peu (disons, si vous voulez, que le président de la compagnie a dit à Smith que Jones allait obtenir le poste et que Smith vient tout juste de voir Jones compter la monnaie qu’il a dans sa poche) : l’important, ici, est que Smith est épistémiquement justifié de tenir (a) pour vraie.
Smith est alors épistémiquement justifié de croire que la proposition suivante, qui s’ensuit, est vraie :
(b) La personne qui va obtenir le poste a dix pièces de monnaie dans sa poche.
Mais supposons aussi que, sans qu’il le sache, c’est bien lui, Smith, et non Jones, qui va obtenir le poste; supposons encore que lui-même, Jones, a également, sans le savoir, dix pièces de monnaie dans sa poche.
La proposition (b) est donc vraie, bien que la proposition (a), à partir de laquelle on l’a inférée, soit fausse.
Gettier suggère que dans cet exemple : la proposition (b) est vraie; Smith croit que la proposition (b) est vraie; Smith est justifié de croire que la proposition (b) est vraie.
Pourtant, il est évident que Smith ne sait pas que la proposition (b) est vraie : d’une part puisqu’elle est vraie en vertu du nombre de pièces de monnaie qu’il a dans sa poche et qu’il ignore; d’autre part parce qu’il fonde sa croyance en la proposition (b) sur le nombre de pièces de monnaie dans la poche de Jones, qu’il croit en outre, mais à tort, être la personne qui obtiendra le poste.
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Emmanuel Kant (1724-1804) a été formé dans le cadre de la tradition rationaliste et donc avec une grande confiance en les capacités de la connaissance humaine, une confiance encore accrue par la vaste connaissance qu’il avait des sciences de son temps (de la récente la physique newtonienne, tout particulièrement), auxquelles il contribuera d’ailleurs. Le jeune Kant pensait en outre que nous pouvions, à l’aide de la seule raison, répondre à certaines grandes et ultimes questions concernant Dieu, le monde envisagée dans sa totalité et dans son ultime réalité, l’âme ou la liberté humaines, et qui constituent le domaine de ce que la philosophie classique appelait la métaphysique spéculative.
Or, constate Kant, si les sciences et les mathématiques sont parvenues à établir des vérités qui font consensus et qui expliquent leur succès, la métaphysique, elle, offre le désolant spectacle d’un champ de bataille où se sont développés des conflits stériles. De plus, la lecture de Hume et les conclusions sceptiques qu’il y découvre relativement à la connaissance scientifique sont, on le devine, extrêmement troublantes pour Kant. «Je l’avoue, écrira-t-il, ce fut l’avertissement de David Hume qui interrompit d’abord, voilà bien des années, mon sommeil dogmatique, et qui donna à mes recherches en philosophie spéculative une toute autre direction».
Kant mettra de nombreuses années à répondre aux défis posés par l’inaboutissement de la métaphysique et par l’œuvre de Hume et le résultat de ses efforts ne paraîtra qu’en 1781, sous le tire de : Critique de la raison pure. C’est un des plus influents ouvrages d’épistémologie et même de philosophie de tous les temps, mais aussi l’un des plus difficiles, des plus complexes et des plus touffus qui soient. Dans les pages qui suivent, notre ambition, modeste, sera de faire saisir non le détail mais bien la nature de la réponse donnée par Kant à Hume, afin de montrer ce que signifie ce criticisme (ou idéalisme transcendental) dont il est le créateur.
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Une dose d’espace et de temps
Une vie consacrée à l’étude
Emmanuel Kant est né à Königsberg (la ville, aujourd’hui nommée Kaliningrad, a été presque entièrement détruite durant la Deuxième Guerre Mondiale) le 22 avril 1724. On trouverait difficilement un vie moins mouvementée que la sienne : Kant passera l’essentiel de son existence dans sa ville natale, menant une vie faite d’étude, de promenades à heure fixe (on raconte que les habitants de Königsberg pouvaient régler leurs montres sur son passage!) et de repas pris seuls ou avec des amis. Il entre comme professeur à l’université en 1755 et les quinze année suivantes, fait paraître plusieurs ouvrages et opuscules sur une grande variété de sujets. On les considère aujourd'hui comme ses écrits mineurs et appartenant à la période dite pré-critique.
À compter de 1770, Kant se consacre à la rédaction de son opus magnum, la Critique de la Raison pure. Sa parution, en 1781, marque le début de la période du criticisme (qui est un des noms du système de Kant). Les ouvrages majeurs se succèdent et paraissent en particulier deux autres critiques : la Critique de la raison pratique (1788), consacrée à la morale et la Critique de la Faculté de juger (1790), consacrée notamment à l’esthétique.
Sur la pierre tombale de Kant figurent ces mots : « Deux choses remplissent le coeur d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique: le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. »
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La manière la plus simple de comprendre ce qu’accomplit Kant dans la Critique de la Raison Pure est de partir de la fourche de Hume et de sa division qu’il pense exhaustive des propositions en propositions exprimant des relations entre des idées et propositions qui rapportent des états de fait. Kant explicite ce que cette distinction signifie et propose, on l’a vu, un nouveau vocabulaire pour désigner les deux types de propositions: il appelle les premières propositions analytiques et les deuxièmes synthétiques.
Les propositions analytiques, explique-t-il, sont celles dans lesquelles le prédicat appartient d’emblée, même si c’est de manière cachée ou implicite, au sujet : une telle proposition ne fait en somme rien d’autre que déployer ou expliciter ce que le sujet contient, de sorte que les nier entraîne une contradiction. Les propositions synthétiques sont celles dans lesquelles le prédicat n’est pas contenu dans le sujet et leur négation n’implique aucune contradiction.
Mais Kant suggère ensuite une deuxième paire de distinction, cette fois entre des connaissances qu’il nomme, les unes, a priori, les autres, a posteriori. Les premières, dit-il, sont connues avant et indépendamment de toute expérience, elles sont universelles et nécessaires; tandis que les deuxièmes sont connues par l’expérience et elles sont particulières et contingentes.
On peut comprendre le projet de Kant à partir de là en disant qu’il convient avec Hume que toutes les propositions analytiques sont a priori et que toutes les propositions a posteriori sont synthétiques. Cependant, Kant refuse d’accorder que toutes les propositions synthétiques sont a posteriori et que toutes les propositions a priori sont analytiques. En d’autres termes, Kant veut montrer qu’il existe des propositions et des connaissances synthétiques a priori : synthétiques, elles nous diraient quelque chose de vrai à propos du monde; mais elles seraient aussi a priori, et donc connues indépendamment de l’expérience. Il entend montrer que les sciences empiriques et les mathématiques comprennent de tels jugements synthétique a priori — d’où leur succès — et comment ils y sont mis en oeuvre. En prime, pense Kant, une telle analyse pourra nous dire si une métaphysique spéculative est possible et, dans l’affirmative, comment.
Toute la problématique épistémologique de Kant peut donc être ramenée (comme il l’a suggéré lui-même) à une simple question : «Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles?». Pour y répondre, il entreprend un examen critique de la faculté de connaître qui débouchera sur ce qu’on peut donner comme un compromis entre le rationalisme et l’empirisme.
Au total, comme on va le voir, Kant concède en effet à l’empiriste que des données de l’expérience sont nécessaires pour qu’on puisse connaître : mais il ajoute que l’empiriste a tort de penser que cela suffit puisque cette expérience ne peut pas ne pas être, en quelque sorte, organisée, mise en forme, selon des principes que notre esprit lui impose : en cela, le rationaliste pointait dans la bonne direction, mais il se trompait en négligeant le caractère indispensable de l’apport de l’expérience.
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TABLEAU MANQUANT
Ce tableau aidera à visualiser ce que propose Kant. On notera qu’une telle position le distingue doublement de ses prédécesseurs en soutenant d’une part que les mathématiques sont bien a priori mais qu’elles ne sont pas analytiques, d’autre part que si les sciences empiriques comme la physique comprennent bien des jugements synthétiques, certains sont a priori.
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En d’autres termes : à l’énigme qu’il pose de comprendre comment on peut connaître des vérités à propos du monde avant et indépendamment de toute expérience, Kant répond — mais nous devrons expliquer ce que cela signifie — que nous ne connaissons a priori du monde que ce que nous y mettons nous-mêmes. Il écrit : «Si toute notre connaissance débute avec l’expérience, cela ne prouve pas qu’elle dérive toute de l’expérience car il se pourrait bien que même notre connaissance par expérience fût un composé de ce que nous recevons des impressions sensibles et de ce que notre propre pouvoir de connaître (simplement excité par des impressions sensibles) produit de lui-même: addition que nous ne distinguons pas de la matière première jusqu'à ce que notre attention y ait été portée par un long exercice qui nous ait appris à l'en séparer.» («Préface», Critique de la raison pure, 2e édition, 1787)
Cette manière d’envisager le problème épistémologique à partir du sujet qui connaît et plus précisément de son pouvoir de connaître opère ce que Kant va appeler une «révolution copernicienne» en épistémologie. Qu’est-ce que cela veut dire?
En montrant que, contrairement à ce qu’on pensait (souvent) jusqu’à lui, c’est le Soleil qui est au centre de notre système solaire et que la Terre tourne autour lui, Nicolas Copernic a opéré un radical changement de perspective en astronomie, une véritable révolution. Kant se considère comme opérant quelque chose de semblable épistémologie. « On a admis jusqu'ici que toutes nos connaissances devaient se régler sur les objets ; mais, dans cette hypothèse, tous nos efforts […] n'ont abouti à rien. Que l'on cherche donc une fois si nous ne serions pas plus heureux [...] en supposant que les objets se règlent sur notre connaissance, ce qui s'accorde déjà mieux avec ce que nous désirons démontrer, à savoir la possibilité d'une connaissance a priori de ces objets qui établisse quelque chose à leur égard, avant même qu'ils nous soient donnés.»
Kant va distinguer trois aspects à notre pouvoir de connaître : la sensibilité; l’entendement; la raison.
Par la sensibilité — il pourra être éclairant de parler ici de réceptivité — des objets sont par nous reçus, intuitionnés, donnés dans l’expérience. Kant distingue soigneusement la matière, c’est-à-dire le contenu, et la forme de cette intuition sensible.
C’est ici que se place une idée capitale de Kant, qui reconnaît deux formes a priori de la sensibilité : l’espace, ou forme du sens externe et le temps, forme du sens interne. Arrêtons-nous à ces idées cruciale.
Elles signifient que nous ne pouvons pas ne pas percevoir le monde autrement qu’ordonné par et selon ces catégories d’espace et de temps que nous lui imposons. Nous ne percevons en effet jamais l’espace ou le temps en soi, mais toujours et nécessairement (puisque c’est nous qui les y mettons) des objets situés dans l’espace et dans le temps. Nous connaissons dons bien des vérités du monde a priori : ce sont celles que nous y avons mises. Dans le cas des deux formes a priori de la sensibilité, Kant pense avoir trouvé l’explication de l’applicabilité et de l’universalité et de la géométrie et de l’arithmétique (puis, des mathématiques). L’espace, que décrit avant toute expérience la géométrie d’Euclide et à laquelle se conforme le monde est celui de notre sens externe; les nombres, qui sont la traduction de notre intuition de la succession temporelle sont liés à notre sens interne. Bref : les jugements
synthétiques a priori de la géométrie et des mathématiques peuvent ainsi être compris.
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Une dose pour être vraiment intelligent
À quoi renvoie le fameux exemple : 7+5= 12
Pour Kant, les propositions de l’arithmétique (puis, par suite, toutes celles des mathématiques) sont synthétiques a priori. En cela, il s’oppose à la position empiriste, qui les donne pour analytiques. Si c’est le cas, 7+5 = 12 (c’est l’exemple à partir duquel Kant raisonne dans sa Critique) ne signifie rien d’autre qu’une réécriture d’une évidence. Par exemple : 5 = 1+ 1+ 1+ 1+1; 7 = 1+ 1+ 1+ 1+1 + 1 +1; et 12 = 1+ 1+ 1+ 1+1 + 1+ 1+ 1+ 1+1 + 1 +1.
Mais la signification de 12, pense Kant, est quelque chose de plus que 1+ 1+ 1+ 1+1 + 1+ 1+ 1+ 1+1 + 1 +1 ou que 7 + 5. Selon lui, si c’était le cas, 12 signifierait aussi 6 + 6, 8 + 4, 9 + 3 et une infinité d’autres choses qu’il n’est pas nécessaire de connaître pour comprendre 12. Il est ainsi manifeste que je sais ce que 12 signifie sans nécessairement savoir ou même avoir à l’esprit que: (√36 √4) (√16/√4) / 2.
Ce point est un des plus controversés de toute l’épistémologie kantienne.
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Par entendement, cette fois, Kant réfère à notre pouvoir de juger : pour qu’il y ait connaissance, en effet, les données reçus par la sensibilité doivent encore être ordonnées, mises en forme, ce qui se produit quand l’entendement, qui connaît par concepts, les organise.
Ce qui suit est un des passages les plus ardus et, lui aussi, les plus controversés de la Critique de la raison pure. Kant entreprend en effet ce qu’il appelle une déduction transcendentale des catégories, destinée à préciser se que sont ces ‘formes’ (ces catégories) présentes dans l’entendement de chacun de nous et qui sont nécessairement appliquées aux données de la sensibilité, qu’elles conceptualisent.
Kant reprend d’abord pour cela la table des types de jugements élaborée par les logiciens à la suite d’Aristote. La voici :
Table des jugements (reprise d’Aristote et des logiciens antérieurs)
Quantité Qualité Relation Modalité
Universels Affirmatifs Catégoriques Problématiques
Particuliers Négatifs Hypothétiques Assertoriques
Singuliers Indéfinis Disjonctifs Apodictiques
Partant de cette table, il établit sa propre table des catégories :
Table kantienne des catégories de l'entendement
Quantité Qualité Relation Modalité
Unité Réalité Substance/ accident Possibilité / impossibilité
Pluralité Négation Cause / effet Existence/Non-existence
Totalité Limitation Réciprocité Nécessité - contingence
Kant peut maintenant expliquer comment sont déployés des jugements synhétiques a priori dans notre connaissance du monde et, partant, comment la science empirique est possible : ils le sont à travers l’application de ces catégories qui structurent ce que nous recevons par l’intuition sensible.
Kant, en somme, concède à Hume qu’on n’observe pas la causalité — qui est, on l’aura remarqué, une des catégories qu’il recense. Mais la causalité n’est non plus ni une illusion ni le simple résultat d’une habitude : c’est nous qui l’y mettons, nécessairement, parce qu’elle est un élément constitutif de notre appareil mental.
De même, nous n’observons pas non plus l’espace ou le temps : nous observons plutôt nécessairement les objets de notre expérience comme étant situés dans l’espace et le temps. En fait, la simple observation de la priorité et de la contiguité que Hume disait observer dans son analyse de la causalité présuppose déjà une organisation spatio-temporelle, comme elle présuppose aussi la notion de substance, et ainsi de suite à propos, pense Kant, de chacune de ses catégories. C’est ainsi que dans tous nos jugements où nous mesurons des quantités, nous ne pourrons que constater de la singularité, de l’universalité ou de la pluralité; que dans tous ceux où nous jugeons de modalité, une chose ne pourra pas ne pas être : possible ou impossible, nécessaire ou contingente, existant ou n’existant pas; et ainsi de suite pour toutes les catégories.
Il s’ensuit de tout cela (au moins) deux conséquences capitales.
La première est que pour qu’il y ait connaissance, les contributions des données de la sensibilité et du travail de l’entendement sont tous deux et conjointement indispensables. Kant résume ce résultat en une formule célèbre: «Des intuitions sans concept sont aveugles, des concepts sans intuition sont vides». Elle nous rappelle la nécessaire collaboration des catégories et de la sensibilité, de l’intuition et de l’entendement, pour que le monde nous soit connu. En d’autres mots : des objets donnés dans l’expérience (intuition) qui ne seraient pas ordonnés par des concepts seraient sans ordre ni raison; à l’inverse, des catégories (concepts) qui ne s’appliqueraient à rien de sensible n’auraient pas de contenu et donc pas de valeur cognitive.
La deuxième conséquence est que sitôt que l'on cherche à connaître sans ces intuitions sensibles auxquelles sont appliquées des concepts, on va au-delà de ce qui est possible et légitime. Selon Kant, c'est précisément ce que fait la raison quand on s’occupe de métaphysique. Par raison, Kant désigne en effet cette dimension de notre faculté de connaître ayant une extension plus large que l’entendement, qui, lui, se borne à subsumer les données de la sensibilité sous de concepts : la raison, elle, fait la synthèse des éléments sensibles et recherche la condition inconditionnée des phénomènes et leur unité au-delà de toute expérience possible. C’est là pour nous une pente inévitable : ayant identifié ce que nous tenons pour la cause d'un phénomène, par exemple, nous recherchons la cause de cette cause. Cette tentation d’unification et de recherche de l’inconditionné est si forte qu’il nous est impossible d’éviter de ne pas y succomber : mais elle reste une illusion lorsque la raison forge des idées n’ayant aucune base dans l’expérience. Parmi elles, se trouvent les trois idées centrales de la métaphysique dogmatique auxquelles rien dans l’intuition ne correspond: Dieu, le monde dans sa totalité, l’âme.
Kant a recours à une image particulièrement éclairante pour faire comprendre cette illusion de la métaphysique : «La colombe légère, lorsque, dans son libre vol, elle fend l'air dont elle sent la résistance, pourrait s'imaginer qu'elle réussirait bien mieux encore dans le vide.» L’air est évidemment ici l'expérience qui délimite la cadre possible de l’usage des catégories et donc celui de la connaissance possible : vouloir s’en affranchir, vouloir dépasser les phénomènes pour atteindre l’absolu, c’est, pour l’oiseau se condamner à ne plus pouvoir voler et pour nous, à ne pas pouvoir connaître.
Pour l’établir, Kant entreprend de montrer comment la raison, outrepassant les bornes de la connaissance possible, s’enferre immanquablement des contradictions dont elle ne peut s’extirper. Il appelle ces contradictions des antinomies. Kant recense et déploie quatre de ces antinomies qui illustrent selon lui comment la raison, croyant prendre son envol en se passant de la résistance de l’air, peut prouver une chose et son contraire, et aussi bien (c’est l’une de ces antinomies) parvenir à la conclusion que le monde a un commencement dans le temps (thèse) qu’à l’antithèse selon laquelle il est éternel.
Mais, on l’a dit, la tentation métaphysique nous est selon Kant irrésistible. À tout le moins pense-t-il, par son œuvre critique, avoir délimité ce qu’on peut attendre de cette métaphysique que nous persistons à pratiquer — et cela n’est pas un savoir. En une formule célèbre, il résumera son propos en disant qu’il a dû «abolir le savoir afin d'obtenir une place pour la croyance».
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Une dose pour être vraiment intelligent
N’y a t-il pas moyen d’éclaircir un peu tout cela par un exemple?
Oui. En fait, deux métaphores éclairantes sont souvent utilisées pour faire saisir ce que Kant affirme : celle des lentilles de contact et celle des photographies mélangées.
Imaginez que l’on vous ait greffé à la naissance des lentilles de contact roses : tout ce que vous observeriez serait en ce cas teinté de rose. C’est un peu ce que Kant suggère : l’espace, le temps, les catégories sont de telles lentilles à travers les quelles le réel est perçu par nous.
La deuxième métaphore, que j’adapte ici, a été imaginée Robert Kane et vous demande de supposer que vous êtes un enquêteur qui arrive sur le lieu d’un incendie présumé être criminel. Les caméras de surveillance, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du bâtiment, fonctionnaient mal et n’ont réussi qu’à prendre des clichés à intervalles irréguliers. Comble de malchance, ces clichés ont été mélangés et vous sont remis dans un complet désordre. Mais vous vous mettez à l’œuvre pour reconstruire la séquence des événements. Vous placez d’abord une photographie où on voit de loin un homme en noir et masqué portant un bidon approcher du bâtiment; puis une autre où il est plus proche, une autre encore où il force la porte; etc. Voici l’homme à l’intérieur du bâtiment : vous placez le cliché où il verse le contenu du bidon avant celui où il craque une allumette et ces deux-là avant celui où il s’enfuit.
Ce que Kant veut dire, c’est qu’en ventilant de la sorte les photographies, vous appliquez précisément ces cadres conceptuels que sont l’espace, le temps, et les catégories (quantité, modalité, substance, causalité et ainsi de suite). Cette métaphore veut suggérer que votre organisation des clichés est en somme comme votre expérience : celle-ci n’est jamais une simple série de perceptions non ordonnées ou non structurées, mais est au contraire organisée par des principes constitutifs de votre pouvoir de connaître qui sont nécessairement mis en jeu.
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Un peu de recul
L’héritage légué par Kant est immense. On le retrouve en particulier aujourd’hui en psychologie cognitive et dans tous ces efforts pour montrer que nous ne sommes pas de simples récepteurs passifs d’informations transmises par nos sens mais bien, en un sens, des constructeurs du monde.
Mais la pensée de Kant est un idéalisme (dit transcendental) qui implique que nous ne pouvons jamais connaître que les phénomènes — ne pouvant pas même dire du monde nouménal qu’il est la cause des phénomènes, puisque ce faisant nous outrepasserions l’usage légitime de la catégorie de causalité. C’est là un prix extrêmement lourd à payer, trop lourd aux yeux de beaucoup.
De plus, certaines des analyses kantiennes ont été contredites par la science ultérieure. C’est ainsi que nous connaissons aujourd’hui d’autres géométries que celle d’Euclide présumée par Kant être unique et synthétique a priori; et qu’Einstein a contraint la physique à renoncer à ce temps newtonien que Kant pensait, cette fois encore, synthétique a priori.
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Une dose de vocabulaire
Le lexique kantien
Critique : Examen des pouvoirs de la raison et de notre faculté de connaître permettant de discerner ce qu’elle peut et ne peut pas accomplir; du grec krino, trier, passer au crible
Pure : Connaissances a priori auxquelles «rien n’est mêlé rien d’empirique»; indépendant de l’expérience.
Noumène/Phénomène : Ce que nous connaissons du monde, selon Kant, ne peut l’être qu’à travers les formes a priori de notre sensibilité et les catégories de l’entendement : ce sont, dira-t-il, des phénomènes; par contre, ce que le monde est indépendamment de cette connaissance ainsi obtenue nous reste à jamais inconnu : ce sont les noumènes.
Transcendental : Qui se propose de déterminer les conditions de possibilité de quelque chose. En épistémologie, la connaissance étant possible, son analyse transcendentale doit nous dire ce qui doit exister qui explique que la connaissance soit possible; la déduction transcendentale des catégories doit déterminer celle qui sont nécessaires pour que nos ayons l’expérience que nous avons.
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Au-delà des épistémologies fondationnalistes
Avec Kant se referme l’épisode de l’épistémologie classique, à laquelle le présent ouvrage borne ses ambitions. Les options qui y ont été dessinées restent vivantes et ouvertes, mais d’autres ont été depuis explorées. Tentons d’y voir plus clair en distinguant certaines d’entre elles.
Les épistémologiques classiques ont en commun de penser qu’il est possible de fonder la connaissance sur quelque chose d’assuré et qui, lui-même, ne demande pas de justification (le cogito et la raison, l’expérience, l’universalité des catégories imposées à l’expérience). On les dit pour cela fondationnalistes.
Il ne manque pas aujourd’hui de penseurs pour suggérer que nous devrions sortir de cette perspective fondationnaliste et aborder tout autrement que par cette métaphore d’un fondement définitif sur lequel construire la question de la connaissance. Après tout, il est d’autres moyens que de placer des fondations pour élever un mur : on peut par exemple fabriquer des formes et y couler du ciment. C’est en quelque sorte ce que proposent certaines des épistémologies non fondationnalistes contemporaines.
Pragmatisme et épistémologie naturalisée
Le pragmatisme a à cet égard fait figure de précurseur. Né aux Etats-Unis, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, il demeure aujourd’hui encore très influent.
Le pragmatisme est d’abord né d’un singulier génie américain, le scientifique, mathématicien et philosophe Charles Sanders Peirce (1839-1914), qui le proposait essentiellement comme une doctrine en philosophie du langage permettant de définir ce que signifient nos concepts.
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Une dose pour être vraiment intelligent
Comment le pragmatisme de Peirce résout-il le problème de la signification?
Il le résout en disant que ce que signifie un concept est défini par ses conséquences dans l’action. Peirce écrit :
«Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l’objet. Quelques exemples pour faire comprendre cette règle. Commençons par le plus simple possible, et demandons-nous ce que nous entendons en disant qu’une chose est dure. Évidemment nous voulons dire qu’un grand nombre d’autres substances ne la rayeront pas. La conception de cette propriété comme de toute autre, est la somme de ses effets conçus par nous. Il n’y a pour nous absolument aucune différence entre une chose dure et une chose molle tant que nous n’avons pas fait l’épreuve de leurs effets.»
PEIRCE, C.S.,«How to make our Ideas Clear», 1878.
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Le médecin, psychologue et philosophe William James (1842-1910) s’en est ensuite emparé et l’a déployé sur une grand nombre de questions philosophiques, souvent avec brillance, mais au grand découragement de Peirce, qui rebaptisera avec humour sa théorie le «pramaticisme», un nom tellement laid, dira-t-il, qu’il découragera tout kidnappeur potentiel!
Il est vrai, en tous cas, que certaines des formulations employées par James dans son épistémologie, et tout particulièrement dans sa conception de la vérité, semblent tout à fait inacceptables. James écrit ainsi que «ce qui est vrai, c’est ce qui est avantageux de n’importe quelle manière», faisant ainsi de l’efficacité pratique et non plus de la correspondance au réel, le critère du vrai. Ce ne serait dès lors que par les applications techniques qu’elle permet qu’une théorie scientifique est ou plutôt se révèle vraie. Si cette conception peut à première vue être séduisante, on reconnaîtra rapidement qu’il est des vérités qui dérangent et des faussetés qui consolent, des circonstances qui rendent efficaces ou avantageuses des idées fausses — et inversement, et que le réconfort que procure une religion ne prouve pas sa véracité.
C’est pourquoi si on cherche une version plus crédible de l’épistémologie pragmatiste, c’est du côté du philosophe, pédagogue et réformateur social John Dewey (1859-1952) qu’on la trouvera. Dewey insiste pour affirmer que nous ne sommes pas de simples spectateurs d’un monde dont nous serions coupés, mais des organismes inséparables de leur environnement et qui y agissent, De son point de vue, théorie et pratique, sujet et objet, corps et esprit, sont autant de vains dualismes hérités de la philosophie traditionnelle qui ont conduit d’une part à des impasses comme celle, en épistémologie, du scepticisme à propos du monde extérieur, d’autre part à une conception «spectatoriale» de la connaissance : tout cela doit être dépassé. Le naturalisme empiriste ou instrumentalisme qu’il propose, et qui commence par abandonner l’idée d’un sujet observateur du monde et coupé de lui, le conduit à envisager nos idées, depuis les plus humbles d’entre elles jusqu’aux plus élaborées de nos théories scientifiques, comme autant d’instruments permettant de résoudre des problèmes, des instruments qu’on abandonnera dès que de meilleurs sont disponibles.
Fortement marquée par l’oeuvre de Darwin, celle de Dewey annonce aussi cette naturalisation de l’épistémologie, une avenue qui est aujourd’hui très fréquentée. L’idée, dont W. V. O. Quine (1908-2000) a donné dès 1969 un formulation explicite, est ici de faire de l’épistémologie une branche des sciences naturelles qui étudie comment les êtres humains, partant des stimulations de leurs organes sensoriels, parviennent à l’image qu’il se font du monde. En somme, de conjuguer les apports de la psychologie, de la biologie et des autres sciences naturelles pertinentes pour reprendre et peut-être résoudre les problèmes de l’épistémologie classique en les posant de nouveau, mais cette fois dans une perspective (naturaliste) nouvelle et avec des ambitions moindres que celle de fonder la connaissance qui animait l’ancienne épistémologie. C’est, on l’aura deviné, la perte ou du moins la minoration de cette dimension normative de l’épistémologie classique qui est le plus notable et aussi le plus contesté des aspects de cette nouvelle manière de faire de l’épistémologie.
Au même moment où elle se développait, un profond scepticisme confinant parfois à une sorte de pessimisme épistémologique se développait en Occident sous le nom de postmodernisme
Relativisme et postmodernisme
Pour en comprendre la teneur, supposons qu’aux catégories kantiennes présumées décrire des propriétés universelles et permanentes de l’esprit humain, on substitue des catégories contingentes, issues par exemple de l’histoire, de groupes sociaux tout entiers, voire de classes sociales.
Une telle position, qui peut être déployée de diverses manières selon ce qui est présumé fournir ces catégories contingentes, débouche, on le devine, sur une forme ou l’autre de relativisme épistémologique, qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui que combattit Platon chez les Sophistes de son temps.
Le débat entre partisans et adversaires de ce relativisme épistémologique a été très vif durant les dernières décennies du XX e siècle, tout particulièrement en philosophie des sciences.
C’est donc dans le chapitre consacré à cette dernière que nous le retrouverons.
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Une dose pour être vraiment intelligent
Que sont les contre-exemples de Gettier?
La philosophie vit de l’échange d’arguments et de contre-arguments. En voici une belle illustration pou clore cette section sur l’épistémologie.
On se souvient de l’analyse tripartite de la connaissance proposée par Platon. Or, un auteur contemporain, Edmund Gettier (1927) a voulu montrer, en imaginant des contre-exemples, c’est que cette analyse tripartite de la connaissance pourrait être insatisfaisante. Pour ce faire, il a imaginé des situations où les trois conditions sont satisfaites, mais où ne peut pas dire de S qu’il sait que P. Voici l’un d’eux.
Supposons que Smith et Jones sont les deux candidats à un certain poste. Supposons en outre que Smith a des bonnes raisons de tenir pour vraie la proposition conjonctive suivante :
(a) C’est Jones qui va obtenir le poste et Jones a dix pièces de monnaie dans sa poche.
Ce que sont ces bonnes raisons importe peu (disons, si vous voulez, que le président de la compagnie a dit à Smith que Jones allait obtenir le poste et que Smith vient tout juste de voir Jones compter la monnaie qu’il a dans sa poche) : l’important, ici, est que Smith est épistémiquement justifié de tenir (a) pour vraie.
Smith est alors épistémiquement justifié de croire que la proposition suivante, qui s’ensuit, est vraie :
(b) La personne qui va obtenir le poste a dix pièces de monnaie dans sa poche.
Mais supposons aussi que, sans qu’il le sache, c’est bien lui, Smith, et non Jones, qui va obtenir le poste; supposons encore que lui-même, Jones, a également, sans le savoir, dix pièces de monnaie dans sa poche.
La proposition (b) est donc vraie, bien que la proposition (a), à partir de laquelle on l’a inférée, soit fausse.
Gettier suggère que dans cet exemple : la proposition (b) est vraie; Smith croit que la proposition (b) est vraie; Smith est justifié de croire que la proposition (b) est vraie.
Pourtant, il est évident que Smith ne sait pas que la proposition (b) est vraie : d’une part puisqu’elle est vraie en vertu du nombre de pièces de monnaie qu’il a dans sa poche et qu’il ignore; d’autre part parce qu’il fonde sa croyance en la proposition (b) sur le nombre de pièces de monnaie dans la poche de Jones, qu’il croit en outre, mais à tort, être la personne qui obtiendra le poste.
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